V


LES EXTRAVAGANCES D'ANNA

Mariée à dix-sept ans au duc Frédéric-Guillaume, qui a laissé à la cour le souvenir d'un prince querelleur et ivrogne, retirée avec son époux à Annenhof, en Courlande, Anna Ivanovna s'est retrouvée veuve quelques mois après avoir quitté la Russie. S'étant transportée ensuite à Mitau, elle a vécu là dans la déréliction et la gêne. Durant ces années où le monde entier semblait avoir oublié son existence, elle a eu constamment dans son ombre un nobliau d'origine westphalienne, Johann-Ernest Bühren. Celui-ci a remplacé auprès d'elle son premier amant, Pierre Bestoujev, qui était l'obligé de Pierre le Grand. Succédant à Pierre Bestoujev, Johann-Ernest Bühren, de piètre instruction mais d'ambition illimitée, s'est montré très efficace dans les travaux de jour, au bureau, comme dans ceux de nuit, dans le lit d'Anna. Elle est aussi disposée à écouter ses conseils qu'à recevoir ses caresses. Il la décharge de tous les ennuis qu'elle appréhende et lui procure tous les plaisirs qu'elle souhaite. Bien que son vrai nom soit Bühren et que ses proches aient russifié cette appellation en celle de Biren, il préfère qu'on la « francise » en Biron. Petit-fils d'un palefrenier de Jacques de Courlande, il n'en prétend pas moins avoir une ascendance très honorable et se dit volontiers apparenté aux nobles familles françaises de Biron. Anna Ivanovna le croit sur parole. D'ailleurs, elle lui est si attachée qu'elle découvre cent ressemblances entre leur façon, à tous deux, d'aborder la vie. Cette communion de goûts se révèle jusque dans les détails de leur comportement intime. Comme son impériale maîtresse, Bühren adore le luxe, mais n'est guère scrupuleux en matière de propreté morale ou corporelle. Femme de bon sens et de bonne santé, Anna ne s'offusque de rien et apprécie même que Bühren sente la sueur et l'étable et que son langage soit d'une rudesse teutonne. Sa préférence va, à table comme au lit, aux satisfactions substantielles et aux odeurs fortes. Elle aime manger, elle aime boire, elle aime rire. Très grande, le ventre rebondi, la poitrine opulente, elle dresse au-dessus d'un corps alourdi par la graisse un visage soufflé, bouffi, couronné par une abondante chevelure brune et éclairé par des yeux d'un bleu vif, dont la hardiesse désarme l'interlocuteur avant qu'elle ait prononcé un mot. Sa passion des robes aux couleurs éclatantes, surchargées de dorures et de broderies, s'accommode de son dédain pour les eaux de toilette aromatisées en usage à la cour. On affirme dans son entourage qu'elle s'obstine à se nettoyer la peau avec du beurre fondu. Autre contradiction de son caractère : tout en raffolant des animaux, elle goûte un plaisir sadique à les tuer et même à les torturer. Dès le lendemain de son couronnement et de son installation à Saint-Pétersbourg, elle a fait disposer des fusils chargés dans toutes les pièces du palais d'Hiver. Parfois, saisie d'une envie irrésistible, elle s'approche d'une fenêtre, l'ouvre, épaule son arme et abat un oiseau au vol. Tandis que ses appartements s'emplissent du bruit des détonations et de la fumée de la poudre, elle appelle ses demoiselles d'honneur effarouchées et les oblige à l'imiter, sous peine d'être renvoyées. Toujours avide de performances, elle s'enorgueillit de posséder autant de chevaux qu'il y a de jours dans l'année. Chaque matin, elle inspecte ses écuries et son chenil avec une satisfaction d'avare inventoriant son trésor. Mais elle s'amuse également avec des toupies ronflantes hollandaises et achète, par l'intermédiaire de son représentant à Amsterdam, des ballots d'une ficelle spéciale pour la confection des fouets avec lesquels on les fait tourner. Elle manifeste d'ailleurs le même engouement pour les soieries et les colifichets qu'elle commande en France. Tout ce qui flatte l'esprit, tout ce qui chatouille les nerfs n'a pas de prix à ses yeux. En revanche, elle n'éprouve nul besoin de se cultiver en lisant des livres ou en écoutant discourir de prétendus savants. Gourmande et paresseuse, elle se laisse porter par ses instincts et profite du moindre moment de loisir pour s'octroyer une sieste. Ayant somnolé une petite heure, elle convoque Bühren, signe négligemment les papiers qu'il lui présente et, ayant ainsi rempli ses obligations impériales, ouvre la porte de sa chambre, hèle les demoiselles d'honneur qui font de la broderie dans la pièce voisine et s'écrie gaiement :

Nou, dievki, poïti1 !

Dociles, ses suivantes entonnent en chœur quelque rengaine populaire et elle les écoute avec un sourire béat, en hochant la tête. Cet intermède se prolonge aussi longtemps que les chanteuses gardent un semblant de voix. Si l'une d'elles, saisie de fatigue, baisse le ton ou émet une fausse note, Anna Ivanovna la corrige d'un soufflet retentissant. Souvent elle convoque à son chevet des conteuses d'histoires, chargées de la distraire par leurs récits abracadabrants, toujours les mêmes, qui lui rappellent son enfance, ou bien elle fait venir un moine habile à commenter les vérités de la religion. Une autre obsession qu'elle se flatte d'avoir héritée de Pierre le Grand, c'est sa passion pour les exhibitions grotesques et les monstruosités de la nature. Aucune compagnie ne la divertit davantage que celle des bouffons et des nains. Plus ils sont laids et bêtes, plus elle applaudit à leurs mimiques et à leurs farces. Après dix-neuf ans de médiocrité et d'obscurité provinciales, elle a envie de secouer la chape de bienséance et d'imposer à la cour un train de luxe et de désordre sans précédent. Rien ne lui paraît trop beau ni trop couteux quand il s'agit de satisfaire les caprices d'une souveraine. Pourtant, cette Russie sur laquelle elle règne par accident n'est pas à proprement parler sa patrie. Et elle ne sent guère le besoin de s'en rapprocher. Certes, elle a auprès d'elle quelques Russes du cru, parmi les plus dévoués, tels le vieux Gabriel Golovkine, les princes Troubetzkoï et Ivan Bariatinski, Paul Iagoujinski, cet éternel « soupe au lait », et le trop impulsif Alexis Tcherkasski, dont elle a fait son grand chancelier. Mais les leviers de commande sont aux mains des Allemands. Sous les ordres du terrible Bühren, c'est toute une équipe d'origine germanique qui conduit la politique de l'empire. Après la prise de pouvoir de Sa Majesté et de son favori, les vieux boyards, si fiers de leur généalogie, ont été balayés du devant de la scène. Civils ou militaires, les nouveaux gros bonnets du régime sont les frères Loewenwolde, le baron von Brevern, les généraux Rodolphe von Bismarck et Christophe von Manstein, le feld-maréchal Burchard von Münnich. Dans le cabinet restreint de quatre membres qui remplace le Haut Conseil secret, Ostermann, malgré son passé ambigu, fait encore fonction de Premier ministre, mais c'est Johann-Ernest Bühren, le favori de l'impératrice, qui préside aux discussions et impose la décision finale.

Imperméable à la pitié, n'hésitant jamais à envoyer un gêneur au cachot, en Sibérie ou au bourreau pour le supplice du knout, Bühren n'a même pas besoin de prendre l'avis d'Anna Ivanovna sur les peines qu'il applique, car il sait d'avance qu'elle les approuvera. Est-ce parce qu'elle partage en tout les opinions de son amant qu'elle le laisse faire, ou simplement parce qu'elle est trop paresseuse pour le contrarier ? Ceux qui approchent Bühren sont unanimes à noter la dureté de son visage, qui semble taillé dans la pierre, et son regard d'oiseau de proie. Un mot de lui peut rendre toute la Russie heureuse ou désespérée. Sa maîtresse n'est que le « cachet » dont il authentifie les documents. Comme il a, lui aussi, la folie du luxe, il profite de sa situation régalienne pour toucher des pots-de-vin à droite et à gauche. Ses moindres services sont tarifés et monnayés. Ses contemporains estiment qu'il dépasse Menchikov dans la cupidité. Mais ce n'est pas cette concussion organisée qu'ils lui reprochent le plus. Les règnes précédents les ont habitués au graissage de patte dans l'administration. Non, ce qui les heurte chaque jour davantage, c'est la germanisation à outrance que Bühren a introduite dans leur patrie. Certes, Anna Ivanovna a toujours parlé et écrit l'allemand mieux que le russe, mais, depuis que Bühren occupe l'échelon supérieur de la hiérarchie, c'est tout le pays officiel qui, semble-t-il, a changé d'âme. S'ils avaient été commis par un Russe de souche, les crimes, les passe-droits, les vols, les violences de ce parvenu arrogant eussent été, sans doute, mieux supportés par les sujets de Sa Majesté. Du seul fait qu'ils sont inspirés ou perpétrés par un étranger à l'accent tudesque, ils deviennent doublement odieux à ceux qui en sont les victimes. Excédés par la conduite de ce tyran qui n'est même pas de chez eux, les Russes inventent un mot pour désigner le régime de terreur qu'il leur impose : on parle, derrière son dos, de la Bironovschina2 comme d'une épidémie mortelle qui se serait abattue sur le pays. La liste des règlements de comptes décidés en toute illégalité justifie cette appellation. Pour avoir osé tenir tête à la tsarine et à son favori, le prince Ivan Dolgorouki est écartelé, ses deux oncles, Serge et Ivan, sont décapités, un autre membre de la famille, Vassili Loukitch, ex-participant au Haut Conseil secret, connaît un sort identique, tandis que Catherine Dolgorouki, la fiancée de Pierre, est enfermée à vie dans un couvent.

Tout en éliminant ses anciens rivaux et ceux qui seraient tentés de reprendre leur combat, Bühren travaille à la consolidation de ses titres personnels, qui doivent aller de pair avec l'accroissement de sa fortune. A la mort du duc Ferdinand de Courlande, le 23 avril 1737, il envoie, sous les ordres du général Bismarck3, quelques régiments russes à Mitau pour « intimider » la Diète courlandaise et l'inciter à l'élire, lui, de préférence à tout autre candidat. Malgré les protestations de l'Ordre teutonique, Johann- Ernest Bühren est proclamé, comme il l'exigeait, duc de Courlande. C'est de Saint-Pétersbourg qu'il administrera, à distance, cette province russe. En outre, il reçoit de Charles VI, empereur d'Allemagne, le titre de comte du Saint Empire et se voit nommer chevalier de Saint-Alexandre et de Saint-Alexis. Il n'est pas de dignité ni de pourboire princier auxquels il ne puisse prétendre. Quiconque en Russie veut obtenir gain de cause, dans quelque affaire que ce soit, doit passer par lui. Tout courtisan considère comme un honneur et un bonheur d'être admis, le matin au réveil, dans la chambre à coucher de l'impératrice. En franchissant le seuil, le visiteur découvre dans le lit Sa Majesté en toilette de nuit, avec, couché à son côté, l'inévitable Bühren. Le protocole exige que le nouveau venu, fût-il grand maréchal de la cour, baise la main que la souveraine lui tend par-dessus la couverture. Pour s'assurer les grâces du favori, certains profitent de l'occasion pour lui baiser la main avec la même déférence. Il n'est pas rare également que des adulateurs poussent la politesse jusqu'à baiser le pied nu de Sa Majesté. On raconte, dans les abords des appartements impériaux, qu'un nommé Alexis Milioutine, simple chauffeur de poêles (istopnik), en pénétrant chaque matin dans la chambre d'Anna Ivanovna, s'astreint à effleurer dévotieusement de ses lèvres les pieds de la tsarine avant d'en faire autant avec ceux de son compagnon. En récompense de cet hommage quotidiennement répété, l'istopnik est anobli. Cependant, pour conserver une trace de ses origines modestes, il est tenu de faire figurer sur son blason des accessoires en usage dans les cheminées en Russie, sortes de plaques obturatrices de conduits, nommées viouchki4.

Le dimanche, les six bouffons préférés d'Anna Ivanovna ont ordre de se tenir en rang dans la grande salle du palais, en attendant la sortie de la messe qui réunit toute la cour. Quand l'impératrice et sa suite passent devant eux, au retour de l'église, les bouffons, accroupis côte à côte, imitent des poules en train de pondre et poussent des gloussements comiques. Pour corser le spectacle, on leur barbouille la figure avec du charbon et on leur ordonne de se faire des crocs-en-jambe et de se battre, à coups de griffes, jusqu'au sang. A la vue de leurs contorsions, l'inspiratrice du jeu et ses fidèles pouffent de rire. Les bouffons de Sa Majesté jouissent d'avantages matériels trop importants pour que la charge ne soit pas recherchée. Des descendants de grandes familles, tels Alexis Petrovitch Apraxine, Nikita Fédorovitch Volkonski et même Michel Alexeïevitch Galitzine n'hésitent pas à briguer cet emploi. Le ton est donné par le fou professionnel Balakirev, mais, quand il tarde à se dépenser en pitreries, l'impératrice le fait bâtonner pour raviver son inspiration. Il y a là aussi le violo-niste Pierre Mira Pedrillo, qui racle son crincrin en multipliant les singeries, et D'Acosta, juif portugais polyglotte, qui excite ses compères à coups de fouet. Le piètre poète Trediakovski, ayant composé un poème à la fois érotique et burlesque, est invité à en faire la lecture devant Sa Majesté. Il raconte ainsi dans une lettre cette audience de consécration littéraire : « J'ai eu le bonheur de lire mes vers devant Sa Majesté impériale, et, après la lecture, j'ai eu la faveur insigne de recevoir un gracieux soufflet de la propre main de Sa Majesté impériale5. »

Cependant, les vedettes de la troupe comique qui entoure Balakirev, ce sont les nains, les naines et les estropiés des deux sexes qu'on désigne par leurs surnoms : beznojka (la femme cul-de-jatte), gorbouchka (la bossue). L'attirance de la tsarine pour la hideur physique et l'aberration mentale est sa façon, dit-elle, de s'intéresser aux mystères de la nature. A l'instar de son aïeul Pierre le Grand, elle affirme que l'étude des malformations de l'être humain aide à comprendre la structure et le fonctionnement des corps et des esprits normaux. S'entourer de monstres serait une manière comme une autre de servir la science. En outre, selon Anna Ivanovna, le spectacle des infortunes d'autrui renforcerait chez chacun le désir de se garder en bonne santé.

Parmi la galerie d'épouvantails humains dont s'enorgueillit l'impératrice, sa dilection va à une vieille Kalmouke rabougrie, dont la laideur effraie même les prêtres, mais qui n'a pas son pareil pour inventer des grimaces désopilantes. Un jour, la Kalmouke s'écrie, en plaisantant, qu'elle aimerait bien se marier. Immédiatement inspirée, la tsarine imagine une farce de haute graisse. Dans la petite troupe de bouffons de cour, si tous sont experts en singeries et en facéties, certains ne sont pas à proprement parler difformes. C'est le cas d'un vieux noble, Michel Alexeïevitch Galitzine. Son statut de « fou impérial » lui garantit une sinécure. Veuf depuis quelques années, il est soudain averti que Sa Majesté lui a trouvé une nouvelle femme et que, dans son extrême bonté, elle est prête à assumer l'organisation et les frais de la cérémonie nuptiale. L'impératrice étant réputée pour être une « marieuse » infatigable, il n'est pas question de demander des explications. Cependant, les préparatifs de cette union paraissent pour le moins inhabituels. Selon les instructions de la tsarine, le ministre du Cabinet, Arthème Volynski, fait construire en hâte sur les bords de la Néva, entre le palais d'Hiver et l'Amirauté, une vaste maison en blocs de glace, soudés l'un à l'autre par des aspersions d'eau chaude. Long de vingt mètres, large de sept mètres, haut de dix mètres, l'édifice porte au sommet une galerie, avec colonnade et statues. Un perron à balustrade conduit à un vestibule derrière lequel s'ouvre l'appartement réservé au couple. On y trouve une chambre à coucher meublée d'un grand lit blanc, dont les rideaux, les oreillers et le matelas ont été sculptés dans la glace. A côté, un cabinet de toilette, également taillé dans la glace, témoigne de l'intérêt que Sa Majesté porte aux commodités intimes de ses « protégés ». Plus loin, une salle à manger d'aspect aussi polaire mais richement garnie en mets variés et en vaisselle d'apparat attend les convives pour un festin superbe et grelottant. Devant la maison, il y a des canons en glace, avec leurs boulets tournés dans la même matière, un éléphant en glace, capable, dit-on, de cracher de l'eau glacée à vingt-quatre pieds de hauteur, et deux pyramides en glace à l'intérieur desquelles sont exposées, pour réchauffer les visiteurs, des images humoristiques et obscènes6.

Sur convocation expresse de Sa Majesté, des représentants de toutes les races de l'empire sont invités à assister, vêtus de leurs costumes nationaux, à la grande fête donnée en l'honneur du mariage des bouffons. Le 6 février 1740, après la bénédiction rituelle à l'église de l'infortuné Michel Galitzine et de la vieille Kalmouke contrefaite, un cortège de carnaval, semblable à ceux qu'affectionnait Pierre le Grand, se met en branle au son des cloches déchaînées. Des Ostiaques, des Kirghizes, des Finnois, des Samoyèdes, des Iakoutes, fiers de leurs habits traditionnels, défilent dans les rues sous les regards ahuris de la foule accourue de toute part à l'annonce du spectacle gratuit. Certains participants à la mascarade montent des che-vaux d'une espèce inconnue à Saint-Pétersbourg, d'autres sont à califourchon sur un cerf, sur un grand chien, sur un bouc ou se pavanent, hilares, sur le dos d'un porc. Les nouveaux mariés ont pris place, eux, sur un éléphant. Après être passée devant le palais impérial, la procession s'arrête face au « Manège du duc de Courlande », où un repas est servi à toute l'assistance. Le poète Trediakovski récite un poème comique et, sous les yeux de l'impératrice, de la cour et du « jeune ménage », des couples exécutent quelques danses folkloriques, accompagnées par les instruments en usage dans leurs régions.

A la nuit tombante enfin, on repart, égayés mais en bon ordre, vers la maison de glace qui, dans l'ombre crépusculaire, resplendit à la lueur de mille torches. Sa Majesté elle-même veille au coucher des mariés dans leur lit gelé et se retire avec un sourire égrillard. Des factionnaires sont aussitôt placés devant toutes les issues pour empêcher les tourtereaux de sortir de leur nid d'amour et de glace avant le lever du jour.

Cette nuit-là, en se couchant avec Bühren dans sa chambre bien chauffée, Anna Ivanovna a apprécié davantage encore le moelleux de son lit et la tiédeur de ses draps. A-t-elle seulement pensé à la vilaine Kalmouke et au docile Galitzine qu'elle a condamnés, par caprice, à cette sinistre comédie et qui sont peut-être en train de mourir de froid dans leur prison translucide ? De toute façon, si un vague remords a effleuré son esprit, elle a dû le chasser très vite en se disant qu'il s'agissait là d'une farce bien innocente parmi toutes celles qui sont permises à une souveraine de droit divin.

Or, par miracle, le bouffon seigneurial et sa hideuse compagne se seraient, au dire de quelques contemporains, tirés avec un bon rhume et quelques bleus de cette épreuve de congélation nuptiale. Ils auraient même, selon certains, obtenu, sous le règne suivant, de se rendre à l'étranger où la Kalmouke serait morte après avoir donné naissance à deux fils. Quant à Michel Galitzine, nullement découragé par cette aventure matrimoniale à basse température, il se serait remarié et aurait vécu, sans autre mécompte, jusqu'à un âge très avancé. Ce qui a fait prétendre à des monarchistes invétérés qu'en Russie, à cette époque lointaine, les pires atrocités commises au nom de l'autocratie ne pouvaient être que bénéfiques.

Malgré l'indifférence manifestée par Anna Ivanovna à l'égard des affaires publiques, Bühren est contraint, parfois, de l'associer à des décisions importantes. Afin de mieux la préserver des tracasseries inséparables de l'exercice du pouvoir, il lui a suggéré la création d'une chancellerie secrète, chargée de la surveillance de ses sujets. Appointée par le Trésor public, une armée d'espions se répand à travers la Russie. De tous côtés, la délation s'épanouit comme sous l'effet d'une rosée vivifiante. Les mouchards qui désirent s'exprimer de vive voix doivent pénétrer dans le palais impérial par une porte dérobée et sont reçus, dans les bureaux de la chancellerie secrète, par Bühren en personne. Sa haine innée pour la vieille aristocratie russe l'incite à croire sur parole tous ceux qui dénoncent les crimes d'un des fleurons de cette caste. Plus le coupable est haut placé, plus le favori se réjouit de précipiter sa chute. Sous son règne, les chambres de torture sont rarement vacantes et il ne se passe pas de semaine qu'il ne signe des ordres d'exil en Sibérie ou de relégation à vie dans quelque lointaine province. Dans le département administratif spécialisé de la Sylka (la Déportation), les employés, débordés par l'afflux des dossiers, expédient souvent les accusés au bout du monde sans avoir eu le temps de vérifier leur culpabilité, ni même leur identité. Pour prévenir toute protestation contre cette rigueur aveugle des autorités judiciaires, Bühren crée un nouveau régiment de la Garde, l'Ismaïlovski, et en donne le commandement non point à un militaire russe (on se méfie d'eux en haut lieu !), mais à un noble balte, Charles-Gustave Loewenwolde, le frère du grand maître de la cour, Reinhold Loewenwolde. Cette unité d'élite rejoint les régiments Semionovski et Préobrajenski afin de compléter les forces destinées au maintien de l'ordre impérial. La consigne est simple : tout ce qui bouge à l'intérieur du pays doit être mis hors d'état de nuire. Les dignitaires les plus illustres sont, de par leur notoriété même, les plus suspects aux sbires de la chancellerie. On leur reprocherait presque de n'avoir pas quelque ancêtre allemand ou balte dans leur lignée.

Partagés entre la crainte et l'indignation, les sujets d'Anna Ivanovna incriminent certes Bühren d'être à l'origine de tous leurs maux, mais, au-delà du favori, c'est la tsarine qu'ils visent. Les plus hardis osent dire entre eux qu'une femme est congénitalement incapable de gouverner un empire et que la malédiction inhérente à son sexe s'est communiquée à la nation russe, coupable de lui avoir imprudemment confié son destin. Même les erreurs de la politique internationale lui sont imputées par des observateurs sourcilleux. Or, c'est Ostermann qui en est le principal responsable. Ce personnage de peu d'envergure et d'ambition démesurée se prend volontiers pour un génie diplomatique. Ses initiatives, dans ce domaine, coûtent cher et rapportent peu. C'est ainsi que, pour complaire à l'Autriche, il est intervenu en Pologne, au grand mécontentement de la France, laquelle soutenait Stanislas Leszczynski. Puis il a cru habile, après le couronnement d'Auguste III, de jurer qu'il ne démembrerait pas le pays, ce qui n'avait trompé personne et ne lui avait valu aucune gratitude. En outre, comptant sur l'aide de l'Autriche — laquelle se dérobera comme d'habitude —, il est entré en guerre contre la Turquie. En dépit d'une série de succès remportés par Münnich, les pertes ont été si lourdes qu'Ostermann a dû se résigner à signer la paix. Au congrès de Belgrade, en 1739, il a même sollicité la médiation de la France en tentant de soudoyer l'envoyé de Versailles, mais il n'a pu arracher qu'un résultat dérisoire : le maintien des droits de la Russie sur Azov, à condition de ne pas fortifier la place, et l'octroi de quelques arpents de steppe entre le Dniepr et le Boug méridional. En échange, la Russie a promis de démolir les fortifications de Taganrog et de renoncer à entretenir des bateaux de guerre et de commerce dans la mer Noire, la libre navigation sur ces eaux étant réservée à la flotte turque. Le seul gain territorial que la Russie enregistre durant le règne d'Anna, c'est, en 1734, l'annexion effective de l'Ukraine, placée sous contrôle russe.

Tandis que, sur le plan international, la Russie passe pour une nation affaiblie et déboussolée, un peu partout à l'intérieur du pays surgissent d'absurdes prétendants au trône. Ce phénomène n'est pas nouveau dans l'empire. Depuis les faux Dimitri qui sont apparus à la mort d'Ivan le Terrible, la hantise de la résurrection miraculeuse d'un tsarévitch est devenue une maladie endémique et pour ainsi dire nationale. Néanmoins, ces remous dans l'opinion, si méprisables soient-ils, commencent à importuner Anna Ivanovna. Excitée par Bühren, elle voit là une menace de plus en plus précise pour sa légitimité. Elle craint par-dessus tout que sa tante Élisabeth Petrovna ne connaisse, sur le tard, un regain de popularité dans le pays, du fait qu'elle est l'unique fille encore vivante de Pierre le Grand. Ne va-t-on pas ressortir, parmi la noblesse, les arguments spécieux qui jadis ont failli compromettre son propre couronnement ? En outre, la beauté et la grâce naturelle de sa rivale lui sont insupportables. Il ne lui a pas suffi d'éloigner la tsarevna du palais dans l'espoir qu'à la cour comme ailleurs on finirait par oublier l'existence de cette empêcheuse de danser en rond. Pour se prémunir contre toute tentative de transfert du pouvoir vers une autre lignée, elle a même eu, en 1731, l'idée d'une modification autoritaire des droits familiaux dans la maison des Romanov. N'ayant pas eu d'enfant et étant fort soucieuse de l'avenir de la monarchie, elle a adopté sa jeune nièce, fille unique de sa sœur aînée Catherine Ivanovna et de Charles-Léopold, prince de Mecklembourg. Vite, vite, on a fait venir la petite princesse en Russie. La gamine n'avait que treize ans à l'époque de son adoption. Luthérienne de confession, elle a été rebaptisée orthodoxe, a changé son prénom d'Élisabeth contre ceux d'Anna Léopoldovna et est devenue, à côté de sa tante Anna Ivanovna, le deuxième personnage de l'empire. C'est à présent une adolescente blonde et fade, au regard éteint, mais avec assez d'esprit pour soutenir une conversation, à condition que le sujet n'en soit pas trop sérieux. Dès qu'elle a atteint dix-neuf ans, sa tante, la tsarine, qui a l'œil pour juger les ressources physiques et morales d'une femme, décrète que celle-ci est fin prête pour le mariage. Aussi s'empresse-t-elle de lui dénicher un fiancé.

Bien entendu, l'attention d'Anna Ivanovna se porte d'abord vers la patrie de son cœur, l'Allemagne. Il n'y a que sur cette terre de discipline et de vertu qu'on trouve des époux et des épouses dignes de régner sur la barbare Moscovie. Chargé de découvrir l'oiseau rare au milieu d'une volière riche en coqs superbes, Charles-Gustave Loewenwolde fait sa tournée d'inspection et, à son retour, recommande à Sa Majesté la candidature du margrave Charles de Prusse ou celle du prince Antoine-Ulrich de Bevern, de la maison de Brunswick, beau-frère du prince héritier de Prusse. Sa préférence personnelle irait vers le second, alors qu'Ostermann, spécialiste en politique étrangère, penche pour le premier. Devant Anna Ivanovna, on pèse les avantages et les inconvénients des deux champions sans consulter l'intéressée, qui cependant aurait son mot à dire, car elle va déjà sur ses vingt ans. Au vrai, dans cette machination politicoconjugale, l'impératrice n'a qu'un but : obtenir que sa nièce mette vite au monde un enfant afin d'en faire l'héritier de la couronne, ce qui couperait court à toute démarche de captation. Mais lequel, du margrave Charles de Prusse ou du prince Antoine-Ulrich, est le plus capable d'engrosser rapidement la douce Anna Léopoldovna ? Dans le doute, on fait venir Antoine-Ulrich pour une présentation à Sa Majesté. Un regard suffit à l'impératrice pour évaluer les capacités du prétendant : un brave jeune homme, poli et mollasson. Ce n'est certainement pas là ce qui convient à sa nièce, ni d'ailleurs au pays. Mais l'omniscient Bühren s'évertue à vanter l'article. D'ailleurs, le temps presse, car la jeune fille n'est pas de tout repos. C'est ainsi qu'elle est tombée amoureuse du comte Charles-Maurice de Lynar, ministre saxon à Saint-Pétersbourg. Heureusement, le roi de Saxe a rappelé le diplomate et l'a désigné pour un autre poste. Désespérée, Anna Léopoldovna s'est immédiatement découvert une autre passion. Cette fois, il s'agit d'une femme : la baronne Julie Mengden. Elles deviennent vite inséparables. Jusqu'où va leur intimité ? On en jase à la cour et dans les ambassades : « La passion d'un amant pour une nouvelle maîtresse n'est qu'un jeu par comparaison », note le ministre anglais Edward Finch7. En revanche, le ministre de Prusse Axel de Mardefeld, plus sceptique, écrira en français à son roi : « Personne ne pouvant comprendre la source du penchant surnaturel de la grande-duchesse [Anna Léopoldovna] pour Juliette [Julie Mengden], je ne suis pas surpris que le public accuse cette fille d'être du goût de la fameuse Sapho. [...] Calomnie noire [...], car feu l'impératrice, sur de semblables imputations, fit subir un examen rigoureux à cette demoiselle [...], et le rapport de la commission lui fut favorable, selon lequel elle est fille dans toutes les formes, sans aucune apparence d'hommesse [sic]8. » Devant le danger de cette déviation amoureuse, Anna Ivanovna décide que les hésitations ne sont plus de mise. Un mauvais mariage vaut mieux qu'une attente prolongée. Quant aux sentiments profonds de la pucelle, Sa Majesté s'en moque. Cette petite personne, dont la grâce et l'innocence l'avaient d'abord charmée, a acquis en quelques années une pesanteur, des exigences et un air têtu qui la déçoivent. En vérité, si elle l'a adoptée, ce n'est pas pour faire son bonheur, comme elle l'a répété cent fois, mais pour écarter du trône la tsarevna Élisabeth Petrovna, qu'elle a prise en haine. Anna Léopoldovna n'a de valeur à ses yeux que comme doublure, comme pis-aller ou, pour tout dire, comme ventre occasionnel. Qu'elle se contente donc d'un Antoine-Ulrich en guise d'époux ! C'est encore trop beau pour une tête en l'air de son espèce !

Malgré les larmes de la promise, le mariage a lieu, le 14 juillet 1739. Les fastes du bal qui suit la bénédiction nuptiale éblouissent jusqu'aux diplomates les plus grincheux. La jeune mariée arbore une robe en étoffe d'argent surbrodée. Une couronne de diamants brille de mille feux dans sa chevelure brune, aux lourdes tresses. Pourtant, ce n'est pas elle l'héroïne de la fête. Dans sa toilette de conte de fées, elle a l'air de s'être égarée au milieu d'une société où elle n'a que faire. Parmi tous ces visages de joie, le sien est marqué de mélancolie et de résignation. Celle qui l'éclipse par sa beauté, son sourire et son assurance, c'est la tsarevna Élisabeth Petrovna, qu'il a bien fallu, pour obéir au protocole, tirer provisoirement de sa retraite d'Ismaïlovo. Habillée d'une robe rose et argent, au corsage largement décolleté, et toute parée des joyaux de sa mère, feu l'impératrice Catherine Ire, on dirait que c'est elle, et non la jeune mariée, qui est en train de savourer le plus beau jour de sa vie. Même Antoine-Ulrich, l'époux tout neuf et si peu apprécié d'Anna Léopoldovna, n'a d'yeux que pour la tsarevna, l'invitée en surnombre, dont cette cérémonie est censée confirmer la défaite. Obligée de constater, d'heure en heure, le triomphe de sa rivale, la tsarine n'en déteste que plus cette créature qu'elle a cru abattre et qui n'en finit pas de relever la tête. Quant à Anna Léopoldovna, elle souffre le martyre de n'être qu'une marionnette dont sa tante tire les ficelles. Ce qui la hérisse par-dessus tout, c'est la perspective de l'épreuve qui l'attend au lit, quand les lumières du bal se seront éteintes et que les danseurs se seront dispersés. Victime expiatoire, elle sait que, parmi tous ceux qui font mine de se réjouir de sa chance, personne ne se préoccupe de son amour, ni même de son plaisir. Elle n'est pas là pour être heureuse, mais pour être ensemencée.

Lorsque le moment tant redouté arrive, les plus hautes dames et les épouses des principaux diplomates étrangers accompagnent Anna Léopoldovna, en cortège, dans la chambre nuptiale pour assister au traditionnel « coucher de la mariée ». Ce n'est pas tout à fait le même cérémonial que celui réservé jadis par Anna Ivanovna à ses deux bouffons condamnés à geler toute la nuit dans la « maison de glace ». Et pourtant, l'effet est identique pour la jeune femme, mariée de force par la tsarine et qui se sent transie jusqu'aux os, non de froid mais de peur, à l'idée du triste destin qui l'attend auprès d'un homme qu'elle n'aime pas. Quand les dames de sa suite se retirent enfin, elle cède à une véritable panique et, trompant la surveillance des caméristes, s'enfuit dans les jardins du palais d'Été. Elle y passera seule, pleurant et soupirant, sa première nuit de noces.

Avertis de cette scandaleuse dérobade conjugale, la tsarine et Bühren convoquent la malheureuse et, se relayant dans les supplications, les raisonnements et les menaces, exigent qu'elle s'exécute à la première occasion. Tapies dans la pièce voisine, quelques demoiselles d'honneur observent la scène par l'entrebâillement de la porte. Au plus fort de la discussion, elles voient la tsarine, rouge de colère, souffleter à tour de bras sa nièce récalcitrante.


La leçon portera ses fruits : un an plus tard, le 23 août 1740, Anna accouche d'un fils. Il est immédiatement baptisé sous le patronyme d'Ivan Antonovich. Atteinte depuis quelques mois d'un malaise diffus, dont les médecins hésitent à préciser la cause, la tsarine est subitement revigorée par la « grande nouvelle ». Transportée de joie, elle exige que toute la Russie exulte devant cette naissance providentielle. Comme toujours, habitués à obéir et à feindre, ses sujets se répandent en bénédictions. Mais, parmi eux, nombre d'esprits avisés se demandent de quel droit un rejeton de pur sang allemand, puisqu'il est Brunswick-Bevern par son père, Mecklembourg-Schwerin par sa mère, et qu'il n'est rattaché à la dynastie des Romanov que par sa grand-mère Catherine Ire, épouse de Pierre le Grand, elle-même d'origine polono-livonienne, se trouve-t-il être promu, dès le berceau, au rang d'héritier authentique de la couronne ? Au nom de quelle loi, de quelle tradition nationale la tsarine Anna Ivanovna s'arroge-t-elle le pouvoir de désigner son successeur ? Comment se fait-il qu'il n'y ait pas à ses côtés un conseiller assez respectueux de l'histoire de la Russie pour la retenir dans une initiative aussi sacrilège ? Cependant, comme à l'accoutumée, les commentaires désobligeants se taisent devant les décisions abruptes de Bühren, lequel, bien qu'allemand, affirme savoir mieux qu'aucun Russe ce qui convient à la Russie. Il avait vaguement songé, naguère, à marier son propre fils, Pierre, à Anna Léopoldovna. Ce projet ayant échoué à cause de la récente union de la princesse avec Antoine-Ulrich, le favori s'est préoccupé d'assurer son avenir à la tête de l'État d'une manière détournée. Il lui semble d'autant plus urgent d'avancer ses pions sur l'échiquier que la maladie de Sa Majesté s'aggrave de jour en jour. On craint une affection rénale compliquée par les effets du « retour d'âge ». Les médecins parlent de « maladie de la pierre ».

Malgré ses souffrances, la tsarine garde encore un restant de lucidité. Bühren en profite pour demander une ultime faveur : être nommé régent de l'empire jusqu'à la majorité de l'enfant, lequel vient d'être proclamé héritier du trône par un manifeste. A peine formulée, la prétention du favori déchaîne l'indignation des autres conseillers de l'impératrice mourante : Loewenwolde, Ostermann et Münnich. Ils sont bientôt rejoints dans leur conspiration de palais par Tcherkasski et Bestoujev. Après des heures de discussions secrètes, ils conviennent que le plus grave danger qui les guette ce n'est nullement leur compatriote Bühren qui l'incarne, mais la clique des aristocrates russes, lesquels ne digèrent toujours pas leur mise à l'écart du trône. Tout compte fait, estiment-ils, devant le péril que représenterait une prise du pouvoir par quelque champion de l'ancienne noblesse nationale, il serait préférable, pour le clan allemand, de soutenir la proposition de leur cher vieux complice Bühren. Ainsi, en un rien de temps, ces cinq « hommes de confiance », dont trois sont d'origine germanique et les deux autres liés à des cours étrangères, décident de remettre le destin de l'empire entre les mains d'un personnage qui ne s'est jamais soucié des traditions de la Russie et n'a même pas pris la peine d'apprendre la langue du pays qu'il prétend gouverner. Leur résolution arrêtée, ils en informent Bühren, qui n'en a jamais douté. Tous maintenant, réconciliés autour d'un intérêt commun, s'efforcent de convaincre l'impératrice. Ne quittant plus le lit, elle lutte contre les accès alternés de la douleur et du délire. C'est à peine si elle entend Bühren quand il tente de lui expliquer ce qu'on attend d'elle : une simple signature au bas d'un papier. Comme elle semble trop lasse pour lui répondre, il glisse le document sous son oreiller. Surprise par ce geste, elle l'interroge dans un souffle : « Tu as besoin de cela ? » Puis elle détourne la tête et refuse de parler davantage.

Quelques jours plus tard, Bestoujev rédige une autre déclaration, par laquelle le Sénat et la Généralité supplient Sa Majesté de confier la régence à Bühren, afin d'assurer le repos de l'empire « en toute circonstance ». Une fois de plus, la malade laisse le papier sous son oreiller sans daigner le parapher ni même le lire. Bühren et les « siens » sont consternés par cette inertie qui risque d'être définitive. Faudra-t-il recourir de nouveau à un faux en écriture pour se tirer d'embarras ? L'expérience de janvier 1730, à la mort du jeune tsar Pierre II, n'a guère été probante. Compte tenu des malveillances de la noblesse, il serait dangereux de répéter ce jeu à chaque changement de règne.

Pourtant, le 16 octobre 1740, une amélioration se dessine dans l'état de la tsarine. Elle convoque son vieux favori et, d'une main tremblante, lui tend le document signé. Bühren respire. Et avec lui tous ceux de la petite bande qui ont concouru à une victoire in extrémis. Les partisans du nouveau régent espèrent qu'il leur revaudra avant longtemps l'aide qu'ils lui ont, plus ou moins spontanément, apportée. Pendant que Sa Majesté se meurt, chacun compte les jours et suppute les prochains bénéfices. Déjà elle a convoqué un prêtre. On récite au-dessus d'elle la prière des agonisants. Bercée par les oraisons, elle promène autour d'elle un regard de détresse, reconnaît, dans un brouillard, la haute silhouette de Münnich parmi l'assistance, lui sourit comme si elle implorait sa protection pour celui qui la remplacera, un jour, sur le trône de Russie et murmure : « Adieu, feld-maréchal ! » Plus tard, elle dit encore : « Adieu tous ! » Ce sont ses dernières paroles. Le 28 octobre 1740, elle entre dans le coma.


A l'annonce de sa mort, la Russie se réveille d'un cauchemar. Mais c'est, pense-t-on autour du palais, pour plonger dans un cauchemar plus noir encore. De l'avis unanime, avec un tsar de neuf mois dans ses langes et un régent d'origine allemande, qui ne s'exprime en russe qu'à contrecœur et dont le principal souci est d'anéantir les plus nobles familles du pays, l'empire court à la catastrophe.

Au lendemain du décès d'Anna Ivanovna, Bühren est devenu régent par la grâce de la défunte, avec un bébé comme symbole et garantie vivante de ses droits. Aussitôt, il s'emploie à nettoyer le terrain autour de lui. A son avis, la première mesure qui s'impose, c'est l'éloignement d'Anna Léopoldovna et d'Antoine-Ulrich, la mère et le père du petit Ivan. En les expédiant à bonne distance de la capitale, et pourquoi pas à l'étranger, il aurait les mains libres jusqu'à la majorité de l'impérial marmot. Étudiant le nouvel aspect politique de la Russie, le baron Axel de Mardefeld, ministre de Prusse à Saint-Pétersbourg, résume ainsi, dans une dépêche à son souverain Frédéric II, son opinion sur l'avenir du pays : « Dix-sept ans de despotisme [la durée légale de la minorité du tsar] et un enfant de neuf mois qui peut mourir à propos pour céder le trône au régent9. »

La lettre de Mardefeld est du 29 octobre 1740, lendemain du décès de la tsarine. Moins d'une semaine plus tard, les événements se précipitent dans un sens que le diplomate n'avait pas prévu. Bien que le transfert, en grand arroi, au palais d'Hiver du futur tsar Ivan VI, encore dans son couffin, ait donné lieu à une grande cérémonie suivie d'une prestation de serment par tous les courtisans, avec baisemain au régent, les ennemis de ce dernier n'ont pas désarmé. Alors que, selon le nouveau ministre anglais à Saint-Pétersbourg, Edward Finch, le changement de règne « fait moins de bruit en Russie que n'en fait la relève de la Garde à Hyde Park », le feld-maréchal Münnich met en garde Anna Léopoldovna et Antoine-Ulrich contre les menées tortueuses de Bühren, lequel aurait l'intention de les évincer tous deux pour se maintenir au pouvoir. Même s'il a été l'allié du régent dans un passé très récent, il se sent, dit-il, moralement obligé de l'empêcher d'aller plus loin au détriment des droits légitimes de la famille. Selon lui, l'ex-favori de feu l'impératrice Anna Ivanovna compte, pour réussir le prochain coup d'État, sur les régiments Ismaïlovski et des gardes à cheval, commandés l'un par son frère Gustave, l'autre par son fils. Mais le régiment Préobrajenski est entièrement acquis au feld-maréchal et cette unité d'élite serait disposée à agir, le moment venu, contre l'ambitieux Bühren. « Si Votre Altesse le voulait, dit Münnich à la princesse, je la débarrasserais en une heure de cet homme néfaste10. »

Or, Anna Léopoldovna n'a pas la tête aventureuse. Effrayée à l'idée de s'attaquer à un homme aussi puissant et retors que Bühren, elle commence par se dérober. Toutefois, ayant consulté son mari, elle se ravise et décide, en tremblant, de jouer le tout pour le tout. Dans la nuit du 8 au 9 novembre 1740, envoyés par Münnich, une centaine de grenadiers et trois officiers du régiment Préobrajenski font irruption dans la chambre où dort Bühren, le tirent hors de son lit, malgré ses appels au secours, l'assomment à coups de crosses de fusil, l'emportent à moitié évanoui et le jettent dans une voiture fermée. Au petit jour, il est transporté à la forteresse de Schlüsselburg, sur le lac Ladoga, où il est flagellé méthodiquement. Comme il faut un grief circonstancié pour décréter son emprisonnement, on l'accuse d'avoir précipité le décès de l'impératrice Anna Ivanovna en la faisant monter à cheval par mauvais temps. D'autres crimes, ajoutés en temps voulu à celui-ci, lui valent d'être condamné à mort, le 8 avril 1741. Il doit être, au préalable, écartelé. Sa peine sera d'ailleurs aussitôt commuée en exil à perpétuité dans un village perdu de Sibérie. Dans le même élan, Anna Léopoldovna est proclamée régente. Pour célébrer l'heureuse fin de cette période d'intrigues, d'usurpations et de trahisons, elle lève l'interdiction faite par le gouvernement précédent aux soldats et aux sous-officiers de fréquenter les cabarets. Cette première mesure libérale est accueillie par une explosion de joie dans les casernes et les débits de boissons. Chacun veut y voir l'annonce d'une clémence généralisée. On bénit partout le nom de la nouvelle régente et, par contrecoup, celui de l'homme qui vient de la porter au pouvoir. Seuls les esprits mal intentionnés remarquent qu'au règne de Bühren succède déjà le règne de Münnich. Un Allemand chasse l'autre sans se préoccuper de la tradition moscovite. Combien de temps encore l'empire devra-t-il se chercher un maître au-delà des frontières ? Et pourquoi est-ce toujours une personne du sexe faible qui occupe le trône ? N'y a-t-il d'autre issue pour la Russie que d'être gouvernée par une impératrice, avec derrière son dos un Allemand qui lui souffle ses volontés ? S'il est triste pour un pays d'étouffer sous les jupes d'une femme, que dire lorsque cette femme est elle-même à la dévotion d'un étranger ? Les plus pessimistes envisagent qu'une double calamité menacera la Russie aussi longtemps que les vrais hommes et les vrais Russes ne réagiront pas contre le règne des souveraines enamourées et des favoris germaniques. A ces prophètes funestes, le matriarcat et la mainmise prussienne paraissent être les deux aspects de la malédiction qui frappe la patrie depuis la disparition de Pierre le Grand.

1 « Eh bien, les filles, chantez ! »

2 « Un gâchis à la Bühren », le nom du favori étant francisé pour l'occasion en Biron.

3 Ancêtre du « Chancelier de fer » Bismarck, l'homme de Guillaume Ier.

4 Son arrière-petit-fils, Dimitri Milioutine, ministre de la Guerre sous le règne d'Alexandre II, conservera ces armes parlantes sur son blason.

5 Cf. Brian-Chaninov, op. cit.

6 Cf. Kraft : Description de la maison de glace, et K. Waliszewski, op. cit.

7 Cf. Daria Olivier, op. cit.

8 Lettre du 10 décembre 1740, citée par K. Waliszewski dans L'Héritage de Pierre le Grand.

9 Cf. Brian-Chaninov, op. cit.

10 Propos rapportés par Waliszewski, op. cit.

Загрузка...