IV


L'AVÈNEMENT-SURPRISE D'ANNA IVANOVNA

La même incertitude qui a embarrassé les membres du Haut Conseil secret à la mort de Pierre Ier le Grand s'empare d'eux dans les heures qui suivent la mort de Pierre II, « le Petit ». En l'absence d'un héritier mâle et d'un testament authentique, par qui remplacer le défunt sans provoquer une révolution dans l'aristocratie ? Réunis au palais Lefort, à Moscou, il y a là les notables habituels de la Généralité entourant les Galitzine, les Golovkine et les Dolgorouki. Mais personne ne s'avise encore de formuler son opinion. Comme si tous les « décideurs » attitrés se sentaient coupables du tragique déclin de la monarchie. Profitant de la confusion générale, Vassili Dolgorouki juge le moment venu d'imposer la solution qui a sa préférence et, dégainant son épée, pousse un cri de ralliement : « Vive Sa Majesté Catherine ! » Pour justifier cette exclamation de victoire, il invoque le testament fabriqué la veille et sur lequel son jeune parent, Ivan Dolgorouki, a imité la signature du tsar. Grâce à ce micmac, il se pourrait qu'une Dolgorouki accédât au sommet de l'empire. L'enjeu vaut bien quelques petites tricheries. Mais le clan des adversaires de ce choix se rebiffe aussitôt. Foudroyant Vassili Dolgorouki du regard, Dimitri Galitzine dit d'une voix tranchante : « Le testament est totalement faux ! »

Et il se fait fort de le démontrer sur l'heure. Craignant que le document, s'il était soumis à un examen sérieux, ne donnât lieu à de graves accusations de contrefaçon, les Dolgorouki comprennent qu'il serait maladroit d'insister. Déjà personne ne parle plus d'un trône pour Catherine. Sur le point de s'y installer, elle se retrouve assise dans le vide. Poursuivant son avantage, Dimitri Galitzine déclare que, à défaut d'un successeur mâle dans la lignée de Pierre le Grand, le Haut Conseil secret devrait se pencher sur les rejetons de la branche aînée et offrir la couronne à l'un des enfants d'Ivan V, dit « le Simple », frère de Pierre Ier, qui, bien que maladif et indolent, fut « cotsar » avec lui durant les cinq ans de la régence de leur sœur Sophie. Mais, par malchance, Ivan V n'a engendré que des filles. Ce sera donc encore à une femme qu'il faudra recourir pour gouverner la Russie. N'est-ce pas un danger ? De nouveau, on discute ferme des avantages et des inconvénients de la « gynécocratie ». Certes, Catherine Ire a prouvé récemment qu'une femme peut être courageuse, déterminée et lucide quand les circonstances le commandent. Cependant, comme chacun sait, « le sexe » est esclave de ses sens. Une souveraine aura donc intérêt à sacrifier la grandeur de la patrie aux plaisirs que lui dispense son amant. Pour étayer cette thèse, ceux qui la soutiennent citent Menchikov qui, disent-ils, a mené Catherine par le bout du nez. Mais un tsar n'aurait-il pas été aussi faible, devant une favorite habile aux caresses et aux intrigues, que la tsarine l'a été entre les mains du Sérénissime ? Pierre II lui-même n'a-t-il pas donné l'exemple d'une complète démission de l'autorité devant les pièges de la séduction féminine ? Ce qui est important, quand il s'agit d'installer quelqu'un à la tête de l'État, ce n'est pas tant la spécificité sexuelle que le caractère du personnage à qui le pays déléguera sa confiance. Dans ces conditions, affirme Dimitri Galitzine, le matriarcat est tout à fait acceptable, à condition que la bénéficiaire d'un tel honneur soit digne de l'assumer. Cette évidence étant reconnue par tous, il passe à l'examen des dernières candidatures qu'il est permis d'envisager. Dès l'abord, il écarte l'idée saugrenue de recourir à Élisabeth Petrovna, la tante de Pierre II, qui, d'après lui, aurait implicitement renoncé à la succession en quittant la capitale pour vivre en recluse à la campagne, narguant ses proches et se plaignant de tout. En comparaison de cette fille de Pierre le Grand, les trois filles de son frère, Ivan V, lui paraissent autrement intéressantes. Toutefois, l'aînée, Catherine Ivanovna, est connue pour son tempérament fantasque et atrabilaire. En outre, son mari, le prince Charles-Léopold de Mecklembourg, est un homme nerveux et instable, un éternel révolté, toujours prêt à batailler, que ce soit contre ses voisins ou contre ses sujets. Le fait que Catherine Ivanovna soit séparée de lui depuis une dizaine d'années n'est pas une garantie suffisante, car, si elle est proclamée impératrice, il reviendra vers elle au galop et n'aura de cesse que d'avoir entraîné le pays dans des guerres coûteuses et inutiles. La benjamine, Prascovie Ivanovna, rachitique et scrofuleuse, n'a ni la santé, ni la clarté d'esprit, ni l'équilibre moral qu'exige la direction des affaires publiques. Reste la deuxième, Anna Ivanovna. Elle avoue trente-sept ans et passe pour avoir de l'énergie à revendre. Veuve depuis 1711 de Frédéric-Guillaume, duc de Courlande, elle continue de vivre à Annenhof, près de Mitau, dans la dignité et le dénuement. Elle a failli épouser Maurice de Saxe, mais s'est entichée depuis peu d'un hobereau courlandais, Johann-Ernest Bühren. Au cours de son exposé, Dimitri Galitzine glisse sur ce détail et promet que, de toute façon, si le Haut Conseil l'exige, elle abandonnera sans regret son amant pour accourir en Russie. Ayant lu, sur le visage des hauts conseillers, que son plaidoyer les a convaincus, il dit encore :

« Donc, nous sommes d'accord pour Anna Ivanovna. Mais il faut alléger tout cela ! »

Surpris par cette formule ambiguë, Gabriel Golovkine demande :

« Comment l'entendez-vous ?

— J'entends que nous devons nous assurer un peu plus de liberté ! »

Comprenant que, dans la pensée de Dimitri Galitzine, il s'agit de rogner, d'une façon déguisée, sur les pouvoirs confiés à la tsarine afin d'élargir ceux du Haut Conseil secret, tout le monde acquiesce. Les représentants des plus anciennes familles de Russie, réunis en conclave, voient dans cette initiative une occasion inespérée de renforcer l'influence politique de la noblesse de vieille souche, face à la monarchie héréditaire et à ses serviteurs occasionnels. Par ce tour de passe-passe, on volerait à Sa Majesté un pan de la « dalmatique impériale » tout en feignant de l'aider à la revêtir. Après une suite de discussions byzantines, il est entendu entre les auteurs du projet qu'Anna Ivanovna sera reconnue tsarine, mais qu'on limitera ses prérogatives par une série de conditions auxquelles elle devra souscrire préalablement.

Là-dessus, les membres du Haut Conseil secret se rendent dans la grande salle du palais où une multitude de dignitaires civils, militaires et ecclésiastiques attendent le résultat de leurs délibérations. En apprenant la décision prise par les conseillers supérieurs, l'évêque Théophane Prokopovitch rappelle timidement le testament de Catherine Ire selon lequel, après la mort de Pierre II, la couronne devrait revenir à sa tante Élisabeth, en tant que fille de Pierre Ier et de la défunte impératrice. Peu importe que cette enfant soit née avant le mariage de ses parents : sa mère lui a transmis le sang des Romanov, dit-il, et rien d'autre ne compte quand l'avenir de la sainte Russie est en jeu ! A ces mots, Dimitri Galitzine, indigné, vocifère : « Nous ne voulons pas de bâtards1 ! »

Souffleté par cette apostrophe, Théophane Prokopovitch ravale ses objections et on passe à l'étude des « conditions pratiques ». L'énumération des entraves au pouvoir impérial se termine par le serment imposé à la candidate : « Si je n'observe pas ce que j'ai promis, je consens à perdre ma couronne. » D'après la charte imaginée par les conseillers supérieurs, la nouvelle impératrice s'engage à travailler à l'extension de la foi orthodoxe, à ne pas se marier, à ne pas désigner d'héritier et à maintenir auprès d'elle le Haut Conseil secret, dont le consentement lui sera toujours nécessaire pour déclarer la guerre, conclure la paix, lever des impôts, intervenir dans les affaires de la noblesse, nommer des responsables aux postes clefs de l'empire, distribuer des villages, des terres, des paysans et régler ses dépenses personnelles sur les deniers de l'État. Cette cascade d'interdits stupéfie l'assistance. Le Haut Conseil secret n'est-il pas allé trop loin dans ses exigences ? N'est-on pas en train de commettre un crime de lèse-majesté ? Ceux qui craignent que les pouvoirs de la future impératrice ne soient réduits sans égard pour la tradition se heurtent à ceux qui se réjouissent d'un renforcement du rôle des vrais boyards dans la conduite de la politique en Russie. Mais très vite les seconds l'emportent sur les premiers. De tous côtés, on clame : « C'est encore la meilleure façon d'en sortir ! » Même l'évêque Théophane Prokopovitch, submergé par l'enthousiasme de la majorité, se tait et rumine dans un coin son inquiétude. Sûr de l'adhésion de tout le pays, le Haut Conseil secret charge le prince Vassili Loukitch Dolgorouki, le prince Dimitri Galitzine et le général Léontiev d'aller porter à Anna Ivanovna, dans sa retraite de Mitau, le message précisant les conditions de son accession au trône.

Or, entre-temps, Élisabeth Petrovna a été tenue au courant des discussions et des dispositions du Haut Conseil secret. Son médecin et confident, Armand Lestocq, l'a prévenue de la machination qui se prépare à Moscou et l'a suppliée « d'agir ». Mais elle refuse de tenter la moindre démarche pour faire valoir ses droits à la succession de Pierre II. Elle n'a pas d'enfant et ne désire pas en avoir. A ses yeux, c'est son neveu, Charles-Pierre-Ulrich, le fils de sa sœur Anna et du duc Charles-Frédéric de Holstein, qui est l'héritier légitime. Mais la mère du petit Charles-Pierre-Ulrich est morte et le bébé n'a encore que quelques mois. Engourdie de tristesse, Élisabeth hésite à regarder au-delà de ce deuil. Après nombre d'aventures décevantes, de fiançailles rompues, d'espoirs envolés, elle a pris en dégoût la cour de Russie et préfère l'isolement et même l'ennui de la campagne au tapage et au clinquant des palais.

Tandis qu'elle médite, avec une mélancolie mêlée d'amertume, sur cet avenir impérial qui ne la concerne plus, les émissaires du Haut Conseil secret se hâtent vers sa cousine Anna Ivanovna, à Mitau. Elle les reçoit avec une bienveillance narquoise. En vérité, les espions bénévoles qu'elle entretient à la cour l'ont déjà renseignée sur le contenu des lettres que lui apporte la députation du Haut Conseil. Néanmoins, elle ne laisse rien paraître de ses intentions, lit sans sourciller la liste des renoncements que lui dictent les gardiens du régime et déclare consentir à tout. Elle ne semble même pas contrariée par l'obligation qui lui est faite de rompre avec son amant, Johann Bühren. Abusés par son air tout ensemble digne et docile, les plénipotentiaires ne se doutent pas qu'elle s'est déjà entendue, à leur insu, avec son indispensable favori pour qu'il la rejoigne, à Moscou ou à Saint-Pétersbourg, dès qu'elle lui fera signe que la voie est libre. Cette éventualité est d'autant plus probable que, d'après les échos qu'elle reçoit de ses partisans en Russie, nombreux sont ceux qui, parmi la petite noblesse, sont prêts à s'insurger contre les aristocrates de haute volée, les verkhovniki, selon l'expression populaire, accusés de vouloir empiéter sur les pouvoirs de Sa Majesté pour accroître les leurs. On chuchote même que la Garde, qui a toujours défendu les droits sacrés de la monarchie, serait disposée à intervenir aux côtés de la descendante de Pierre le Grand et de Catherine Ire en cas de conflit.

Ayant mûri son plan en cachette, assuré la délégation de sa totale soumission et fait le simulacre d'un adieu définitif à Bühren, Anna se met en route, traînant derrière elle une suite digne d'une princesse de son rang. Le 10 février 1730, elle s'arrête dans le village de Vsiesviatskoïé, aux portes de Moscou. Les funérailles de Pierre II doivent avoir lieu le lendemain. Elle n'aura pas le temps de s'y rendre, et cet empêchement l'arrange. Du reste, comme elle l'apprendra peu après, un scandale a marqué cette journée de deuil : la fiancée du défunt, Catherine Dolgorouki, a exigé, au dernier moment, de prendre place dans le cortège parmi les membres de la famille impériale. Les vrais titulaires de ce privilège ont refusé de l'accueillir dans leurs rangs. Au terme d'un échange d'invectives, Catherine est rentrée chez elle, furieuse.

Ces incidents sont rapportés en détail à Anna Ivanovna, qui s'en amuse. Ils lui font paraître plus agréables encore le calme et le silence du village de Vsiesviatskoïé, enseveli sous la neige. Mais il lui faut penser à sa prochaine entrée dans la vieille capitale des tsars. Soucieuse de sa popularité, elle offre une tournée de vodka aux détachements du régiment Préobrajenski et du régiment des gardes à cheval venus la saluer et, séance tenante, se proclame colonel de leurs unités, son principal collaborateur, le comte Simon Andreïevitch Saltykov, étant lieutenant-colonel. En revanche, lors d'une visite de déférence que lui font les membres du Haut Conseil secret, elle les accueille avec une courtoisie glaciale et feint l'étonnement quand le chancelier Gabriel Golovkine veut lui remettre les insignes de l'ordre de Saint-André, auxquels elle a droit en tant que souveraine. « C'est vrai, observe-t-elle avec ironie en arrêtant son geste, j'avais oublié de les prendre ! » Et, appelant un des hommes de sa suite, elle l'invite à lui passer le grand cordon, au nez et à la barbe du chancelier, médusé par un tel mépris des usages. En se retirant, les membres du Haut Conseil secret se disent, chacun à part soi, que la tsarine ne sera pas aussi facile à manier qu'on l'avait cru.

Le 15 février 1730, Anna Ivanovna fait enfin son entrée solennelle à Moscou et, le 19 du même mois, a lieu la prestation du serment à Sa Majesté dans la cathédrale de l'Assomption et dans les principales églises de la ville. Averti des mauvaises dispositions de l'impératrice à son égard, le Haut Conseil secret a décidé de lâcher du lest et de modifier quelque peu la rédaction traditionnelle de l'« engagement sur l'honneur ». On jurera fidélité « à Sa Majesté et à l'Empire », ce qui devrait calmer toutes les appréhensions. Puis, à l'issue de nombreux conciliabules, et compte tenu des mouvements incontrôlés parmi les officiers de la Garde, on se résigne à adoucir encore, dans la formule, les « interdits » prévus initialement. Toujours énigmatique et souriante, Anna Ivanovna enregistre ces menues rectifications sans les approuver ni les critiquer. C'est avec une tendresse apparente qu'elle reçoit sa cousine Élisabeth Petrovna, accepte son baisemain et affirme qu'elle éprouve beaucoup de sollicitude pour leur famille commune. Avant de la congédier, elle lui promet même de veiller personnellement, en tant que souveraine, à ce qu'elle ne manque jamais de rien dans sa retraite.

Or, malgré cette soumission et cette bienveillance affichées, elle ne perd pas de vue le but qu'elle s'est fixé en quittant Mitau pour rentrer en Russie. Dans la Garde et dans la petite et la moyenne noblesse, ses partisans se préparent à une action d'éclat. Le 25 février 1730, alors qu'elle siège sur son trône, entourée des membres du Haut Conseil, la foule des courtisans qui se pressent dans la grande salle du palais Lefort est bousculée par l'intrusion de quelques centaines d'officiers de la Garde, avec à leur tête le prince Alexis Tcherkasski, champion déclaré de la nouvelle impératrice. Prenant la parole, il tente d'expliquer, dans un discours décousu, que le document signé par Sa Majesté à l'instigation du Haut Conseil secret est en contradiction avec les principes de la monarchie de droit divin. Au nom des millions de sujets dévoués à la cause de la Sainte Russie, il supplie la tsarine de dénoncer cet acte monstrueux, de réunir au plus tôt le Sénat, la noblesse, les officiers supérieurs, les ecclésiastiques et de leur dicter sa propre conception du pouvoir.

« Nous voulons une tsarine autocrate, nous ne voulons pas du Haut Conseil secret ! » rugit un des officiers en s'agenouillant devant elle. Comédienne consommée, Anna Ivanovna joue l'étonnement. Elle semble découvrir soudain que sa bonne foi a été surprise. Croyant agir pour le bien de tous en renonçant à une partie de ses droits, elle n'aurait fait que rendre service à des ambitieux et à des méchants ! « Comment ! s'écrie-t-elle. Lorsque j'ai signé la charte à Mitau, je ne répondais pas au vœu de toute la nation ? » Du coup, les officiers font un pas en avant comme à la parade et s'exclament d'une seule voix : « Nous ne permettrons pas qu'on dicte des lois à notre souveraine ! Nous sommes vos esclaves, mais nous ne pouvons souffrir que des rebelles se donnent l'air de vous commander. Dites un mot et nous jetterons leurs têtes à vos pieds ! »

Anna Ivanovna se domine pour ne pas éclater de joie. En un clin d'œil, son triomphe la paie de toutes les avanies passées. On a cru la rouler et c'est elle qui roule ses ennemis, les verkhovniki, dans la poussière. Foudroyant du regard ces dignitaires déloyaux, elle déclare : « Je ne me sens plus en sécurité ici ! » Et, tournée vers les officiers, elle ajoute : « N'obéissez qu'à Simon Andreïevitch Saltykov ! »

C'est l'homme qu'elle a nommé, quelques jours auparavant, lieutenant-colonel. Les officiers hurlent des vivats qui font trembler les vitres. D'une seule phrase, cette femme de tête a balayé le Haut Conseil secret. Elle est donc digne de guider la Russie vers la gloire, la justice et la prospérité !

Pour clore cette « séance de vérité », l'impératrice se fait lire à haute voix le texte de la charte. Après chaque article, elle pose la même question : « Cela convient-il à la nation ? » Et, chaque fois, les officiers répondent en braillant : « Vive la souveraine autocrate ! Mort aux traîtres ! Nous taillerons en pièces quiconque lui refusera ce titre ! »

Plébiscitée avant même d'avoir été couronnée, Anna Ivanovna conclut d'un ton suave, qui contraste avec son imposante stature de matrone : « Ce papier est donc inutile ! Et, saluée par les hourras de la foule, elle déchire le document et en éparpille les morceaux à ses pieds2.

A l'issue de ces assises houleuses, qu'elle considère comme son véritable sacre, l'impératrice, suivie de la cohorte, toujours grossie, des officiers de la Garde, se rend auprès des membres du Haut Conseil qui ont préféré se retirer pour ne pas assister au triomphe de celle dont ils ont voulu rogner les ongles et qui vient de les griffer jusqu'au sang. Alors que la plupart des conseillers demeurent muets d'accablement, Dimitri Galitzine et Vassili Dolgorouki se tournent vers la masse des opposants et reconnaissent publiquement leur défaite. « Qu'il en soit fait selon le vœu de la Providence ! » dit Dolgorouki, philosophe.

De nouveau, les vivats éclatent. La « journée des dupes » est terminée. Quand il n'y a plus aucun risque à prendre parti, Ostermann, qui avait prétendu être gravement malade et condamné à la chambre par les médecins, surgit soudain, frais comme l'œil, gai comme un pinson, congratule Anna Ivanovna, lui jure un dévouement indéfectible et lui annonce, en catimini, qu'il s'apprête à intenter, au nom de Sa Majesté, un procès contre les Dolgorouki et les Galitzine. Anna Ivanovna sourit avec une joie méprisante. Qui donc a osé prétendre qu'elle n'était pas de la race de Pierre le Grand ? Elle vient de prouver le contraire. Et cette seule idée la comble de fierté.

Le plus dur étant fait, c'est sans émotion particulière qu'elle se prépare au couronnement. Il faut battre le fer pendant qu'il est chaud. Sur son ordre, la cérémonie du sacre a lieu deux semaines plus tard, le 15 mars 1730, avec l'éclat habituel, en la cathédrale de l'Assomption, au Kremlin. Catherine Ire, Pierre II, Anna Ivanovna, les souverains de Russie se succèdent à un rythme si rapide que la valse des « Majestés » donne le vertige. Avec cette nouvelle impératrice, c'est la troisième fois en six ans que les Moscovites sont appelés à acclamer le cortège qui défile dans leurs rues à l'occasion d'un avènement. Habitués à ces fastes à répétition, ils n'en crient pas moins leur enthousiasme et leur vénération à leur « petite mère ».

Entre-temps, Anna Ivanovna n'a pas chômé : elle a commencé par nommer général en chef et grand maître de la cour Simon Andreïevitch Saltykov, qui a si bien servi sa cause, et par reléguer dans ses terres le trop remuant Dimitri Mikhaïlovitch Galitzine afin qu'il y fasse pénitence. Mais surtout, elle s'est dépêchée d'envoyer un émissaire à Mitau, où Bühren attend avec impatience le signal libérateur. Immédiatement, il se met en route pour la Russie.

Dans la vieille capitale, cependant, les réjouissances du couronnement se poursuivent par de gigantesques illuminations. Or, la lumière scintillante des feux d'artifice est bientôt combattue par une aurore boréale d'une rare puissance. Subitement, l'horizon s'embrase. Le ciel rayonne, comme injecté de sang. Dans le peuple, certains osent parler d'un mauvais présage.

1 Mémoires du prince Dolgorouki, cités par K. Waliszewski, L'Héritage de Pierre le Grand.

2 Détails et propos rapportés dans L'Avènement d'Anna Ire, par Korsakov ; citations reprises par K. Waliszewski, L'Héritage de Pierre le Grand.

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