XI
ENCORE UNE CATHERINE !
Avant d'aborder cette fameuse rencontre du 13 avril, l'impératrice et la grande-duchesse savent l'une et l'autre qu'elle déterminera pour toujours le ton de leurs relations. Chacune de son côté a fourbi ses arguments, ses griefs, ses ripostes et ses excuses. Imbue de son pouvoir discrétionnaire, Élisabeth n'ignore pourtant pas que sa bru, avec ses trente ans, sa peau lisse et sa denture intacte, a sur elle l'avantage de la jeunesse et de la grâce. Elle enrage d'avoir passé la cinquantaine, d'être envahie de graisse et de ne plus séduire les hommes que par son titre et son autorité. Tout à coup, la rivalité de deux personnages politiques devient une rivalité de femmes. Le bénéfice de l'âge joue pour Catherine, celui de la position hiérarchique pour Élisabeth. Afin de bien marquer sa supériorité sur la quémandeuse, la tsarine décide de la faire attendre dans l'antichambre assez longtemps pour qu'elle use ses nerfs et perde ses moyens de séduction. Alors que l'audience a été fixée à dix heures du soir, Élisabeth ne donne l'ordre d'introduire Son Altesse dans le salon qu'à une heure et demie du matin. Pour avoir des témoins de la leçon qu'elle se propose d'infliger à sa belle-fille, elle a demandé à Alexandre Chouvalov, à son favori Ivan Chouvalov et même au grand-duc Pierre, le mari de la coupable, de se dissimuler derrière de grands paravents et de n'en bouger sous aucun prétexte. Si elle n'a pas convié Alexis Razoumovski à l'organisation de cet étrange affût familial, c'est que, tout en demeurant son confident attitré, la « mémoire sentimentale de Sa Majesté », il a vu, depuis peu, son étoile pâlir et a dû céder la place, « pour l'essentiel », à de nouveaux venus plus ingambes. Aussi l'« affaire Catherine-Pierre » échappe-t-elle à sa compétence. Cette entrevue devant être déterminante aux yeux d'Élisabeth, elle en a réglé les moindres détails avec une minutie d'entrepreneur de spectacles. Seuls de rares lumignons brillent dans la pénombre pour accentuer le caractère inquiétant du face à face. Dans un plat en or, l'impératrice a déposé les pièces à conviction : quelques lettres de la grande-duchesse saisies chez Apraxine et chez Bestoujev. Ainsi, dès le premier regard, l'intrigante sera confondue1.
Or, tout se passe autrement que l'impératrice ne l'avait prévu. Le seuil à peine franchi, Catherine tombe à genoux, se tord les mains et clame son chagrin devant Élisabeth. Entre deux sanglots, elle se dit mal aimée dans cette cour où personne ne la comprend et où son mari ne sait qu'inventer pour l'humilier en public. Elle adjure Sa Majesté de la laisser repartir pour son pays d'origine. Comme la tsarine lui rappelle que le devoir d'une mère est de rester, quoi qu'il arrive, aux côtés de ses enfants, elle réplique, toujours pleurant et soupirant : « Mes enfants sont entre vos mains et ne sauraient être mieux ! » Touchée à un point sensible par cette reconnaissance de ses talents d'éducatrice et de protectrice, Élisabeth aide Catherine à se relever et lui reproche doucement d'avoir oublié toutes les marques d'intérêt et même d'affection qu'elle lui a jadis prodiguées. « Dieu m'est témoin combien j'ai pleuré quand vous étiez malade à mort, dit-elle. Si je ne vous avais pas aimée, je ne vous aurais pas gardée ici [...] ! Mais vous êtes d'une fierté extrême ! Vous vous imaginez que personne n'a plus d'esprit que vous ! » A ces mots, bravant la consigne qu'il a reçue, Pierre sort de sa cachette et s'écrie :
« Elle est d'une méchanceté terrible et fort entêtée !
— C'est de vous que vous parlez ! rétorque Catherine. Je suis bien aise de vous dire devant Sa Majesté que réellement je suis méchante vis-à-vis de vous qui me conseillez de faire des injustices et que je suis devenue entêtée depuis que je vois que mes complaisances ne me mènent à rien qu'à votre inimitié ! »
La discussion menaçant de tourner à une banale scène de ménage, Élisabeth se ressaisit. Pour un peu, devant cette épouse en larmes, elle oublierait que la prétendue victime de la société est une femme infidèle et une intrigante. Essayant de se modérer sans abdiquer sa grandeur, elle passe à l'attaque et profère en désignant les lettres qui reposent dans le plat en or :
« Comment avez-vous osé envoyer des ordres au feld-maréchal Apraxine ?
— Je le priais simplement de suivre vos ordres, à vous ! murmure Catherine.
— Bestoujev dit qu'il y en a beaucoup d'autres !
— Si Bestoujev dit cela, il ment !
— Eh bien, puisqu'il ment, je le ferai mettre à la torture ! » s'écrie Élisabeth en enveloppant sa belle-fille d'un regard meurtrier.
Mais Catherine ne bronche pas, comme si la première passe d'armes lui avait rendu toute son assurance. Et c'est Élisabeth qui, soudain, se sent mal à l'aise dans cet interrogatoire. Pour calmer ses nerfs, elle se met à marcher de long en large à travers la pièce. Pierre profite du répit de la conversation pour se lancer dans l'énumération des méfaits de son épouse. Exaspérée par les invectives de son avorton de neveu, la tsarine est tentée de donner raison à sa bru qu'elle condamnait quelques minutes auparavant. Sa jalousie du début contre une créature trop jeune et trop séduisante a fait place à une sorte de complicité féminine, par-dessus la barrière des générations. Au bout d'un moment, coupant court aux criailleries de Pierre, elle lui intime sèchement l'ordre de se taire. Puis, se rapprochant de Catherine, elle lui chuchote à l'oreille :
« J'avais bien des choses encore à vous dire, mais je ne veux pas vous brouiller [avec votre mari] plus que vous ne l'êtes !
— Moi aussi, répond Catherine, je ne veux pas vous parler, quelque pressant désir que j'aurais de vous ouvrir mon cœur et mon âme2 ! »
Cette fois, ce sont les yeux de l'impératrice qui sont embués d'émotion. Ayant congédié Catherine et le grand-duc, elle reste longtemps silencieuse devant Alexandre Chouvalov, qui à son tour est sorti de derrière le paravent et la dévisage en tâchant de lire dans ses pensées. Après un moment, elle l'envoie auprès de la grande-duchesse, chargé d'une commission ultra-secrète : il doit la prier de ne plus s'affliger sans raison, car Sa Majesté compte la recevoir, sous peu, pour « un véritable tête-à-tête ».
Ce tête-à-tête a lieu en effet, dans le plus grand secret, et permet aux deux femmes d'avoir enfin une explication loyale. Peut-être l'impératrice a-t-elle exigé, à cette occasion, que Catherine lui livre des détails sur sa liaison avec Serge Saltykov et avec Stanislas Poniatowski, sur l'exacte ascen-dance de Paul et d'Anna, sur le faux ménage de Pierre et de l'affreuse Vorontzov, sur la trahison de Bestoujev, sur l'incompétence d'Apraxine ?... Toujours est-il que les réponses ont dû apaiser la colère d'Élisabeth, car, du jour au lendemain, elle autorise sa bru à venir voir ses enfants dans l'aile impériale du palais. Au cours de ces visites sagement espacées, Catherine pourra constater à quel point les chérubins sont bien élevés et bien instruits, loin de leurs parents.
Moyennant ces accommodements, la grande-duchesse renonce à son projet désespéré de quitter Saint-Pétersbourg pour retourner à Zerbst, dans sa famille. Le procès de Bestoujev se termine en queue de poisson, à cause du manque de preuves matérielles et de la mort du principal témoin, le feld-maréchal Apraxine. Comme il faut, malgré tout, un châtiment après la dénonciation de tant de crimes abominables, on exile Alexis Bestoujev non en Sibérie, mais dans ses terres, où il ne manquera de rien. Au terme de cette empoignade judiciaire, le principal vainqueur, c'est Michel Vorontzov, qui se voit offrir sur un plateau le titre de chancelier en remplacement d'Alexis Bestoujev, disgracié. Derrière le dos du nouveau haut dignitaire, le duc de Choiseul, secrétaire d'État aux Affaires étrangères en France, savoure son succès personnel. Il sait que les tendances francophiles de Vorontzov l'amèneront tout naturellement à gagner Catherine, et sans doute même Élisabeth, aux vues de Louis XV. En ce qui concerne Catherine, il ne se trompe pas : tout ce qui va à l'encontre des goûts de son mari lui paraît salutaire ; en ce qui concerne Élisabeth, la chose est moins sûre. Elle veut farouchement garder son libre arbitre, n'obéir qu'à son propre instinct. D'ailleurs, le succès des armes répond à ses premières espérances. Plus résolu qu'Apraxine, le général Fermor s'est emparé de Konigsberg, assiège Kustrin, progresse en Poméranie. Toutefois, il est stoppé devant Zorndorf, lors d'une bataille tellement indécise que chacun des deux camps se proclame vainqueur. Certes, la défaite française subie sur le Rhin, à Crefeld, par le comte de Clermont tempère, sur le moment, l'optimisme de l'impératrice. Mais son expérience lui a enseigné que ce genre d'aléas est inséparable de toute guerre et qu'il serait grave pour la Russie de baisser les bras au moindre échec sur le terrain. Soupçonnant ses alliés d'être moins fermes qu'elle dans leurs intentions belliqueuses, elle déclare même à l'ambassadeur d'Autriche, le comte Esterhazy, qu'elle luttera jusqu'au bout, dût-elle, pour cela, « vendre tous ses diamants et la moitié de ses robes ».
Selon les rapports qu'Élisabeth reçoit du théâtre des opérations, cette disposition patriotique est commune à tous les militaires, qu'ils soient de haut grade ou de grade moyen. Au palais en revanche, les avis sont moins tranchés. Il est de bon ton, dans certains milieux russes proches des ambassades, d'afficher à cet égard une certaine indépendance d'esprit, qualifiée d'« européenne ». Les échos venus des capitales étrangères, les alliances internationales entre grandes familles, une façon élégante et tolérante de vivre à cheval sur plusieurs frontières poussent certains courtisans à railler ceux qui condamnent toute solution qui ne serait pas foncièrement russe. Au premier rang des partisans de Frédéric II, il y a toujours le grand-duc Pierre, qui ne cache plus son jeu. On prétend qu'il fait communiquer au roi de Prusse, par l'intermédiaire du nouvel ambassadeur d'Angleterre à Saint :-Pétersbourg, George Keith, successeur de Williams, tout ce qui se dit, en secret, au conseil de guerre de la tsarine. Élisabeth ne veut pas croire que son neveu touche de l'argent pour prix de ses trahisons. Mais elle a été informée, en sous-main, que Keith a reçu de son ministre, Pitt, lui aussi idolâtre du roi de Prusse, la consigne d'inciter le grand-duc à user de toute son influence auprès de l'impératrice pour sauver Frédéric II du désastre. Autrefois, les germanophiles pouvaient également compter sur Catherine et sur Poniatowski pour les soutenir. Mais, après la conversation à cœur ouvert qu'elle a eue avec sa belle-fille, Élisabeth estime qu'elle l'a définitivement domptée. Repliée sur elle-même et confite dans ses peines sentimentales, la jeune femme ne vit plus que pour pleurer et pour rêver. Depuis qu'elle s'est mise volontairement au rancart, elle a perdu toute importance sur le plan international. Pour achever de la rendre inoffensive, Élisabeth charge Stanislas Poniatowski d'une mission hors des frontières, qui aura l'avantage de l'écarter à jamais de son ancienne maîtresse. En lui faisant remettre ses passeports, Sa Majesté lui signifie que dorénavant sa réapparition à Saint-Pétersbourg serait jugée indésirable.
Après avoir désarmé sa belle-fille, l'impératrice songe qu'il lui reste à désarmer un adversaire autrement détestable : Frédéric II. Elle en veut au roi de Prusse non seulement parce qu'il s'oppose à sa politique personnelle, mais encore parce qu'il a conquis le cœur d'un trop grand nombre de Russes, aveuglés par son insolence et son clinquant. Heureusement, Marie-Thérèse semble aussi résolue qu'elle à détruire l'hégémonie germanique et Louis XV, chapitré, dit-on, par la Pompadour, s'engage maintenant à renforcer les effectifs de l'armée qu'il a lancée contre les troupes de Frédéric II. Le 30 décembre 1759, un troisième traité de Versailles renouvelle le deuxième et garantit à l'Au-triche la restitution de tous les territoires occupés au cours des précédentes campagnes. Il y a là, pense Élisabeth, de quoi ranimer les énergies défaillantes dans les rangs des alliés. Parallèlement à ces travaux de chancelleries, elle poursuit, avec une délectation quasi juvénile malgré ses cinquante ans, une correspondance amicale avec le roi de France. Les lettres des deux monarques sont rédigées par leurs secrétaires respectifs, mais la tsarine se plaît à croire que celles de Louis XV sont réellement dictées par lui et que la sollicitude qu'elles expriment est la marque d'une belle galanterie d'arrière-saison. Comme elle souffre de plaies ouvertes aux jambes, il pousse la compassion jusqu'à lui envoyer son chirurgien personnel, le docteur Poissonier. En vérité, ce n'est pas à son art de manier le bistouri et de prescrire des drogues que le docteur Poissonier doit l'estime du roi, mais à sa capacité de capter des informations et de tricoter des intrigues. Investi de cette mission secrète, il est accueilli comme un spécialiste du renseignement par le marquis de L'Hôpital. L'ambassadeur compte sur lui pour soulager la tsarine de ses scrupules après l'avoir soulagée de ses ulcères. Un médecin en valant un autre, pourquoi ne serait-il pas, pour Sa Majesté, un second Lestocq ?
Cependant, toute confiante qu'elle soit en la science curative du docteur Poissonier, Élisabeth hésite à se laisser guider par lui dans ses décisions politiques. Apprenant le nouveau projet français, qui consisterait à faire débarquer un corps expéditionnaire russe en Écosse afin qu'il attaquât les Anglais sur leur sol pendant que la flotte française réglerait son compte à l'ennemi dans un combat naval, elle juge le plan trop hasardeux et préfère se cantonner dans des actions terrestres contre la Prusse. Par malheur, le général Fermor a encore moins d'allant que feu le feld-maréchal Apraxine. Au lieu de foncer, il piétine, attendant, aux confins de la Bohême, l'arrivée d'hypothétiques renforts autrichiens. Excédée par ces attermoiements, l'impératrice destitue Fermor et le remplace par Pierre Saltykov, vieux général qui a accompli toute sa carrière dans la milice de Petite-Russie. Connu pour sa timidité, son apparence chétive et son uniforme blanc de milicien, dont il est très fier, Pierre Saltykov n'est guère apprécié de la troupe, qui se moque de lui quand il a le dos tourné et l'appelle Kourotchka (la Poulette). Or, dès les premiers engagements, « la poulette » se révèle plus combative qu'un coq. Profitant d'une erreur tactique de Frédéric II, Pierre Saltykov se dirige hardiment vers Francfort. Il a donné rendez-vous sur l'Oder au régiment autrichien du général Gédéon de Laudon. Sitôt qu'ils auront fait leur jonction, la route de Berlin sera ouverte. Alerté par cette menace contre sa capitale, Frédéric II revient en hâte du fond de la Saxe. En apprenant par ses espions que, du côté de l'adversaire, des querelles de commandement ont éclaté entre le Russe Saltykov et l'Autrichien Laudon, il décide de mettre à profit cette dissension pour déclencher une attaque définitive. Le 10 août, dans la nuit, il franchit l'Oder et s'élance vers les Russes, retranchés dans Kunersdorf. La lenteur d'exécution des Prussiens ayant permis aux troupes de Laudon et de Saltykov de se réorganiser, l'effet de surprise est nul. Cependant, la bataille est si violente, si confuse que Saltykov, dans un élan théâtral, se jette à genoux devant ses soldats et implore le « dieu des Armées » de leur donner la victoire. En fait, la décision est dictée par l'artillerie russe, demeurée intacte malgré les assauts répétés de l'ennemi. Le 13 août, l'infanterie, puis la cavalerie prussiennes sont écrasées par le tir des canons. La panique s'empare des survivants. Bientôt, sur les quarante-huit mille hommes commandés à l'origine par Frédéric II, il n'en reste plus que trois mille. Encore cette horde, épuisée et démoralisée, n'est-elle bonne qu'a reculer en protégeant ses arrières. Accablé par cette défaite, Frédéric II écrit à son frère : « Les suites de l'affaire sont pires que l'af faire elle-même. Je n'ai plus de ressources. Tout est perdu. Je ne survivrai pas à la perte de la patrie ! »
En rendant compte de cette victoire à la tsarine, Pierre Saltykov se montre plus circonspect dans ses conclusions : « Votre Majesté Impériale ne doit point se montrer surprise de nos pertes, lui écrit-il, car elle n'ignore pas que le roi de Prusse vend chèrement ses défaites. Une autre victoire comme celle-là, Majesté, et je me verrais contraint à cheminer jusqu'à Saint-Pétersbourg, un bâton à la main, pour en apporter moi-même la nouvelle faute d'estafette3. » Pleinement rassurée sur l'issue de la guerre, Élisabeth fait célébrer, cette fois-ci, un « vrai Te Deum et déclare au marquis de L'Hôpital : « Tout bon Russe doit être bon Français, et tout bon Français doit être bon Russe4. » En récompense de ce haut fait d'armes, le vieux Saltykov, « la Poulettes, reçoit le titre de feld-maréchal. Est-ce cette faveur qui l'engourdit soudain ? Au lieu de poursuivre l'ennemi en retraite, il s'endort sur ses lauriers. La Russie entière semble d'ailleurs saisie d'une torpeur heureuse à l'idée d'avoir défait un chef aussi prestigieux que Frédéric II.
Après un bref mouvement de désespoir, le grand-duc Pierre se remet à croire au miracle germanique. Quant à Élisabeth, tout étourdie par les chants d'église, les salves d'artillerie, les carillons de cloches et les congratulations diplomatiques, elle se réjouit de pouvoir enfin observer une pause de réflexion. Son accès d'humeur combative s'achève par un retour progressif à la raison : où est le mal si Frédéric II, ayant reçu une magistrale raclée, se maintient quelque temps encore sur son trône ? L'essentiel ne serait-il pas de conclure un arrangement acceptable pour toutes les parties ? Hélas ! il semble que la France, naguère disposée à écouter les doléances de la tsarine, revienne à ses anciennes idées protectionnistes et répugne à lui laisser les mains libres en Prusse orientale et en Pologne. On dirait que Louis XV et ses conseillers, qui ont longtemps sollicité son aide contre la Prusse et l'Angleterre, craignent maintenant qu'elle ne prenne trop d'importance dans le jeu européen, en cas de victoire. Désigné par Versailles pour seconder le marquis de L'Hôpital, usé et dolent, le jeune baron de Breteuil débarque, tout fringant et tout inspiré, à Saint-Pétersbourg. Il est chargé par le duc de Choiseul de convaincre l'impératrice qu'elle devrait retarder les opérations militaires afin de ne pas « augmenter les embarras du roi de Prusse », la signature de la paix pouvant en être compromise. Du moins sont-ce là les intentions qu'on prête à l'envoyé français dans l'entourage d'Élisabeth. Elle s'étonne de ces conseils de modération à l'heure du partage des profits. Devant l'ambassadeur Esterhazy, qui, au nom de l'alliance austro-russe, accuse le général Pierre Saltykov de traîner les pieds et de faire ainsi le jeu de l'Angleterre, qui le paie peut-être pour ses lenteurs, elle s'écrie, rouge d'indignation : « Nous n'avons jamais rien promis que nous ne nous soyons efforcée de tenir ! [...] Jamais je ne permettrai que la gloire achetée au prix du sang précieux de nos sujets soit ternie par quelque soupçon de mauvaise foi ! » Et, de fait, au terme de cette troisième année d'une guerre incohérente, elle peut se dire que la Russie est la seule puissance de la coalition qui soit prête à tous les sacrifices pour obtenir la capitulation de la Prusse. Alexis Razoumovski la soutient dans son intransigeance. Lui non plus n'a jamais cessé de croire en la suprématie militaire et morale de la patrie. Pourtant, au moment de prendre les décisions qui engagent ses troupes dans des combats sans merci, ce n'est ni son vieil amant, Alexis Razoumovski, ni son favori actuel, Ivan Chouvalov, si cultivé et si avisé, ni son trop prudent et trop astucieux chancelier Michel Vorontzov qu'elle consulte, mais le souvenir écrasant de son aïeul Pierre le Grand. C'est à lui qu'elle pense quand, le 1er janvier 1760, à l'occasion des vœux de Nouvel An, elle souhaite publiquement que son armée se montre « plus agressive et plus aventureuse afin d'obliger Frédéric II à plier le genou. Comme récompense de ce suprême effort, elle ne demandera, lors des pourparlers de paix, que la possession de la Prusse orientale, sous réserve d'un échange territorial avec la Pologne, celle-ci conservant, au besoin, un semblant d'autonomie. Cette dernière clause devrait suffire, juge-t-elle, à apaiser les scrupules de Louis XV.
Pour préparer des négociations aussi délicates, le roi de France compte sur l'aide que le baron de Breteuil apportera au marquis de L'Hôpital vieillissant. Au vrai, ce n'est pas à l'expérience diplomatique du baron qu'il fait confiance pour circonvenir la tsarine, mais à la séduction qu'exerce sur toutes les femmes ce bellâtre de vingt-sept ans. Fine mouche, Élisabeth a tôt fait de percer le jeu de ce faux admirateur de sa gloire. D'ailleurs, en observant la manœuvre de Breteuil, elle comprend que ce n'est pas elle qu'il cherche à enjôler pour l'associer aux intérêts de la France, mais la grande-duchesse. Afin de gagner les faveurs de Catherine, il lui propose, au choix, soit de se laisser aimer par lui comme seul un Français sait le faire, soit d'obtenir de la tsarine qu'elle rappelle Stanislas Poniatowski, en pénitence dans sa morne Pologne. Qu'elle opte pour l'une de ces solutions ou qu'elle les conjugue toutes deux pour son plaisir, elle en aura une telle gratitude envers la France qu'elle ne pourra rien lui refuser. Le moment est d'autant plus indiqué pour cette offensive de charme que la jeune femme a subi, coup sur coup, deux graves chagrins : la mort de sa fille, la petite Anna5, et celle de sa mère, qui s'est éteinte récemment à Paris. Or, il se trouve que, malgré ce double deuil, Catherine a enfin surmonté la morosité qui la rongeait depuis des années. Mieux, elle n'éprouve plus le besoin de renouer avec un de ses anciens amants ni d'en accueillir un autre, fût-il français.
En vérité, elle n'a pas attendu le baron de Breteuil pour découvrir un successeur aux hommes qui l'ont jadis comblée. Ce nouvel élu a la singularité d'être un Russe pur sang, un superbe gaillard, athlétique, déluré, audacieux, couvert de dettes, réputé pour ses frasques et prêt à toutes les folies pour protéger sa maîtresse. Il se nomme Grégoire Orlov. Ses quatre frères et lui servent tous dans la garde impériale. Le culte qu'il voue aux traditions de son régiment renforce sa haine envers le grand-duc Pierre, connu pour son mépris de l'armée russe et de ses chefs. A l'idée que cet histrion plastronne en uniforme holsteinois et se proclame l'émule de Frédéric II alors qu'il est l'héritier du trône de Russie, il se sent moralement appelé à défendre la grande-duchesse contre les entreprises démentielles de son mari. Bien qu'épuisée par la maladie, l'âge, les soucis politiques et les excès de nourriture et de boisson, la tsarine se tient au courant, avec une réprobation mêlée d'envie, des nouvelles incartades de sa bru. Elle l'approuve, car, à son avis, le grand-duc Pierre mérite cent fois d'être trompé par sa femme, lui qui trompe la Russie avec la Prusse. Mais elle redoute qu'en brusquant le cours des événements Catherine n'empêche la réalisation de son vœu le plus cher : le transfert pacifique du pouvoir, par-dessus la tête de Pierre, à son fils, le petit Paul, assisté d'un conseil de régence. Certes, Élisabeth pourrait, dès à présent, proclamer ce changement dans l'ordre dynastique. Cependant, une telle initiative se traduirait immanquablement par un règlement de comptes entre factions rivales, par des révoltes à l'intérieur de la famille et peut-être dans la rue. Ne vaut-il pas mieux laisser les choses en l'état, provisoirement ? Rien ne presse ; Sa Majesté a la tête solide ; elle peut vivre quelques années encore ; le pays a besoin d'elle ; ses sujets ne comprendraient pas qu'elle se désintéressât soudain des affaires courantes pour s'occuper de sa succession.
Comme pour l'encourager dans le maintien du statu quo, la « Conférence », ce conseil politique suprême créé à son initiative, envisage une marche combinée des armées alliées sur Berlin. Cependant, le feld-maréchal Pierre Saltykov étant malade, le général Fermor hésite devant une action de cette envergure. Alors, payant d'audace, le général russe Totleben lance un corps expéditionnaire en direction de la capitale prussienne, surprend l'ennemi, pénètre dans la ville et en obtient la reddition. Bien que ce « raid » ait été trop rapide et trop mal exploité pour entraîner la capitulation de Frédéric II sur l'ensemble du territoire, le roi est suffisamment ébranlé pour qu'on puisse envisager l'ouverture de fructueuses négociations. Dans cette conjoncture, la France devrait, selon Élisabeth, donner l'exemple de la fermeté. Ivan Chouvalov en est tellement persuadé que sa maîtresse dit de lui, en riant, qu'il est plus français qu'un Français de souche : « Français à brûler ! Par ailleurs, elle croit savoir que Catherine ne se montre aimable avec le baron de Breteuil que dans la mesure où la politique de la France ne contredit pas trop celle de la Russie. Or Breteuil, obéissant à son commettant, le duc de Choiseul, a prévenu la tsarine que Louis XV lui serait reconnaissant si, exceptionnellement, elle consentait à sacrifier « ses intérêts particuliers à la cause commune ». Bref, il lui demande de se résigner à un compromis. Mais, malgré la maladie qui la confine dans sa chambre, Élisabeth refuse de lâcher prise avant d'être assurée qu'elle touchera son dû. Pour elle, en prolongeant la trêve, on fera le jeu de Frédéric II. Tel qu'elle le connaît, il profitera de la suspension des hostilités pour reconstituer son armée et repartir au combat avec une nouvelle chance de succès. La méfiance et la vindicte de l'impératrice s'étant brusquement réveillées, elle prend le mors aux dents. A demi mourante, elle veut que la Russie vive après elle et grâce à elle. Alors que, dans son ombre, renaissent en sourdine les rumeurs sur l'avenir de la monarchie, elle prépare, avec ses conseillers de la Conférence, un plan d'attaque en Silésie et en Saxe. Sur un dernier coup de tête, elle nomme commandant en chef Alexandre Boutourline, dont le principal titre à ce poste est d'avoir été jadis son amant.
Au vrai, si le généralissime, désigné in extremis, est plein de bonnes intentions, il n'a ni l'autorité, ni la science militaire requises. Personne, parmi les proches d'Élisabeth, ne l'a pourtant mise en garde contre les risques d'un tel choix. Pour un Ivan Chouvalov, qui prêche toujours la guerre à outrance, combien de dignes conseillers de Sa Majesté manifestent d'étranges hésitations, d'inexplicables dérobades ! Peu à peu, Élisabeth constate qu'au palais même il y a deux politiques inconciliables, deux groupes de partisans qui s'affrontent à coups d'arguments, de ruses et de cachotteries. Les uns, se réclamant de Sa Majesté, poussent à la conquête par amour de la patrie ; les autres, fatigués d'une lutte coûteuse en vies et en argent, souhaitent en finir au plus vite, fût-ce au prix de quelques concessions. Tiraillée entre les deux camps, Élisabeth serait prête à abandonner ses prétentions sur la Prusse orientale à condition que la France appuyât ses revendications sur l'Ukraine polonaise. A Saint-Pétersbourg, à Londres, à Vienne, à Versailles, les diplomates marchandent avec acharnement. C'est leur plaisir et leur métier. Mais Élisabeth se méfie de leurs arguties. Même entourée de racontars sur son état de santé, elle a l'intention de garder la haute main sur le destin de son empire aussi longtemps qu'elle aura la force de lire son courrier et de réciter ses prières. Par moments, elle regrette d'être une vieille femme et de ne pouvoir, dans cet état, commander en personne ses régiments.
En vérité, malgré les soubresauts de la guerre et de la politique, tout ne va pas si mal en Russie. Les événements ont beau troubler la surface des eaux, en profondeur un fort courant circule, entretenu par la paperasse habituelle des chancelleries, les récoltes des domaines agricoles, les travaux des fabriques, des ateliers artisanaux et des chantiers publics, avec en prime le va-et-vient des bateaux dans les ports et des caravanes dans les steppes, apportant leurs chargements de marchandises exotiques. Cette agitation silencieuse de fourmilière, en dépit du tohu-bohu extérieur, Élisabeth l'interprète comme le signe de la prodigieuse vitalité de son peuple. Quoi qu'il advienne, pense-t-elle, la Russie est si vaste, si riche en bonne terre et en hommes courageux qu'elle ne périra jamais. Si on arrive à la guérir de sa soumission aux modes prussiennes, la partie sera déjà à demi gagnée. Pour sa part, elle peut se prévaloir d'avoir, en quelques années, débarrassé l'Administration de la plupart des Allemands qui la coiffaient. Quand ses conseillers lui proposaient un étranger à un poste important, sa réponse était invariablement : « N'avons-nous pas un Russe à y mettre ? » Cette préférence systématique, vite portée à la connaissance de ses sujets, a suscité l'arrivée d'hommes d'État et d'hommes de guerre neufs, désireux de se consacrer au service de l'empire. Tout en dépoussiérant la hiérarchie des fonctionnaires, l'impératrice s'est employée à relever l'économie du pays en supprimant les douanes intérieures, à instituer des banques de crédit selon l'exemple des autres États européens, à encourager la colonisation des plaines incultes du Sud-Ouest, à créer çà et là les premiers établissements d'enseignement secondaire, à fonder l'université de Moscou, succédant à l'Académie slavo-gréco-latine dans la même ville et à l'Académie des sciences de Saint-Pétersbourg. Ainsi a-t-elle maintenu, contre vents et marées, l'ouverture à la culture occidentale voulue par Pierre le Grand, sans trop sacrifier la tradition du terroir chère à la vieille noblesse. Si elle reconnaît les défauts du servage, elle n'envisage nullement de renoncer à cette pratique séculaire. Que des utopistes impénitents rêvent d'un paradis où riches et pauvres, moujiks et propriétaires fonciers, illettrés et savants, aveugles et voyants, jeunes et vieux, jongleurs et manchots auraient la même chance dans la vie, elle est trop consciente de la lourde réalité russe pour souscrire à un tel mirage. En revanche, lorsqu'elle découvre, à portée de sa main, une possibilité de reculer les limites géographiques de la Russie, elle est prise d'une frénésie possessive, comparable à celle d'un parieur devant la promesse d'un gain.
A la fin de 1761, alors qu'elle commence à douter de la capacité de ses chefs militaires, la place forte de Kolberg, en Poméranie, tombe aux mains des Russes. L'assaut a été dirigé par Roumiantsev, avec à ses côtés un nouveau général qui promet : un certain Alexandre Souvorov. Cette victoire inespérée donne raison à l'impératrice contre les sceptiques et les défaitistes. Pourtant, elle a à peine la force de s'en réjouir. Les quelques semaines de repos qu'elle vient de prendre à Peterhof ne lui ont apporté aucun soulagement. A son retour dans la capitale, la satisfaction du sursaut guerrier de son pays s'efface pour elle derrière la hantise de la mort, les intrigues autour de l'héritage dynastique, les esclandres amoureux de la grande-duchesse et le stupide entêtement du grand-duc à parier sur le triomphe de la Prusse. Clouée dans sa chambre, elle souffre de ses jambes, dont les plaies suppurent en dépit de tous les remèdes. Elle est, de plus, sujette à des hémorragies et à des crises d'hystérie, qui la laissent hébétée et sourde pendant des heures. Désormais, elle reçoit les ministres assise dans son lit et la tête coiffée d'un bonnet de dentelle. Parfois, pour s'égayer, elle convoque les mimes d'une troupe italienne qu'elle a fait venir à Saint-Pétersbourg et observe leurs grimaces en songeant avec nostalgie au temps où les bouffons la faisaient rire. Dès qu'elle se sent un peu vaillante, elle demande qu'on lui apporte ses plus belles robes, en choisit une après mûre réflexion, l'enfile au risque d'en craquer les coutures, confie sa tête au coiffeur pour qu'il lui boucle les cheveux selon la dernière mode parisienne, annonce son intention de paraître au prochain bal de la cour, puis, plantée devant une glace, s'attriste à la vue de ses rides, de ses paupières fanées, de son triple menton et de la couperose de ses joues, ordonne à ses caméristes de la déshabiller, se remet au lit et se résigne à finir sa vie dans la solitude, la lassitude et le souvenir. En accueillant les rares courtisans qui lui rendent visite, elle lit dans leurs yeux une curiosité suspecte, la froide impatience du guetteur à l'affût. Malgré leurs mines affectueuses, ils ne viennent pas ici pour la plaindre mais pour savoir si elle en a encore pour longtemps. Seul Alexis Razoumovski lui paraît sincèrement ému. Mais à quoi pense-t-il en la regardant ? A la femme amoureuse et exigeante qu'il a si souvent tenue dans ses bras ou à celle dont demain il fleurira le cercueil ?
A cette obsession funeste, Élisabeth en ajoute bientôt une autre : la peur d'un incendie. Le vieux palais d'Hiver où la tsarine habite à Saint-Pétersbourg depuis le début de son règne est une immense bâtisse en bois, qui, à la moindre étincelle, flamberait comme une torche. Si le feu prenait dans quelque recoin de ses appartements, elle perdrait tous ses meubles, toutes ses images saintes, toutes ses robes. Sans doute n'aurait-elle pas le temps de fuir et périrait-elle elle-même dans le brasier. De tels sinistres sont fréquents dans la capitale. Il faudrait avoir le courage de déménager. Mais pour aller où ? La construction du nouveau palais qu'Élisabeth a confiée à Rastrelli a pris un retard tel qu'on ne peut espérer voir la fin des travaux avant deux ou trois ans. L'architecte italien réclame trois cent quatre-vingt mille roubles pour terminer les seuls appartements privés de Sa Majesté. Or, cet argent, elle ne l'a pas et ne sait où le prendre. L'entretien de son armée en campagne lui coûte les yeux de la tête. En outre, au mois de juin 1761, un incendie a ravagé les dépôts de chanvre et de lin, marchandises précieuses dont la vente aurait aidé à remplir les caisses de l'État.
Pour se consoler de cette pénurie et de ce désordre typiquement russes, la tsarine s'est remise à boire de grandes quantités d'alcool. Quand elle a avalé un nombre suffisant de verres, elle s'écroule sur son lit, terrassée par un sommeil de brute. Ses caméristes veillent à son repos. Elle a de plus auprès d'elle un gardien de nuit, le spalnik, chargé de prêter l'oreille à sa respiration, d'écouter ses doléances et de calmer ses angoisses dès qu'elle reprend conscience entre deux plongées dans le noir. Sans doute confie-t-elle à ce bonhomme inculte, naïf et humble comme un animal domestique, les inquiétudes qui l'assaillent dès qu'elle ferme les yeux. A force de mijoter dans sa tête, les histoires de la famille et les subtilités de la politique forment un brouet indigeste. Remâchant de vieilles rancunes et de vaines illusions, elle espère que la mort attendra du moins qu'elle ait signé un accord définitif avec le roi de France avant de la frapper. Que Louis XV n'ait pas voulu d'elle comme fiancée quand elle n'avait que quatorze ans et que lui n'en avait que quinze, cela peut, à la rigueur, se comprendre. Mais qu'il hésite à la reconnaître aujourd'hui comme unique et fidèle alliée, alors qu'ils sont tous deux au sommet de la gloire, voilà, juge-t-elle, qui dépasse l'entendement. Ce n'est pas ce gredin de Frédéric II qui refuserait une pareille aubaine ! Il est vrai que le roi de Prusse compte sur le grand-duc Pierre pour amener la Russie à résipiscence. Élisabeth préférerait être maudite par l'Église plutôt que d'accepter une telle humiliation ! Pour prouver qu'elle est encore de taille à s'occuper des affaires, elle prend, le 17 novembre, des mesures destinées à alléger l'impôt, très impopulaire, sur le sel et publie, dans un souci d'indulgence tardive, une liste de prisonniers à vie qu'il serait temps de libérer. Peu après, une hémorragie plus violente que d'habitude l'oblige à interrompre toute activité. A chaque quinte de toux, elle vomit des flots de sang. Les médecins ne quittent plus son chevet. Ils avouent qu'à leur avis tout espoir est perdu.
Le 24 décembre 1761, Élisabeth reçoit l'extrême-onction et trouve assez de force pour répéter, après le prêtre, les paroles de la prière des agonisants. Dans ce monde qui peu à peu se détache d'elle, comme aspiré vers le néant, elle devine la pitoyable agitation de ceux qui, demain, la porteront en terre. Ce n'est pas elle qui est en train de mourir, c'est l'univers des autres. N'ayant pris aucune décision au sujet de sa succession, elle s'en remet à Dieu pour régler le sort de la Russie après son dernier soupir. Ne sait-on pas mieux là-haut qu'ici-bas ce qui convient au peuple russe ? Jusqu'au lendemain, 25 décembre, jour de la naissance du Christ, la tsarine lutte contre la nuit qui envahit son cerveau. Vers trois heures de l'après-midi, elle cesse de respirer et un grand calme se répand sur son visage, où restent encore quelques traces de fard. Elle vient d'entrer dans sa cinquante-troisième année.
Quand les portes de la chambre mortuaire s'ouvrent à deux battants, tous les courtisans assemblés dans le salon d'attente s'agenouillent, se signent et baissent la tête pour entendre l'annonce fatidique prononcée par le vieux prince Nikita Troubetzkoï, procureur général du Sénat : « Sa Majesté Impériale Élisabeth Petrovna s'est endormie dans la paix du Seigneur. » Le prince ajoute la formule consacrée : « Elle nous a ordonné de vivre longtemps. » Enfin, il précise d'une voix forte, afin d'abolir toute équivoque : « Dieu garde notre Très Gracieux Souverain, l'empereur Pierre III. »
Après le décès d'Élisabeth, « la Clémente », ses proches font le pieux inventaire de ses armoires et de ses coffres. Ils y découvrent quinze mille robes, dont certaines n'ont jamais été portées par Sa Majesté, sauf peut-être certains soirs de solitude pour se contempler dans une glace.
Les premiers à s'incliner devant le corps maquillé et paré de la défunte sont, comme il se doit, son neveu Pierre III, qui a du mal à dissimuler sa joie, et sa belle-fille Catherine, déjà préoccupée de la façon dont elle utilisera cette nouvelle donne dans la distribution des cartes. Le cadavre, embaumé, parfumé, mains jointes et couronne en tête, reste exposé pendant six semaines dans une salle du palais d'Hiver. Parmi la foule qui défile devant le cercueil ouvert, nombre d'inconnus pleurent Sa Majesté qui aimait tant les petites gens et n'hésitait pas à punir les fautes des grands. Mais les regards des visiteurs vont irrésistiblement du masque impassible de la tsarine au visage pâle et grave de la grande-duchesse, agenouillée près du catafalque Catherine semble abîmée dans une prière sans fin. En réalité, si elle murmure d'interminables oraisons, elle n'en réfléchit pas moins à la conduite qu'elle devra adopter dans l'avenir pour déjouer l'hostilité de son mari.
A la présentation de feu l'impératrice au peuple dans le palais succède le transfert de la dépouille à la cathédrale Notre-Dame-de-Kazan. Là encore, pendant les cérémonies religieuses, qui dureront dix jours, Catherine étonne l'assistance par les manifestations de son chagrin et de sa piété. Veut-elle prouver ainsi à quel point elle est russe, alors que son époux, le grand-duc Pierre, ne manque jamais une occasion de montrer qu'il ne l'est pas ? Pendant le transport solennel du cercueil de la cathédrale Notre-Dame-de-Kazan à celle de la forteresse Saint-Pierre-et-Saint-Paul pour l'inhumation dans la crypte réservée aux souverains de Russie, le nouveau tsar scandalise les esprits les plus évolués en ricanant et en se contorsionnant derrière le char funèbre. Sans doute se venge-t-il de toutes les humiliations passées en faisant un pied-de-nez à la morte. Mais nul ne rit de ses pitreries un jour de deuil national. En observant son mari à la dérobée, Catherine se dit qu'il travaille inconsciemment à sa perte. D'ailleurs, il annonce très vite la couleur de ses intentions. Au cours de la nuit qui suit son avènement, il donne l'ordre aux troupes russes d'évacuer immédiatement les territoires qu'elles occupent en Prusse et en Poméranie. Dans le même temps, il offre à Frédéric II, le vaincu d'hier, de signer avec lui un « accord de paix et d'amitié éternelles ». Aveuglé par son admiration pour un ennemi si prestigieux, il menace d'imposer à la garde impériale russe l'uniforme holsteinois, de dissoudre d'un trait de plume quelques régiments jugés trop dévoués à la défunte, de mettre au pas l'Église orthodoxe et d'obliger les prêtres à se raser la barbe et à porter la redingote, à l'exemple des pasteurs protestants.
Sa germanophilie prend des proportions telles que Catherine craint d'être bientôt répudiée et enfermée dans un couvent. Cependant, ses partisans lui répètent qu'elle a toute la Russie derrière elle et que les unités de la garde impériale ne toléreront pas qu'on touche à un cheveu de sa tête. Les cinq frères Orlov, conduits par son amant Grégoire, la persuadent que, loin de désespérer, elle devrait se réjouir de la tournure prise par les événements. L'heure est venue, disent-ils, de jouer le tout pour le tout. N'est-ce pas par un coup d'audace inouï que Catherine Ire, Anna Ivanovna, Élisabeth Ire ont conquis le trône ? Les trois premières impératrices de Russie lui montrent le chemin. Elle n'a qu'à mettre ses pas dans les leurs.
Le 28 juin 1762, le jour même où le baron de Breteuil écrit dans une dépêche à son gouvernement que, dans le pays, monte « un cri public de mécontentement », Catherine, conduite par Alexis Orlov, se rend auprès des régiments de la Garde, passe d'une caserne à l'autre et se voit partout acclamée. La consécration suprême lui est donnée aussitôt à Notre-Dame-de-Kazan, où les prêtres, qui lui savent gré de sa piété si souvent affichée, la bénissent pour son destin impérial. Le lendemain, chevauchant, en uniforme d'officier, à la tête de plusieurs régiments ralliés à sa cause, elle se dirige vers Oranienbaum où son mari, qui ne se doute de rien, se prélasse dans les bras de sa maîtresse, Élisabeth Vorontzov. C'est avec stupeur qu'il reçoit les émissaires de sa femme et entend de leur bouche qu'un soulèvement militaire vient de le chasser du trône. Ses troupes holsteinoises n'ayant pu opposer aucune résistance aux insurgés, il signe, en sanglotant et en tremblant de peur, l'acte d'abdication qu'on lui présente. Sur quoi, les partisans de Catherine le font monter dans une voiture fermée et le conduisent au château de Ropcha, à quelque trente verstes de Saint-Pétersbourg, où il est placé en résidence surveillée.
Le dimanche 30 juin 1762, Catherine revient à Saint-Pétersbourg, saluée par des carillons, des salves d'artillerie et des hurlements d'allégresse6. On dirait que la Russie se réjouit d'être redevenue russe grâce à elle. Est-ce le fait d'avoir de nouveau une femme aux commandes de l'empire qui rassure le peuple ? Dans l'ordre de la succession dynastique, elle sera la cinquième après Catherine Ire, Anna Ivanovna, Anna Léopoldovna et Élisabeth Ire (Petrovna) à gravir les marches du trône. Qui donc a prétendu que la jupe entrave les mouvements naturels de la femme ? Jamais Catherine ne s'est sentie plus à l'aise ni plus sûre d'elle Celles qui l'ont précédée dans cette charge majeure lui donnent du courage et une sorte de légitimité. C'est la tête et non le sexe qui est dorénavant le meilleur atout pour la prise du pouvoir.
Or, voici que, six jours après son entrée en apothéose dans Saint-Pétersbourg, Catherine apprend, par une lettre fort embarrassée d'Alexis Orlov, que Pierre III a été mortellement blessé au cours d'une rixe avec ses gardiens, à Ropcha. Elle est atterrée. Ne va-t-on pas lui imputer, dans le peuple, cette fin brutale et suspecte ? Tous ces gens qui l'ont ovationnée hier dans les rues ne s'aviseront-ils pas de la haïr à cause d'un crime qu'elle n'a pas commis, mais qui l'arrange grandement ? Dès le lendemain, elle est soulagée. Nul ne s'afflige du décès de Pierre III, et nul ne songe à la soupçonner d'avoir été à l'origine d'une disparition si nécessaire. Elle a même l'impression que ce meurtre qu'elle réprouve correspond au vœu secret de la nation.
Dans son entourage, certains ont assisté à l'avènement, en 1725, d'une autre Catherine, la première du nom. Ceux-là ne peuvent s'empêcher de penser que trente-sept ans se sont écoulés depuis et qu'au cours de cette période quatre femmes ont occupé tour à tour le trône de Russie : les impératrices Catherine Ire, Anna Ivanovna et Élisabeth Ire, avec le bref intermède d'une régence assurée par Anna Léopoldovna. Comment éviter que les survivants ne comparent entre elles les différentes souveraines qui ont successivement, et en si peu de temps, incarné le pouvoir suprême ? Les plus vieux, rappelant leurs souvenirs, relèvent de bizarres similitudes entre ces autocrates en robe. Chez Catherine Ire, Anna Ivanovna et Anna Léopoldovna, ils décèlent la même lubricité, les mêmes débordements dans le plaisir et la cruauté, le même goût pour la bouffonnerie et la laideur, alliés à la même recherche du luxe et au même besoin de jeter de la poudre aux yeux. Cette frénésie primitive et cet égoïsme foncier se sont retrouvés chez Élisabeth, mais tempérés par le souci de paraître « clémente », conformément au surnom qu'on lui avait donné dans le peuple. Certes, pour des familiers de la cour, cent autres particularités distinguent la façon d'être de chacune de ces personnalités excessives. Mais, pour quiconque n'a pas vécu dans leur sillage, il semble par moments que la confusion soit totale. Est-ce Catherine Ire, ou Anna Léopoldovna, ou Anna Ivanovna, ou Élisabeth Ire qui a imaginé cette nuit de noces des deux bouffons enfermés dans un palais de glace ? Laquelle de ces ogresses omnipotentes a eu pour amant un cosaque, chantre de la chapelle impériale ? Laquelle des quatre s'est divertie autant des grimaces de ses nains que des gémissements des prisonniers mis à la torture ? Laquelle a conjugué, avec une avidité dévorante, les plaisirs de la chair et ceux de l'action politique ? Laquelle a été bonne pâte tout en assouvissant ses instincts les plus vils, pieuse tout en insultant Dieu à chaque pas ? Laquelle, bien que sachant à peine lire et écrire, a ouvert une université à Moscou et a permis à un Lomonossov de jeter les fondements de la langue russe moderne ? Pour les contemporains éberlués, il n'y a pas eu, durant ce laps de temps, trois tsarines et une régente, mais une seule femme, tyrannique et jouisseuse, qui, sous des visages et des noms différents, a inauguré l'ère du matriarcat en Russie.
C'est peut-être parce qu'elle a beaucoup aimé les hommes qu'Élisabeth a tant aimé les dominer. Et eux, ces éternels fiers-à-bras, ont été heureux de sentir son talon sur leur nuque, et même ils en ont redemandé ! En réfléchissant au destin de ses illustres devancières, Catherine se dit que cette faculté d'être tour à tour moralement masculine dans les décisions politiques et physiquement féminine au lit doit être la caractéristique de toutes ses congénères, dès qu'elles se piquent d'avoir une opinion sur les affaires de l'État. Au lieu d'émousser leur sensualité, l'exercice de l'autocratie l'exacerbe. Plus elles assument de responsabilités dans la conduite de la nation et plus elles éprouvent le besoin d'assouvir leur instinct génésique, refoulé pendant les ennuyeuses discussions ministérielles. Ne serait-ce pas la preuve de l'ambivalence originelle de la femme qui, loin d'avoir pour seules vocations le plaisir et la procréation, est autant dans son rôle quand elle dirige le destin d'un peuple ?
Subitement, Catherine est éblouie par une évidence historique : plus qu'aucune autre terre, la Russie est l'empire des femmes. Elle rêve de la modeler à son idée, de la polir sans la dénaturer. De la première Catherine à la seconde, les mœurs ont évolué imperceptiblement. La robuste barbarie orientale se donne déjà, dans les salons, de faux airs de culture européenne. La nouvelle tsarine est résolue à encourager la métamorphose. Mais sa prochaine ambition est de faire oublier ses origines germaniques, son accent allemand, son ancien nom de Sophie d'Anhalt-Zerbst et d'apparaître à tous les Russes comme la plus russe des souveraines, l'impératrice Catherine II de Russie. Elle a trente-trois ans et toute la vie devant elle pour attester sa valeur. C'est plus qu'il n'en faut quand on a, comme elle, foi en son étoile et en son pays. Peu lui importe d'ailleurs que ce pays ne soit pas celui de sa naissance, puisque c'est celui de son choix. Rien n'est plus noble, pense-t-elle, que de construire son avenir en dehors des notions de nationalité et de généalogie. N'est-ce pas pour cela qu'on l'appellera un jour Catherine la Grande ?
1 Les détails de cette entrevue et les propos échangés ont été consignés par Catherine II dans ses Mémoires. Cf. Henri Troyat, op. cit.
2 Ibid.
3 Cf. K. Waliszewski, op. cit.
4 Cf. Daria Olivier, op. cit.
5 Anna est décédée à l'âge de trois mois, le 19 mars 1759.
6 Pour le récit détaillé de ces journées, cf., entre autres, Henri Troyat, op. cit.