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SA MAJESTÉ ET LEURS ALTESSES
Tour à tour sollicitée, en cette année 1750, par les événements du monde extérieur et par ceux de sa famille, Élisabeth ne sait plus où donner de la tête. A l'instar de l'Europe livrée aux rivalités et aux convulsions, le couple grand-ducal vit cahin-caha, sans directive ferme et, semble-t-il, sans projet d'avenir. La grossièreté de Pierre éclate à la moindre occasion. L'âge, qui devrait assagir sa gaminerie et sa maniaquerie, ne fait que les exacerber. A vingt-deux ans, il en est encore à s'amuser avec des marionnettes, à diriger, revêtu de l'uniforme prussien, la parade de la petite troupe holsteinoise réunie à Oranienbaum et à organiser un conseil de guerre pour condamner, dans les formes, un rat à la pendaison. Quant aux jeux de l'amour, il y pense de moins en moins. S'il continue de se vanter, devant Catherine, de ses prétendues liaisons galantes, il se garde bien de la toucher, fût-ce du bout des doigts. On dirait qu'elle lui fait peur, ou qu'elle lui répugne, justement parce qu'elle est une femme et qu'il ignore tout de ce genre de créature. Frustrée et humiliée, nuit après nuit, elle s'étourdit en lisant les romans français de Mlle de Scudéry, L'Astrée d'Honoré d'Urfé, le Clovis de Desmarets, les Lettres de Mme de Sévigné ou — suprême audace ! — les Vies des dames galantes de Brantôme. Quand elle est lasse de tourner les pages d'un livre, elle s'habille en homme, à l'exemple de l'impératrice, va chasser le canard au bord des étangs ou fait seller un cheval et galope sans but, le visage au vent, pour se détendre les nerfs. Par un reste de décence, elle feint de monter en amazone, mais, à peine se croit-elle hors de vue qu'elle se campe à califourchon. Dûment avertie, l'impératrice déplore cette habitude cavalière qui, selon elle, pourrait être cause de la stérilité de sa bru. Catherine ne sait si elle doit rire ou s'agacer d'une telle curiosité autour de son ventre.
Si le grand-duc la dédaigne, d'autres hommes lui font la cour, assez ouvertement. Même son mentor attitré, le très vertueux Tchoglokov, s'est radouci et lui glisse de temps à autre un compliment salace. Sensible autrefois au charme des Tchernychev, elle subit à présent avec plaisir les assiduités d'un nouveau membre de la famille, prénommé Zahar, qui vaut bien les précédents. A chaque bal, Zahar est là, qui la dévore des yeux et attend le moment de danser avec elle. Ils échangent même, dit-on, des billets doux. Élisabeth veille au grain. Au beau milieu de l'amourette, Zahar Tchernychev reçoit l'ordre impérial de rejoindre immédiatement son régiment, cantonné loin de la capitale. Mais Catherine n'a guère le temps de regretter son départ, car presque aussitôt il est avantageusement remplacé à ses côtés par le séduisant comte Serge Saltykov. Descendant d'une des plus anciennes familles de l'empire, admis parmi les chambellans de la petite cour grand-ducale, il a épousé une demoiselle d'honneur de l'impératrice et en a eu deux enfants. Il est donc de la race des « vrais mâles » et brûle de le prouver à la grande-duchesse, mais la prudence le retient encore sur la pente. La nouvelle surveillante et camériste du couple, Mlle Vladislavov, adjointe aux Tchoglokov, informe Bestoujev et l'impératrice des progrès de cette idylle doublement adultérine. Un jour, alors que Mme Tchoglokov expose, pour la dixième fois, à Sa Majesté les soucis que lui cause le grand-duc en négligeant son épouse, Élisabeth, saisie d'une illumination, retourne à une idée qui la hante depuis les fiançailles de son neveu. Comme vient de le dire son interlocutrice, pour qu'il y ait naissance d'enfant, il faut impérativement que le mari « y ait mis du sien ». C'est donc sur Pierre qu'il faut agir, et non sur Catherine, pour assurer une procréation correcte. Ayant convoqué Alexis Bestoujev, Élisabeth examine avec lui la meilleure façon de résoudre le problème. Les faits sont là : après cinq ans de mariage, la grande-duchesse n'a pas encore été déflorée par son époux. Or, selon les dernières nouvelles, elle a un amant normalement constitué, Serge Saltykov. En conséquence, il importe, pour éviter un fâcheux micmac, de prendre Serge Saltykov de vitesse et d'offrir à Pierre la possibilité de féconder sa femme. Selon le médecin de cour Boerhaave, il suffirait d'une légère intervention chirurgicale pour libérer Son Altesse du phimosis qui le rend impropre à satisfaire son auguste moitié. Bien entendu, si l'opération ne réussit pas, Serge Saltykov sera là pour remplir, incognito, le rôle de géniteur. On aura ainsi une double garantie d'insémination. Autrement dit, pour que la descendance de Pierre le Grand soit assurée, il est préférable de miser sur les deux tableaux : laisser Catherine prendre du bon temps avec son amant et préparer son mari à avoir avec elle des rapports efficaces. Le souci dynastique et le sens de la famille se conjuguent pour conseiller à la tsarine d'avoir, en stratège avisé, plusieurs cordes à son arc. Du reste, n'ayant jamais eu d'enfant elle-même, en dépit de ses nombreuses aventures sentimentales, elle ne comprend pas qu'une femme, à qui sa constitution physique n'interdit pas la maternité, hésite à chercher auprès d'un autre homme le bonheur que son époux lui refuse. Peu à peu, dans sa tête, l'adultère de la grande-duchesse, qui n'était au début qu'une idée à la fois futile et aberrante, devient une idée fixe à caractère sacré, l'équivalent d'un devoir patriotique.
A son instigation, Mme Tchoglokov, transformée en confidente très intime, va expliquer à Catherine qu'il est des situations où l'honneur d'une femme est de consentir à perdre cet honneur pour le bien du pays. Elle lui jure que personne — pas même l'impératrice — ne lui tiendra rigueur de cette dérogation aux règles de la fidélité conjugale. C'est donc avec la bénédiction de Sa Majesté, de Bestoujev et des Tchoglokov qu'elle retrouve maintenant Serge Saltykov pour des rencontres qui ne sont plus uniquement des parties de plaisir. Cependant, la petite intervention chirurgicale décidée en haut lieu est pratiquée de façon tout à fait indolore par le docteur Boerhaave sur la personne du grand-duc. Pour avoir la preuve qu'un coup de bistouri a rendu son neveu « opérationnel », Sa Majesté lui envoie la jeune et jolie veuve du peintre Groot, que l'on dit apte à se faire une opinion sur ce point. Le rapport de la dame est concluant : tout est en ordre ! La grande-duchesse pourra juger par elle-même des capacités enfin normales de son époux. En apprenant la nouvelle, Serge Saltykov est soulagé. Et Catherine l'est encore plus. En effet, il est temps que Pierre se manifeste, une fois du moins, au lit pour qu'elle puisse lui faire endosser la paternité de l'enfant qu'elle porte depuis quelques semaines dans son ventre.
Hélas ! au mois de décembre 1750, au cours d'une partie de chasse, Catherine est prise de violentes douleurs. Une fausse couche. Malgré leur déception, la tsarine et les Tchoglokov redoublent d'attention envers elle. Une façon comme une autre de l'inviter à recommencer. Avec Saltykov ou avec n'importe quelle « doublure ». Le vrai père importe peu. C'est le père putatif qui compte ! En mars 1753, Catherine éprouve derechef des symptômes de grossesse. Une seconde fausse couche survient, au retour d'un bal. Heureusement, la tsarine a de l'opiniâtreté à revendre : au lieu de désespérer, elle encourage Saltykov dans son rôle d'étalon, cela tant et si bien qu'en février 1754, sept mois après sa dernière fausse couche, Catherine constate qu'elle est de nouveau enceinte. Aussitôt prévenue, la tsarine pavoise. Cette fois, pense-t-elle, sera la bonne. La grossesse paraissant se dérouler correctement, elle estime qu'il serait sage d'éloigner Serge Saltykov, dont les services ne sont plus nécessaires. Toutefois, par égard pour le moral de sa bru, l'impératrice consent à garder l'amant en réserve, du moins jusqu'à l'accouchement.
Certes, en songeant à cette naissance prochaine, Élisabeth regrette qu'il s'agisse d'un bâtard, lequel, bien qu'héritier en titre de la couronne, n'aura plus dans les veines une seule goutte du sang des Romanov. Mais cette tromperie généalogique, dont nul, bien entendu, ne sera informé, vaut mieux, juge-t-elle, que l'installation sur le trône du pauvre tsarévitch Ivan, aujourd'hui âgé de douze ans et prisonnier à Riazan, d'où l'on doit le transférer, comme prévu, à Schlüsselburg. Feignant de croire que l'enfant à venir est le légitime rejeton de Pierre, elle entoure de soins cette mère adultère dont elle ne peut plus se passer. Partagée entre le remords d'une gigantesque supercherie et la fierté d'avoir ainsi préservé la pérennité de la dynastie, elle voudrait crier son indignation à cette fieffée roublarde, qui cependant témoigne d'une sensualité, d'une amoralité et d'une audace si proches des siennes ! Mais il lui faut se contenir à cause des historiens de demain, qui jugeront son règne. Aux yeux de la cour, Sa Majesté attend, avec un pieux espoir, que sa bru très affectionnée mette au monde le premier fils du grand-duc Pierre, fruit providentiel d'un amour béni par l'Église. Ce n'est pas une femme qui va accoucher, mais la Russie entière qui se prépare à donner le jour à son futur empereur.
Durant des semaines, Élisabeth loge dans l'appartement voisin de la pièce où la grande-duchesse attend la délivrance. Au vrai, si elle veut se tenir tout près de sa belle-fille, c'est surtout pour empêcher que l'entreprenant Serge Saltykov ne lui rende de trop fréquentes visites, ce qui ferait jaser. Dès à présent, elle envisage l'envoi dans quelque poste éloigné de ce géniteur devenu indésirable. Quant à l'avenir sentimental de sa bru, Élisabeth n'y songe pas encore. Que Catherine se contente d'accoucher ! Et qu'elle donne un garçon au pays ! Une fille compliquerait tout ! Plus tard, on avisera ! Jour après jour, la tsarine fait des calculs, interroge les médecins, consulte les voyantes et prie devant les icônes.
Dans la nuit du 19 au 20 septembre 1754, après neuf ans de mariage, Catherine ressent enfin les premières douleurs. Immédiatement, l'impératrice, le comte Alexandre Chouvalov et le grand-duc Pierre se précipitent pour assister au travail. Le 20 septembre 1754, à midi, en voyant apparaître, dans les mains de la sage-femme, le bébé encore gluant et maculé de sang, Élisabeth exulte : Dieu soit loué, c'est un mâle ! Elle a déjà choisi son prénom : ce sera Paul Petrovitch (Paul, fils de Pierre). Lavé, emmailloté, ondoyé par le confesseur de Sa Majesté, le nouveau-né ne reste qu'une minute dans les bras de sa mère. C'est à peine si elle a le temps de l'embrasser, de le palper, de le humer. Il ne lui appartient déjà plus : il appartient à la Russie, ou plutôt à l'impératrice ! Laissant derrière elle la grande-duchesse exténuée et gémissante, Élisabeth emporte le petit Paul, en le serrant dans ses bras, comme un butin chèrement acquis. Désormais, elle le gardera dans ses appartements privés, sous sa seule surveillance. Elle n'a plus besoin de Catherine. Ayant accompli son office de pondeuse, la grande-duchesse a perdu tout intérêt. Elle pourrait retourner en Allemagne que nul ne s'en soucierait au palais.
Penchée sur le berceau, Élisabeth scrute avec angoisse le visage chiffonné du nourrisson. Aucun « air de famille » n'est décelable à cet âge-là. Et c'est tant mieux ! D'ailleurs, qu'il ressemble à l'amant de Catherine ou à son mari, le résultat est le même. A dater d'aujourd'hui, il est indifférent que le grand-duc Pierre, ce macaque prétentieux, continue à encombrer le palais. Qu'il vive ou qu'il disparaisse : la succession est assurée !
Au-dessus de la ville, les canons tonnent, les cloches carillonnent allégrement ; dans sa chambre, encore toute chaude du remue-ménage de l'accouchement, Catherine pleure d'être une fois de plus abandonnée ; et non loin d'elle, derrière la porte, le grand-duc, entouré des officiers de son régiment holsteinois, vide verre sur verre à la santé de « son fils Paul ». Quant aux diplomates, Élisabeth se doute qu'avec leur causticité habituelle ils s'amuseront, chacun dans leur coin, à commenter l'étrange filiation de l'héritier du trône. Mais elle sait aussi que, même si on n'est pas dupe dans les chancelleries de ce tour de passe-passe, personne n'osera dire tout haut que le petit Paul Petrovitch est un bâtard et que le grand-duc Pierre est le plus glorieux cocu de Russie. Or, c'est cette adhésion tacite des contemporains à une contre-vérité qui peut la transformer en certitude pour les générations futures. Et Élisabeth tient par-dessus tout au jugement de la postérité.
A l'occasion du baptême, Élisabeth décide de témoigner sa satisfaction à la mère en lui faisant présenter sur un plateau quelques bijoux et un ordre de payer à son nom la somme de cent mille roubles : le prix d'achat d'un héritier authentique. Puis, estimant qu'elle lui a suffisamment marqué sa sollicitude, elle ordonne, par mesure de décence, d'expédier Serge Saltykov en mission à Stockholm. Il est chargé de porter au roi de Suède l'annonce officielle de la naissance, à Saint-Pétersbourg, de Son Altesse Paul Petrovitch. Pas une seconde elle ne tique sur l'étrange démarche de ce père illégitime allant quêter les congratulations destinées au père légitime de l'enfant. Combien de temps durera le voyage ? Élisabeth ne le précise pas et Catherine en est désespérée. Pures simagrées de petite femme en mal d'affection ! tranche la tsarine. Elle a connu trop d'aventures sentimentales ou sensuelles dans sa vie pour s'attendrir sur celles des autres.
Tandis que Catherine se lamente dans son lit en attendant le signal des « relevailles », Élisabeth multiplie les réceptions, les bals et les banquets. On n'en finit pas de célébrer, au palais, un événement qu'on espérait depuis bientôt dix ans. Enfin, le 1er novembre 1754, quarante jours après les couches, le protocole exige que la grande-duchesse reçoive les félicitations du corps diplomatique et de la cour. Catherine accueille les invités à demi allongée sur un lit d'apparat en velours rose à broderies argent. La chambre a été richement meublée et illuminée pour l'occasion. La tsarine elle-même est venue inspecter les lieux avant la cérémonie pour voir si rien ne clochait. Mais, aussitôt après la séance des hommages, elle fait remporter les meubles et les candélabres superflus ; selon ses instructions, le couple grand-ducal retrouve ses appartements habituels au palais d'Hiver. Une manière déguisée de signifier à Catherine que son rôle est terminé et que, dorénavant, la réalité va remplacer le rêve.
Inconscient de ce branle-bas familial, Pierre retourne à ses jeux puérils et à ses beuveries, tandis que la grande-duchesse affronte le remplaçant de son ancien mentor, Tchoglokov, décédé entre-temps. Le nouveau « maître de la petite cour », dont elle pressent le caractère fouineur et tatillon, est le comte Alexandre Chouvalov, le frère d'Ivan. Dès son entrée en fonctions, il cherche à gagner la sympathie des habitués du ménage princier, cultive l'amitié de Pierre et applaudit à sa passion inconsidérée pour la Prusse. Épaulé par lui, le grand-duc ne connaît plus de limites à sa germanophilie, fait venir de nouvelles recrues du Holstein et organise, dans le parc du château d'Oranienbaum, un camp retranché qu'il nomme Peterstadt. Pendant qu'il s'amuse ainsi à se prendre pour un officier allemand, commandant à des troupes allemandes sur une terre qu'il voudrait allemande, Catherine, plus esseulée que jamais, sombre dans la neurasthénie. Comme elle le redoutait au lendemain de son accouchement, Serge Saltykov, après une brève mission en Suède, est envoyé, en qualité de ministre résident de Russie, à Hambourg. Bien que détestant son fils adoptif, la tsarine tient à couper les ponts entre les deux amants. En outre, c'est tout à fait exceptionnellement qu'elle autorise Catherine à voir son bébé. Belle-mère possessive, elle monte la garde à côté du berceau et ne tolère aucune réflexion de la grande-duchesse sur la façon d'élever l'enfant. A croire que la vraie mère du petit Paul n'est pas Catherine mais Élisabeth, que c'est elle qui l'a porté neuf mois dans son ventre et qui a souffert pour le mettre au monde.
Dépossédée, découragée, Catherine cherche à oublier sa disgrâce en lisant avec passion les Annales de Tacite, l'Esprit des lois de Montesquieu ou certains essais de Voltaire. Sevrée d'amour, elle tente de pallier ce manque de chaleur humaine en s'intéressant à la philosophie et même à la politique. A force de fréquenter les salons de la capitale, elle écoute avec plus d'attention que naguère les conversations, souvent brillantes, des diplomates. Aux côtés d'un mari entièrement absorbé par des balivernes militaires, elle prend ainsi une assurance, une maturité d'esprit qui n'échappent pas à son entourage. Élisabeth, dont la santé décline à mesure que celle de Catherine s'épanouit, ne tarde pas à remarquer la métamorphose progressive de sa bru. Mais elle ne sait pas encore si elle doit s'en réjouir ou s'en inquiéter. Souffrant d'asthme et d'hydropisie, la tsarine se raccroche, en vieillissant, au toujours jeune et bel Ivan Chouvalov. Il est devenu sa principale raison de vivre et son meilleur conseiller. Elle se demande si, pour sa tranquillité personnelle, il ne vaudrait pas mieux que Catherine eût, comme elle, un amant attitré qui la comblerait à tous égards et l'empêcherait de se mêler des affaires publiques.
Or, voici que vers la mi-1755, à la Pentecôte, un nouveau plénipotentiaire anglais arrive à Saint-Pétersbourg. Il se nomme Charles Hambury Williams et compte dans sa suite un jeune et sémillant aristocrate polonais, Stanislas-Auguste Poniatowski. Âgé de vingt-trois ans, Stanislas est féru de culture occidentale, a fréquenté tous les salons européens, connaît personnellement, à Paris, la fameuse Mme Geoffrin, qu'il appelle « maman », et jouit à Londres de l'amitié du ministre Horace Walpole. On dit qu'il parle toutes les langues, qu'il est à l'aise sous tous les climats et qu'il plaît à toutes les femmes. A peine débarqué en Russie, Williams songe à utiliser « le Polonais » pour séduire la grande-duchesse et en faire son alliée dans la lutte qu'il entend mener contre la prussophilie du grand-duc. Le chancelier Alexis Bestoujev, appuyé par tout le « parti russe », est d'ailleurs prêt à seconder l'ambassadeur britannique dans ses desseins. Ayant pris le vent, il souhaiterait voir la Russie se ranger ouvertement du côté des Anglais en cas de conflit avec Frédéric II. Selon les rumeurs qui courent les chancelleries, Louis XV lui-même, flairant le danger d'une guerre, serait impatient de renouer des contacts avec la Russie. Du jour au lendemain, grâce à ses conversations de salon avec Stanislas Poniatowski, Catherine est plongée en plein chaos européen. A son insu, les questions internationales prennent pour elle le beau visage du Polonais. Mais Stanislas, en dépit de ses nombreux succès mondains, est un fichu timide. Très alerte en paroles, il est paralysé de respect devant la grâce, l'élégance et le don de repartie de la grande-duchesse. Brûlant de désir, il n'ose se déclarer. C'est Léon Narychkine, le joyeux compagnon d'aventures de Serge Saltykov, qui pousse Stanislas Poniatowski à sauter le pas. La camériste confidente de Catherine, Mlle Vladislavov, facilite leurs premières rencontres à Oranienbaum. Toujours à l'affût des intrigues qui se trament, la tsarine est bientôt informée que sa belle-fille a trouvé un remplaçant à Serge Saltykov, que son dernier amant se nomme Stanislas Poniatowski et que les tourtereaux roucoulent infatigablement tandis que le mari, indifférent, ferme les yeux et se bouche les oreilles.
Élisabeth ne prend pas ombrage des nouvelles incartades de sa belle-fille, mais se demande s'il n'existe pas une arrière-pensée politique derrière cette liaison amoureuse. Il lui semble soudain qu'il y a deux cours rivales en Russie, la « grande cour » de Sa Majesté et la « petite cour » grand-ducale, et que les intérêts de ces deux émanations du pouvoir sont contradictoires. Pour s'assurer les sympathies de la « grande cour », traditionnellement francophile, Louis XV envoie à Saint-Pétersbourg un émissaire de choix, le sieur Mackenzie Douglas. Écossais d'origine, ce partisan des Stuarts, réfugié en France, appartient au cabinet « parallèle » de Louis le Bien-Aimé, appelé « le Secret du roi ». Il se rend en Russie soi-disant pour acheter des fourrures, en fait pour communiquer à la tsarine un code confidentiel qui lui permettra de correspondre directement avec Louis XV. Avant de se mettre en route, Douglas a été informé que sa mission sera plus délicate que prévu, car Bestoujev est maintenant subventionné par Londres pour servir la cause britannique. Même la grande-duchesse, appuyée par son amant du jour, Stanislas Poniatowski, s'est, dit-on, rangée du côté des Anglais. Éloigné provisoirement de la cour, le prince vient d'y reparaître nanti d'une affectation officielle : il a été nommé, entre-temps, ministre du roi de Pologne en Russie. Sa présence est ainsi régularisée et Catherine y voit la promesse d'un avenir paisible pour leur liaison. Elle est du reste réconfortée par les récentes dispositions d'Alexis Bestoujev à son égard. Ayant rejoint le chancelier dans le clan des amis de l'Angleterre, elle se sent hors d'atteinte. Déjà il a supprimé l'odieux espionnage dont elle était l'objet de la part de l'impératrice. Celle-ci ne reçoit plus d'Oranienbaum que des rapports relatifs aux extravagances prussiennes de son neveu.
Dans cette atmosphère de surveillance réciproque, de marchandages prudents et de tromperies courtoises, un premier traité a été concocté à Saint-Pétersbourg afin de régler l'attitude des différentes puissances dans l'éventualité d'un conflit franco-anglais. Mais soudain, à la suite de tractations secrètes, un nouvel accord est signé à Westminster, le 16 janvier 1756. Il stipule que la Russie, dans le cas d'une guerre généralisée, rejoindra la France dans sa lutte contre l'Angleterre et la Prusse. Ce brusque renversement des alliances stupéfie les non-initiés et révolte Élisabeth. Sans nul doute, Bestoujev, mieux payé ailleurs, a sacrifié les engagements d'honneur pris naguère par la Russie envers la Prusse. Et Catherine, la cervelle traversée de courants d'air, a été tout heureuse de le suivre dans une volte-face aussi scandaleuse. D'ailleurs, elle s'est de tout temps laissé embobiner par l'esprit français ! Dans la fureur de Sa Majesté, la contrariété politique a autant de part que l'amour-propre blessé. Elle regrette d'avoir fait confiance au chancelier Alexis Bestoujev pour conduire les pourparlers internationaux, alors que le vice-chancelier Vorontzov et les frères Chouvalov lui conseillaient de temporiser. Afin d'essayer de limiter les dégâts, elle crée en hâte, dès février 1756, une « conférence » qui, sous sa présidence effective, réunit Bestoujev, Vorontzov, les frères Chouvalov, le prince Troubetzkoï, le général Alexandre Boutourline, le général Apraxine et l'amiral Galitzine. C'est bien le diable si toutes ces têtes pensantes n'arrivent pas à se dépêtrer de l'imbroglio ! En somme, pour éviter le pire, il s'agit de savoir si, dans l'hypothèse d'un affrontement, la Russie peut accepter des subsides en échange de sa neutralité. Drapée dans l'honneur impérial, Élisabeth dit non. Mais, là-dessus, on apprend que Louis XV s'apprête à signer un accord d'aide militaire réciproque avec Marie-Thérèse. Tenue par ses engagements antérieurs envers l'Autriche, la Russie devient, du même coup, l'alliée de la France. Encadrée, malgré elle, par Louis XV et par Marie-Thérèse, voici Élisabeth obligée de se mesurer à Frédéric II et à George II. Doit-elle s'en réjouir ou s'en effrayer ? Autour d'elle, les courtisans sont partagés entre l'orgueil national, la honte d'avoir trahi leurs amis d'hier et la crainte de payer très cher un changement de cap qui ne s'imposait pas. On raconte, toutes portes closes, que la grande-duchesse Catherine, Bestoujev et peut-être même l'impératrice ont touché de l'argent pour lancer le pays dans une guerre inutile.
Indifférente à ces rumeurs, Élisabeth se retrouve, tout étonnée, dans la position d'une amie indéfectible de la France. Faisant contre mauvaise fortune bon cœur, elle offre, le 7 mai, à Mackenzie Douglas, de retour à Saint-Pétersbourg après une brève éclipse diplomatique, un accueil plein d'attention, d'estime et de promesses. Il est suivi, à quelques jours d'intervalle, par l'étrange Charles de Beaumont, dit le chevalier d'Éon de Beaumont. Ce personnage équivoque et séduisant avait déjà fait naguère une première apparition en Russie. Il portait alors des vêtements féminins. L'élégance de ses robes et le brio de sa conversation avaient séduit l'impératrice au point qu'elle lui avait demandé d'être occasionnellement sa « lectrice ». Or, voici que le chevalier d'Éon revient parader devant elle, mais en habits d'homme. Qu'il s'exhibe en jupe ou en haut-de-chausses, elle lui trouve toujours autant de grâce et d'esprit. Quel est donc son sexe ? Elle ne s'en soucie pas. Elle en a changé elle-même si souvent, au gré des mascarades de cour ! L'essentiel n'est-il pas que ce gentilhomme ait l'intelligence et le goût français ? Il lui apporte une lettre personnelle du prince de Conti. Les termes chaleureux de ce message la touchent plus sûrement que les amabilités habituelles des ambassadeurs. Sans hésiter, elle lui déclare : « Je ne veux ni tiers, ni médiateurs dans une réunion avec le roi [Louis XV]. Je ne lui demande que vérité, droiture et une parfaite réciprocité dans ce qui se concertera entre nous. » La formule ne souffre aucune ambiguïté : c'est, plus qu'un témoignage de confiance, une déclaration d'amour par-dessus les frontières.
Élisabeth voudrait savourer à loisir cette lune de miel avec la France. Mais l'aggravation de ses insomnies et de ses malaises ne lui laisse plus de répit. Sous le choc répété des souffrances, elle craint même de perdre la raison avant d'avoir eu le temps de remporter une victoire décisive dans cette guerre où elle a été entraînée malgré elle par le jeu des alliances. Or, voici que Frédéric II, voulant profiter de l'effet de surprise, déclenche les hostilités en procédant, sans préavis, à l'invasion de la Saxe1. Les premiers engagements sont à son avantage. Dresde est prise d'assaut, les Autrichiens sont battus à Prague, les Saxons à Pirna. Forcée de se porter au secours de son alliée l'Autriche, Élisabeth se résigne à intervenir. Sur son ordre, le général Apraxine, nommé feld-maréchal, quitte Saint-Pétersbourg et concentre le gros de ses troupes à Riga. Alors que Louis XV dépêche le marquis de L'Hôpital auprès de la tsarine pour l'exhorter à l'action, elle confie à Michel Bestoujev, qui, à l'opposé de son frère Alexis, le chancelier, est francophile dans l'âme, le soin de signer l'adhésion de la Russie au traité de Versailles. Le 31 décembre 1756, c'est chose faite.
Secrètement embarrassée par cette prise de position ostentatoire, Élisabeth espère encore que le conflit actuel n'embrasera pas toute l'Europe. Elle redoute, par ailleurs, que Louis XV ne se serve d'elle pour sceller un rapprochement, non plus occasionnel, mais permanent, avec l'Autriche. Comme pour donner raison à ses appréhensions, en mai 1757, Louis XV manifeste le besoin de confirmer son engagement aux côtés de Marie-Thérèse par une nouvelle alliance destinée à ôter à la Prusse toute possibilité de compromettre la paix en Europe. Sous ce prétexte généreux, Élisabeth devine que le roi dissimule une intention plus subtile. Tout en se proclamant solidaire de la Russie, il ne veut surtout pas qu'elle cherche à s'agrandir aux dépens de ses deux voisins, la Pologne et la Suède, qui sont les alliés traditionnels de la France. Tant que Louis XV aura ce double fil à la patte, il ne pourra jouer franc jeu avec Élisabeth. De nouveau, elle doit louvoyer avec les envoyés de Versailles. Elle se demande si Alexis Bestoujev, empêtré dans ses sympathies britanniques, est encore qualifié pour défendre les intérêts du pays. Alors que le chancelier, tout en protestant de son patriotisme et de son intégrité, ne verrait pas d'un mauvais œil le triomphe de la coalition anglo-prussienne sur la coalition austro-française, grâce notamment à l'inaction de la Russie, l'amant de l'impératrice, Ivan Chouvalov, ne cache pas qu'il est acquis à la France, à sa littérature, à ses modes et, ce qui est plus grave, à sa politique. Jamais Élisabeth n'a été l'objet d'un combat aussi acharné entre son favori et son chancelier, entre les élans de son cœur qui la rapprochent de Versailles et les remontrances de sa raison qui lui rappellent ses attaches avec Berlin.
Elle aimerait avoir la tête parfaitement claire pour prendre ses décisions. Mais les soucis quotidiens et la recrudescence de ses malaises minent chaque jour un peu plus sa résistance physique. Elle a parfois des hallucinations, exige de changer de chambre parce qu'elle se sent menacée par un ennemi sans visage, implore les icônes de lui venir en aide, tombe en syncope et, l'évanouissement dissipé, éprouve du mal à renouer ses pensées. Sa fatigue est telle qu'elle voudrait déposer les armes. Seules les circonstances l'obligent à rester debout. Cependant, elle sait que, dans son dos, on évoque déjà le problème qui surgira après sa disparition. Si elle meurt demain, inopinément, à qui ira la couronne ? D'après la tradition, son successeur ne peut être que son neveu, Pierre. Mais elle se cabre à l'idée que la Russie échoue entre les mains de ce demi-fou, maniaque et méchant, qui se pavane du matin au soir en uniforme holsteinois. Il faudrait, pour bien faire, qu'elle le déclarât, dès à présent, incapable d'occuper le trône et qu'elle désignât le fils du grand-duc, le petit Paul Petrovitch, âgé de deux ans, pour unique héritier. Or, ce serait offrir du même coup le rôle de régente à Catherine, qu'Élisabeth déteste autant pour sa beauté que pour sa jeunesse, son intelligence et ses nombreuses intrigues. En outre, la grande-duchesse s'est dernièrement acoquinée avec Alexis Bestoujev. A eux deux, ils auront tôt fait de brouiller les cartes qu'elle a savamment disposées. Cette perspective agace la tsarine, puis soudain elle s'en désintéresse. A quoi bon se préoccuper des péripéties de l'avenir puisque, vraisemblablement, elle ne sera plus là pour en souffrir ? Incapable de choisir quoi que ce soit dans l'immédiat, elle prend le parti de l'expectative et remet à plus tard le soin fastidieux de décider si elle destitue son neveu pour léguer le pouvoir à son petit-fils et à sa bru ou si elle laisse Pierre accéder légalement à la dignité impériale, au risque de consterner la Russie. Sans se l'avouer, elle espère que la solution lui sera dictée par les événements.
Justement, par bonheur, le feld-maréchal Apraxine, qu'elle a, à dix reprises, supplié vainement d'agir, s'est enfin résolu à déclencher une vaste offensive contre les Prussiens. En juillet 1757, les troupes russes prennent Memel et Tilsitt ; en août de la même année, elles écrasent l'ennemi à Gross Jaegersdorff. Élisabeth en éprouve un regain de vitalité et fait célébrer les victoires par un Te Deum, tandis que Catherine, pour lui complaire, organise des fêtes dans les jardins d'Oranienbaum. Au milieu du pays en liesse, seul le grand-duc Pierre promène un visage désolé. Oubliant qu'il est l'héritier du trône de Russie et que cette série de succès russes devrait lui réjouir le cœur, il ne digère pas la défaite de son idole, Frédéric II. Le diable a dû entendre ses récriminations : au moment où, à Saint-Pétersbourg, la foule surexcitée crie « A Berlin ! A Berlin ! » et exige qu'Apraxine poursuive sa conquête jusqu'à l'anéantissement de la Prusse, une nouvelle transforme l'enthousiasme unanime en stupéfaction. Des estafettes, expédiées par le commandement, affirment qu'après un début de campagne étincelant le feld-maréchal est en train de battre en retraite et que ses régiments abandonnent le terrain occupé en laissant sur place des équipements, des munitions et des armes. Cette dérobade semble tellement inexplicable qu'Élisabeth subodore un complot. Le marquis de L'Hôpital, qui, à la demande de Louis XV, assiste la tsarine de ses avis dans ces moments difficiles, n'est pas loin de penser qu'Alexis Bestoujev et la grande-duchesse Catherine, tous deux soudoyés par l'Angleterre et favorables à la Prusse, ne sont pas étrangers à la surprenante défection du feld-maréchal. L'ambassadeur le dit autour de lui et ses propos sont aussitôt rapportés à la tsarine. Dans un sursaut d'énergie, elle ne songe d'abord qu'à châtier les coupables. Pour commencer, elle révoque Apraxine, l'assigne à résidence dans ses terres et nomme à la tête de l'armée son lieutenant en second, le comte Fermor. Cependant, son principal ressentiment, elle en réserve la manifestation à Catherine. Elle voudrait sévir, une fois pour toutes, contre cette femme dont elle admettait jadis les infidélités conjugales mais dont elle ne peut tolérer les manigances politiques. Il faudrait lui clouer le bec, à elle et à toute la clique des Prussiens de comédie qui grenouillent autour du couple grand-ducal, à Oranienbaum.
Hélas ! le moment est mal choisi pour un coup de balai. En effet, voici que Catherine est derechef enceinte. Redevenue « sacrée » aux yeux de la nation, elle bénéficie d'une impunité provisoire. Quels que soient ses torts, il vaut mieux la laisser en paix jusqu'à l'accouchement. Une fois de plus, qui est le père ? Sûrement pas le grand-duc, lequel, depuis sa petite opération, réserve toutes ses attentions à Élisabeth Vorontzov, la nièce du vice-chancelier. Cette maîtresse qui n'est ni belle, ni spirituelle, mais dont la vulgarité le rassure, achève de le détourner de son épouse. Du reste, il se moque bien que Catherine ait un amant et que ce soit Stanislas Poniatowski qui l'ait engrossée. Il en plaisante même lourdement en public. Catherine n'est plus pour lui qu'une femme encombrante et déshonorante, avec laquelle on l'a marié dans sa jeunesse sans lui demander son avis. Il la supporte et tâche de l'oublier dans la journée, mais surtout la nuit. Elle, de son côté, redoute que Stanislas Poniatowski, le père naturel de l'enfant, ne soit expédié au bout du monde par la tsarine. A sa demande, Alexis Bestoujev intervient auprès de Sa Majesté pour que la nouvelle « affectation » de Stanislas, en Pologne, soit retardée, du moins jusqu'à la naissance du bébé. Il obtient gain de cause et Catherine, détendue, se prépare à l'événement.
Des contractions significatives la saisissent dans la nuit du 18 au 19 décembre 1758. Alerté par ses gémissements, le grand-duc se présente le premier à son chevet. Il est vêtu de l'uniforme prussien. Botté, la taille sanglée, l'épée au côté, des éperons aux talons et une écharpe de commandement autour de la poitrine, il titube et marmonne, d'une voix avinée, qu'il vient, avec son régiment, défendre son épouse légitime contre les ennemis de la patrie. Craignant que l'impératrice ne le découvre dans cet état, elle le renvoie se coucher et cuver son alcool. Sa Majesté arrive après lui, juste à temps pour voir sa bru délivrée par la sage-femme. Prenant le bébé dans ses bras, elle l'examine en connaisseuse. C'est une fille. Tant pis ! On s'en contentera. D'autant que, dans la lignée mâle, la succession est assurée par le petit Paul. Pour s'attirer la bienveillance de sa belle-mère, Catherine propose de donner à sa fille le prénom d'Élisabeth. Mais Sa Majesté n'est pas d'humeur à se laisser attendrir. Elle déclare préférer pour l'enfant le prénom d'Anna que portait jadis sa sœur aînée, la mère du grand-duc. Puis, ayant fait ondoyer le bébé, elle l'emporte farouchement dans ses bras, comme elle en a usé, quatre ans plus tôt, avec le frère de cette nouveau-née inutile.
Cet épisode familial une fois dépassé, Élisabeth se consacre au règlement de l'affaire Apraxine. Le feld-maréchal, discrédité, destitué après son incompréhensible reculade face à l'armée prussienne qu'il venait de vaincre, a été frappé, fort à propos, d'un « coup d'apoplexie » à l'issue de son premier interrogatoire. Mais, avant de mourir, et tout en niant sa culpabilité, il a reconnu avoir correspondu avec la grande-duchesse Catherine. Or, Élisabeth ayant formellement interdit à sa bru d'écrire à qui que ce soit sans en informer les personnes chargées de sa surveillance, il y a là un crime impardonnable de rébellion. Les proches de la tsarine attisent ses soupçons à l'encontre de la grande-duchesse, du chancelier Alexis Bestoujev et même de Stanislas Poniatowski, tous suspectés d'intelligence avec la Prusse. Le vice-chancelier Vorontzov, dont la nièce est la maîtresse du grand-duc et qui, depuis longtemps, rêve de remplacer le chancelier Bestoujev à son poste, accable Catherine, qu'il rend responsable de tous les malheurs diplomatiques et militaires de la Russie. Il est soutenu dans ses attaques par les frères Chouvalov, oncles d'Ivan, le favori d'Élisabeth. Même l'ambassadeur d'Autriche, le comte Esterhazy, et l'ambassadeur de France, le marquis de L'Hôpital, appuient la campagne de dénigrement déclenchée contre Alexis Bestoujev. Comment ne pas se laisser impressionner par un tel acharnement dans la dénonciation ? Après avoir écouté ce concert de reproches, Élisabeth prend sa décision dans le secret de sa conscience.
Un jour de février 1759, alors qu'Alexis Bestoujev assiste à une conférence ministérielle, il est interpellé et arrêté sans explication. Au cours d'une perquisition à son domicile, les enquêteurs découvrent quelques lettres de la grande-duchesse et de Stanislas Poniatowski. Rien de compromettant, certes ; pourtant, dans ce climat d'obscure vengeance, les moindres motifs sont bons pour régler leur compte aux gêneurs. Bien sûr, dans tous les pays, quiconque touche à la haute politique court le danger d'être jeté bas aussi rapidement qu'il est monté au pinacle. Mais, parmi les nations dites civilisées, les risques se limitent à un blâme, à une destitution ou à une mise à la retraite d'office ; en Russie, patrie de la démesure, les coupables peuvent être condamnés à la ruine, à l'exil, à la torture, voire à la mort. Dès qu'elle a senti sur sa nuque le vent de la répression, Catherine a brûlé ses vieilles lettres, ses brouillons, ses notes personnelles, ses livres de comptes. Elle espère qu'Alexis Bestoujev a pris la même précaution.
En vérité, l'impératrice, tout en condamnant son ancien chancelier, souhaite elle aussi qu'il en soit quitte pour une grande frayeur et pour la perte de quelques privilèges. Est-ce à la fatigue de l'âge ou aux souvenirs d'une vie de combat et de débauche qu'elle doit cet accès d'indulgence ? Réflexion faite, pour cet homme qui a si longtemps travaillé à ses côtés, elle préférerait un châtiment en demi-teinte plutôt qu'un verdict sans appel. Une fois de plus, on la louera d'être « la Clémente ». Elle a d'autant plus de mérite à modérer sa rancune contre Alexis Bestoujev que d'autres membres du « complot anglo-prussien » lui paraissent, eux, inexcusables. Ainsi demeure-t-elle de marbre devant le grand-duc Pierre qui se jette à ses pieds, jure qu'il n'est pour rien dans ces maladresses politiques et que seuls Bestoujev et Catherine sont coupables de concussion et de trahison. Écœurée par la bassesse de son neveu, Élisabeth le renvoie dans ses appartements, sans un mot de pardon ni un éclat de colère. Pour elle, il a cessé de compter. Et même d'exister.
Tout autre est son attitude devant la conduite « inqualifiable » de sa bru. Pour se disculper, Catherine lui a envoyé une longue lettre, rédigée en russe, dans laquelle elle lui confie son désarroi, proteste de son innocence et l'implore de la laisser repartir pour l'Allemagne, afin d'y retrouver sa mère et de s'incliner sur la tombe de son père, mort entre-temps. L'idée d'un exil volontaire de la grande-duchesse paraît à Élisabeth si absurde et si déplacée dans les circonstances actuelles qu'elle ne répond pas à cet appel au secours. Allant plus loin, elle choisit même de punir Catherine en la privant de sa meilleure camériste, Mlle Vladislavov. Ce nouveau coup achève d'abattre la jeune femme. Dévorée de chagrin et de crainte, elle se met au lit, refuse toute nourriture, se prétend malade d'âme et de corps et, au bord de l'inanition, ne veut surtout pas être examinée par un médecin. En revanche, elle supplie l'obligeant Alexandre Chouvalov d'appeler un prêtre pour l'entendre en confession. On prévient le père Doubianski, aumônier personnel de la tsarine. Ayant reçu les aveux et les marques de contrition de la grande-duchesse, il lui promet de plaider sa cause auprès de Sa Majesté. Au cours d'un entretien avec son « auguste pénitente », le prêtre lui peint si bien la douleur de sa belle-fille, laquelle, après tout, n'a à se reprocher qu'un dévouement maladroit à la cause de la monarchie, qu'Élisabeth promet de méditer sur le cas de cette étrange paroissienne. Catherine n'ose encore espérer un retour en grâce. Cependant, l'intervention du père Doubianski a dû être convaincante car, le 13 avril 1759, Alexandre Chouvalov retourne voir Catherine dans la chambre où elle dépérit d'angoisse et lui annonce que Sa Majesté la recevra « aujourd'hui même, à dix heures du soir ».
1 C'est le début de la guerre dite de Sept Ans.