II


LE RÈGNE ÉCLAIR DE CATHERINE Ire

Catherine Ire approche de la cinquantaine. Elle a beaucoup vécu, beaucoup aimé, beaucoup ri, beaucoup bu, mais n'est pas rassasiée. Ceux qui l'ont fréquentée dans sa période faste la décrivent comme une grosse femme mafflue, fardée, souriante, au triple menton, à l'œil égrillard, aux lèvres goulues, vêtue d'oripeaux voyants, surchargée de bijoux et d'une propreté douteuse. Pourtant, alors que tout le monde s'accorde pour dénoncer ses allures de cantinière déguisée en souveraine, les opinions sont plus nuancées quand il s'agit de commenter son intelligence et son esprit de décision. Si elle sait à peine lire et écrire, si elle parle le russe avec un accent polonais teinté de suédois, elle témoigne, dès les premiers jours de son règne, d'une louable application à incarner la pensée de son mari. Pour mieux se pénétrer des questions de politique étrangère, elle a même appris un peu de français et d'allemand. En toute occasion, elle préfère se fier au bon sens qu'elle a hérité d'une enfance difficile. Certains de ses interlocuteurs la trouvent plus humaine, plus compréhensive que le tsar défunt. Il n'en demeure pas moins que, consciente de son inexpérience, elle consulte Menchikov avant toute résolution importante. Ses ennemis affirment derrière son dos qu'elle lui est entièrement soumise et qu'elle redoute de le mécontenter par des initiatives personnelles. Couche-t-elle encore avec lui ? Si elle ne s'est pas privée de le faire dans le passé, il est peu probable qu'elle persévère à son âge et dans sa situation. Avide de chair fraîche, elle peut s'offrir des plaisirs plus savoureux que ceux d'un retour aux sources entre les bras d'un partenaire vieillissant. Totalement libre de ses choix, elle change d'amants selon sa fantaisie et ne regarde pas à la dépense lorsqu'il s'agit de les récompenser pour leurs prouesses nocturnes. L'ambassadeur de France Jacques de Campredon se plaît à énumérer dans ses Mémoires quelques-uns de ces élus éphémères : « Menchikov n'est plus que pour le conseil, écrit-il. Le comte Loewenwolde paraît plus accrédité. Le sieur Dévier est encore du nombre des favoris d'éclat. Le comte Sapieha a occupé aussi son poste. C'est un beau garçon bien fait. On lui envoie souvent des bouquets et des bijoux [...]. Il y a d'autres favoris de seconde classe, mais ils ne sont connus que de Johanna, ancienne femme de chambre de la tsarine et dépositaire de ses plaisirs. » Au cours des nombreux soupers dont elle régale ses compagnons de joutes amoureuses, Catherine boit comme un trou. Sur son ordre, la vodka ordinaire (prostaïa) alterne, sur la table, avec des liqueurs fortes, françaises et allemandes. Il lui arrive souvent de s'évanouir à la fin d'un de ces repas arrosés. « La tsarine a été assez mal d'une de ces débauches qui se fit le jour de la Saint-André, note le même Campredon dans un rapport à son ministre en date du 25 décembre 1725. Une saignée l'a tirée d'affaire ; mais, comme elle est extrêmement replète et qu'elle vit fort irrégulièrement, on croit qu'il lui arrivera quelque accident qui abrégera ses jours1. »

Ces soûleries et ces coucheries n'empêchent pas Catherine, dès qu'elle a recouvré ses esprits, de se conduire en véritable autocrate. Elle houspille et gifle ses servantes pour une peccadille, parle haut devant ses conseillers ordinaires, assiste sans broncher aux fastidieuses parades de la Garde, monte à cheval pendant des heures pour se détendre les nerfs et prouver à tout un chacun sa résistance physique. Comme elle a le sens de la famille, elle fait venir de leurs lointaines provinces des frères et des sœurs dont Pierre le Grand a toujours voulu ignorer l'existence. A son invitation, d'anciens paysans livoniens ou lithuaniens, mal dégrossis et engoncés dans des vêtements d'apparat, débarquent dans les salons de Saint-Pétersbourg. Des titres de comte et de prince s'abattent sur leur tête, au grand scandale des aristocrates authentiques. Quelques-uns de ces nouveaux courtisans aux mains calleuses rejoignent les habituels commensaux de Sa Majesté dans les conclaves de la bonne humeur et du dévergondage.

Cependant, si avide soit-elle d'amusements débridés, Catherine garde toujours quelques heures dans son emploi du temps pour s'occuper des affaires publiques. Certes, Menchikov continue à lui dicter les décisions quand il s'agit de l'intérêt de l'État, mais, d'une semaine à l'autre, Catherine s'enhardit jusqu'à contester parfois les opinions de son mentor. Tout en reconnaissant qu'elle ne saura jamais se passer des avis de cet homme compétent, dévoué et retors, elle le convainc d'instituer autour d'elle un Haut Conseil secret, comprenant, outre son inspirateur Menchikov, d'autres personnages dont la fidélité à Sa Majesté est notoire : Tolstoï, Apraxine, le vice-chancelier Golovkine, Ostermann... Ce cabinet suprême rejette dans l'ombre le traditionnel Sénat, qui ne débat plus que des questions secondaires. C'est à l'instigation du Haut Conseil que Catherine décide d'adoucir le sort des Vieux Croyants poursuivis pour leurs conceptions hérétiques, de créer une Académie des sciences selon le vœu de Pierre le Grand, d'accélérer l'embellissement de la capitale, de veiller au creusement du canal de Ladoga et d'équiper l'expédition du navigateur danois Vitus Behring à destination du Kamtchatka.

Ces sages résolutions font bon ménage, dans la tête bouillonnante de la tsarine, avec le goût de l'alcool et de l'amour. Elle est tour à tour vorace et avisée, bassement sensuelle et froidement lucide. A peine a-t-elle goûté aux joies complémentaires du pouvoir et de la volupté qu'elle revient à son souci primordial : celui de la famille. Toute mère, fût-elle tsarine, a pour mission de veiller à l'établissement de ses filles dès qu'elles atteignent l'âge de la puberté. Catherine a donné le jour à deux filles agréables à regarder et d'un esprit assez vif pour plaire autant par leur conversation que par leur visage. L'aînée, Anna Petrovna, a été promise récemment au duc de Holstein-Gottorp, Charles-Frédéric. Personnage chétif, nerveux et disgracieux, il n'a guère que son titre pour séduire la jeune fille. Mais la raison peut tenir lieu de sentiments lorsque, derrière l'union des âmes, se profilent des alliances politiques et des annexions territoriales. Le mariage ayant été retardé par la mort de Pierre le Grand, Catherine projette de le célébrer dès le 21 mai 1725. Par soumission à la volonté maternelle, Anna se résigne à ce qui n'est pour elle qu'un triste pis-aller. Elle a dix-sept ans. Charles-Frédéric en a vingt-cinq. L'archevêque Théophane Prokopovitch, qui quelques semaines auparavant a célébré en slavon, langue de l'Église, l'office funèbre de Pierre le Grand, bénit l'union de la fille du disparu avec le fils du duc Frédéric de Holstein et de Hedwige de Suède, elle-même fille du roi Charles XI. Comme le fiancé ne parle ni le slavon ni le russe, un interprète lui traduit les passages essentiels en latin. Le festin est égayé par les contorsions et les grimaces d'un couple de nains jaillis, au moment du dessert, des flancs d'un énorme pâté en croûte. L'assistance s'étrangle de rire et éclate en applaudissements. La jeune mariée elle-même s'en amuse. Elle ne se doute pas de l'amère déception qui l'attend. Trois jours après la cérémonie nuptiale, le résident saxon mande à son roi que Charles-Frédéric a déjà découché à trois reprises, laissant Anna se morfondre seule dans son lit. « La mère est au désespoir du sacrifice de sa fille », écrit-il dans son rapport. Peu après, il ajoutera que l'épouse dédaignée se console « en passant la nuit chez les uns et chez les autres2 ».

Tout en regrettant que sa fille aînée soit tombée sur un « mauvais numéro », Catherine refuse de s'avouer vaincue et cherche à intéresser son gendre aux affaires publiques puisqu'il paraît peu tenté par les affaires amoureuses. Elle a deviné juste : Charles-Frédéric est un mordu de la politique. Invité à participer aux réunions du Haut Conseil secret, il se lance dans les débats avec tant d'ardeur que Catherine, alarmée, estime parfois qu'il se mêle de ce qui ne le regarde pas. Insatisfaite de ce premier gendre, elle songe à corriger son erreur de parcours en combinant pour sa seconde fille, Élisabeth, la préférée de Pierre le Grand, un mariage que toute l'Europe lui enviera. Cette Europe, elle l'a surtout connue à travers les propos de son mari et, depuis peu, en écoutant les rapports de ses diplomates. Mais, si Pierre le Grand était séduit par la rigueur, la discipline et l'efficacité germaniques, elle est, pour sa part, de plus en plus sensible au charme et à l'esprit de la France, dont ceux qui ont visité ce pays lui rebattent les oreilles. On affirme autour d'elle que les fastes et les divertissements de la cour de Versailles sont d'un raffinement inégalable. Certains vont même jusqu'à soutenir que l'élégance et l'intelligence dont s'enorgueillit le peuple français servent à enrubanner de mille grâces l'autorité éclairée de son gouvernement et la puissance de son armée. L'ambassadeur de France, Jacques de Campredon, entretient souvent Catherine de l'intérêt que présenterait un rapprochement entre deux pays qui ont tout pour s'entendre. Un tel accord délivrerait, selon lui, l'impératrice des sournoises interventions de l'Angleterre, qui ne manque pas une occasion de s'immiscer dans les différends de la Russie avec la Turquie, le Danemark, la Suède ou la Pologne. Depuis quatre ans que ce diplomate distingué a pris ses fonctions à Saint-Pétersbourg, il n'a cessé de prôner, en catimini, une alliance franco-russe. Dès ses premiers pas à la cour, il avait avisé son ministre, le cardinal Dubois, que la fille cadette du tsar, la jeune Élisabeth Petrovna, « très aimable et très bien faite », serait une excellente épouse pour un prince de la maison de France. Mais, à l'époque, le Régent était favorable aux Anglais et craignait de les irriter en manifestant quelque intérêt pour une grande-duchesse russe. Tenace, Jacques de Campredon revient maintenant à son idée initiale. Les négociations rompues avec le tsar ne peuvent-elles se renouer, après la mort de celui-ci, avec la tsarine ? Campredon veut en persuader son gouvernement et, pour préparer le terrain, redouble d'amabilité envers Catherine. L'impératrice est flattée, dans son orgueil maternel, de l'admiration que le diplomate témoigne à sa fille. N'est-ce pas, se dit-elle, comme un signe précurseur de l'attachement que tous les Français éprouveront un jour pour la Russie ? Elle se rappelle avec émotion la tendresse que Pierre le Grand nourrissait autrefois envers la petite Élisabeth, si jeune alors, si blonde, si gracile, si joueuse. La gamine n'avait que sept ans lorsqu'il avait demandé au peintre français Caravaque, familier du palais à Saint-Pétersbourg, de la peindre nue pour pouvoir la contempler à toute heure, selon son caprice. Il aurait été assurément très fier que son enfant, si belle et si vertueuse, fût choisie comme épouse par un grand prince de France. Quelques mois après les funérailles de son mari, Catherine se montre de nouveau attentive aux suggestions de Campredon. Les pourparlers matrimoniaux reprennent entre eux au point où ils les avaient laissés à la disparition du tsar.


Au mois d'avril 1725, le bruit se répand que l'infante Marie-Anne, âgée de sept ans et fille du roi Philippe V d'Espagne, que l'on disait fiancée à Louis XV, âgé, lui, de quinze ans, est sur le point d'être renvoyée dans son pays, le duc de Bourbon3 la jugeant trop jeune pour le rôle auquel on la destine. Du coup, Catherine se renflamme et convoque Campredon. Celui-ci ne peut que lui confirmer la nouvelle. Alors elle s'attendrit sur le sort de la malheureuse infante, mais déclare que la décision du Régent ne la surprend pas, car on ne saurait jouer impunément avec les candeurs sacrées de l'enfance. Puis, comme elle se méfie du grand maître de la cour, Narychkine, lequel assiste à l'entrevue, elle continue la conversation en suédois. Vantant les qualités physiques et morales d'Élisabeth, elle souligne l'importance que la grande-duchesse aurait sur l'échiquier international dans le cas d'un accord familial avec la France. Elle n'ose dire carrément le fond de sa pensée et se contente de proclamer, une lueur prophétique dans les yeux : « L'amitié et l'alliance avec le roi de France nous seraient préférables à celles de tous les autres princes du monde. » Son rêve : que sa chère petite Élisabeth, « ce morceau de roi », devienne reine de France. Que de problèmes réglés en douceur, d'un bout à l'autre de l'Europe, si Louis XV consent à devenir son gendre ! Au besoin, promet-elle, la fiancée adoptera la religion catholique. Devant cette offre, qui ressemble fort à une déclaration d'amour, Campredon se confond en remerciements et demande un délai pour transmettre les détails de la proposition en haut lieu. De son côté, Menchikov fait le siège de l'ambassadeur et lui jure que l'intelligence et la grâce d'Élisabeth sont « dignes du génie français », qu'elle est « née pour la France » et qu'elle éblouirait Versailles dès sa première apparition à la cour. Persuadé que le Régent n'aura pas le front de résister à ces arguments dictés par une amitié sincère, il va même plus loin et suggère de compléter le mariage de Louis XV avec Élisabeth par celui du duc de Bourbon avec Marie Leszczynska, la fille du roi Stanislas de Pologne, actuellement exilé à Wissembourg. En effet, un jour ou l'autre, ce souverain déchu pourrait remonter sur le trône si la Russie n'y voyait pas trop d'inconvénients.

Les échanges de rapports secrets entre les chancelleries durent trois mois. A la grande surprise de Catherine, aucune solution ne se dessine encore du côté français. Aurait-on mal engagé la partie ? Faudrait-il envisager d'autres concessions, d'autres promesses pour décrocher le gros lot ? Catherine se perd en conjectures lorsque, en septembre 1725, la nouvelle éclate tel un coup de tonnerre dans le ciel brumeux de Saint-Pétersbourg : déjouant toutes les prévisions, Louis XV va épouser cette Marie Leszczynska, une Polonaise de rien du tout, qui a vingt-deux ans et que l'impératrice de Russie songeait à offrir en cadeau au duc de Bourbon. Cette annonce est un superbe camouflet pour la tsarine. Furieuse, elle charge Menchikov de rechercher les raisons d'une telle mésalliance. Celui-ci va trouver Campredon comme il se présenterait à un rendez-vous entre témoins avant une rencontre à l'épée. Pressé de questions, le diplomate tente de ménager la chèvre et le chou, se confond en explications décousues, parle d'une inclination réciproque entre les fiancés, ce qui semble peu vraisemblable, et finit par laisser entendre que la maison de France ne manque pas de prétendants dont la jolie Élisabeth pourrait se satisfaire à défaut d'un roi. Certains princes, insinue-t-il, sont de meilleurs partis que le souverain en personne. Agrippant la planche de salut qu'on lui offre, Catherine, déçue par Louis XV, décide de se rabattre sur le duc de Charolais. Cette fois-ci, pense-t-elle, on ne pourra pas l'accuser de viser trop haut. Avertie de ce marchandage, Élisabeth souffre dans son orgueil et supplie sa mère de renoncer à ses ambitions inconsidérées, qui les déshonorent toutes deux. Or, Catherine prétend savoir mieux que quiconque ce qui convient à sa fille. Alors qu'elle croit avoir enfin misé sur le bon cheval, elle se heurte soudain au plus humiliant des refus. « Monseigneur a pris d'autres engagements », lui déclare Campredon avec une courtoisie affligée. L'ambassadeur est réellement excédé par la série d'affronts qu'on le charge d'infliger à l'impératrice. La cour de Russie lui est devenue insupportable. Il voudrait renoncer à son poste. Mais son ministre, le comte de Morville, lui enjoint de rester sur place en évitant, d'une part, tout débat autour d'un quelconque mariage d'Élisabeth et, d'autre part, toute tentative de rapprochement de Saint-Pétersbourg avec Vienne. Cette double responsabilité inquiète le prudent Campredon. Il ne comprend plus la politique zigzagante de son pays. En apprenant que Catherine a invité le Haut Conseil secret à briser les relations avec la France, qui décidément ne veut pas d'elle, et à préparer une alliance offensive et défensive avec l'Autriche, laquelle est disposée à aider la Russie quoi qu'il arrive, le diplomate, déçu, floué, écœuré, demande ses passeports et, le 31 mars 1726, quitte les bords de la Néva pour n'y plus jamais revenir.

Après son départ, Catherine se sent comme trompée dans une passion de jeunesse. La France qu'elle aimait tant la repousse et la trahit pour une autre. Ce n'est pas sa fille qui a été mise à la porte, c'est elle, avec son sceptre, sa couronne, son armée, l'histoire glorieuse de sa patrie et ses espoirs démesurés. Blessée à vif, elle envoie à Vienne un représentant chargé de négocier l'alliance qu'elle a si souvent repoussée. Désormais, l'Europe se divise en deux camps : d'un côté la Russie, l'Autriche et l'Espagne ; de l'autre la France, l'Angleterre, la Hollande et la Prusse... Certes, les dosages peuvent encore changer et des transferts d'influence s'opérer par-dessus les frontières, mais, dans l'ensemble, aux yeux de Catherine, la carte est déjà dessinée pour les années à venir.

Dans ce micmac diplomatique, ses conseillers se démènent, proposent, marchandent, se fâchent et se réconcilient. Depuis qu'il fait partie du Haut Conseil secret, le duc Charles-Frédéric de Holstein se distingue par la hardiesse de ses exigences. Son besoin de reprendre possession des territoires qui ont jadis appartenu à sa famille tourne à l'idée fixe. Il voit toute l'histoire du globe à travers celle du minuscule duché qui est, prétend-il, son apanage. Agacée par ses continuelles revendications, Catherine finit par demander officiellement au roi du Danemark de rendre le Sleswig à son gendre, le grand-duc de Holstein-Gottorp. S'étant heurtée à un refus catégorique de la part du souverain danois, Frédéric IV, elle en appelle à l'amitié de l'Autriche et obtient que celle-ci soutienne, éventuellement, les revendications du remuant Charles-Frédéric sur le lopin qui faisait partie, hier encore, de son héritage et dont il a été frustré par les honteux traités de Stockholm et de Frederiksborg. L'entrée de l'Angleterre dans cet imbroglio ne fait que brouiller les cartes.

La tsarine est exaspérée par l'enchevêtrement des affaires publiques. Selon son habitude, elle cherche un remède à ses ennuis de toute sorte dans la boisson. Mais, loin de la guérir de son tourment, les excès de table achèvent de miner sa santé. Il lui arrive de festoyer jusqu'à neuf heures du matin et de s'écrouler, ivre morte, sur son lit, entre les bras d'un partenaire qu'elle reconnaît à peine. Les échos de cette existence déréglée consternent son entourage. Parmi les courtisans, des murmures s'élèvent pour prédire le naufrage de la monarchie. Comme si les sempiternels ragots ne suffisaient pas à empoisonner l'atmosphère du palais, voici qu'on reparle avec insistance de ce diablotin de petit-fils de Pierre le Grand, qui aurait été injustement écarté du pouvoir. L'enfant du malheureux Alexis, lequel a payé jadis de sa vie l'audace de s'être opposé à la politique du « Réformateur », émerge tout abasourdi de l'embrouillamini des discussions successorales. Les adversaires de l'innocent estiment qu'il doit partager la déchéance paternelle et qu'il est à jamais exclu des prérogatives de la dynastie. Mais d'autres prétendent que ses droits à la couronne sont inaliénables et qu'il est tout désigné pour monter sur le trône sous la tutelle de ses proches. Ses partisans se recrutent surtout parmi les nobles de vieille souche et les membres du clergé provincial. Çà et là, on signale dans le pays des soulèvements spontanés. Rien de grave encore : de timides rassemblements devant les églises, des conciliabules à la sortie de la messe, le nom du petit Pierre acclamé par la foule le jour de sa fête patronymique. Pour essayer de désamorcer la menace d'un coup d'État, le chancelier Ostermann propose de marier le tsarévitch, qui n'a pas douze ans, à sa tante Élisabeth, qui en a dix-sept. Nul ne se préoccupe de savoir si cet arrangement conviendra aux intéressés. Même Catherine, d'habitude tellement sensible aux élans du cœur, ne se pose aucune question sur l'avenir du couple que formeront, à son initiative, un garçon à peine pubère et une jeune fille montée en graine. Cependant, si la différence d'âge ne paraît guère rédhibitoire aux marieurs impénitents, ils reconnaissent que l'Église risque de s'opposer à cette union consanguine. Après de longues discussions, l'idée est écartée. D'ailleurs, Menchikov a mieux à proposer. Payant d'audace, il suggère à présent de marier le tsarévitch Pierre non plus à sa tante Élisabeth, mais à sa propre fille, Marie Alexandrovna. Elle joint, dit-il, la beauté de l'âme à celle du corps. En l'épousant, Pierre serait le plus heureux des hommes. Certes, elle a été promise depuis 1721 à Pierre Sapieha, palatin de Smolensk, et on la dit follement éprise de son fiancé. Mais ce détail n'arrête pas Catherine. Si l'on devait tenir compte des sentiments de chacun avant de solliciter la bénédiction d'un prêtre, on ne marierait jamais personne ! Brusquement, la tsarine décide de rompre les fiançailles de ces tourtereaux qui se mettent en travers de ses désirs et de marier le tsarévitch Pierre Alexeïevitch et la demoiselle Marie Alexandrovna Menchikov, tandis que Pierre Sapieha se verrait offrir, à titre de compensation, une petite-nièce de Sa Majesté, Sophie Skavronska. Entre-temps, d'ailleurs, Pierre Sapieha a été admis, à plusieurs reprises, dans le lit très accueillant de Catherine, et elle a pu ainsi contrôler les qualités viriles de celui qu'elle destine à sa jeune parente. Sapieha, qui sait vivre, ne proteste pas contre l'échange des fiancées ; Catherine et Menchikov se félicitent d'avoir réglé l'affaire en un tournemain ; seule l'infortunée Marie Alexandrovna pleure sur son amour évanoui et maudit sa rivale, Sophie Skavronska.

A l'autre extrémité du quadrille, Anna et son mari, le duc Charles-Frédéric de Holstein, sont également consternés par l'éventualité d'un mariage qui, sous prétexte de servir les intérêts de Pierre Alexeïevitch, contribuerait en réalité à renforcer l'hégémonie de son futur beau-père, Menchikov, et éloignerait encore un peu plus sûrement du trône les deux filles de Pierre le Grand. S'estimant sacrifiées, mais pour des raisons différentes, Anna et Élisabeth se jettent aux pieds de leur mère et la supplient de renoncer à l'idée de ces scandaleuses fiançailles qui, en somme, ne satisfont que leur instigateur, le tortueux Menchikov. Elles sont soutenues dans leurs récriminations par l'ennemi juré de ce dernier, le comte Tolstoï, qui enrage de voir son concurrent direct asseoir son autorité en mariant sa fille avec l'héritier de la couronne de Russie. Catherine paraît troublée par ce concert de lamentations, promet de réfléchir à la chose et congédie tout le monde sans avoir pris la moindre décision ni avancé la moindre promesse.

Le temps passe et l'abattement d'Anna et d'Élisabeth s'accentue de jour en jour, tandis que le duc Charles-Frédéric de Holstein supporte de moins en moins la morgue qu'affiche Menchikov, assuré de sa prochaine victoire. Déjà on commente ouvertement, en ville, le mariage imminent du tsarévitch avec la noble et belle demoiselle Marie Menchikov. On parle aussi, en sourdine, des sommes fabuleuses que le père de la fiancée aurait touchées de différentes personnes soucieuses de s'assurer sa protection dans les années à venir. Certains se rappellent pourtant que, quelques mois auparavant, à la suite d'une indisposition, la tsarine, saisie d'inquiétude, avait laissé entendre qu'après sa mort ce serait sa fille cadette, Élisabeth, qui devrait hériter de la couronne. Ce souhait semble totalement oublié à présent. Élisabeth s'en désole comme d'un désaveu de sa mère, mais, étant d'un caractère réservé, elle se garde de revenir à la charge. Son beau-frère, le duc Charles-Frédéric, est moins accommodant. Bien que la cause paraisse désespérée, il entend se battre, pour Anna et pour lui-même, jusqu'à la limite de ses forces. Il veut coûte que coûte arracher à sa belle-mère un testament en faveur de son épouse.

Or, Catherine est trop faible maintenant pour soutenir une discussion aussi contraignante. Retirée dans ses appartements du palais d'Hiver, elle a de la difficulté à parler et même à réunir deux idées. On chuchote, derrière les portes de sa chambre, que la sénilité précoce de Sa Majesté est la rançon de ses excès de nourriture, de boisson et d'amour. Dès le 8 mars 1727, Johann Lefort, résident de Saxe à Saint-Pétersbourg, écrivait à son gouvernement, dans un français imagé et approximatif : « La tsarine doit être sévèrement attaquée d'une enflure aux jambes qui monte à la cuisse et qui ne signifie rien de bon ; on tient cela pour une cause bacchique4. Malgré les mises en garde du méde-cin, le gendre de Catherine s'acharne à la questionner sur ses intentions. Mais elle est incapable de lui répondre, ni même de le comprendre. Le 27 avril 1729, elle se plaint d'une oppression douloureuse dans la poitrine. Les yeux hagards, elle délire. L'ayant examinée froidement, Charles-Frédéric dit à Tolstoï :

« Si elle trépasse sans avoir dicté ses volontés, nous sommes perdus ! Ne pouvons-nous la persuader sur-le-champ de désigner sa fille ?

— Si nous ne l'avons fait plus tôt, il est trop tard5 ! » répond l'autre.

Durant quarante-huit heures, les proches de l'impératrice guettent l'instant du dernier soupir. Ses filles et Pierre Sapieha sont au chevet de la malade. A peine a-t-elle repris un peu de conscience que les syncopes reviennent, chaque fois plus longues, plus profondes. Tenu au courant, heure par heure, de l'état de la tsarine, Menchikov réunit le Haut Conseil secret et entreprend la rédaction d'un manifeste testamentaire que l'impératrice n'aura qu'à signer, fût-ce d'un gribouillage, avant de mourir. Sous l'autorité du prince sérénissime, les membres de l'assemblée restreinte se mettent d'accord sur un texte stipulant que, selon la volonté expresse de Sa Majesté, le tsarévitch Pierre Alexeïevitch, encore mineur et promis comme époux à la demoiselle Marie Menchikov, succédera, le mo-ment venu, à l'impératrice Catherine Ire et sera assisté, jusqu'à sa majorité, du Haut Conseil secret institué par elle. Si jamais il meurt sans postérité, précise le document, la couronne devra revenir à sa tante Anna Petrovna et aux héritiers de celle-ci ; puis à son autre tante, Élisabeth Petrovna, et aux héritiers qu'elle pourrait avoir. Les deux tantes seront appelées à faire partie dudit Haut Conseil secret jusqu'au jour où leur impérial neveu aura atteint l'âge de dix-sept ans. La combinaison imaginée par Menchikov lui permettra d'avoir la haute main, à travers sa fille, future tsarine, sur les destinées du pays. Cette confiscation déguisée de tous les pouvoirs indigne Tolstoï et ses collaborateurs habituels, tels Boutourline et l'aventurier portugais Dévier. Ils tentent de réagir, mais Menchikov devance leur manoeuvre et riposte en les accusant du crime de lèse-majesté. Les rapports des espions payés par lui sont formels : la plupart des proches de Tolstoï auraient trempé dans le complot. Soumis à la torture, le Portugais Dévier avoue tout ce que le bourreau, maniant le knout avec dextérité, le somme de reconnaître. Lui et ses complices auraient raillé publiquement le chagrin des filles de Sa Majesté et participé à des réunions clandestines tendant à renverser l'ordre monarchique. Au nom de l'impératrice agonisante, Menchikov fait arrêter Tolstoï, qui sera relégué dans le couvent de Solovetsk, sur une île de la mer Blanche ; Dévier est expédié en Sibérie ; pour les autres inculpés, on se contentera de les renvoyer dans leurs terres avec défense d'en bouger. La condamnation du duc Charles-Frédéric de Holstein n'est pas officiellement prononcée, mais, par prudence et par fierté, il se retirera avec son épouse Anna, injustement spoliée, dans leur propriété suburbaine d'Ékaterinhof.

A peine le jeune couple a-t-il quitté la capitale qu'il y est rappelé : la tsarine est au plus mal. La décence et la tradition exigent qu'elle ait ses filles autour d'elle. Toutes deux accourent pour assister à ses derniers moments. Après une longue agonie, elle s'éteint le 6 mai 1727, entre neuf et dix heures du soir. Immédiatement, sur l'ordre de Menchikov, deux régiments de la Garde encerclent le palais d'Hiver pour prévenir toute manifestation hostile. Mais personne ne songe à protester. Ni à pleurer, du reste. Le règne de Catherine, qui n'a duré que deux ans et deux mois, laisse la plupart de ses sujets indifférents ou perplexes. Doit-on la regretter ou se féliciter de sa disparition ?

Le 8 mai 1727, le grand-duc Pierre Alexeïevitch est proclamé empereur. Le secrétaire du cabinet de Sa Majesté, Makarov, annonce l'événement aux courtisans et aux dignitaires assemblés au palais. Par une habileté diabolique, les termes du manifeste concocté sous la direction de Menchikov unissent la notion d'élection du souverain, instituée par Pierre le Grand, à celle d'hérédité, conforme à la tradition moscovite. « D'après le testament de Sa Majesté, l'impératrice défunte, lit Makarov d'une voix solennelle, l'élection a été faite d'un nouvel empereur en la personne d'un héritier6 du trône : Son Altesse le grand-duc Pierre Alexeïevitch. » En écoutant cette proclamation, Menchikov exulte intérieurement. Sa réussite tient du miracle. Non seulement sa fille est virtuellement impératrice de Russie, mais encore le Haut Conseil secret, qui doit exercer la régence jusqu'à la majorité de Pierre II, lequel n'a encore que douze ans, est entièrement entre ses mains à lui, le prince sérénissime. Cela lui laisse cinq bonnes années pour mettre le pays à ses pieds. Il n'a plus d'adversaires. Rien que des sujets. Comme quoi il n'est pas nécessaire d'être un Romanov pour régner sur l'empire. Prêt à tous les accommodements avec le pouvoir, le duc Charles-Frédéric de Holstein promet de se tenir tranquille à condition que, au moment où Pierre II atteindra les dix-sept ans fatidiques de la majorité, Anna et Élisabeth reçoivent deux millions de roubles à se partager, en guise de dédommagement. En outre, Menchikov, étant dans un bon jour, assure qu'il s'efforcera d'appuyer les prétentions de Charles-Frédéric, qui songe toujours à rentrer en possession de ses terres héréditaires et souhaiterait même — pourquoi pas ? — faire valoir ses droits à la couronne de Suède. Il est clair aujourd'hui pour le duc de Holstein que sa présence à Saint-Pétersbourg n'est qu'une étape vers la conquête de Stockholm. A croire qu'à ses yeux le trône de feu le roi Charles XII est plus prestigieux que celui de son vainqueur, feu l'empereur Pierre le Grand.

Menchikov n'est pas étonné de cette ambition galopante chez son interlocuteur. N'est-ce pas grâce à un acharnement analogue qu'il est parvenu lui-même à une situation dont il n'eût pas osé rêver lorsqu'il n'était qu'un compagnon de combat, de bombances et de joutes amoureuses du tsar ? Où s'arrêtera-t-il dans son ascension vers les honneurs et la fortune ? Au moment où son futur gendre est proclamé souverain autocrate de toutes les Russies sous le nom de Pierre II, il se dit que son propre règne ne fait peut-être que commencer.

1 Cité par Waliszewski : L'Héritage de Pierre le Grand.

2 Hermann : Geschichte des Russichen Staats, repris par Waliszewski, op. cit.

3 Le duc de Bourbon avait succédé, comme Régent, au duc Philippe d'Orléans, mort en 1723.

4 Rapporté par Hermann, op. cit., et repris par Waliszewski dans L'Héritage de Pierre le Grand.

5 Propos cités par Daria Olivier : Élisabeth Ire, impératrice de Russie.

6 Souligné par l'auteur.

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