Chapitre quatorze

Alphonso Torpinelli Junior. Un serpent échappé des Enfers, une bête maléfique, curieuse et affamée, qui écrasait à coups de sabots les microbes qui osaient se dresser devant lui. Un homme puissant, très puissant ; un esprit malin qui brassait des milliards d'euros sur le marché le plus prolifique de tous les temps, le sexe.

Il avait su évincer du circuit son vieux père, un homme plutôt respectable. Le patriarche, atteint d'une tumeur au cerveau, avait été opéré une première fois avec succès ; mais le gliome s'était redéveloppé et sa position beaucoup trop risquée en interdisait l'ablation. Les spécialistes lui laissaient au maximum quatre mois à vivre.

On soupçonnait Alphonso Torpinelli de toutes les corruptions possibles et imaginables. Traite des Blanches, réseaux de prostituées dans les pays de l'Est, pédophilie et tout ce que le vice pouvait engendrer en ce bas-monde. Mais les malheureux qui avaient tenté l'expérience de fourrer le nez dans ses affaires, devaient, à l'heure actuelle, avoir nourri une bonne cinquantaine de grands requins blancs de l'océan Pacifique.


Sur l'esplanade du Touquet, la lune déjà bien en place jouait avec les vagues, les faisant scintiller au moment où elles se brisaient sur la plage déserte. Plus proche de Stella-Plage, au bout d'une jetée où s'accrochaient des paquets de moules, je devinai le bruissement d'ailes des dernières mouettes occupées à récolter les têtes coupées des maquereaux, laissées à l'abandon par les pêcheurs sur le gros dos de la mer. Un petit vent de terre soulevait des tourbillons de sable, déposant les grains sur les cabines fermées des vacanciers avant de les emmener à nouveau vers le large.

Dans la chambre de l'hôtel, je lus, page après page, horreur après horreur, l'ouvrage photocopié du père Michaélis et la grande main crochue de l'amertume s'abattit sur mes épaules comme une vague géante. Je priai Dieu pour que ce récit ne fût que le fruit de son imagination, mais je ne pus m'empêcher de penser que ce sanglant itinéraire avait sans doute réellement existé et que… l'Ange rouge était peut-être de retour…

Je priai pour ces victimes que je ne connaissais pas, je priai pour celles qui avaient croisé le chemin de l'Homme sans visage, je priai pour ma femme et mon futur bébé. Si un génie avait pu jaillir d'une lampe que j'aurais frottée un peu trop fort pour exaucer un seul de mes souhaits, je lui aurais demandé de nous emmener tous trois loin d'ici, de nous déposer sur une île déserte où il n'y aurait ni téléphone, ni radio. Juste nous trois, loin de l'haleine fétide de ce monde, loin de ces routes de sang et de ces visages horribles à regarder…

J'essayai à nouveau de tresser les brins de corde, de rapprocher les morceaux pour constituer un assemblage solide, mais je n'y arrivai pas. Manchini, l'Ange rouge, BDSM4Y… Liés par le vice, évoluant dans l'univers secret de ce qu'il ne faut pas voir, de ce qu'il vaut mieux ignorer si l'on veut vieillir en paix.

Je songeai à la découverte d'Élisabeth, à la façon dont son enquête littéraire l'avait conduite dans les bras du père Michaélis. Cherchant un parallèle avec les indices. Le cadre du phare accroché au mur. La photo du fermier, puis la lettre qui nous avaient orientés vers la piste religieuse. La scène du crime, cette expression du visage de Martine Prieur nous permettant de faire le rapprochement avec le buste sculpté par Juan de Juni. Nous en avions déduit un rapport entre les victimes, cette volonté de punir la douleur par la douleur. Le tueur m'avait ensuite dévoilé, au moyen de la pince à cheveux, qu'il détenait ma femme. Puis cette phrase, trop flagrante, où il reprenait mot pour mot les propos d'un Père meurtrier…

Il nous manipulait ; il traçait lui-même le fil de l'enquête, nous orientant dans les directions qu'il avait choisies pour nous. Nous étions entrés dans son plan diabolique sans même nous en rendre compte… Il jouait avec nos esprits et tendait les fils de nos âmes à sa guise… Il possédait d'évidents talents de psychologie, de machiavélisme…

Et si seulement il ne pouvait y avoir que cela ! Il avait deviné le don de Doudou Camélia, il avait su Suzanne enceinte ! A chaque fois, il me précédait d'un souffle, je n'évoluais que dans son sillage mortel, incapable de prendre les devants. Je poursuivais une ombre, une entité à la force de l'impossible…

De son côté, Manchini avait porté un terrible secret. Un secret qui avait poussé quelqu'un à commettre un crime de plus.

Cette nuit-là, je n'eus plus peur de mourir. Mais peur de ne jamais connaître la vérité…

*

Le gardien borgne de la somptueuse villa des Torpinelli me tomba dessus, sans même me laisser appuyer sur la sonnette de l'immense portail hérissé de pointes métalliques. Il affichait une cicatrice esthétiquement incurvée sur la joue gauche, dont une pointe venait mourir sur le bord de son cache-œil noir en cuir. Sa longue chevelure or serpentait jusqu'aux épaules, lui donnant l'air d'un lion déchu, un roi de la jungle qui aurait reçu un coup de patte meurtrier dans un combat à la régulière. Quand il se pencha à la fenêtre, je devinai qu'il n'avait jamais dû sourire de sa vie.

« Quelque chose me porte à penser que vous vous êtes égaré » me souffla-t-il avec une main sous le veston.

« Pas vraiment. Je suis venu voir monsieur Torpinelli, père de préférence, fils, sinon… »

Un autre gardien, talkie-walkie à la main, remontait l'allée dans notre direction. Le lion déchu me demanda, la main plaquée sur ma portière ouverte : « Vous avez rendez-vous ?

— Je suis venu tenir un brin de causette à propos du neveu, Alfredo Manchini. »

Il scruta ma plaque d'immatriculation. « Police ?

— Quel œil ! » Je collai ma carte que je n'avais pas rendue à Leclerc sur la tôle bleue du véhicule. « DCPJ de Paris. »

Il me fusilla de son demi-regard. Son acolyte continuait à marmonner dans son talkie-walkie. À eux deux, ils étaient plus larges de carrure que les équipiers alignés des Blacks. Deux rouleaux compresseurs, un blond platine et un Noir au crâne lisse comme l'ébène. La caméra de surveillance, accrochée sur l'un des battants du portail, tendit son œil de verre dans ma direction. Bruit de mécanique, ajustement des optiques. J'ajoutai : « Alfredo Manchini est mort et, vous savez, je dois faire mon boulot…

— Et ton boulot consiste à venir flirter avec la mort ? » me balança le grand Black. « Tu crois que tu vas entrer comme ça ?

— Je peux revenir avec du beau monde », répliquai-je en fixant la caméra. « Mais je préférerais que nous réglions ça tranquillement, entre nous. »

Le talkie-walkie du beau blond émit un chuintement qui le fit s'éloigner un instant.

Il revint, me dévoilant autant de dents que de touches d'un clavier de piano. « Laisse-le passer ! » dit-il en s'adressant à Crâne-d'Ébène. « Accompagne-le jusqu'à l'atrium… Le patron s'amuse. »

Ils procédèrent à la fouille réglementaire et me confisquèrent mon vieux Smith & Wesson que je gardais d'ordinaire sous le siège conducteur de ma voiture. « Tu récupéreras ton joujou en repartant », se gaussa Gueule-d'amour.

« Ne t'amoche pas l'autre œil avec », rétorquai-je en lui tendant mon feu par le canon. Il grogna un coup et reprit son poste.

La demeure apparut au détour d'un boqueteau de sapins, à presque trois cents mètres de la grille d'entrée. Le terrain était si vaste que l'on n'en voyait pas les limites et Dieu sait qu'elles existaient, gardées par une demi-douzaine de porte-flingues. A côté du palace que je découvrais ici, la villa du Plessis ressemblait à une boîte d'allumettes.

Crâne-d'Ébène me conduisit dans une pièce confinée, l'atrium, où je crus effectuer un saut dans le temps de plus de deux millénaires. Trois gladiateurs croisaient le fer au centre d'une piste circulaire de sable. Deux d'entre eux, un rétiaire armé d'un filet et d'un trident, et un hoplomaque, équipé d'un lourd bouclier rectangulaire et d'une épée longue, s'érigeaient contre le troisième, un secutor à l'allure plus vive et à l'équipement extrêmement léger.

Les armes de bois conçues pour le jeu sifflaient dans l'air comme des feux d'artifice. Le secutor esquiva le trident, se plia sur la gauche au ras du sol et envoya un monumental coup d'épée dans le flanc nu du rétiaire, qui gémit avant de s'effondrer, les deux bras en avant.

« Ça suffit ! » ordonna le secutor. Ses deux adversaires s'écartèrent en haletant, boitillant, et disparurent dans le vestiaire situé à l'arrière de l'atrium. Le secutor leva la visière de son casque et je reconnus le visage trempé de sueur de Torpinelli Junior. Il me désigna des présentoirs sur lesquels reposait une quantité effroyable d'armes et de protections en cuir de l'époque romaine.

« Choisissez », me proposa-t-il. « Il y en a pour tous les goûts et chaque tempérament doit y trouver son compte. Je vous attends. Battez-moi et nous parlerons. Sinon, il faudra revenir une autre fois, avec autre chose que votre pauvre carte de police… Et soyez plus combatif que ces deux idiots.

— Je ne suis pas venu ici pour jouer !

— Alors Victor va sagement vous raccompagner vers la sortie… »

Je me dirigeai vers les étals. « Vous n'avez rien d'autre à faire pour occuper vos journées ? Vous vous ennuyez à ce point ?

— Lorsqu'on a tout, il faut bien être inventif pour tuer les journées… »

Je mimai du doigt une cicatrice sur ma joue. « Je suppose que ce n'est pas le beau gosse de l'entrée qui dira le contraire… »

Il rabattit sa visière, me tourna le dos et fendit l'air de coups d'épée précis. J'ôtai ma cravate, ma veste et endossai le galerus par l'épaule. La pièce de cuir tomba le long de mon flanc gauche jusqu'à ma hanche. J'enfilai aussi les jambières et les coudières avant de passer un casque orné d'une crête en forme de poisson. Je glissai mon bras dans un petit bouclier rond, léger et maniable, et, de l'autre main, je saisis un sabre courbe.

« Pamularius », me lança-t-il.

« Pardon ?

— Vous portez l'équipement d'un pamularius. Gladiateur de grande qualité, vif, agile, mais aux protections peu efficaces. Vous êtes prêt ? »

J'eus le temps d'apercevoir le sourire lustré de Crâne-d'Ébène qui barrait l'entrée comme un bon chien de garde avant de me positionner pour l'attaque. « Allons-y », fis-je d'un air faussement assuré.

Nous tournâmes un moment dans le sable à nous observer et, sous le casque, la sueur perlait déjà de mon front pour venir enfler mes sourcils. Soudain, Torpinelli abattit son épée et j'eus à peine le réflexe de parer avec mon bouclier qu'il m'envoya un coup de pied dans l'abdomen. Le choc me propulsa d'un bon mètre en arrière.

« Il faut être prudent ! » vomit-il au travers du casque.

« Je ferai attention la prochaine fois », renvoyai-je dans un souffle court.

Je me courbai un peu plus, me demandant si je n'aurais pas mieux fait de choisir un bouclier plus large, mais il allait m'écraser si je ne réagissais pas instantanément. J'envoyai un coup de sabre en bois qu'il esquiva avec aisance et il répliqua cette fois d'un mouvement de bouclier qui me percuta la cuisse. La pièce de cuir ne me protégea qu'illusoirement et mon visage se plissa de douleur.

« Ça fait mal ? » bava-t-il derrière un rire idiot.

Cette fois, j'y mis du cœur. Deux coups vifs de sabre le placèrent sur ses gardes, un troisième qui manqua de lui raboter l'arête du nez, le fit reculer et buter du pied contre le bord de la piste de sable. Il chuta vers l'arrière.

« Attention de ne pas poser les pieds n'importe où ! » envoyai-je.

« Pas mal pour un vieux… »

L'affront de la chute devant son acolyte dut l'exaspérer. Il se rua dans ma direction, l'épée brandie derrière la tête et je n'eus qu'à basculer sur le côté pour éviter son attaque. Il me tournait le dos, j'en profitai pour lui allonger un coup précis et sec au niveau de l'omoplate gauche. Il grimaça. Le double échec chassa sa confiance. Il me toucha encore une fois ou deux, mais je dominais à présent le combat et il capitula dix minutes plus tard, au moment où je lui abattis le sabre sur le dessus du casque, dans un coup sourd qui le sonna comme une cloche de Pâques.

Je ressentis une sensation de béatitude extrême après le combat, comme si, le temps d'un affrontement, toutes les pensées noires qui m'oppressaient depuis des mois avaient fui la terreur de mon propre corps. Le grog qui chasse le bon rhume…

Le gladiateur déchu claqua des doigts et Crâne-d'Ébène se volatilisa dans une autre pièce.

« Qu'est-ce que vous voulez ?

— La mort de votre cousin n'a pas l'air de vous perturber…

— Il faut savoir faire face à la mort. La mort, je la vois tous les jours rien qu'en regardant mon vieux père. Et ce n'est pas pour ça que je pleure. Répondez à ma question. Que voulez-vous ?

— Enquête de routine. Disons que j'essaie de comprendre pourquoi votre cousin a soudain eu l'envie de faire une séance de musculation à deux heures du matin. »

Il se dirigea vers le vestiaire et je lui emboîtai le pas. Ma chemise suintait de sueur et mes vêtements de rechange étaient à l'hôtel. Je me sentais… gras.

« Accompagnez-moi dans le sauna », proposa-t-il. « Je vais vous faire apporter un change… »

Quitte à me sacrifier, sacrifice rentable, je jouai le jeu jusqu'au bout. Il me tendit une serviette en éponge que je nouai autour de ma taille après m'être déshabillé. « Vous êtes plutôt bien bâti », ironisa-t-il. « Pas une once de gras.

— Parce que vous pensez qu'à quarante-cinq ans on est foutu ?

— Disons qu'on traîne parfois un peu la patte… »

Lorsque je pénétrai dans la petite pièce tapissée de lambris, une vapeur de marmite bouillante me sauta à la gorge, j'eus sur le coup l'impression d'avoir avalé un flambeau. Torpinelli versa une casserole d'eau sur des pierres volcaniques. Un nuage opaque se répandit autour de nous, accroissant sensiblement la température de quelques degrés supplémentaires. Des rouleaux de feu semblaient pénétrer mes poumons.

« J'ai appris que l'on avait autopsié mon cousin. À quoi jouez-vous ?

— Je vois que vous avez vos sources.

— J'ai des yeux partout. Métier oblige.

— La procédure d'autopsie est obligatoire dans le cadre d'une enquête criminelle. »

Ses yeux brillèrent au travers des écharpes grises de vapeur. « Quelle enquête criminelle ?

— Quelqu'un s'en est pris à votre cousin et a cherché à dissimuler l'acte en accident. »

Torpinelli versa cette fois juste un verre d'eau sur les pierres. Je ne distinguais même plus mes pieds, ni les murs qui nous entouraient. J'entendais seulement sa voix caverneuse : « Alfredo était un gars sans histoire. Pour quelle raison l'aurait-on assassiné ?

— J'aurais aimé avoir votre avis là-dessus.

— J'en sais fichtre rien. »

La chaleur devenait insupportable. J'ouvris la porte, me gorgeai de l'air des vestiaires et restai dans l'embrasure.

« Vous le voyiez souvent, votre cousin ?

— Je n'ai pas beaucoup le temps, vous savez, avec les affaires…

— Quand l'avez-vous rencontré pour la dernière fois ?

— Cet été. En août. Il est venu deux semaines ici.

— Quoi faire ?

— Ça vous regarde ? » Éclipse de silence, puis : « Je lui ai demandé d'installer un système de webcams dans le studio et dans nos donjons de tournage. Vous voulez l'adresse du site ? Vous pourriez vous rincer l'œil moyennant un abonnement au coût très raisonnable. Mais puisque vous m'avez battu, je vous ferai une fleur… »

J'ignorai son sourire de coin. « Pas trop mon style, merci. Vous embauchez beaucoup de hardeuses ?

— Une vingtaine.

— Vous les logez ?

— Dans l'aile ouest. C'est mieux d'avoir les filles à proximité pour… travailler…

— Je vois… La vue quotidienne de ces filles par caméra interposée et même en direct ne rendait-elle pas Alfredo… comment dire… dingue ? »

Le coulis de vapeur gagnait à présent la totalité du vestiaire. Torpinelli se rinça sous une douche froide et s'écrasa sur un banc en pin massif. « Vous connaissez les chauves-souris vampires, commissaire ? Ces animaux me fascinent. Elles pendent aux arbres tout le jour, au point que ceux qui les ont vues en parlent comme de noix ou de cosses géantes. Mais quand arrive la nuit, elles se transforment en de redoutables prédateurs. Capables de vous vider un bœuf comme ça » — il claqua des doigts — « des hommes, des femmes, ne se sont jamais réveillés suite à leur baiser mortel.

— Alfredo Manchini était une chauve-souris vampire ?

— La pire de toutes. Vous savez, il avait un réel problème avec les femmes.

— C'est-à-dire ?

— Je le voyais à son air de vicieux face à l'écran quand il matait mes hardeuses. Le type calme et frustré qui cache un volcan en lui. Je lui ai souvent proposé de s'envoyer une des filles, voire plusieurs, mais il a toujours refusé. Alors une nuit, pendant qu'il dormait, j'ai demandé à l'une d'entre elles d'aller lui faire… une petite surprise… Je voulais voir sa réaction… II… m'intriguait vraiment.

— Et ?

— La chauve-souris vampire s'est réveillée…

— Mais encore ?

— Il l'a ligotée pendant plusieurs heures puis l'a baisée jusqu'au petit matin. Il avait la queue en flammes et on a dû la fourrer dans un gant de toilette rempli de glaçons. Intéressant comme les gens changent quand ils pensent avec la queue, non ? » Il coiffa ses cheveux vers l'arrière et les plaqua avec une couche de gomina. Le peigne pliable finit dans la poche intérieure de sa veste.

« Votre cousin avait peur de quelque chose ou de quelqu'un. Vous en avait-il parlé ?

— Non. Ce n'était pas son genre d'exposer ses soucis. Nous avons tous les nôtres. Vous ne pouvez pas imaginer le nombre de personnes qui veulent me faire la peau.

— Si, j'imagine… »

Il se leva et se rhabilla. Je fis de même avec mes propres vêtements, laissant ceux que l'on m'avait apporté sur le banc.

« Votre cousin a agressé l'une de ses professeurs. Nous l'avons retrouvée ligotée et torturée, nue sur son lit. »

Il jeta sa serviette avec violence sur le sol. « Le sale enfoiré ! Ça ne m'étonne pas de lui ! Frustré de mes deux !

— Vous ne le portez pas dans votre cœur, me semble-t-il.

— Pas spécialement… Cet abruti était plein aux as. Et tout ce qu'il a trouvé à faire, c'est d'aller perdre son temps dans une école d'ingénieurs de merde ! Une honte pour notre famille !

— Apparemment, avant de mourir, il s'est bien rattrapé ! Et faisait aussi preuve d'un certain talent pour la vidéo, je crois que son petit film se serait très bien vendu…

— Qu'est-ce que vous me racontez ?

— Votre cousin s'est filmé en train de torturer cette enseignante. »

L'annonce l'immobilisa un instant. « Vous avez découvert ce film où ?

— En quoi cela vous intéresse-t-il ?

— Je veux juste savoir.

— Sur son ordinateur… Le ou les crétins qui ont essayé d'effacer les données de son PC devraient aller se… rhabiller… »

Il me démolit du regard. Je recadrai : « Cette hardeuse qu'il s'est envoyée, elle ne s'est pas plainte des tendances sadomasos de votre cousin ? Elle s'est laissé faire ?

— C'est son quotidien. Elles aiment ça, les salopes. C'est ce qui rapporte, le bizarre, le SM, le bondage. De nos jours, le public attend autre chose que la simple pornographie brute de fonderie.

— Comme le viol filmé en direct ?

— Ouais. Un bon filon. Mais je suppose que vous n'êtes pas idiot, vous savez qu'il s'agit de faux ?

— Moi, oui. Mais les malades qui visionnent ces films le savent-ils vraiment ?

— C'est pas mes oignons. »

J'enfournai ma cravate dans ma poche et laissai mon col de chemise ouvert. « Il me semble que votre père n'apprécie pas vraiment ce que vous faites. »

J'eus l'impression que des flammes allaient jaillir de ses narines. « Ne parlez pas de mon père ! Il n'a plus les capacités de diriger les opérations ! Et je ne fais que m'adapter à la demande ! Attention à ce que vous dites, commissaire ! »

Je scrutai chaque trait de son visage. « BDSM4Y, vous connaissez ? »

Aucune réaction. S'il cachait son jeu, il le cachait bien. « Ce sigle ne me dit rien.

— Jusqu'où vont les demandes de vos clients en matière de bizarrerie ?

— Si vous saviez comme ils sont imaginatifs ! Mais je ne crois pas nécessaire de vous décrire ce genre de choses. Vous commencer à m'irriter sérieusement avec vos questions. Abrégez, ou je vous fais raccompagner !

— Vous n'avez jamais eu des demandes de snuff movie ?

— Qu'est-ce que vous dites ?

Snuff movie, vous connaissez ? »

Il tira la porte du vestiaire. « Victor ! Victor !

— Répondez ! »

Il me tira par le col de veste et me plaqua contre le mur humide de vapeur. « Ne répète plus jamais ce mot devant moi, fils de pute ! Maintenant, tu vas ouvrir grand tes oreilles, commissaire ! Tu mets encore un pied ici, t'es mort ! C'est très dangereux de venir seul, on ne sait jamais ce qui peut arriver ! Alors, si t'oses te pointer, viens bien accompagné ! »

Je me dégageai de son étreinte en le poussant avec violence, me retenant de le démolir. Si je levais le bras sur lui, j'étais cuit. J'osai quand même. « Toi, tu vas m'écouter ! Je ne vais pas te rater ! Si je découvre la moindre entourloupe à ton sujet, si tu pètes ailleurs que dans ton froc, je serai là pour te coincer. Je ne sais pas ce que tu caches, ni pourquoi toi ou l'un de tes affreux avez éliminé Manchini, mais je le découvrirai. »

Crâne-d'Ébène se mit en travers de mon chemin, bras croisés. « Fous-moi ça dehors !!! » hurla Torpinelli. « T'es un homme mort ! »

Je prévins Crâne-d'Ébène. « Tu me touches, je t'explose ta sale cervelle ! »

Il me laissa circuler, un sourire d'Oncle Ben's aux lèvres. Au sortir de l'atrium, au sommet de l'escalier en marbre, peinait à se déplacer le vieux Torpinelli, courbé sur une canne. Je crus lire sur ses lèvres EN-TER-RE-MENT avant qu'il ne disparût dans le couloir, voûté comme un pape.

Crâne-d'Ébène me colla jusqu'à la sortie, où Gueule-d'amour, le lion déchu, me décocha un sourire narquois. « T'espérais quoi, monsieur le P-O-L–I-C–I-E-R ?

— Tu as déjà pensé à te présenter aux élections pour le Front National ? » rétorquai-je. « Tu me fais penser à quelqu'un, mais je ne me rappelle plus qui. »

Il lança mon Smith & Wesson sur le siège conducteur de ma voiture. « Tire-toi ! Tire-toi loin, très loin d'ici !

— Je ne serai jamais bien loin… Et quand je reviendrai, tu seras le premier à le savoir.

— Surveille bien tes arrières, alors… » Enterrement… Le vieux Torpinelli venait de me fixer un rendez-vous.

*

Je me voyais mal débarquer au milieu de la cérémonie funéraire et m'approcher du vieux en lui demandant un truc du genre : Alors monsieur, racontez-moi ce que votre fils a fait de mal ! A l'évidence, mieux valait jouer la prudence. Par un moyen ou un autre, s'il le désirait vraiment, le patriarche tenterait de prendre contact avec moi.

L'enterrement d'Alfredo Manchini devait se dérouler dans l'après-midi au cimetière du Touquet. Une pluie horriblement cinglante, chargée de l'air du nord, se déversait du ciel noir depuis la fin de matinée. Je fis plusieurs fois le tour du cimetière. D'abord en voiture, en longeant les palissades pour constater, à regret, que je n'avais aucun point de vue sur l'intérieur. Puis à pied, afin d'essayer de me dénicher une planque pour observer la cérémonie sans risque. La fosse avait été creusée au bout de la dixième allée, sous un if, protégée par une bâche bleue. Mon analyse fut brève. Si je voulais dégoter une place de choix aux réjouissantes festivités, il fallait absolument me trouver au cœur du brasier, dans le cimetière.

À 15 h 00 tapantes, le cortège funéraire assombrit la rue alors qu'au loin, les cloches de l'église tintaient encore. De longues berlines noires, des vitres teintées, des regards derrière des lunettes de circonstance, se suivaient dans un silence à peine perturbé par le soupir de la pluie. J'avais garé mon véhicule dans un parking résidentiel à presque un kilomètre du cimetière. Je me terrai dans le hall d'un immeuble, bien au sec, ma paire de Zweiss à la main.

Il n'y avait qu'une vingtaine de personnes. Je supposai que les Torpinelli avaient préféré un enterrement sans éclat médiatique. Vite passé, vite oublié… Le vieux sortit en dernier, accompagné par deux porte-parapluies qui le collaient comme son ombre.

La pluie m'arrangeait, elle n'aurait pas pu mieux tomber. Déployant un vaste parapluie, une dizaine de minutes après le début de la cérémonie, je pénétrai discrètement dans le cimetière, me dirigeant vers l'extrémité opposée à celle où s'amassaient vestes et cravates noires. Je portais un bouquet de chrysanthèmes, pour me disculper de tout soupçon. Le vieux se tenait plus en retrait, installé sur une chaise pliante, ses jambes semblant à présent incapables de soutenir le poids de son corps. De temps en temps, il scrutait l'ensemble des tombes, derrière lui. Je m'arrangeai, en me décalant de deux allées, pour me situer dans son champ de vision. Lorsqu'il tourna un regard dans ma direction, je levai mon parapluie pour qu'il distingue mon visage, puis le rabaissai aussitôt lorsque Gueule-d'amour jeta une œillade perçante vers moi. Je fis mine de nettoyer la tombe. Le lion déchu enfonça la main sous sa veste, avança dans ma direction, mais le vieux le rappela à l'ordre et lui murmura quelque chose à l'oreille. Il venait d'éviter ce qui, dans un sens comme dans un autre, aurait conduit à un incident inévitable.

Un corbeau se posa à côté de moi et, les ailes déployées telles deux capes, le cou tendu, se glissa entre deux sépultures pour y picorer des vers de terre. La pluie drue me dévorait les épaules et le froid pénétrait en moi sous l'effet des violentes bourrasques. Mon parapluie faillit se retourner mais tint bon. Gueule-d'amour m'avait à l'œil. Il m'avait reconnu. De temps en temps, il posait sa main devant son imperméable et mimait, deux doigts tendus et le pouce replié sur l'index, la forme d'un revolver. Il n'attendait qu'une chose, que je m'avance.

Cependant, je pris soin de rester à l'écart et de patienter. Je cherchais déjà comment j'allais pouvoir fuir du cimetière sans passer par l'entrée principale et, surtout, sans me retrouver le corps criblé de balles…

L'inhumation dura à peine un quart d'heure et je me demandai, au départ des premiers participants, de quelle façon allait procéder le vieux pour se mettre en contact avec moi. Je le vis insister auprès de son fils pour se recueillir encore un instant. Il se leva de sa chaise, passa les mains dans le dos. Il serrait une pochette de plastique pliée. Réalisant le signe de la croix devant la tombe, il arrangea ensuite une couronne mortuaire et déposa, j'en avais la quasi-certitude, l'enveloppe plastifiée sous l'un des pots de fleurs, au bord du couvercle de marbre.

L'affaire se corsa vraiment cinq minutes plus tard. Alors que je pensais avoir entendu les derniers ronflements de moteurs, deux ombres fichtrement trapues se découpèrent à l'entrée du cimetière, dont une longue chevelure blonde ruisselante de pluie. Gueule-d'amour. Il choisit une allée médiane, son acolyte étrangement noir contournant par l'extrémité sud, celle où je me tenais. Ils avaient troqué leurs parapluies contre des Beretta et, à constater leur allure déterminée, je compris qu'ils venaient pour me tailler autre chose qu'un brin de causette.

Le corbeau assombrit le tableau d'un long croassement qui aurait fait peur à un mort. Jetant mon parapluie, je dégainai mon vieux Smith & Wesson et me faufilai au travers des allées en chevauchant les tombes, baissé de manière à disparaître derrière les marbres. Les cous de mes poursuivants se tendirent comme ceux des furets, puis ils accélérèrent leurs foulées, tout en restant prudents. Je me précipitai, dos voûté, vers la tombe de Manchini, levai le pot de fleurs, m'emparai de la chemise plastifiée et la fourrai dans ma poche.

Au même moment, une balle faillit me décoller l'oreille gauche. Un vase de marbre explosa. Le corbeau s'envola mais, dégommé en plein vol, vint s'écraser à une dizaine de mètres de moi. Je m'accroupis derrière une stèle, les genoux dans la boue, et logeai une balle dans le tronc d'arbre derrière lequel se camouflait Gueule-d'amour. Du coin de l'œil, je surveillai Crâne-d'Ébène, dont l'ombre noire se faufilait entre les colonnes funéraires, quatre divisions plus loin. Le coup de feu dut les refroidir un instant, ils ne bougèrent plus de leurs planques. J'en profitai pour remonter l'allée et, dos cassé, me rapprochai de l'entrée annexe que j'avais repérée auparavant, à l'arrière du cimetière. Les balles fusèrent à nouveau. Un morceau de stèle vola, un autre projectile ricocha sur la surface marbrée d'un caveau avant de se ficher quelque part pas loin. Je me plaquai au sol, vidai au jugé la moitié de mon chargeur avant de me relever, pour riper le long de la palissade où je me trouvais sacrément à découvert.

Au moment où j'allais être hors d'atteinte, je sentis un éclair dans l'épaule droite comme si l'on m'avait enfoncé un poignard. Le sang ruissela sur mon imperméable et se mêla à la pluie en un rouge sale. Malgré le faisceau de douleur, je m'élançai sur la route, parcourus une centaine de mètres et arrêtai une voiture en me plaçant au milieu de la chaussée, arme pointée en avant.

Les pneus crissèrent, le regard sous l'habitacle se voila d'effroi lorsque je me jetai sur le siège arrière en hurlant : « Je suis de la police, roulez !!! » Pas besoin de le dire deux fois ! Le chauffeur enfonça l'accélérateur au maximum, la voiture dérapa et finit par filer plein champ. Mes deux poursuivants, haletant comme des marmites chaudes, apparurent au moment où nous prenions un virage.

« Déposez-moi aux urgences… » dis-je au chauffeur sur un ton qui se voulait doux. « Et merci pour le service…

— Je n'ai pas vraiment eu le choix », répliqua-t-il avec justesse.

*

La balle avait effleuré le deltoïde, abandonnant un petit sillon sanguinolent sur le dessus de mon épaule. En définitive, je m'en tirais avec cinq points de suture et un pansement serré. Ma carcasse de flic en avait vu d'autres.

Une fois à l'hôtel, enfermé dans ma chambre, je pris la pochette plastifiée et en sortis une feuille pliée, à l'intérieur de laquelle se cachait une autre feuille. Malgré la protection, une partie du papier avait bu l'eau, l'encre avait déteint et coulé comme des larmes sur un visage. Mais l'ensemble restait lisible. Je reconnus une écriture hésitante et fragile, celle d'un mourant. La première lettre disait :

« Je ne sais pas qui vous êtes, mais j'ai vu votre plaque d'immatriculation me signalant que vous représentez la loi. Votre présence aujourd'hui est un signe. Dites-moi ce que cache mon fils. D'importants virements bancaires sont régulièrement effectués de comptes clients vers l'un de ses comptes. Des sommes astronomiques. J'ai volé un nom dans son carnet d'adresses : Georges Dulac, qui vit à l'autre bout de la ville. Restez discret, ou il me tuera. Et même s'il ne me reste plus beaucoup de temps à vivre, je veux connaître la vérité. Je suis surveillé ici, alors ne cherchez surtout pas à entrer en contact avec moi. Il ne vous le permettra pas… Vous me laisserez un message sous le pot de fleurs demain. Je passerai au cimetière à 15 h 00…

Quoi qu'on en pense, je suis un homme d'honneur, monsieur. Si mon fils bafoue la loi et cet empire que j'ai tant peiné à construire, il faudra qu'il paie. »

Le second papier représentait l'impression d'un écran d'ordinateur, sur lequel apparaissait le nom de Dulac, avec des dates de virements bancaires. Un document qui n'avait rien d'officiel. Juste des chiffres posés dans une grille. 15 avril, trente mille euros. 30 avril, cinquante mille euros… Et ainsi de suite, tous les quinze jours, depuis avril, avec des pointes à deux cent mille euros au début du mois de septembre… Un calcul rapide m'amena à une somme d'environ cinq millions d'euros, en même pas six mois… Je crus deviner ce que représentaient ces transactions et priai Seigneur Dieu pour qu'il en fut autrement…

Je me connectai à Internet via mon ordinateur portable et la prise téléphonique de la chambre d'hôtel, puis lançai une recherche sur le nom de Georges Dulac. Les résultats retournés confirmèrent mes doutes. Il gérait des portefeuilles importants de clients boursiers, achetant et vendant des warrants, des actions, des capitaux-risques ou des options. Il pesait un tel poids dans le domaine de la finance qu'il était capable de faire perdre dix pour cent à une action par le simple jeu de la spéculation. L'un de ces requins pour qui le pauvre est un cafard à aplatir du talon.

Je me mis en route vers son domicile, bien décidé à découvrir la nature réelle de ses dépenses.

Georges Dulac se trouvait en voyage d'affaires à Londres et ce fut sa femme qui m'accueillit. Une saucisse argentée vint explorer le dessus de mes chaussures en aboyant.

« Laisse le monsieur tranquille, Major ! Allez, file ! » ordonna la femme d'un ton de vieille mégère. Le chien n'obéit pas.

« Je peux peut-être vous renseigner, monsieur ? Mon mari rentre dans la soirée. »

Au premier abord, cette sexagénaire m'avait paru froide, rigide dans son tailleur Yves-Saint-Laurent. Mais elle me reçut avec courtoisie, m'invitant à entrer sans attendre ma réponse. La solitude des longues journées devait la dévorer.

« À vrai dire, cela m'arrange que votre mari ne soit pas là. J'aurais quelques petites questions à vous poser sur ses activités financières.

— Vous êtes du fisc ? »

Je lui envoyai un sourire franc. « Non, non, Dieu merci non ! Je suis… » — je sortis mon badge — « … de la police.

— Oh mon Dieu ! Que se passe-t-il ? Ne me dites pas qu'il lui est arrivé quelque chose !

— Non, ne vous inquiétez pas. Je mène une enquête dans le coin sur les Torpinelli…

— Ah ! Vous me rassurez ! Les Torpinelli… Des vrais poisons… Surtout le fils… Il est temps que la police fourre le nez dans leurs affaires ! Ils vendent du sexe comme on vend des bonbons. Quelle honte !

— Votre mari les côtoie ?

— Vous prendrez bien un Earl Grey ?

— Avec plaisir. »

Nous nous installâmes dans le salon. Saucisse argentée jappa et grimpa sur mes genoux.

« Major ! Tu n'as pas honte ?

— Laissez-le. Les chiens ne me dérangent pas. Celui-ci est… charmant… Avez-vous déjà côtoyé les Torpinelli ?

— Les Torpinelli ? Non, jamais de la vie. On ne mélange pas les torchons et les serviettes, vous savez. Il y a un monde d'écart entre ces gens-là et nous. »

Son air hautain et sa façon de scinder le monde m'agaçaient sensiblement, mais je ne laissai pas ma voix trahir mes sentiments. « Il semblerait pourtant que votre mari ait réalisé d'importants virements vers l'un des comptes Torpinelli. »

Le fond de sa tasse de thé se mit à cliqueter contre la sous-tasse en faïence. « Qu… qu'est-ce que vous dites ?

— Vous occupez-vous des comptes bancaires ?

— Non… Non, cela revient à mon mari de gérer nos comptes. Nous en possédons dans différentes institutions. En France, en Suisse, dans des îles… Je… Je n'y connais rien et je lui fais confiance, c'est son métier…

— Depuis six mois, il y a eu plus de cinq millions d'euros de virements au bénéfice des Torpinelli. »

La peau détendue de ses joues se mit à vibrer sous l'effet de la nervosité. De petites secousses la contraignirent à poser sa tasse sur la table.

« Mais… Mais… Pour quelle raison ? De quoi s'agit-il ?

— C'est ce que je suis venu découvrir. » Je lui pris la main. « Vous me faites confiance, madame ?

— Je… Je ne vous connais pas… Mais… Je veux savoir…

— Comment se comportait votre mari ces derniers temps ? Rien ne vous a marqué ? Quelque chose qui pourrait sortir de l'ordinaire ? »

Elle se leva et battit le plancher de pas hésitants.

« Non… Je… je ne sais pas…

— Réfléchissez…

— Il n'est pas souvent à la maison, vous savez… II… Il est vrai que nous nous sommes disputés à plusieurs reprises dernièrement… Il passe ses soirées à travailler dans son bureau… Il s'y enferme, ne vient se coucher qu'au milieu de la nuit… Mon mari n'est plus qu'un fantôme, commissaire, un fantôme qui entre et sort de cette maison comme bon lui semble… Il a trop peur de vieillir, de rester prisonnier de cette gigantesque habitation… »

Je me levai à mon tour. « Où votre mari range-t-il ses relevés de comptes bancaires ?

— Je… Dans son bureau, je crois…

— Puis-je les consulter ?

— Je… Je ne sais pas… C'est confidentiel…

— N'oubliez pas que je suis de la police… Je cherche juste à reconstituer la vérité.

— Suivez-moi… »

Je comprenais la détresse de cette femme. Seule dans cette banquise de pierre et de lambris. Perdue entre ces murs de glace, à l'écart du monde, des gens, de la vie. Elle se tenait droite, le torse bombé, fière d'être ce qu'elle était, une femme de riche, l'épouse d'un homme qui possédait tout mais qui ne se trouvait jamais à ses côtés. Une femme qui, semblait-il, ignorait les activités de son mari.

« Il ferme toujours son bureau à clé quand il y travaille ou quand il part… Mais j'en ai un double… Mon mari est cardiaque. Je n'aimerais pas qu'il lui arrive quelque chose dans ma maison sans que je puisse ouvrir la porte pour être auprès de lui.

— Et il sait que vous possédez cette clé ?

— Non. »

Le bureau ressemblait plus à un salon qu'à un lieu de travail. Téléviseur, lecteur DVD, cafetière, large banquette de cuir blanc cassé, peau de tigre étalée sous une table basse. Et des papillons…

« C'est un grand amateur de papillons », constatai-je avec une pointe d'émerveillement.

« Il en fait importer du monde entier. Des spécimens rares, d'une beauté exceptionnelle. Regardez celui-ci, c'est un Argema Mittrei, le plus grand papillon du monde, plus de trente centimètres d'envergure. Quand sa mère est morte, mon mari a découvert un papillon blessé dans le coin de sa chambre. Un Grand Monarque. Il l'a pris, l'a posé sur le rebord de la fenêtre et l'insecte s'est envolé loin dans le ciel. Une vieille tradition indigène prétend que les papillons s'envolent avec les âmes des morts, qu'ils les portent au Paradis pour que ces esprits reposent en paix. Mon mari y a toujours cru. Il est persuadé que chacun de ces papillons a emmené une âme au Paradis, y compris celle de sa mère… »

Elle parlait avec passion, les yeux illuminés d'une petite étincelle que je n'avais jusqu'à présent pas vu briller.

« S'il est si croyant que ça, pourquoi retenir tous ces papillons morts dans des cadres ? Pourquoi les priver de leur divine mission en les tuant ?

— Mon mari est très possessif… Il faut que tout lui appartienne… Ces papillons, comme le reste…

— Vous permettez que je jette un œil dans ses tiroirs ?

— Allez-y. Et j'espère sincèrement que vous ne découvrirez rien… »

Aucun relevé bancaire ni papier confidentiel. Juste des coupons d'ordres boursiers, des adresses de clients, des courbes de simulations tracées à l'imprimante couleur.

« Votre mari ne possède pas d'ordinateur ?

— Si, un portable et un ordinateur classique. Il emporte toujours le portable avec lui. L'autre est sous le bureau. En fait, il n'y a que la boîte de métal, on dit l'unité centrale je crois ? Mon mari a bricolé pour que l'écran de télévision serve aussi d'écran d'ordinateur. »

Je me penchai sous le bureau. L'unité centrale se trouvait à gauche du siège, idéalement placée pour être allumée ou éteinte facilement depuis le siège. « Je peux le mettre en marche ?

— Allez-y. »

J'appuyai sur l'interrupteur. « Vous avez déjà regardé ce que contenait cet ordinateur ? Je vois qu'il y a un lecteur de CD ROM et un graveur de CD. C'est du tout dernier cri.

— Je n'y connais absolument rien en informatique. Je ne serais même pas capable de l'allumer. Je sais juste que nous disposons d'une liaison rapide, mon mari l'utilise pour aller sur Internet. Il joue aux échecs avec des Russes. »

L'écran bloqua au moment de l'identification. « Il me demande un mot de passe… L'identifiant est resté présent à l'écran, il s'agit de Sylvette. Vous avez une idée pour le mot de passe ?

— Euh… Sylvette était le prénom de sa mère… Essayez Dulac.

— Ça ne marche pas. Autre chose ?

— Euh… Euh… Sa date de naissance alors ? 12101948. » Même écran. Erreur de saisie de mot de passe… « Dernière chance », dis-je d'une voix crispée. « Réfléchissez ! Ne vous en a-t-il jamais parlé ? »

Elle orienta son regard vers un tableau de papillons.

« Je sais ! Monarque ! Essayez Monarque ! »

Doigts tremblants, je tapai les lettres composant le nom du papillon… Feu de Bengale sous ma chair… « Ça passe !!! »

Le bureau virtuel ne présentait que deux icônes. L'une pour lancer un navigateur Web, l'autre pour démarrer la messagerie. J'ouvris donc un browser et parcourus le dossier Historique, indiquant les derniers sites visités par Dulac.

Je ne découvris qu'un ramassis de sites pornographiques, Japanese Teen Girls, Extreme Asian Bondage, Fuck my Chinese Ass… Une liste si impressionnante que la place manquait sur l'écran pour tout énumérer.

Madame Dulac se plaça à mes côtés. Les mots qu'elle allait prononcer, moururent sur ses lèvres au moment où elle constata d'elle-même l'aspect étrangement bridé des pions de ces fameuses parties d'échecs. « Ce… Ce n'est pas possible ! » gloussa-t-elle.

Je démarrai la messagerie et dépilai la tonne d'immondices qui traînait dans la boîte aux lettres. Que des messages à caractère porno. Des contacts virtuels avec qui il entretenait des relations qui l'étaient peut-être moins.

Sa femme se décomposa et explosa en larmes. Je fermai momentanément le logiciel de messagerie et tentai d'ouvrir le tiroir sur le côté du bureau. Il me résista. « Vous n'auriez pas la clé de ce tiroir ?

— Non. Désolée… » Elle s'acharna sur la tirette, comme si elle cherchait, elle aussi, à percer l'horrible vérité. Je sortis le kit manucure de ma veste. « Vous permettez ? »

Elle serra ses poings sous son menton. « Ouvrez-le ! » Je n'avais pas perdu la main, même pour les serrures coriaces. Elle céda en moins de trente secondes, sans la moindre trace d'effraction. La Dulac me donna un léger coup d'épaule, se faufilant devant moi pour ouvrir d'elle-même. Nous ne découvrîmes rien d'autre qu'une nouvelle clé.

« Votre mari possède-t-il un coffre-fort ? » Elle leva la clé à hauteur d'yeux, entre le pouce et l'index. « Non… Je… Je n'en sais rien… II… me cache tellement de choses !…

— Et derrière ces cadres ? » Elle se précipita sur le premier venu, une collection de morphos bleus aux ailes miroitantes. « Rien ici », souffla-t-elle avec soulagement.

Je compris immédiatement vers lequel me diriger… celui aux moulures massives, plus épais que les autres, suffisamment imposant pour dissimuler un coffre-fort. « J'ai trouvé… »

Je posai délicatement le cadre sur le sol, laissant la vieille dame engager la clé dans la serrure. Sa jugulaire puisait dans les renflements de son cou de poulet. Elle extirpa du coffre une pile de sept CD ROM, sans pochette, sans marque distinctive. Gravés à l'évidence depuis un ordinateur.

« Oh ! Seigneur ! Mais… De quoi s'agit-il ? » Je lui ôtai les CD des mains et les posai sur la table basse.

« Madame, je ne crois pas que vous devriez regarder le contenu de ces CD… »

La stupeur blanche qui s'empara d'elle me fit frissonner. Quasiment, elle se décomposa devant mes yeux. Les larmes fusèrent à nouveau, les arceaux de ses mâchoires battirent sous les soubresauts de ses sanglots et le maquillage coula le long de ses joues craquelées par l'âge comme une rivière d'encre. « Je… Je veux voir ce que contiennent ces CD… Je… Laissez-moi voir… J'en ai le droit. C'est mon mari, et je l'aime ! »

J'allumai le téléviseur à plasma et enfournai un CD ROM choisi au hasard dans le lecteur de l'unité centrale. Sur l'écran télé, un logiciel, genre magnétoscope virtuel, se lança de lui-même et le film se chargea à l'intérieur. Avec un geste d'hésitation, j'appuyai sur marche. Durant les premiers instants où l'écran restait neigeux, les bouillons acides du stress grimpèrent jusque dans ma gorge. Après les cinq premières secondes de film, je cliquai sur le bouton stop du logiciel, secoué de tremblements. L'envie de vomir me saisit, mais le relent se bloqua au bord de ma bouche.

La capacité de parler échappa à la vieille dame. Elle se figea dans le marbre de la surprise, de l'horreur, de l'inconcevable et je crus qu'elle allait se briser en morceaux quand je la serrai contre moi, instinctivement, comme si j'enlaçais ma pauvre mère. Elle explosa en sanglots, s'arrachant la voix dans des cris identiques aux chants tristes des baleines. Ses yeux perdirent le repère de la réalité, fouillant la pièce à la recherche d'un point auquel se raccrocher. Et elle hurla, hurla, hurla… Je la levai doucement par le dessous du bras et l'accompagnai dans une pièce annexe.

« Ne… Ne me laissez pas… » bafouilla-t-elle. « Je… veux savoir…

— Vous ne pouvez pas… regarder ça », lui répondisse avec difficulté. « Je reviens… Restez sur ce lit, je vous en prie !

— Non… Monsieur… Mon mari… Qu'est-ce qu'il a fait ? »

Après les premières secondes de visionnage, je dus baisser le son. Ces cris fusant du CD ROM me perçaient les tympans, comme des aiguilles enfoncées directement au creux des oreilles.

Sur l'écran, Martine Prieur, à demi consciente, les yeux révulsés, le blanc de l'œil chassant la pupille derrière la paupière. Une expression indescriptible sur son visage, dans l'instant d'agonie. Un cocktail atroce de douleur, de besoin de comprendre, d'envie de vivre et de mourir. L'objectif de la caméra zooma sur une entaille imprimée le long de l'omoplate gauche, s'attarda sur l'onde sanguine qui se déversait sur le sol. Un champ plus large présenta la victime dans son ensemble. Mollets, cuisses, deltoïdes perforés de crochets d'acier… Prieur, suspendue à deux mètres au-dessus du sol, endurant ses dernières minutes de torture…

La matérialisation du Mal sur Terre se répandait par l'intermédiaire de ces CD ROM…

Cette fois, je vomis sur la peau de tigre et une partie de mon pantalon. Un sel brûlant me piquait les lèvres, me rougissait les yeux jusqu'à les transformer en boules de feu. Je me levai, perdu à mon tour, à la recherche d'une épaule sur laquelle m'appuyer. Mais il n'y avait personne. Juste mon désespoir. Mon estomac se comprima à nouveau, me pliant en deux. Je me plaquai contre un mur, la tête au ras d'un cadre de papillons. Mon cœur s'emballa. Mes sens tournoyaient comme s'ils s'apprêtaient à quitter mon corps, puis tout s'estompa, d'un coup, lorsque j'entendis un bruit de portière dans l'allée.

Je me précipitai vers la fenêtre. Georges Dulac, m'apercevant lorsque j'écartai le rideau, se réengouffra dans sa Porsche. Je me ruai dans l'escalier, sautai les dix dernières marches à la limite de me rompre le dos et m'écrasai sur le sol, mon épaule blessée m'empêchant de me rééquilibrer. Ma veste se déchira, je me relevai et, malgré l'élancement lancinant, me jetai dans l'allée. La voiture disparaissait déjà au bout de la rue en vrombissant…

Au moment où je voulus braquer le volant de mon véhicule, mon épaule m'envoya un tel reflux de douleur que je dus abdiquer. La plaie s'était rouverte pendant ma chute dans l'escalier…

J'appelai le commissariat local, déclinai mon identité et leur demandai de se mettre de toute urgence à la poursuite d'une Porsche grise immatriculée 7068 NF 62 et d'envoyer une équipe rue des Platanes.

Je rejoignis la vieille dame couchée, recroquevillée sur elle-même. Elle se redressa, le chignon défait, le visage peint d'une indescriptible détresse. Elle me pressa la main avec la force vive du désespoir.

« Dites-moi que tout ceci n'est qu'un mauvais rêve… Je vous en supplie…

— J'aimerais… Mais je ne peux pas… où se trouve votre boîte à pharmacie ? Vite !

— Salle de bains… »

J'enlevai ma veste, ma chemise, puis le pansement collé par le sang coagulé. Je déroulai des bandelettes de gaze stériles, les serrai de toutes mes forces autour de la plaie, si fort que je crus me casser toutes les dents tellement la douleur irradiait. La chemise et la veste réenfllées, je courus vers le bureau, éjectai le CD ROM du PC et en enfonçai un autre. Neige, image brouillée, mise au point de la caméra, puis une date, en bas. Cinq octobre 2002, le lendemain de la mort de Doudou Camélia.

Je compris… Je compris de quoi il s'agissait. Un long cri me vida les poumons, puis un autre et encore un autre… Des pas fébriles résonnèrent dans le couloir, la vieille dame passa la tête par l'embrasure de la porte, faillit faire demi-tour puis vint à mes côtés, me glissa une main douce dans les cheveux. Et je la serrai… et je pleurai… tellement…

Une rage folle m'arracha de là. M'emparant de tous les CD ROM, je les fourrai dans le coffre-fort que je fermai à clé et dévalai l'escalier. Dans ma voiture, la douleur de mon épaule me cloua au siège lorsque j'exécutai mon demi-tour. Je dus lâcher le volant, l'arrière de la berline percuta une gigantesque borne de granit. Mon pare-chocs resta sur le sol et, après quelques manœuvres, je réussis à prendre la route en direction de chez Torpinelli. D'une main, je récupérai tous les chargeurs empilés dans la boîte à gants, les glissant dans mes poches tout en grillant un feu tricolore, et manquai de percuter une voiture qui venait sur ma droite. Mon rétroviseur me renvoya la lumière bleutée d'un gyrophare, une voiture de police surgit du carrefour et essaya de me rabattre sur le bas-côté à coups de volant hasardeux. J'accélérai, fonçai comme une torpille dans les rues désertes du Touquet, la main gauche me pressant l'épaule droite. La douleur s'intensifiait, mais elle me stimulait et rien, à présent, ne m'empêcherait d'aller au bout. Je surpris mes poursuivants en braquant à quatre-vingt-dix degrés dans une allée transverse. Je faillis m'évanouir sous les assauts de la souffrance. A l'arrière, à plus de trois cents mètres, mes poursuivants réapparurent, sirènes hurlantes. Après trois autres facéties de ce genre, ils finirent par sortir de mon champ de vision et le bruit s'estompa.

Au niveau de l'entrée des Torpinelli, je tirai le frein à main, provoquant le pivotement de la voiture à angle droit. Je m'attendais à l'accueil de Gueule-d'amour et de ses acolytes, mais ils repeignaient le sol, têtes explosées de plusieurs balles.

Une colonne de fumée noir corbeau tourbillonnait devant moi. Et, au bout de l'allée, je distinguai la Porsche en flammes encastrée dans le mur de la façade. Les boiseries extérieures et les branches des arbustes commençaient aussi à prendre feu.

À proximité de la maison, j'écrasai la pédale de frein. Le pare-brise était constellé d'impacts de balles. Dulac gisait, la tête éclatée contre la vitre. Je me ruai à l'intérieur alors que les sirènes se manifestaient. J'entendis des cris, des coups de feu, le ronflement caractéristique d'une Kalashnikov, puis plus rien, plus un bruit, à part le doux crépitement des flammes qui devenait colère.

Le vieux Torpinelli se tenait couché sur le sol, au bas de l'escalier, la mitraillette entre les jambes. Son fils, criblé de balles, ouvrait la bouche au ciel, les yeux curieux, abandonnés à la mort. Je me dirigeai vers l'homme, lui tendis la main. « Venez, il faut sortir d'ici, et vite ! »

Un jet de sang gicla par l'orifice béant de sa poitrine. Il trouva la force de me tendre une disquette, l'âme sur les lèvres. « J'ai… j'ai tout… découvert… Mon fils…

— Qui réalise ces films ? Dites-moi qui réalise ces films ! » Je le secouai par le col de sa chemise. Sa santé, sa vie m'importaient peu. Je voulais qu'il me livre, dans un dernier soupir, les horribles secrets détenus par son fils. « Dites-le-moi ! Dites-le-moi ! » Un dernier souffle l'arracha à la vie. Je me mis à hurler « Noooon ! »

L'épaisse fumée qui, à présent, s'engouffrait par l'entrée, me fit prendre conscience que je parlais à un mort. Je saisis la disquette de la main repliée de Torpinelli, la fourrai dans la poche intérieure de ma veste et me propulsai à l'extérieur, le visage enfoui dans mon col.

Trois véhicules de police barraient l'entrée de la grille. On me somma de poser mon arme sur le sol. « Je suis de la police ! » hurlai-je.

« Posez votre arme ! » envoya un mégaphone. « Posez votre arme, ou on tire ! »

J'obtempérai, alors que, devant moi, la maison partait en fumée.

*

Le divisionnaire Leclerc ainsi que le lieutenant Sibersky débarquèrent au commissariat du Touquet trois heures après ma course-poursuite spectaculaire. On me laissa mijoter un quart d'heure supplémentaire dans la salle d'interrogatoire. J'avais affaire à une batterie d'incompétents. Pas un col bleu ne comprenant le moindre mot de ce que je racontais, j'avais donc demandé à ce qu'on me laissât dans mon coin jusqu'à l'arrivée de mes collègues.

À l'heure de la délivrance, des brigadiers entrèrent dans la salle et m'accompagnèrent jusqu'au bureau du capitaine Mahieu.

« En route ! » lança Leclerc en claquant une main qui se voulait chaleureuse sur mon épaule en feu. J'émis un cri strident, genre chien à qui l'on écrase une patte sans le faire exprès. « Oh ! Désolé ! » dit-il en portant la main devant la bouche.

Sibersky s'approcha de moi. Son visage avait désenflé.

« Heureux de vous voir en vie, commissaire. J'espère que vous allez pouvoir nous éclairer sur ce merdier.

— Il y a des survivants chez les Torpinelli ?

— Quelques employés et porte-flingues. La quasi-totalité de la maison a cramé. »

Leclerc me précisa. « Nous avons gardé le motus sur le fait que tu n'étais plus en fonction. Je ne l'ai jamais officiellement signalé à nos supérieurs… Je me doutais que tu ne lâcherais pas l'affaire. Je voulais juste te sortir de là… De toute évidence, j'ai échoué. »

Je lui serrai la main. « Merci, Alain… Ils m'ont pris une disquette tout à l'heure. »

Il la sortit de sa poche. « Je l'ai.

— Et alors, que contient-elle ?

— Des noms… Une cinquantaine de noms de personnes importantes. Des hommes d'affaires américains, anglais, français, riches à millions. Que représente-t-elle, Shark ? Pourquoi ces gens se bousculent-ils sur une disquette que t'a fournie Torpinelli ? Qu'avait à voir Dulac dans l'histoire ?

— Allons chez Dulac. J'y ai découvert des CD ROM. Je vous raconterai tout là-bas.

— Attends… Ton épaule… Sibersky va prendre le volant de ton véhicule. Je vous suis. »


« Comment va ta femme, David ? » demandai-je au lieutenant d'un ton soucieux.

« Elle va bien… »

Mon regard glissa sur son visage. « Dis-moi la vérité.

— Elle pète les plombs ! Je pète les plombs ! Elle en a assez de vivre avec un homme qui n'est même pas sûr de rentrer le soir. On… s'est disputés. Elle dort chez sa mère, avec le petit…

— Tout ceci est de ma faute, David.

— Vous n'y êtes pour rien, commissaire… La faute au métier, c'est tout… »

Il alluma une cigarette.

« Tu fumes maintenant ! » lui lançai-je d'un ton réprobateur.

« Il faut un début à tout.

— Tu as peut-être mal choisi le moment, avec un nourrisson à la maison.

— Il n'y a pas de nourrisson à la maison… Pas plus qu'il n'y a de femme… » Il changea de sujet. « Racontez-moi ce qui s'est passé ! Comment êtes-vous remonté jusqu'à ce Dulac ? Que contiennent ces CD ROM ?

— Parlons d'autre chose… Je t'expliquerai une fois arrivés… »

Madame Dulac se pelotonnait dans les bras de sa fille, toutes deux submergées de larmes. Elle m'agrippa par la veste au moment où je montais. « Promettez-moi de tout me dire, commissaire. J'ai le droit de savoir… C'était mon mari…

— Vous saurez la vérité. »

Je déverrouillai le coffre-fort et en sortis les CD ROM. J'interrogeai Leclerc : « Avez-vous avancé avec BDSM4Y ? Des traces ?

— Nos agents infiltrés n'ont rien décelé pour le moment. Une bonne partie des effectifs s'occupe à interroger des prostituées, des clochards, fait le tour des hôpitaux pour essayer de retrouver des patients qui auraient présenté des signes de torture. Cette putain d'organisation nous monopolise les deux tiers de nos ressources ; j'espère que ça nous mènera quelque part.

— Et l'avocat pourri au faux permis de conduire ?

— On le suit à la trace, mais apparemment ils ne prennent plus contact avec lui… On dirait qu'ils ont disparu dans la nature. Vachement futés… Mais on les aura… Alors maintenant, explique-nous et reprends depuis le début. Je suis autant paumé qu'une poule dans le désert. Tu t'es douté que Manchini avait été assassiné. Et après ?

— Il a reçu un coup de fil dans la nuit du meurtre qui l'a précipité dans un piège. Quelqu'un qu'il connaissait bien, puisqu'il s'est déplacé très tard, alors qu'il dormait. J'ai ensuite découvert que son coffre camouflé dans la villa familiale avait été percé et son contenu, vidé. Manchini avait passé plus de deux semaines chez son cousin cet été et, d'après un listing récent de ses numéros de téléphone, il l'appelait souvent. J'ai donc creusé la piste Torpinelli, la seule viable de toute façon. »

Leclerc se déplaça dans le bureau, mains derrière le dos, scrutant les papillons.

« Et au Touquet, qu'as-tu découvert ?

— J'ai eu un entretien avec le fils Torpinelli, qui ne m'a pas appris grand-chose. Par contre, coup de chance, le vieux m'a fourni en cachette une liste de transactions bancaires entre son fils et Dulac. Des sommes extrêmement importantes, régulièrement étalées dans le temps, pour un montant total de plus de cinq millions d'euros.

— La vache !

— Comme vous dites… Et ici, chez Dulac, je suis tombé sur ces CD ROM… Jamais, de toute ma vie, je n'avais visionné une ignominie pareille. Je n'en ai regardé que deux. Les tortures, les souffrances, les meurtres filmés de Catherine Prieur et de Doudou Camélia.

— Grand Dieu ! » lança Sibersky. « Mais… Qu'est-ce que cela signifie ? »

Je me levai et frappai des deux poings contre le mur, la tête baissée entre les épaules. « Que Dulac, tout comme les cinquante pourris sur cette disquette, s'offraient des meurtres ! »

Leclerc me serra le coude. « Comment ça ?

— À quel type de loisirs originaux pourraient bien s'adonner des hommes qui ont le pouvoir, l'argent, l'influence ? Qui ont les moyens de tout se payer ? Quel fantasme suprême pourrait bien assouvir l'argent ?

— Le meurtre…

— Pire que le meurtre. Des heures et des heures de furieuse souffrance pour soi, rien que pour soi. Le plaisir d'arracher une vie par le seul pouvoir du fric. Des images à faire vomir le plus salopard des criminels. »

Je brandis un cadre de papillons et le pulvérisai contre le sol. Les ailes des phalènes, bombyx et autres machaons, se froissèrent comme des feuillets d'aluminium. Je criai, écumant de colère : « Ces types se payaient la mort en direct ! Et Torpinelli en a fait un commerce juteux !

— Mais… à quoi rime l'agression commise par Manchini ? Et pourquoi a-t-il été assassiné par la suite ? »

J'essayai de contenir la bonbonne de rage qui implosait en moi. « Manchini possédait une double personnalité. Celle du type discret, moyennement brillant en classe. Et celle du malade sexuel frustré, incapable d'entretenir une relation normale avec une femme. Ses sentiments refoulés se libéraient dans des accès de violence et de décadence prononcés. Il a probablement mis la main sur ces vidéos pendant ses vacances d'été…

— De quelle façon ? Torpinelli devait être extrêmement prudent…

— Manchini, une bête en informatique, pouvait facilement surveiller les activités de son cousin. Il a certainement découvert cet ignoble trafic en fourrant le nez dans le PC de Torpinelli alors qu'il installait un système de webcams. Mais, au lieu de prévenir la police ou qui que ce soit, il a préféré subtiliser ces CD pour les mater en toute tranquillité depuis son ordinateur personnel. Là où nous sommes incapables de regarder, lui a très certainement pris un pied comme pas possible. Alors, cette incroyable machine assassine lui est montée à la tête. Place à l'acte, comme le démontrait si bien le tueur sur ses images. Les pulsions ont franchi la barrière de la conscience, Manchini a donc opéré mais sans pousser jusqu'au meurtre. Peut-être n'était-ce pas son but, peut-être la torture lui suffisait-elle ?

— Quelle espèce de taré ! » intervint Sibersky. « Ce type n'avait pas vingt-cinq ans…

— Avec ses contacts, Torpinelli a immédiatement été informé de cette agression et a dû faire le rapprochement avec son cousin. Il a pris peur. Sa mécanique huilée, son commerce diabolique, risquaient de prendre l'eau. Il a appelé Manchini en pleine nuit, l'a fait avouer et l'a supprimé avant d'effacer les données de son ordinateur et de récupérer les CD ROM cachés dans le coffre-fort.

— Et que contenaient ces CD ROM ?

— Peut-être des copies de ces vidéos. Imaginez le risque de laisser ça à la portée de tous… Manchini était extrêmement prudent, quoi qu'on en pense.

— Torpinelli était notre tueur, alors ?

— Non, malheureusement. Le tueur se présente comme un as en informatique, en électronique, en piratage. Torpinelli n'a pas le profil. Et puis, la façon dont ont été choisies les victimes, demande de l'observation, de la préparation, une connaissance de l'entourage… Torpinelli n'aurait pas pu effectuer les allers et retours journaliers du Touquet jusqu'à l'abattoir, surveiller Prieur comme il a dû le faire. Notre tueur vit dans la proximité parisienne, dans notre proximité…

— Qui, alors ?

— Je n'en sais rien… Je n'en sais fichtre rien !… Nous devons éplucher les activités, les comptes de Torpinelli. Il faut interpeller ces fumiers qui s'entassent sur la disquette et les foutre en tôle jusqu'à la fin de leurs jours ! »

Je plaquai mon front sur le mur. Sibersky troua le silence.

« Que contiennent les autres CD ROM ?

— Je n'ai pas regardé… Le supplice de la femme de l'abattoir sur plusieurs CD ROM ? Comme un horrible feuilleton où chaque épisode s'enfonce dans l'horreur et se monnaye de plus en plus cher… »

Leclerc s'empara d'un CD ROM au hasard et le glissa dans le lecteur de l'ordinateur. Alors que le film démarrait, je ne me retournai pas, toujours face au mur, face à ces papillons cloués sur leurs supports de bois. Ces images étaient trop, beaucoup trop insupportables.

Les enceintes du téléviseur renvoyèrent des bruits de chaînes qui se percutaient entre elles, puis des sons semblables à des râles, à peine audibles.

Sibersky émit un gargouillis étouffé et Leclerc se jeta sur la souris pour interrompre la lecture. Lorsque je leur fis face, tous deux me dévisageaient, l'air ravagé.

« Qu'est-ce qui vous prend ? » interrogeai-je en me décollant du mur. « Qu'est-ce que vous avez à me regarder comme ça ? »

Même silence, mêmes visages plombés.

« Répondez, bon sang ! »

Leclerc s'empressa d'éjecter le CD ROM pour l'empocher dans sa veste.

« Allons-y ! » ordonna-t-il. « Rentrons sur Paris ! Nous visionnerons ceci plus tard !

— Dites-moi ce qui se trouve sur ce CD ROM !

— Shark, tu devrais…

— Dites-le-moi ! Remettez le CD dans le lecteur ! Remettez-le ! »

Sibersky empoigna fermement la manche de ma veste.

« Vous n'avez pas besoin de voir ça, commissaire. Pas maintenant…

— Le CD ! » m'écriai-je en me dégageant brusquement de son étreinte. « Il faut que je sache ! »

Leclerc me le tendit, tête baissée. Je l'insérai avec hâte dans l'appareil.

Je découvris alors ce que jamais je n'aurais pu imaginer et, si Leclerc n'avait pas pris la précaution de me reprendre mon arme, je me serais tiré une balle dans la tête…

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