Chapitre deux

À mon réveil difficile, j'entrepris de lire les courriers électroniques accumulés dans ma messagerie pendant mon séjour à Lille. Au travers de la technologie et de la puissance d'Internet, je m'étais constitué une tonne d'amis sans visages, lointains anonymes pourtant si proches de moi. Des noms d'internautes qui se demandaient le pourquoi du silence de Suzanne. Je n'avais jamais trouvé le courage de leur répondre, de leur avouer que ma femme avait disparu et que depuis un semestre, moi, commissaire à la DCPJ de Paris, ignorais toujours si elle était encore en vie.

L'intitulé du dernier courrier, Alors, ça t'a plu ? banalement signé XXX, m'injecta un raz de marée d'adrénaline. Lorsque je découvris, en tête de message, la photo numérique d'un fermier courbé sur sa terre, ramassant des betteraves d'une main usée, je pensai avoir affaire à un plaisantin.

Mais le texte, sous l'image, dépassa les limites de mon imagination.

Cher ami,

Je voulais juste te faire partager la lettre que je viens d'envoyer à la mère de la charmante demoiselle que tu as rencontrée très récemment. Cela me ferait beaucoup de peine si tu ne la trouvais pas à ton goût, car il m'a fallu un temps fou pour la rédiger. Au plaisir de te revoir…


« Ma chère madame Prieur,

De nos jours, chez les aborigènes Pitta-Patta d'Australie, lorsqu'une fillette atteint la puberté, l'ensemble de la tribu, hommes, femmes et enfants, se réunit. L'officiant, un homme âgé, élargit l'orifice vaginal de la fillette en le déchirant vers le bas à l'aide de trois doigts attachés par une ficelle d'opossum. Dans d'autres régions, le périnée est déchiré à l'aide d'une lame en pierre. Je vous épargnerai la vue des photos que j'ai actuellement sous les yeux. Cette opération est généralement suivie d'actes sexuels sous la contrainte, avec de nombreux jeunes hommes, au moins une dizaine… J'aurais pu suivre cet exemple remarquable pour m'occuper de votre fille, mais j'ai préféré procéder autrement avec ma méthode bien à moi, que vous apprécierez, j'espère, à sa juste valeur. Tout d'abord, si cela peut vous rassurer, sachez que je n'ai pas baisé votre fille, mais que j'aurais pu si j'avais voulu.

J'ai commencé par la déshabiller. Il m'a fallu plus de deux heures pour la ligoter, l'entraver jusqu'à contrôler le plus infime de ses mouvements. Ce fut un honneur pour moi de travailler sur la toile d'un corps si sublime, velouté, presque feutré. Bien sûr, vous vous en doutez, j'ai attendu qu'elle fût réveillée pour enfoncer les crochets dans sa chair. Oh ! Si seulement vous aviez pu voir comme elle se débattait ! Douleur et plaisir sont comme deux corps liés à une seule tête, ils se repoussent mais ne peuvent se passer l'un de l'autre, et je crois qu'elle en a pris conscience avant de mourir.

Sa peau s'écartait d'une façon presque artistique lorsque j'appuyais ma lame sur ses petits seins fermes, ses épaules, son nombril. A la lecture si méticuleuse de son corps, je trouvais toutes les réponses à mes interrogations, je savais pourquoi j'agissais et ce que je recherchais. Vous rendez-vous compte que j'ai pu distinguer les profondeurs des couches de sa chair, ressentir les aigrettes de douleur qui lui cambraient les reins ? Elle vibrait tout son saoul, des ondes incompréhensibles allaient et venaient sans cesse, pareilles à des vaguelettes, puis se brisaient dans un cri étouffé de bonheur. Ou de souffrance ?

Comme un bon soldat, elle a supporté ses blessures, pas seulement en les subissant, mais en les acceptant, consciente que toutes les difficultés sont une loi immuable de la nature. Elle nous a quittés en aimant l'entité pour qui elle est tombée. Soyez-en fière.

Elle sera bien accueillie là-haut, n'ayez aucune crainte. Les armures abîmées valent bien plus aux yeux de Dieu que le cuir neuf, et je reste persuadé qu'il essuiera toutes ses larmes. La mort ne sera plus, il n'y aura plus de deuil, ni cri, ni douleur. Elle sera bien…

Telles furent les dernières minutes rouges de votre fille, de cette femme dont nous pouvons dire, à présent, qu'elle a sûrement, dans son ultime râle, autant maudit ses parents que le jour de sa naissance…

Le bonheur doit être l'exception, l'épreuve est la règle.

Quelqu'un qui, désormais, compte pour vous plus que quiconque… »

Ces mots me figèrent dans les replis du dégoût, à la bordure des profondeurs rances de la colère, de la rage, de l'envie de presser le monde jusqu'à en extraire la substance immonde qui donne vie aux criminels. Je me sentis oppressé par l'impuissance, par cette facilité outrageante de propager le mal jusqu'à blesser sans même toucher. À ce moment, les mots de Doudou Camélia retentirent en moi comme le glas lointain du malheur annoncé : Je sens le mauvais dans ta chamb'e, Dadou, le t'ès mauvais…

Sans plus toucher à rien, dans les pénibles secondes qui suivirent, j'appelai Sibersky, l'exhortant à intercepter la lettre à tout prix, puis Thomas Serpetti, l'un des hommes les plus doués en informatique qu'il m'a été donné de connaître.

*

Thomas Serpetti avait surfé sur la vague Internet avec le glisser digne d'un dieu hawaïen. Début 2000, dans le sillage de l'effet start-up, il avait quitté son poste de responsable sécurité-réseau chez IBM, à la Défense, pour lever un million d'euros au premier tour de table avec des investisseurs séduits par ses idées novatrices et son business-plan en béton. A l'époque, il changeait deux fois de cravate par jour, serrait des dizaines de mains, s'affichait dans toutes les conférences où il fallait se montrer. Il avait loué des bureaux-placards du côté de l'Opéra de Paris, embauché à tour de bras des informaticiens nourris au hamburger et laissé le business ainsi que l'euphorie générale lui enfler les poches. Dans la foulée, il s'était acheté une vieille ferme au sud de Paris, à Boissy-le-Sec, un Yearling, Reine de Romance, aux Ventes de Deauville, puis s'était retiré des affaires, plein aux as, lorsque les châtaignes avaient commencé à se fendre sous les feux ardents de la Bourse. Depuis ce temps, il coulait des jours tranquilles sur les champs de courses, ou bien grillait des heures, des journées, à peaufiner son réseau de trains miniatures, bijou de patience, de joies d'enfants, de plaisirs du rail. Sa passion du modélisme ferroviaire m'avait même contaminé, enflammé… jusqu'à la disparition brutale de Suzanne…

Cet éternel adolescent avait le jeu dans la peau et je crois qu'il aurait tué frères et sœurs pour avoir le dernier mot face à une roulette. Je l'ai vu un jour s'acharner sur le numéro dix-huit, au casino d'Enghien-les-Bains, jusqu'à la fermeture des portes et y perdre une fortune. Mais peu importait. Il avait laissé en ces lieux une empreinte indélébile et, depuis ce jour, on l'appelait Monsieur chaque fois qu'il en franchissait le seuil. Voilà ce qui plaisait à Thomas Serpetti.

Notre première rencontre avait eu lieu virtuellement sur un forum Internet traitant de la schizophrénie. Le frère de ma femme, tout comme celui de Thomas Serpetti, était ce que l'on appelle un schizoïde paranoïaque.

Je me souviendrai toute ma vie des explications que mon beau-frère, Karl, m'avait données sur cette fracture de l'esprit, un soir d'automne où il allait déjà très, très mal : L'Hydre se niche dans les sinuosités de mon intestin grêle. Sa tête plonge parfois dans mon estomac, où elle aime se repaître de longs moments. Elle se nourrit de ce dont je me nourris et évacue ses selles par ma bouche. C'est un serpent grotesque et venimeux dont je dois me débarrasser à tout prix.

À vingt-deux ans, Karl se scarifiait l'abdomen de seize coups de cutter, trouvant dans l'automutilation le seul moyen de chasser l'Hydre en lui. À présent, il survivait dans une dimension parallèle, étranger à son propre corps, chargé comme une bombe biologique de Largactil, d'Haldol et de Droleptan, à l'hôpital psychiatrique de Bailleul, dans le Nord…

J'accueillis Thomas Serpetti avec la mine d'un croque-mort qui aurait assisté à son propre enterrement.

« C'est ici que ça se passe, Thomas. Je veux ton avis avant de mettre le SEFTI dessus. Comme je te l'ai dit au téléphone, je n'ai touché à rien. Il y a la photo de ce fermier et cette horrible lettre dessous. Dis-moi si on peut retrouver l'expéditeur. »

Cet ancien expert en sécurité informatique, ne supportant pas la délinquance ou la criminalité, menait une traque sans merci contre les pirates des temps modernes et travaillait en collaboration avec les ingénieurs du SEFTI, le Service d'Enquête des Fraudes aux Technologies de l'Information. Régulièrement, Serpetti transmettait à mes collègues scientifiques des adresses de hackers, des bandits de l'informatique qui volaient des fichiers de cartes bleues ou qui déposaient, par simple provocation, des messages à caractère pornographique sur des sites comme Les Échos ou le Times.

Sa main fondit sur la souris de mon ordinateur. Il remonta ses petites lunettes rondes en acier sur l'arête de son nez, passa une main dans sa coupe en brosse comme s'il s'apprêtait à accomplir un quelconque exploit sportif avant de se coller à l'écran. « Je… je peux lire ?

— Vas-y… Je compte sur toi pour l'aspect confidentiel de cette affaire…

— Tu sais que tu peux me faire confiance… »

Sa bouche s'ouvrait au fur et à mesure qu'il lisait. « Sacré bon sang ! » Il ôta ses lunettes et se frotta les yeux. « J'en ai déjà vu de belles sur Internet, mais là, on atteint un summum ! C'est… c'est réellement ce qui s'est passé ?

— Malheureusement oui », soupirai-je.

« Mais il s'adresse directement à toi ! Il te tutoie ! C'est quelqu'un qui te connaît ! Comment pourrait-il savoir que l'on t'a confié l'enquête ?

— Je n'en sais rien… Les nouvelles vont très vite dans ces villages, sans oublier les médias. L'information est peut-être d'une manière ou d'une autre, remontée jusqu'à lui. Cela reste flou. Mais nous allons enquêter, ne t'en fais pas pour ça. Alors, le mail ? »

Clics de souris, profusion de fenêtres sur l'écran. Serpetti ouvrit des fichiers aux noms barbares, se promenant dans mon ordinateur avec l'aisance d'une particule chargée dans un courant électrique, animé par la passion de la connaissance universelle, cette volonté d'arracher la solution à l'insoluble, comme un défi à lui-même et aux machines.

« Cette adresse e-mail est bien entendu bidon. Tu vas sur un site spécialisé, donnes un nom, n'importe lequel, et le site t'autorise alors à envoyer des e-mails avec une adresse que tu choisis toi-même, genre JacquesChirac@elysees.fr. Même pas besoin de logiciel spécial pour gérer les e-mails, le site s'occupe de tout. Parfaitement anonyme. Ou presque… »

Le détail qui différenciait le Serpetti de la masse grouillante des informaticiens, le ou presque…

« Ou presque ? Est-ce qu'il y a un moyen de mettre la main sur l'expéditeur ?

— Ça dépend ! Si le type s'y connaît, tu n'y arriveras pas. Sinon, les probabilités sont assez faibles et, crois-moi, le travail fastidieux pour y parvenir.

— Explique-moi ! Et vas-y doucement, s'il te plaît… »

Ses fossettes tranchantes reflétaient la lumière métallique de l'écran quand il se tourna vers moi. À presque trente ans, se creusaient encore sur son visage les stigmates de son acné d'adolescent.

« OK. Je vais simplifier au maximum », répondit-il d'un ton serein. « Tu imagines une gigantesque toile d'araignée, très complexe, de la taille d'une ville. Tu répands, à une extrémité de la toile, des milliers, des millions de petites araignées, toutes semblables. La plupart des araignées sont myopes, elles n'entendent ni ne sentent rien, mais elles savent, grâce aux vibrations, se diriger vers n'importe quel point sur la toile. Par contre, elles demeurent incapables de juger du chemin le plus court et, par conséquent, elles vont toutes emprunter une voie différente pour aller au même endroit. Tu me suis ?

— Oui. Ce n'est pas très compliqué…

— Alors écoute bien la suite ! Tu dois suivre des yeux l'une de ces araignées jusqu'à sa destination, puis me retracer son trajet entre les différentes intersections et fils de la toile, de mémoire. En serais-tu capable ? »

J'imaginai un immense territoire de soie orbiculaire, accroché aux plus hauts édifices de Paris sous un ciel de désolation, comme dans un film fantastique. « Ça me semble difficile », répliquai-je. « Les araignées interfèrent les unes avec les autres, se croisent et se ressemblent, je pourrais très bien à un moment donné suivre un autre individu sans m'en apercevoir. De plus, il faudrait une sacrée mémoire visuelle pour se rappeler le chemin dans un tel labyrinthe. »

Thomas agita sa paire de lunettes par l'une des branches, comme l'homme politique qui s'apprête à exposer un argument de poids.

« Tu as parfaitement cerné le problème ! Eh bien, pour Internet, c'est pareil. Remplace les croisements par des ordinateurs, et le fil lui-même par du câble électrique. Étends la toile à la dimension planétaire. Tu imagines la scène ?

— Parfaitement.

— Quand tu reçois un mail, même en provenance de ton voisin, ce courrier a transité par des dizaines, voire des centaines de relais différents répartis à travers le monde. Pour retrouver son berceau d'émission, il faut remonter la chaîne, maillon par maillon. Cela implique des coups de fil aux propriétaires des machines, des recherches dans les fichiers de traces des serveurs pour espérer passer au maillon précédent. Si un seul ordino est éteint entre-temps, ou si les traces du passage ont été effacées, c'est fichu, un peu comme si tu coupais un fil de la toile d'araignée. Contacte immédiatement les ingénieurs du SEFTI. Plus ils agiront tôt, plus la chance de remonter la filière sera importante. »

Identifier l'émetteur allait relever de la magie. Je demandai quand même : « Et si le gars s'y connaît ?

— Il aura utilisé un anonymiser. C'est un site particulier qui se charge pour toi de rendre l'origine de ton mail totalement anonyme. De plus, s'il est vraiment prudent, il aura transité par des milliers d'autres ordinateurs de particuliers, connectés à Internet en même temps que lui. Dans ce cas, la chance de le localiser est strictement nulle. »

Je nous servis un pur guatemala tassé, presque solide.

« Comment a-t-il récupéré mon adresse e-mail ?

— Tu ne peux pas savoir avec quelle facilité l'on peut glaner des informations sur toi, lorsque tu surfes sur Internet ! On connaît tes sites favoris, les heures de tes connexions, tu laisses des traces partout où tu vas. Il suffit que tu aies posté une fois un message sur un forum ou un groupe de discussion et ton e-mail peut alors être récupéré par un anonyme, des boîtes de pub ou d'autres colporteurs qui vendent ces adresses à des tiers. Tu te trouves certainement dans le carnet d'adresses de milliers de personnes sans le savoir… D'ailleurs, tu peux mesurer l'ampleur du phénomène rien qu'à regarder ces spams qui emplissent ta boîte aux lettres.

— En effet… Autre chose ? »

Je vis poindre dans son regard un rayon d'espoir. « La photo de ce fermier m'intrigue », me confia-t-il en écrasant son doigt sur l'écran. « D'une part, je ne vois pas bien le lien avec cette lettre et, d'autre part, la taille qu'elle occupe sur ton disque dur me paraît un peu élevée… Plus de trois cents kilos-octets. Il me semble que… Tu possèdes un logiciel de traitement d'images, genre Photoshop ou Paint Shop Pro ?

— Non, je ne crois pas.

— Aurais-tu une loupe ?

— Non plus… Mais je peux démonter l'une des lentilles externes de mes jumelles.

— Parfait. »

Je devinais les chiffres, les opérateurs logiques qui s'acheminaient vers le cerveau de Thomas pour y tourbillonner en une gigantesque soupe mathématique. Je me rappelai l'une de ses remarques, un soir où nous étions réunis autour d'une bonne table, avec Suzanne. Toute matière, toute information est composée de zéros et de uns. La tôle de ta voiture est faite de zéros et de uns, ce couteau est fait de zéros et de uns et même le cul d'une vache est fait de zéros et de uns. Souvent, pour passer d'un problème à une solution, il suffit d'inverser quelques zéros et quelques uns… Suzanne avait explosé de rire et, depuis ce temps-là, elle ne voyait plus les ruminants de la même façon.

Je tendis à Thomas l'un des oculaires de ma Zeiss 8. La lentille concave disséqua les pixels de l'écran au fur et à mesure qu'il la déplaçait, en plissant les yeux. « Je n'y mettrais pas ma main au feu, mais on dirait que certains points sont plus clairs que les autres. C'est quasiment invisible, mais je connais ce genre de technique… Regarde un peu cet endroit du ciel, sur la photo. »

Je plaquai ma rétine contre la lentille. Rien de spécial, juste du bleu au milieu du bleu. Il constata : « Tu n'as pas l'œil de l'expert ! Stéganographie, ça te dit quelque chose ?

— Une technique de codage ancienne ? Un moyen de passer des messages, comme le faisait César ?

— Presque. Tu confonds avec la cryptographie. Le vicieux, dans la stéganographie, c'est que l'information cachée est véhiculée de façon transparente dans de l'information non cryptée, claire et significative, contrairement à la cryptographie où le message reçu est illisible. Les pirates informatiques, les terroristes, appliquent cette technique pour s'échanger des données sensibles en échappant aux divers systèmes de surveillance et d'écoute, comme Sémaphore ou Échelon chez les Américains. Ils cachent leurs messages, images ou fichiers sonores, dans d'autres médias en utilisant des logiciels téléchargeables sur Internet. Le destinataire qui possède la clé de déchiffrement reconstruit alors l'information originale. Un système très prisé par les pédophiles. Tu arrives sur un site d'apparence sobre, tu visualises des photos de vacances, de plages et de ciel bleu. Mais, si tu appliques la clé à ces images, qu'est-ce que tu découvres ?

— Des photos d'enfants… Bien vu, Thomas ! Tu vas pouvoir décrypter ? » En proie à l'excitation, je lampai mon café et me brûlai le bout de la langue.

« Ne t'emballe surtout pas ! » ajouta-t-il d'une voix qui incitait au calme. « Il faut que je vérifie au préalable si la photo contient effectivement des données cachées. Et, sans clé de déchiffrement, il risque de falloir plusieurs semaines avant d'arriver au résultat. Les techniques de cryptanalyse, pour casser les codes cryptographiques, ne sont pas très performantes en la matière, car la puissance des algorithmes rend le déchiffrement extrêmement délicat, voire impossible si la clé est trop longue… Ce qui est, somme toute, logique. Sinon, à quoi bon crypter ? »

Je détournai mon regard de l'écran, l'orientai vers mon portable. « Bon… Je vais mettre les gars du SEFTI immédiatement sur le coup, en parallèle à ton travail.

— Laisse-moi sur ta bécane pour que je fouille encore un peu. Je vais t'enregistrer ce qu'il faut sur un CD et tu le transmettras au SEFTI. Autre chose. Tu devrais te faire installer une ligne haut débit sur laquelle pourraient se brancher les ingénieurs du SEFTI. On appelle cela du sniffage : ils surveillent à distance tout ce qui transite sur ta ligne et peuvent ainsi réagir ultra rapidement. Si tu veux, j'en fais la demande et demain, tu as ton modem ADSL installé. J'ai des relations pour accélérer le processus !

— Bonne idée. De toute façon, je comptais en faire poser un. Si tu pouvais t'en occuper, ça m'arrangerait…

— Pas de problème ! »

Son sourire me fit réaliser à quel point l'emprise des affaires criminelles me coupait du reste du monde, un peu comme Dead Alive avec ses macchabées. J'avais dérangé Serpetti tôt dans la matinée, l'avais arraché à ses draps sans même lui demander comment il allait.

« Tu portes sur toi le teint safrané des vacances », me déridai-je, humant l'arôme décapant d'une nouvelle tasse.

« Je rentre d'Italie, hier justement. Tu as eu de la chance de pouvoir me joindre.

— Et Reine de Romance ? Toujours aussi performante ? »

Thomas avala son café bouillant d'une traite, sans ciller.

« Elle est en pension au cercle hippique de Chantilly. Prise en main par John Mohx, la pointure des entraîneurs. On la prépare pour les grandes courses et derbys de l'année prochaine. » Une mimique évocatrice lui étira les lèvres. « Je ne suis plus célibataire, tu sais ? Yennia et moi, on ne se quitte plus. Unis comme Terre et Lune. Je l'ai connue, devine ? Dans un train pour Londres ! Elle est d'origine roumaine, hôtesse de bord dans l'Eurostar Paris-Londres. Il faudrait que tu passes à la ferme nous rendre une petite visite.

— Je n'y manquerai pas…

— Et puis, tu verras mon réseau ferroviaire ! Je suis passé en échelle HO 1/87, celle des pros ! Je m'éclate comme un fou ! Bouge pas ! »

Il se leva, se jeta sur son sac à dos, en sortit une locomotive en laiton Hornby, à la cabine magenta et au chariot noir.

« C'est pour toi, Franck. Une vapeur vive Basset Lowke 1959 ! En parfait état ! Elle m'appartenait, mais elle ne roule plus sur mon nouveau réseau, alors je te l'offre. Je l'ai appelée Poupette. »

Il s'étonna devant mon absence de réaction. La passion du rail qu'il m'avait transmise, comme le reste, m'avait abandonné depuis que le vide, le silence, la douleur régnaient en maîtres dans mon appartement. « Désolé, Thomas, mais je ne suis plus trop dans le coup. Les trains et moi, c'est de l'histoire ancienne pour le moment. Tu sais, je n'ai plus goût à grand-chose.

— Avec Poupette, tout est différent ! Cette loco a quelque chose de magique, tu dois l'essayer ! J'ai déjà rempli le réservoir de butane, pour le brûleur. Tu rajouteras un peu d'eau et d'huile dans le tender et elle est partie pour une heure. Tu verras comme son chant est apaisant, sa compagnie charmante. Elle te remontera le moral dans les moments difficiles… » Il posa le modèle réduit sur le bureau.

« Toujours rien pour Suzanne ? » Il me prit la main comme à un vieux frère.

« Aucune piste, que dalle. Pas la moindre manifestation de l'agresseur. Si seulement je pouvais avoir un signe, un indice qui me dirait si elle est morte ou pas ! Quelle torture que de rester dans le doute, avec la crainte permanente de tomber sur le cadavre de ma femme comme ça, au détour d'un sentier… Mon avenir me fait horriblement peur, tellement dépendant de données qui ne m'appartiennent pas… Mon sort se trouve presque entre les mains de ce salopard qui l'a enlevée…

— Tu sauras la vérité, un jour ou l'autre.

— Je l'espère de tout mon cœur. » Je fis mine de penser à autre chose en esquissant le squelette d'un sourire. « Écoute ! Reste ici, fais de ton mieux avec mon ordinateur. Je dois y aller. Déjeunons ensemble ce midi, si tu veux. Rejoins-moi devant le 36, nous irons au Vert-Galant. Tu n'as pas d'obligations avec ta Yennia ?

— Yennia ? Je tue mes journées à l'attendre ! Elle disparaît le matin pour ne réapparaître que le soir, telle une aurore boréale. OK pour ce midi… Je t'y rejoindrai… » Il se racla la gorge. « Franck… Tu crois que ce pourrait être quoi, ce message caché ? S'il cherche à nous dire quelque chose, pourquoi ne pas le signaler ouvertement ?

— Thomas… Toi qui es riche à millions, pourquoi vas-tu encore au casino sachant que tu risques d'y perdre une fortune ?

— Pour… l'excitation que m'apporte le jeu ?

— Tu as la réponse à ta question… »

*

Mon grand-père avait achevé sa carrière de mineur en tant que porion-chef à la fosse treize de Loos-en-Gohelle. De galibot, il était devenu gueule noire, puis boiseur, rouleur, raccommodeux, porion et donc porion-chef. En général, les boyaux de charbon vous emprisonnaient pour la bonne moitié de votre vie et, si le baiser mortel du grisou vous avait épargné, la silicose, elle, vous laissait sur le carreau. Vous naissiez au fond, vous mouriez au fond, vos enfants mouraient au fond, dans la gueule du monstre. Sauf mon grand-père…

Quinze années lui avaient suffi pour gravir les échelons de la hiérarchie et jamais, de toute sa vie, il ne sollicita la chance ou le hasard. Cet arpenteur de corons connaissait les dates d'anniversaire de tous ses responsables hiérarchiques, les prénoms de leurs femmes, de leurs enfants et aussi la couleur de leurs chiens. Il s'arrangeait pour rencontrer les épouses dans les boulangeries, les estaminets, les blanchisseries, afin d'y vanter les qualités émérites de leurs maris et leurs incroyables aptitudes à diriger les troupes. Aux grandes occasions, même dans les temps les plus durs où le pain et la soupe manquaient, il n'oubliait jamais d'envoyer aux personnes plus riches que lui une bouteille de genièvre. Ainsi, même au travers des reflets translucides et enivrants de l'alcool blanc, ses chefs, inconsciemment, remerciaient ce visage qui leur procurait le plaisir de l'oubli…

Il appelait cela la technique du sacrifice rentable et me répétait souvent : Si tu éveilles en celui à qui tu parles la flamme qui fait briller ses yeux, ce petit quelque chose qui fait vibrer son cœur, alors tu en feras l'un de tes plus chers alliés. Tu n'auras plus deux bras, ni deux jambes, mais quatre, parce qu'il sera toujours à tes côtés quand tu auras besoin de lui.

Plus de cinq cents personnes assistèrent à son enterrement, lorsqu'un cancer généralisé l'emporta en 1978.

Contrairement à lui, je n'avais pas utilisé la technique du sacrifice rentable pour gravir les échelons. Par contre, je l'employais à tour de bras pour m'entourer des gens qu'il fallait, au moment où il le fallait.

Richard Kelly, le juge chargé de l'instruction, avait un penchant tout particulier pour les grands chocolats. Une fine gueule comme il n'en existe qu'une dizaine dans le monde. Si son bureau demeurait aussi impeccable et stérile que l'intérieur d'une morgue, on voyait toujours traîner, dans un coin, une plaque entamée de jivara, manjari ou caraïbe, bijoux de cacao commandés directement aux chocolatiers de renom comme s'il s'agissait de purs diamants. Je m'étais donc muni de guanaja, aux fèves de cacao d'Amérique du Sud, l'un de ses préférés. Je vis avec amusement sa pomme d'Adam bondir quand je posai le trésor en barres sur son bureau.

Je devais jouer serré. Il s'agissait de le convaincre de mettre à la poubelle ce connard de Thornton, ombre de psychologue, pas fichu de faire le profil psychologique d'un poulpe.

A l'origine, Thornton exerçait dans un cabinet indépendant. Un sacré beau gosse pour ses quarante ans, une plastique d'Apollon aux yeux de biche. Il s'était envoyé tellement de patientes sur le fauteuil de son cabinet qu'il aurait pu recevoir le prix du meilleur étalon aux Hot d'or. Sa clientèle se renflouait sans cesse, de plus en plus dévêtue, de moins en moins malade et ses successeurs avaient dû retrouver des petites culottes jusque sous les coussins de son canapé en cuir. Puis, Thornton, apparemment lassé de la routine du sexe facile, ou l'âge l'ayant rendu moins vigoureux, avait fait jouer l'influence de papa pour nous faire profiter de ses talents d'analyste. Il interrogeait les témoins, les criminels, en tirait des conclusions qui auraient fait sourire les statues de l'île de Pâques.

« Ce crétin à nœud papillon confondrait un terroriste afghan avec une bonne sœur », m'avait balancé Bambi, le patron des mœurs, la première fois qu'il l'avait rencontré, il y avait très, très longtemps, quand il était très, très en colère. L'écarter du circuit restait une affaire délicate, puisque ledit connard à nœud papillon n'était rien moins que le fils du procureur de la République.

Avec Richard Kelly, nous parlâmes un instant de chocolat, puis, tout naturellement, des premiers éléments de l'enquête. Je lui exposai avec concision les réflexions de Sibersky et moi-même sur le caractère peu commun du tueur, sur l'importance apportée aux détails de la mise en scène ; enfin, surtout, je soulignai la totale inexpérience de Thornton dans le domaine du crime à caractère sadique et, d'ailleurs, dans le domaine du crime tout court. Je voulais aller au-devant des faits, anticiper les gestes du tueur, agir en amont et non plus en aval et, pour y parvenir, j'avais besoin d'alliés plutôt que — je pesai mes mots — de boulets à traîner.

Je lui demandai donc de placer sur le dossier Élisabeth Williams, expert judiciaire auprès de la cour d'appel de Paris et psycho-criminologue. Il m'envoya une grimace comme je n'en avais jamais vue, un chef-d'œuvre sur langue, mais, après deux heures de lutte acharnée, lâcha le morceau lorsqu'il goba un carré de guanaja…

« Je laisse quand même Thornton sur le coup », insista-t-il. « On ne peut pas l'évincer comme ça, d'un claquement de doigts. Surtout pour le remplacer par un profiler…

— Pas profiler. Psycho-criminologue.

— C'est pareil. J'espère que vous me donnerez raison de vous avoir fait confiance et que vous ne me ferez pas perdre mon temps.


Je n'avais jamais eu l'occasion de travailler avec un spécialiste du comportement humain. Un vrai, je veux dire, un Thornton à la puissance cent. Les conférences qu'Élisabeth Williams dispensait à l'université Paris II étaient empreintes de magie. Par la force des mots, la pertinence de l'analyse et la rigueur de ses démonstrations, cette spécialiste nous transportait au-devant du tueur, dans les méandres tortueux de son esprit. J'avais décortiqué tous ses livres, sa thèse sur les maladies mentales du criminel, l'avalanche d'articles qu'elle publiait dans la Revue internationale de police scientifique et judiciaire. Je vouais une passion sans limite à ses propos, sa prestance, dans l'anonymat ingrat de l'élève niché au fond de la salle de cours, timide et attentif. Et je rêvais d'appliquer ses grandes idées sur une affaire criminelle d'envergure. Or là, dans cette enquête, j'avais l'intuition d'avoir face à moi un type nouveau de tueur, un animal intelligent, raffiné et démoniaque, maître de ses émotions, décideur universel du destin de ses victimes. Une araignée repliée dans un coin de sa toile, chargée de poison, jaillissant dès que vibrerait l'un des fils de soie.

J'eus honte de penser que, de l'autre côté de la frontière du Bien, dans l'ombre rouge d'une bête à sabots et à cornes, se dissimulait peut-être le genre de tueur que l'on attend toute une carrière à la Crim'…

Affirmer que mon métier ne me plaisait pas serait le pire des mensonges. Je l'aimais autant, et peut-être plus, que ma femme. Ce quotidien tapissé de brouillard de sang, d'éclairs de métal découpant tendons et nerfs, grattant la chair jusqu'à l'os, ces âmes sombres et mystérieuses tourbillonnant dans des pièces ensanglantées, constituaient la moelle profonde de ma vie. Même aux côtés de Suzanne, j'avais pour loisirs des lectures sur les tueurs en série, des visites aux musées de la criminologie et des films à suspense, ceux dans lesquels l'assassin brille par son machiavélisme. Quand on franchit les portes de la Crim', on oublie d'être humain, on devient des Dead Alive, des esclaves condamnés à combattre ce qui ne meurt pas ou renaît de ses cendres. On erre entre deux mondes, entre le commun et l'irréel, entre la chaleur d'un sourire et la pire noirceur terrée en chacun des esprits qui peuplent ces terres…

Je songeai à tout cela et commençai à regretter ce que j'étais devenu. Le manque de l'être aimé me brûlait intérieurement, comme cet alcool que l'on jette dans le ventre des flammes pour les faire rejaillir plus fort encore. Je palpais l'air devant moi et y dessinais des courbes nues, je m'enivrais d'un parfum qui n'existait plus, je percevais des murmures fragiles qui s'évaporaient dès que je tendais l'oreille. Ce matin-là, je redevins, le temps d'une pensée, un homme comme les autres. Le flic n'était pas loin, il me guettait, l'arme au poing, affamé de traque et de poursuite. Je l'aimais autant que je le haïssais.

Reverrai-je un jour le tendre sourire de ma femme ?

Mon portable avait cette incroyable faculté de sonner au mauvais moment de sa petite sonnerie stridente. D'ordinaire, je l'éteignais chaque fois que je mettais — et Dieu seul sait si ces instants faisaient office d'exception — mon travail de côté. Mais, à chaque fois qu'un tueur entrait dans ma vie par la grande porte, je laissais le cellulaire à l'affût d'un appel en permanence, le gardais contre moi comme un fidèle compagnon. Suzanne avait appris à le détester.

S'il vous prenait l'extravagante et ô combien courageuse envie de braquer les caisses d'un restaurant, mieux vaudrait éviter le Vert-Galant. Cette bonne table, à deux pas du 36, fourmille d'inspecteurs en civil, de commissaires, d'officiers de police et de flics en tout genre, accompagnés la plupart du temps de leurs épouses. Une concentration de Colt, Smith & Wesson et Beretta au mètre carré à rendre jaloux un Pablo Escobar. Je me levai de table, m'excusai auprès de Thomas, mon roi en informatique, avant de décrocher. La voix enflammée de Dead Alive embrasa mon combiné.

« On tient du solide, commissaire Sharko. Écoutez-moi bien. L'eau présente dans l'estomac de la femme nous a révélé des choses intéressantes. Tout d'abord, les types du labo y ont découvert des molécules à quarante carbones et de l'acide okadaïque. Ces molécules sont produites par la Dinophysis acuta, une espèce d'algue microscopique qui se développe dans les eaux stagnantes. Plus aucune trace de l'algue elle-même, probablement décomposée par manque d'apports en matières organiques et en ensoleillement… »

Je posai une main sur mon oreille gauche pour m'isoler du bruit ambiant et demandai :

« De quel type d'eau s'agit-il ? Eau de mer, eau douce, marécage ?

— Eau de pluie, en témoigne la présence d'oxyde d'azote.

— Donc de l'eau de pluie en flaques ou en courtes étendues… Combien de temps faut-il à l'algue pour se développer ?

— Trois à quatre jours. Au vu de la prolifération hallucinante de bactéries dont je vous épargnerai les noms, le chimiste suppose que l'eau est restée plusieurs semaines dans un récipient hermétique, genre bocal, avant de se retrouver dans l'estomac.

— Si je comprends bien, l'eau aurait été prélevée dans une flaque il y a un sacré paquet de jours, puis conservée consciencieusement pour être administrée à la victime ? »

Je fis signe au serveur de nous apporter l'apéritif d'un roulement de mains, tout en gardant une oreille-satellite plaquée contre le portable.

« Exactement ! Ce n'est pas fini… Deuxième point, nous avons détecté dans l'eau une quantité importante de silicates d'alumine phylliteux, autrement dit, du granit rose dissous. J'ai déjà fait une partie de votre boulot en interrogeant Frédéric Foulon, un expert en minéraux. Il affirme qu'une telle concentration granitique ne peut pas s'obtenir de façon naturelle, par un processus normal d'érosion. Le granit ne vient pas de l'écoulement d'une rivière ou du simple ruissellement d'eaux de pluie sur des parois granitiques. La cause est ailleurs.

— Et il vous a donné des pistes, cet expert ?

— Deux solutions. Ou le tueur a dissous le granit lui-même, ou le granit se trouvait déjà dans l'eau quand il l'a collectée. Dans ce dernier cas, il est très probable que la roche se soit déposée dans une flaque sous forme de poussière.

— Un lieu où l'on travaillerait le granit rose ? Comme une entreprise ?

— Oui, mais œuvrant à l'extérieur, dans un endroit propice à la rétention d'eau de pluie et au développement d'algues. Comme une carrière, par exemple. Le problème, c'est que des carrières de granit rose, il en existe un sacré paquet… En Bretagne bien sûr, en Alsace au niveau de la faille d'effondrement, dans les Alpes, les Pyrénées et autres massifs montagneux. Sans oublier qu'il pourrait aussi s'agir de l'artisan qui construit ses pierres tombales dans un coin de son jardin avec des blocs de granit importés. Et alors, ça compliquerait franchement votre affaire ! Bon courage, commissaire. Tenez-moi au courant… »

Sa voix disparut derrière le déclic du téléphone. Posant le cellulaire sur la table, je sortis un carnet de ma veste pour noter les points clés de notre conversation.

« Du nouveau, dirait-on », s'intéressa Serpetti en buvant une gorgée de Martini rose.

Je m'assis et m'hydratai d'une bière pression, une Leffe brune. « En effet. Ce que m'a dit le légiste est bluffant, absolument bluffant… » Je me passai une main de l'arrière du crâne jusqu'au front. « Il l'a forcée à avaler cette eau croupissante… A quoi cela peut-il bien rimer ?

— De quoi parles-tu ? C'est quoi, cette histoire d'eau ?

— Je préfère ne pas t'en dire plus, Thomas. Ne m'en veux pas… »

Serpetti bascula la tête vers l'arrière et s'envoya une double gorgée d'alcool italien, avant de jeter : « La science m'impressionnera toujours… Je n'aimerais pas être un assassin de nos jours. Avec vos techniques, le type ne peut même plus péter tranquillement sur le lieu du crime, parce que vous seriez capables de récupérer les molécules du pet, d'en déduire l'âge et la couleur du tueur et de dire ce qu'il avait mangé avant de commettre le crime ! »

Ayant liquidé le reste de son verre, Thomas reprit : « Bien, cessons de plaisanter ! L'appel de ton légiste m'a coupé dans ma lancée. Je confirme, un cryptage est caché à l'intérieur de la photo. Mais avec ta bécane, on ne peut rien en tirer. C'est un veau, il lui faudrait des mois avant de reconstituer le message original. Les ingénieurs du SEFTI sont sur le coup ?

— Oui, ils planchent sur le courrier électronique et la photo depuis ce matin. Ils disposent de machines de la taille d'un meuble, enfermées dans une salle réfrigérée. Ce devrait aller beaucoup plus vite… En espérant que cela nous conduise quelque part.

— Je te l'ai dit, le processus de déchiffrement risque d'être très long. La puissance des processeurs fera gagner du temps, certes, mais je crains que nous n'obtenions pas la réponse avant une semaine ou deux.

— Nous verrons bien… De toute façon, nous n'avons pas d'autres pistes pour le moment que cette image… Il faut être fortiche en informatique pour faire ça ?

— Chiffrer ou déchiffrer ? Tu parles ! Un enfant de huit ans pourrait le faire ! Comme envoyer des mails. »

Une éclipse d'anxiété chassa le sourire de Thomas. « La mère de la femme assassinée a reçu la lettre ?

— Malheureusement… L'assassin l'avait glissée directement sous la porte au cours de la nuit… La mère a été emmenée en cellule psychologique à l'hôpital de la Pitié. Elle a essayé de se suicider à coups de Temesta… »

Après avoir quitté Thomas, je m'usai les neurones à comprendre le pourquoi de la signature chimique dans l'estomac de Martine Prieur. Le lieutenant Sibersky avait sans doute raison ; l'assassin cherchait peut-être à nous défier, nous, les policiers, les criminologues, les biologistes et psychologues. Peut-être souhaitait-il que nous entrions dans son jeu pour mieux nous observer, nous juger, nous jauger comme des rats de laboratoire. Peut-être allions-nous devenir les cobayes de ses sordides expérimentations.

Pour aller jusqu'à lui, je ne voyais qu'une solution, retrouver le lieu originel de cette eau…

*

Un vivarium aseptisé. Voilà à quoi me faisaient penser les locaux de la police scientifique et technique qui s'étiraient sur le quai de l'Horloge. S'y mouvaient les espèces les plus rares et omniscientes d'homo sapiens masqués, lunettes, gantés, décapés au désinfectant.

En cet endroit hivernal, se côtoyaient une bonne partie des termes en « gie » du dictionnaire, biologie, toxicologie, morphologie, anthropologie et autres… Sur les écrans des ordinateurs constamment allumés, circulaient des signatures vocales numérisées, des enchevêtrements violacés de filigranes, des tortuosités digitales, des visages virtuels rapiécés de réel, avec des nez, des yeux, des bouches qui se superposaient tour à tour pour former des combinaisons de faciès. Une batterie technologique à la recherche de l'invisible, à la conquête du rien qui contient le tout.

Thierry Dussolier, responsable du service de dactyloscopie, passa me chercher à l'accueil. À l'identique de ses clones, il portait une blouse en coton trop longue qui volait derrière lui comme une cape. « Suivez-moi, commissaire.

— Qu'a donné l'analyse de la lettre envoyée par l'assassin ?

— Rien du tout », répondit l'ingénieur. « L'ESDA, autrement dit, l'Electro-Static Document Analyser, n'a révélé aucune impression involontaire. L'échec de ce côté-là. »

Au détour d'un dédale de couloirs, l'ingénieur et moi-même pénétrâmes dans une pièce sans fenêtre, aménagée comme une chambre coquette ; lit en pin, cadres sur les murs, lampe de chevet, romans éparpillés sur une petite commode, téléviseur et chaîne hifi. Je me retrouvais face au mobilier de Martine Prieur, déplacé, consigné et agencé de la même façon, pour reconstituer, en laboratoire, l'environnement du crime. L'ingénieur ferma la porte et nous plongea dans une obscurité d'attente, de celles qui font saliver.

« Allons-y, commissaire… » Une lumière noire de Wood aux dominantes violacées gicla du plafond. L'invisible apparut, se grava sur mes rétines. Des centaines d'empreintes digitales, essaimées aléatoirement sur les meubles telles des pattes de chat et blanchies au cyanoacrylate, dansaient dans un ballet luminescent. Cette pièce dévoilait des histoires secrètes, des emballées nocturnes mises à jour comme une violence de plus perpétrée sur la femme. Mais, sous la nuée des étoiles digitales, se cachait peut-être un astre particulier, plus sombre que les autres, un magma de crêtes, de bifurcations, d'îlots et de lacs constituant l'empreinte de l'assassin.

Le scientifique m'exposa les éléments principaux, accompagnés d'une riche gestuelle. « L'assassin portait des gants en latex poudrés puisqu'on a relevé des traces de lactose sur les bords du lit, de la commode et… vous verrez dans un instant…

— À quoi sert cette poudre ?

— L'amidon, le carbonate de calcium ou le lactose, à l'intérieur des gants, facilite leur enfilage et accroît l'adhérence des doigts au latex. Lorsqu'on les enlève et les remet plusieurs fois, de la poudre se dépose sur la surface extérieure des gants, d'où les traces.

— Ces modèles sont-ils répandus ?

— Dans les domaines pointus, comme la chirurgie. On se les procure en pharmacie, mais il faut en faire la demande exclusive parce que, par défaut, le pharmacien donne des gants non poudrés. »

Le planétarium des empreintes offrait un spectacle de nuit d'été. Les désignant, je m'enquis : « En avez-vous relevé d'autres que celles de Prieur ?

— Non. Par contre, nous avons quelque chose de très, très intéressant. »

Je me rapprochai de lui, pupilles dilatées, respiration courte.

« Observez ce tableau-ci. » Il me désigna le poster d'un phare fouetté par une mer déchaînée, plaqué derrière une vitre vierge de toute marque digitale.

« On dirait… de la poudre… Du lactose ?

— Effectivement. Lorsque vous accrochez un tableau, vous le tenez forcément, à un moment donné, par les bords. Si vous regardez attentivement, on retrouve des traces de lactose sur les bords supérieurs gauche et droit. Et que voit-on sur les autres vitres autour de vous ? »

Je me tournai en direction des deux autres tableaux mouchetés d'îlots digitaux dans leurs angles. « Sur le sous-verre du phare, aucune empreinte. Juste les résidus de lactose… Par contre, sur les autres, des tonnes d'empreintes, celles de Prieur, mais pas de lactose. Cela voudrait dire…

— Nous avons relevé la présence d'alcool, de l'isopropyl, sur la vitre, elle a donc été nettoyée avant d'être accrochée. De plus, des techniciens sont retournés sur les lieux du crime. Le clou soutenant ce cadre était planté de biais, contrairement aux autres. Taille et matière différentes aussi.

— Donc, planté par quelqu'un d'autre que Prieur…

— Oui… On peut clairement avancer que ce tableau a été accroché par l'assassin… » La lumière noire rendait les yeux bleus de Dussolier étrangement lumineux, presque transparents, comme ceux d'un lapin éclairé par des phares. De son corps habillé de blanc radiait une aura vive, luminescente.

Je tirai une première conclusion qui, au vu des découvertes, coulait de source. « L'assassin aurait apporté lui-même ce tableau… Il nous offre un autre indice…

— Pardon ?

— Je pense qu'il a choisi volontairement les gants poudrés afin de nous orienter par le biais des traces jusqu'à ce sous-verre…

— Pourquoi ne pas laisser un mot J'ai apporté ça, s'il voulait réellement que nous nous en apercevions ?

— Parce qu'il nous teste ! Comme avec l'eau présente dans l'estomac ! Il veut nous mener quelque part, évaluer à quelle vitesse nous progressons. Il nous jauge, dissèque nos capacités d'analyse, d'organisation. Il est sacrément malin et possède une bonne connaissance de nos techniques d'investigation…

— Vous extrapolez un peu, vous pensez que tous ses gestes sont volontaires alors qu'ils ne le sont peut-être pas !

— Bien sûr que si ! Pourquoi n'avons-nous pas retrouvé de lactose sur la victime ? Il a enfilé ces gants spécialement pour le tableau, avant ou après son travail sur Prieur, mais pas pendant…

— Vous avez raison… »

J'observai le poster et, brutalement, l'évidence me percuta de plein fouet. « Dites-moi si je fais fausse route, mais ce phare est bien composé de granit rose, n'est-ce pas ? »

L'ingénieur fit disparaître ses mains dans les poches de sa blouse. Avec les jeux de lumière, on aurait dit qu'elles avaient été coupées net, que seuls les poignets pendaient au bout des bras.

« À cent pour cent », fit-il en hochant la tête. « Ce n'est pas un phare mais plus précisément un feu, construit entièrement en granit rose. Il se niche à Ploumanac'h, au fin fond de la Bretagne, sur la Côte de Granit rose justement. Un endroit magnifique, un véritable havre de paix… Mais, quel est le rapport ? »

La lave du sang affluait sur mes joues. « Dites-moi, vous qui connaissez ce coin, pourriez-vous me dire si on y trouve des carrières de granit ?

— Oui, il y en a pas mal, notamment autour de Ploumanac'h. Vous savez, la Côte d'Armor est le berceau du granit… La plupart de nos pierres tombales viennent de là-bas… ou de Chine !


Lorsque je sortis du laboratoire, je commençais tout juste à réaliser à quel point la scène du crime avait été réfléchie, tracée au papier millimétré. La parfaite corrélation de l'eau dans l'estomac et du poster, avait pour but unique de me mener en Bretagne, à la recherche de quelque chose ou de quelqu'un dans une carrière de granit. Si tel était le cas, si je découvrais réellement des indices dans les Côtes d'Armor, alors se dressait devant moi une entité démoniaque à l'intelligence époustouflante…

Je consignai dans un bref rapport les premières conclusions de l'enquête et le rangeai, alors que la nuit déversait ses étoiles, sur le bureau de Leclerc.

Après avoir empilé deux costumes et des vêtements de rechange dans une valise que je calai à l'entrée du salon, je tirai, de dessous le lit, le ballast en liège sur lequel s'amarrait mon réseau ferroviaire — une boucle simple en rails ROCO, avec un tunnel et une gare — et posai délicatement Poupette sur son nouvel espace de liberté. Serpetti avait abandonné une notice gribouillée, indiquant le moyen de démarrer cette petite locomotive à la bouille sympathique.

Avec une pipette, je remplis le réservoir d'eau et celui d'huile, allumai le brûleur d'origine, laissai la chaudière monter en pression avant de pousser la manette située dans la cabine.

La magie s'opéra. Cylindres, pistons, bielles et manivelles s'activèrent dans un sifflement de vapeur. Poupette la timide se lança à l'assaut du rail, hésitante dans un premier temps, bien plus franchement au bout de quelques secondes. Elle crachotait de l'eau, sifflotait, fumait joyeusement. L'odeur des époques passées, des journées moites, montait dans la pièce, comme un parfum à la fragrance de feu, d'humidité. Une odeur qui m'emporta, pour une fois, loin de ma vie devenue noire comme le schiste.

Au moment où je fermai les yeux, l'image de Suzanne m'apparut. Elle portait sa robe de mariée et me souriait…

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