Chapitre cinq

Dans la tombe silencieuse de la pièce, les techniciens de la police scientifique installaient de puissants halogènes, alors qu'un infirmier dépêché sur place me tirait quelques gouttes de sang en vue des analyses toxicologiques.

Le légiste, Dead Alive, attendait dans le tunnel de maintenance l'autorisation de l'OPJ de la Scientifique avant l'examen du corps. Quant à moi, je m'arrachai de l'enfer et laissai les rayons du soleil levant me colorer le visage, puis m'assis à l'arrière de l'ambulance dans la cour de l'abattoir. Nimbés de lumière, des insectes encoconnés par les araignées pendaient le long des chéneaux en boucles d'oreilles de soie. Tout autour, au ras de l'asphalte et à perte de vue dans les champs, la brume rampante se développait en coulée d'avalanche grise jusqu'à rendre le paysage figé dans un étau de tristesse et de désolation. Dans le flou de l'air, à l'arrière, les brefs ronflements des moteurs sur l'autoroute Al3 se succédaient en cadence de pouls cardiaque.

Un véhicule de fonction arriva, phares découpant le brouillard, et vint se garer parallèlement à l'ambulance. Sibersky et Élisabeth Williams en sortirent, les visages chanfreinés d'inquiétude. L'à-pic de leurs regards aurait pu pulvériser des vitres. Une troisième silhouette se joignit à eux, l'ombre de psychologue, Thornton.

« Bon sang, commissaire ! » gronda le lieutenant. « Vous auriez dû appeler les renforts ! Leclerc est en furie ! » Il me considéra avec un air plus doux. « Ravi de vous voir en vie…

— Je ne pensais pas que la piste des chiens me mènerait si loin… Tout s'est enchaîné tellement rapidement… » Mes pupilles s'élargirent face aux étranglements de désespoir de la fille qui tambourinaient dans mon esprit. Je secouai la tête avant de lancer à Sibersky, en désignant Thornton qui se dirigeait vers un OPJ de la Scientifique : « Qu'est-ce qu'il fait là, cet abruti ?

— Fils-à-papa a insisté pour venir. Et on ne refuse rien, à fils-à-papa… »

Je haussai les épaules et demandai à Williams : « Je pensais que vous ne vous déplaciez jamais ? Ne raconte-t-on pas que les psys, les vrais, s'isolent à longueur de journée dans des clapiers de béton, sous terre, coupés de tout ce qui les entoure ? »

Ses épaules frissonnaient. Elle avait troqué son tailleur pour un pull à col en V et un pantalon noir côtelé. Elle croisa les bras pour se protéger illusoirement du froid. Le soleil ne perçait plus et j'eus l'impression que la nuit tombait une seconde fois.

« En effet. Mais il n'y a pas de mal à déroger à la méthode américaine. Et puis, pensez-vous qu'un Picasso aurait le même rendu sur une photo que dans sa galerie ? Vous avez surpris le tueur dans la mécanique huilée de sa mise en scène, apparemment longue et sordide. Vous êtes apparu comme le grain de sable grippant une machine éprouvée. Je veux constater de mes propres yeux de quelle façon cela s'est répercuté sur la scène du crime… Vous devriez rentrer vous reposer et changer de chemise. Vous feriez peur à un fantôme.

— Je reste. J'ai senti le souffle chaud de cet enfoiré sur ma nuque, j'entends encore les cris blancs d'une pauvre fille que je n'ai pas su sauver. Croyez-vous que j'aie envie de me reposer ? Il cherche peut-être à l'heure qu'il est sa prochaine victime. Suivez-moi. Allons dans l'ancienne salle de pause du personnel, à l'intérieur. C'est la seule pièce baignée par la lumière du jour. Mes gars ont amené des thermos de café, de quoi réveiller un cimetière complet. Vous avez du nouveau à m'annoncer, j'espère, mademoiselle Williams ? »

Mademoiselle Williams… Le mot était-il approprié pour une dame de presque cinquante ans ?

« Des choses intéressantes, en effet. »

Je levai le menton vers Sibersky. « Toi aussi, depuis hier ? »

— Je vous raconte ça là-bas…


Je nous servis un Java bien chaud, noir charbon, et nous nous installâmes autour d'une table de métal après en avoir chassé la croûte de poussière. Le froid mordant de l'extérieur se glissait par les vitres grillagées dont, d'ailleurs, ne restait que le grillage. Thornton nous rejoignit et s'assit en bout de table. Cheveux bruns plaqués vers l'arrière, pull jacquard, pantalon de toile. Un golfeur.

Williams enroula ses paumes autour de la tasse fumante qu'elle porta sous son nez. « Avant que je vous rapporte mes conclusions, racontez-moi ce qui s'est passé… »

Je leur narrai mon enquête sur la disparition des chiens et les indices qui m'avaient conduit, en définitive, à l'abattoir.

« Parlez-moi du tueur », dit-elle en fixant mon regard.

« J'étais dans les vapes. Je n'ai pas vu la moindre partie de son corps. Il n'a jamais décroché une seule syllabe. On aurait dit… un souffle invisible, une onde de puissance, partout et nulle part. Je n'ai même pas ressenti l'emprise de ses mains sur mes membres lorsqu'il m'a traîné.

— Certainement les effets de l'anesthésique que vous aviez dans le corps. Semblait-il paniqué ? »

J'entendais encore le sifflement du scalpel dans l'air alors qu'il officiait. « Tout s'est passé très vite. Il m'a hissé jusque là-bas, l'a tuée et… je ne me souviens plus…

— Et la fille. Comment l'a-t-il exécutée ? » intervint Thornton.

Je m'efforçai de lui répondre : « À coups de bistouri… Quand j'ai repris mes esprits, j'ai regardé brièvement, je suis sorti et j'ai appelé les secours… Pourquoi m'a-t-il laissé en vie ? Mon Dieu…

— Je pense qu'il vous a traîné là-bas pour que vous assistiez par le sens de l'ouïe à l'exécution », expliqua Williams. « Il vous a épargné pour montrer sa puissance de domination et de contrôle, même dans ce genre de situation qui, au départ, lui est défavorable. Cela dénote aussi qu'il ressent un sentiment de frustration important.

— Comment ça ?

— Je pense que son anonymat le dérange. Il se sait intelligent et veut que les autres le sachent. Il aimerait dévoiler son identité mais ne peut pas. Alors il vous laisse en vie. Une grande partie des tueurs en série ont un désir de célébrité, allant même jusqu'à reconnaître des actes qu'ils n'ont pas commis pour gonfler leurs palmarès. En vous épargnant, il frappe un grand coup ; sème le trouble, l'incompréhension ; démontre clairement qu'il n'est pas fou et agit dans la lignée d'un scénario bien précis. »

Je me levai en direction de la fenêtre grillagée, le visage froissé de colère.

« Il la filmait…

— Pardon ?

— Quand je suis arrivé dans la pièce, la première fois, j'y ai découvert un groupe électrogène portatif qui alimentait deux lampes et une caméra vidéo située en face d'elle. Cet enfoiré la filmait ! »

Elle nota une phrase sur son rapport et la souligna d'une triple ligne de rouge. Thomton l'imita, en marmonnant : « Souvenirs post mortem. Prolongation du fantasme… Intéressant… Très intéressant… »

Sibersky se servit à la hâte une seconde tasse de café. Je dis à Élisabeth : « Parlez-moi de vos conclusions…

— J'ai pris le temps de me pencher sur la lettre. Les mots sont le miroir de l'âme, et j'espérais bien découvrir le visage du tueur sur les reflets de l'encre. » Elle déglutit bruyamment une gorgée de Java.

« Et vous y êtes parvenue ?

— J'ai commencé. Le style de sa missive est net, précis, impeccable, il dénote une bonne éducation, une instruction importante. Pas une seule faute d'orthographe ni la moindre erreur de construction grammaticale. Mais j'ai relevé deux traits de pensée vraiment différents, ce qui me laisse pour le moment, je l'avoue, perplexe. Primo, l'aspect religieux. Certains mots ou phrases me portent à croire qu'il utilise les fondements de la religion pour justifier une partie de ses actes. Sa victime s'est rendu compte, je cite, que toutes les difficultés sont une loi immuable de la nature. Puis il enchaîne sur Dieu, signalant que les armures abîmées valent bien plus aux yeux de Dieu que le cuir neuf Les armures abîmées se rapprochent bien entendu du symbole du valeureux guerrier, pour qui la souffrance est un lot quotidien. Il semblerait qu'il considère la souffrance de ses victimes comme l'ultime épreuve nécessaire avant leur rencontre avec Dieu, une loi immuable. Comme il le dit lui-même, le bonheur doit être Vexception, Vépreuve est la règle. Cette sentence s'applique comme un gant à Martine Prieur. Ne vivait-elle pas dans le bonheur et le luxe depuis qu'elle avait touché l'assurance-vie de son mari ? N'aurait-elle pas dû plutôt s'immerger dans un sillon de souffrance et de repentir suite au décès ? »

Je me rassis, les mains plaquées sur les genoux. Sibersky avait croisé les bras, sa tasse vide devant lui, sur la table.

Thornton, tout en prenant des notes, avança : « Vous voulez dire qu'il agirait comme un censeur, qu'il aurait mutilé de la sorte deux femmes au nom de Dieu ?

— Non, je n'ai jamais dit ça », répondit d'un ton sec Williams. « Pas encore, tout du moins. Simplement, soyons conscients que la trame religieuse peut conditionner ses agissements. Rappelez-vous, la pièce dans la bouche. Un geste purement religieux, un mythe grec encore appliqué de nos jours dans les pays hautement catholiques… D'ailleurs, en a-t-on trouvé une dans la bouche de la deuxième victime ?

— Nous ne tarderons pas à le savoir…

— Pour la suite, je vais fouiller dans les recueils religieux, Bible ou livres anciens. J'ai transmis la lettre et la photo de ce fermier à un théologien, Paul Fournier, un monstre de culture… Vous pouvez me servir un second café ? »

Sibersky se leva et piocha une autre thermos dans un sac de toile à bandoulière.

« Vous parliez de deux aspects, pour la lettre… » repris-je avec intérêt.

« En effet. La deuxième ligne directrice, majeure, est un sadisme prononcé. La plupart des tueurs en série se complaisent dans leurs actes de torture, n'éprouvent aucun remords envers leurs victimes et vont même jusqu'à narguer la police et les familles, comme c'est le cas ici. Mais, d'après les photos et comme risque de nous le confirmer le légiste, rares sont les tueurs qui entretiennent… excusez-moi, c'est le seul mot auquel j'ai pensé… qui entretiennent leurs victimes sur une telle durée. Vous rendez-vous compte des efforts qu'il a dû déployer pour la maintenir en vie ? Pour, chaque nuit, se rendre ici au risque de se faire prendre, pour la nettoyer, la nourrir un minimum et même… filmer ? Et que dire de l'installation sophistiquée chez Prieur ? Il fait preuve d'un mental à toute épreuve… Il est appliqué et patient, très patient… Aucune pulsion dominante ne le force à précipiter ses actes. »

Un officier de la police scientifique, Georges Limon, entra dans la pièce. « Nous en avons terminé », dit-il en prenant un gobelet en plastique. « Le légiste attaque son expertise. Vous pouvez le rejoindre.

— Alors ?

— On a de belles empreintes de pied. Du quarante-deux. On peut affirmer à présent qu'il s'agit d'un homme. On a aspiré la poussière du couloir souterrain et de la salle confinée pour analyses au labo. Nous avons récupéré des cheveux, des morceaux d'ongles et de fibres synthétiques, ainsi que quelques empreintes digitales. Ajoutez à cela la flèche anesthésiante qu'il n'a pas pris la peine de ramasser. Probablement expédiée par un pistolet vétérinaire, compact et puissant… On vous tient au courant.

— Et les chiens mutilés ? »

Une onde de dégoût fripa les sillons de son front. « C'est un putain de boulot ingrat ce que vous nous demandez là ! Trois techniciens ont le nez là-dedans… Autant remuer la merde d'une fosse à purin !

— Plus aucune trace du système vidéo ? »

Il jeta son gobelet vide sur le sol et l'écrasa du talon. « Non.

— C'est tout ?

— Bien sûr, c'est tout ! À quoi vous attendiez-vous ? À ce qu'il nous laisse sa photo encadrée avec un petit mot de bienvenue ? On analyse le reste de l'abattoir et l'extérieur. Cet endroit me répugne. Il pue la charogne à plein nez. »

Limon disparut avec la vivacité d'une lame dans le brouillard. « Pas très en forme, les gars de la Scientifique », lâcha Sibersky sans l'ombre d'un sourire.

Je me levai en direction de la porte. « Allons rejoindre le légiste… » Nous longeâmes dans un silence de pierre la salle d'abattage, descendîmes précautionneusement l'échelle par laquelle je m'étais engagé la veille, avant de rejoindre Van de Veld au bout du tunnel. « Je ne vous ai pas exposé ce que j'ai découvert », glissa mon lieutenant avant notre entrée dans la pièce, « mais ça peut attendre… Rien de déterminant de toute façon… »

J'acquiesçai, les yeux figés sur le cadavre de la femme. Je l'avais à peine regardée, une fois recouvrés mes esprits. À présent je la découvrais, morcelée par la cruauté blanche des puissants halogènes à batterie.

Williams pénétra dans la pièce comme dans une église. J'aperçus dans ses yeux la flamme vacillante des cierges, les reflets kaléidoscopiques de vitraux ogivaux, les larmes de la Vierge. Une magie s'opérait, une fusion fantomatique et je crus voir, le temps d'un souffle, certains de ses cheveux onduler, comme caressés par la main de Dieu.

« Il n'y est pas allé de main morte cette fois », râla Van de Veld. « Vous l'avez vraiment mis en colère, commissaire. Que pensez-vous de cela, madame Williams ? »

Elle répondit à contretemps, éprouvant toutes les difficultés pour se décrocher de l'espèce de voile spirituel qui l'enveloppait. « La colère n'est peut-être pas le seul motif d'un tel acharnement sur le visage », murmura-t-elle en se rapprochant de la chose morte. Ses pupilles fondirent en tête d'épingle sous les aplats de lumière.

« Quelle autre raison, alors ? » demanda le légiste en toisant discrètement Thornton, occupé à dresser un croquis rapide de l'agencement des objets et de la position de la victime.

« Il a préféré détruire ce qu'il avait construit parce qu'il n'a pas pu aller au bout de son fantasme. Une œuvre inachevée ne l'intéresse pas, il cherche la perfection, alors il a rejeté cet objet fantasmatique en le mutilant. »

Elle se plaça face à la bouche piégée par l'appareil stéréotaxique. « Pas de pièce ce coup-ci, évidemment… Cela me conduit à penser qu'il risque de recommencer bientôt, animé, comme vous dites, par la colère, mais aussi par le désir puissant d'aller cette fois au bout, dans un endroit tout aussi insolite qu'un abattoir… Dites-moi où se trouvait la caméra, commissaire.

— Ici, juste en face du corps. Elle reposait sur un trépied.

— Comment était l'éclairage ? Quelle partie du corps illuminait-il ? Le corps tout entier, juste la tête ? »

Je pointai un doigt vers le fond de la pièce. « Il y avait une lampe, genre lampe de chevet, de chaque côté du corps. Et une troisième derrière la caméra.

— Merci, commissaire… »

En m'immisçant dans son monde sans qu'il ne s'y attende, j'avais peut-être éveillé en cet être démoniaque une rage inouïe, une volonté de répandre le mal avec une détermination plus farouche. Comme cette boule de neige que l'on pousse dans une descente, qui soudain vous échappe des mains et grossit jusqu'à tout écraser sur son passage. Williams poursuivit en monologue. « Le tueur est passé d'organisé à désorganisé. Précipitation, panique, fuite. Ce qui peut nous laisser une chance. S'il agit désormais sous le coup de la vengeance ou de la colère, il commettra des erreurs grossières. »

Sibersky se positionna dans le faisceau de la lampe, éclipsant la partie claire de nos visages et demanda d'une voix non ménagée : « Vous voulez dire que nous devons attendre de prochains meurtres pour espérer mettre la main dessus ? »

Thornton s'apprêtait à parler, mais Élisabeth le devança.

« J'espère que non ! C'est d'ailleurs mon rôle, autant que le vôtre, de tout faire pour éviter cela. Mais sachez que les tueurs en série agissent sans mobile apparent. Ils n'entretiennent aucune relation avec les victimes, contrairement aux tueurs de masse. Ils peuvent se tapir dans l'ombre des mois, voire des années, puis recommencer. Nous sommes tombés sur un arpenteur de bitume, un voyageur qui n'hésite pas à se déplacer, ce qui ne nous donne aucune indication géographique. Il travaille sur plusieurs victimes à la fois, celle-ci, Prieur, et rien ne nous permet d'affirmer, à l'heure actuelle, qu'une autre fille ne se trouve pas dans une situation similaire, quelque part au fond d'une forêt ou dans des entrepôts désaffectés, loin, très loin d'ici. A ce stade, la platitude de la vie ne l'intéresse plus. Les fantasmes prennent une telle importance que plus rien d'autre ne compte. Il est totalement voué à son obsession. » Elle orienta un regard appuyé dans ma direction. « Vous êtes intelligent, commissaire Sharko, mais si vous vous trouvez ici, c'est parce qu'il a bien voulu vous communiquer des éléments directeurs, même si, je pense, vous l'avez bluffé…

— Votre rôle consiste-t-il aussi à nous faire perdre espoir ? » répliquai-je avec froideur.

« Non, juste à vous faire prendre conscience qu'un tueur en série ne se comporte pas comme un tueur classique. Je veux vous faire réfléchir autrement. Nous devons nous efforcer de penser comme lui, non pas en termes de mobile, mais plutôt en termes de lien caché, de logique, SA logique, qui fait de ces meurtres une chaîne unique, répondant à quelque chose de concret. Si nous découvrons ce quelque chose, nous aurons un profil psychologique précis du meurtrier… »

Après avoir ôté l'appareil stéréotaxique, Van de Veld écarta d'une pince les mâchoires de la victime. Une petite dent gâtée s'effrita avant de tomber en morceaux sur le sol. « Bon, allons-y. Érosion buccale, dents très abîmées, pourrissantes. Peau du visage sèche, joues creuses, yeux enfoncés dans les orbites, chute des cheveux. » Il se décala vers le bas du corps et lui cassa un ongle. « Ongles striés, violacés, cassant net. Membres en baguettes de tambour… Nombreux œdèmes de carence sur la totalité du corps… Hanches saillantes, fesses totalement effacées, disques de la colonne visibles… Bordel, cette fille doit peser à peine quarante kilos ! À voir la taille des œdèmes, les vergetures, les plis pendants de peau et son incroyable élasticité, elle devait, à l'origine, être plutôt bien portante… »

Une gifle de stupeur poussa Sibersky vers l'arrière. Il questionna, les lèvres ondoyantes : « Combien de temps ? Combien de temps il l'aurait maintenue dans cette position, nue ? Combien de temps lui a-t-il fallu pour amaigrir sa proie à ce point ?

— Les examens toxicologiques nous révéleront s'il lui a administré des substances pour freiner l'infection des blessures, ce qui est fort probable vu les marques au niveau des avant-bras. Si c'est effectivement le cas, s'il l'abreuvait régulièrement, s'il l'hydratait, elle a pu rester dans cette position… plus d'un mois…

— Nom de Dieu ! » Sibersky ramassa une ampoule de rechange qui traînait près d'un halogène et la fracassa contre un mur avec la rage d'un joueur de hockey. « Vous allez encore nous dire, madame Williams, que Dieu a quelque chose à voir là-dedans ? » Il se volatilisa dans le long tunnel au pas de course, en larmes, radiant d'éclairs.

Je haussai les épaules, à moitié surpris de cette soudaine éruption d'émotions. « Il faut l'excuser », justifiai-je en me tournant vers la psy. « Ses nerfs sont à vif, tout comme les miens d'ailleurs. De toute ma carrière, je n'avais jamais vu une chose pareille. » Je lui pris le bras et la tirai sur le côté.

« Vous permettez ! » lançai-je à Thornton qui s'invitait. Haussant les épaules, il retourna auprès de Van de Veld.

Je chuchotai. « Vous croyez aux esprits ? À des dons quelconques de voyance ? »

Elle jeta un regard fugace vers la victime avant de répondre. « Pourquoi diable me parlez-vous de ça ? Est-ce l'heure et l'endroit ? »

Je baissai encore d'un ton. « Une vieille Noire, ma voisine, m'a annoncé des prédictions qui m'ont amené jusqu'ici. Elle parle d'un être démoniaque, un homme sans visage venu sur Terre pour propager le Mal… D'ordinaire, je ne crois pas à ces salades… Mais les circonstances de la découverte de cette femme me troublent énormément… Le hasard ne m'a pas conduit ici… Doudou Camélia m'a aidé. » Mon regard se perdit dans le blanc de ses yeux. « Si elle a eu raison pour les chiens, elle a peut-être raison pour ma femme… Oui, ma femme est peut-être vivante, elle me le répète si souvent.

— Je… Que voulez-vous que je vous dise… » Elle réfléchit un instant. « Faites-moi rencontrer cette femme, je vous donnerai mon avis, si cela peut vous aider. »

Le légiste prélevait d'une pince effilée des échardes de bois qu'il rangeait dans des sachets en plastique apprêtés. Je l'informai : « Nous vous laissons, docteur Van de Veld. Je passerai vous voir plus tard dans la journée à l'Institut. Dites-moi juste s'il y a eu des rapports sexuels.

— Apparemment non », souffla-t-il en chassant du bout de la langue des graines de sésame noir. « Son vagin est rêche comme un sac de toile. Bordel, j'ai l'impression de travailler sur une momie qui a traversé deux millénaires… »

*

Élisabeth et moi bûmes un autre café dans un routier, au bord de la nationale 13. Je portais sous les yeux le poids de ma nuit agitée et cependant, je n'éprouvais pas la moindre sensation de fatigue, comme si la volonté m'animait de mettre à profit chaque minute écoulée. Je donnai un coup de fouet à mon visage avec l'eau fraîche des toilettes et nous reprîmes la route dans la demi-heure qui suivit. Un bloc de ciel bleu avait chassé le brouillard, mais la température demeurait basse.

« Vous savez », me déclara Élisabeth, « l'organisme possède son propre système de défense contre la douleur, il s'adapte, ce qui peut atténuer le mal. Par contre, aucune barrière n'existe pour la souffrance morale. Je… je me sens incapable d'imaginer ce qu'a dû endurer cette fille. Ça va bien au-delà de tout ce que nous connaissons en terme de psychologie, d'analyse, d'introspection. »

Je doublai un poids lourd et me rabattis en urgence. Une voiture qui déboulait en sens inverse klaxonna.

Devant, se déployait le Tout-Paris, la marmite bouillonnante avec son air vicié, ses interminables serpentins de gomme et de métal…

Je m'enquis : « Donnez-moi vos premières impressions sur ce meurtre-ci, à chaud…

— Trois paramètres importants. D'abord l'endroit. Les tueurs aiment évoluer dans des univers qu'ils connaissent. Interrogez le personnel de l'époque, tous ceux qui habitent à proximité de l'abattoir. Voyez avec les agents du commissariat local s'ils n'ont pas interpellé des visiteurs non autorisés. Il me faudra aussi une photo aérienne des lieux… »

Je la surpris à serrer la poignée de la portière lorsque j'attaquai un nouveau dépassement.

« Ensuite, il y a la notion de durée. En général, plus l'acte sadique s'étale dans le temps, et je crois que dans notre cas nous frôlons un record, plus le tueur a la certitude de ne pas être pris. Il se sent invulnérable, s'appliquant à passer inaperçu, ce qui le rend redoutable. Finalement, il faut analyser tout ce qui tourne autour de l'acte lui-même ; là, se situe la grosse partie du travail. Vous savez, tuer brutalement n'est pas une chose facile, mais tuer avec l'art et la manière l'est encore moins. En ce sens, l'assassin noue une relation particulière avec sa victime, ce qui peut le conduire à laisser des indices de façon involontaire. Pourquoi, à votre avis, a-t-il pris la peine de la laver ou de lui nettoyer les oreilles ?

— C'est ça que vous regardiez, tout à l'heure, ses oreilles… Je pense qu'il nettoyait les déjections pour travailler dans un endroit propre, agréable pour lui… Par contre, pour les oreilles, je ne comprends pas…

— Peut-être s'est-il occupé d'un malade, parce que cet individu, un proche, se trouvait incapable de s'entretenir lui-même. Peut-être que, adolescent, il avait sous son aile un frère plus jeune et jouait le rôle d'une mère absente. »

Je quittai la route un moment des yeux et me tournai vers elle. « Vous êtes extrêmement croyante, n'est-ce pas ?

— Je prie beaucoup pour les victimes, mais pour les assassins aussi. J'abjure le Seigneur de leur pardonner. Je crois aux choses belles de la vie, aux forêts et aux grands lacs bleus. Je crois en la paix, en l'amour et en la bonté. Si c'est cela que vous appelez être croyante, alors oui, je le suis.

— Dans ce cas, dites-moi, que s'est-il passé quand vous êtes entrée dans la pièce, tout à l'heure ? »

Un soufflet de stupeur lui empourpra les joues.

« De… De quoi voulez-vous parler ? » Voix troublée, papillonnante.

« Je vous ai vue. Quelque chose s'est produit au moment où vous avez pénétré dans la pièce. Vous évoluiez ailleurs, à des milliers de kilomètres de nous tous. Vos yeux, vos cheveux… Racontez !

— Vous… vous allez me prendre pour une folle…

— Et moi, avec mon histoire de chiens, pour qui croyez-vous que je passe ? Je vous écoute… »

Elle se clarifia la voix. « C'est la première fois que ça me fait ça, après plus de vingt-cinq ans de carrière. Quand je suis arrivée sur le lieu du crime, je me suis vue sur un haut sommet enneigé, si haut qu'il me devenait impossible de constater autre chose que le bleu du ciel. J'étais perchée à la pointe de ce sommet, les nuages naviguaient sous mes pieds, floconneux, ridicules. Et là, mon esprit s'est comme ouvert. J'ai senti au-dessus du corps de la fille une forme d'énergie, une sorte de vibration d'atomes, chaude, froide, bouillante puis glaciale. J'ai ressenti à la fois la paix de la victime et la rage folle du tueur. Des ondes positives et négatives m'emportaient, des flux de charges m'ont picoté les joues et m'ont agité les cheveux… Ce qui s'est produit, je n'en sais rien, mais je suis persuadée qu'il existe une explication scientifique à cela… Probablement mon cerveau a-t-il généré, à la vue de la scène, des substances hallucinogènes de défense, vous savez, un peu comme ceux qui connaissent des NDE, des expériences approchées de la mort… »

J'opinai en silence. Pouvait-il en être de même pour le tueur ? Captait-il les présences, l'énergie vibrante des corps à sa merci ? Agissait-il pour le compte de puissances obscures qui guidaient ses pas, l'accompagnaient dans ses lugubres offices ? Que trahissaient cette invisibilité, cette force surprenante qui avait tracté mon corps dans la gueule du tunnel ? Pourquoi aucun bruit de pas, pas même le craquement de ses semelles sur les éclats de néons ? Quel diable était-il ? Quel don possédait-il ?

À destination, je me garai au sous-sol et nous gravîmes à pied les étages, plongés dans un silence de réflexion.

« Dites-moi, commissaire, ça sent comme…

— La morue, je sais… L'odeur est imprégnée jusque dans la moquette. Doudou Camélia est accro d'acras. » Mes lèvres s'étirèrent, comme pour former un sourire…

Elle s'exclama : « C'est rare de voir votre visage s'illuminer d'un sourire !

— Il faut dire que la situation actuelle ne prête pas vraiment à la fête ! Et comment pourrais-je sourire tant que je n'aurai pas retrouvé ma femme ? »

Les coups sur la porte d'entrée de ma voisine guyanaise n'obtinrent pas de réponse. « Elle doit être partie à la poissonnerie », glissa Élisabeth avec une pointe d'humour.

« Chut ! Écoutez ! » Je m'avançai à pas feutrés jusqu'à mon palier. Un grésil sonore entrecoupé de sanglots filtrait au travers des murs.

« Quelqu'un se trouve chez vous ! » murmura la criminologue appuyée sur mon épaule.

Je ne reconnaissais pas la voix, rêche, effilochée sur la partition chiffonnée de la peine. « Restez à l'écart… » dis-je en un souffle. Je sortis mon Glock, examinai ma serrure ; elle n'avait pas été forcée. Pas la moindre trace d'effraction, alors que j'étais certain d'avoir fermé à clé. Un sursaut d'espoir jaillit de l'intérieur de mon séjour. « Dadou ? C'est toi, Dadou ? Oh ! Mon Dieu ! Tu es en vie ! Ne c'ains rien ! Viens me voi' ! »

Sans plus réfléchir, j'enfonçai ma clé dans la serrure et poussai le bloc de bois avec précaution.

Je découvris la grosse Noire recroquevillée sur le sol, les bras en ceinture autour de ses mollets épais comme des sacs de boxe. Des lamies avaient enflé et exorbité ses yeux. Je fis signe à Élisabeth de s'approcher. Doudou Camélia gonfla les joues, comme deux montgolfières miniatures.

« Il est venu te voi', Dadou, hein ? Le malin, l'Homme sans visage, il est venu te voi' ? Dis-moi !

— Oui, Doudou, il est venu, cette nuit…

— Je le savais ! Je le savais ! »

Élisabeth se tourna vers la porte, examina la serrure comme je venais de le faire quelques secondes auparavant.

« Comment es-tu entrée, Doudou ? J'avais fermé à clé !

— Peu impo'te… Tu dois a'êter ce démon-là. A 'ête-le, avant qu'il ne 'ecommence !

— Dis-moi comment faire ! Raconte-moi ce que tu ressens ! Tu vois Suzanne en ce moment ? Où se trouve-t-elle ? Bon sang, Doudou, dis-moi où se trouve ma femme ! »

Je me rendis compte que je la secouais sans ménagement. Élisabeth posa une main sur mon épaule et me tira vers l'arrière. Puis elle s'accroupit devant la vieille femme et se laissa prendre la main.

« Tu as la peau d'une fleur, mais le sang froid d'un caïman, madame. Tu connais les g'ands mystè'es de la mo't, le Seigneu' t'a dotée d'un don, comme moi, mais tu ne le sais pas enco'e. Utilise l'esp'it, il te guide'a là où tu dois aller. Mais p'ends ga'de au malin ! P'enez ga'de, tous les deux ! » Une inspiration paraissant douloureuse lui dilata la poitrine.

Je l'aidai à se relever et le xylophone de ses vieux os me joua un air sinistre, un craquement de bois mort.

« Qu'as-tu vu cette nuit ? » insistai-je. « Avait-il un visage ? Dis-moi à quoi il ressemble !

— Non, Dadou, pas de visage. C'était un souffle maléfique, sans co'ps, sans visage. Il est pa'tout et nulle pa't à la fois. Il te su'veille, Dadou ! Fais très attention ! Pa'ce qu'il ne te donne'a pas de deuxième chance… » Elle ébouriffa les plis de sa robe damassée et, dodelinant, ployant sous ses kilos, s'effaça sans se retourner.

Un silence d'église s'étira entre Élisabeth et moi. Pour une fois, le masque de parfaite insensibilité qu'elle portait avait disparu, dévoilant une femme différente, profondément touchée par ce qu'elle venait d'entendre.

« Cette vieille dame dégage des ondes », me confia-t-elle. « De chaleur, de pureté. Elle rayonne de bonté. Ses paroles sont si touchantes, si pénétrantes ! Mais… en quoi devons-nous croire, alors ?

— Je ne sais plus, Élisabeth, je ne sais plus… Pourquoi ne nous dit-elle pas clairement de qui il s'agit ? Pourquoi toujours ces allusions ? Si Dieu est si présent que ça, pourquoi n'arrête-t-Il pas le massacre ? Pourquoi lui donnerait-Il juste des indices, qui, de toute façon, arrivent quand il est déjà trop tard ? Hein ? Dites-moi donc pourquoi ? »

Elle me serra les mains. « Ce sont les hommes eux-mêmes qui ont créé ce monde décadent. Adam et Ève ont désobéi et l'humain doit réparer lui-même l'erreur qu'il commet. Dieu n'a pas à intervenir.

— Il ferait mieux, pourtant… »

Elle glissa la lanière de son sac de cuir autour de son épaule.

« Écoutez, je vais y aller. Je dois effectuer des recherches à la bibliothèque. Ce soir, j'intégrerai les nouveaux éléments de l'enquête à mon dossier. Nous ne tarderons pas à nous revoir, mais faites-moi signe si vous découvrez l'identité de la fille dans les heures qui viennent… »

Dans ma chambre, j'affrontai le regard suppliant de Poupette et finis par la démarrer. Crachats de vapeur timide, un sifflement et la voilà partie, toute pimpante. L'odeur s'éleva telle une aurore de délivrance et amena son train de pensées agréables, inattendues, comme l'avant-veille. Je m'allongeai sur le lit, les mains derrière la tête, submergé d'images belles de ma femme… Oui… Thomas avait raison. Poupette m'arrachait des ténèbres, de la lugubre noirceur de ce monde pour me propulser sur les horizons clairs du passé. Le temps de quelques souvenirs, elle me ramenait Suzanne…

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