La Côte de Granit rose témoignait avec douleur des colères de la terre et de la force vive de l'érosion. D'immenses rochers, enchevêtrés dans un défi à l'équilibre, fendaient les eaux turquoise en figurines harmonieuses, affublées de noms évoquant : la Tête de mort, la Tortue, le Père Trébeurden ou encore, la Femme dormante. De ce chaos sans ordre apparent, s'échappait la beauté palpable du fanal de Ploumanac'h, puissamment ancré sur son socle de granit, son regard de pierre orienté vers les yeux ultramarins du grand large.
Je longeai la côte vers l'est, traversai un vieux pont qui enjambait un cours d'eau asséché avant d'arriver à Perros-Guirec où, d'après les indications de la carte topographique déployée sur le siège passager, se situait la plus grosse carrière de granit de la région. Une logique décidée par le tueur m'avait poussé jusqu'ici et j'espérais que les six cents kilomètres de trajet ne me resteraient pas en travers de la gorge tel un os de poulet.
À l'entrée du chantier, je ne me souciai pas des panneaux d'avertissement censés refouler les touristes et me garai à proximité immédiate du gouffre, sur une étendue terreuse et desséchée, où pelleteuses, camions-bennes et marteaux-piqueurs arrachaient l'écorce rosée des pans abrupts.
Je posais à peine pied à terre qu'un type casqué me barra le chemin de sa corpulence grasse à l'odeur de fut de chêne. « Vous savez pas lire les panneaux ! » hurla-t-il.
« Commissaire Sharko, police criminelle de Paris. Vous êtes le responsable ? »
Il me toisa avec un air de bête sauvage. « Nan. Le responsable est au fond. Peux voir vot' badge ? »
Je lui plaquai ma carte sous le nez. « Emmenez-moi auprès de lui. »
Il me tendit un casque jaune indien et bava, sans me regarder : « Y s'est passé quelq' chose de grave ? »
Je le bus du regard. « C'est ce que je cherche à découvrir… »
Il cracha un bolide de salive dans la poussière. « Voyez avec le patron, moi, j'm'occupe pas de ça. »
Le gouffre s'ouvrit devant mes yeux comme une gigantesque plaie sanglante. Toutes les nuances de rose s'accrochaient aux parois dans des mouvements de torsions et de cassures. Une cabine de métal, tractée par un système de poulies, nous déposa au fond après une descente vertigineuse. Les minuscules fourmis casquées, telles qu'elles le paraissaient depuis le haut, reprirent leurs formes rondes d'humains. Mon regard s'accrocha aux flaques qui jonchaient le sol poussiéreux. Eaux croupissantes de pluie étoilées de poussière de granit et de petites algues. Une copie conforme de ce qui avait été recueilli dans l'estomac de la victime. Une voix flûtée à l'intérieur de ma tête me dit que je me trouvais sur le bon chemin…
À ma grande déception, le feu nourri de mes questions posées au personnel ne révéla rien de particulier.
Difficile, lorsque l'on ne sait pas ce que l'on veut, d'obtenir des résultats. Un peu comme un chercheur dans une grande pièce vide se disant, qu'est-ce que je vais faire aujourd'hui ? J'espérais peut-être l'évidence, mais madame Évidence avait décidé de rester blottie loin de moi et je devais faire avec.
Le soir tombait déjà, mettant un terme momentané à mon escapade solitaire. Je ne m'en plaignis pas. Les huit heures de trajet m'avaient éreinté le dos, gonflé les yeux comme des bonbonnes de butane et j'éprouvai le besoin puissant de dormir. Je m'installai dans l'hôtel le plus proche et m'abandonnai aux plaines verdoyantes du sommeil, sans que rien, cette fois, réussisse à interférer…
J'en avais plus qu'assez. Deux nouvelles exploitations visitées, deux échecs.
À l'heure de midi, le lendemain, j'engloutis un sandwich au crabe dans une brasserie au bord de la plage et m'attaquai à la dernière carrière à explorer dans les environs de Ploumanac'h, celle de Trégastel. Psychologiquement, je m'étais préparé à retourner à Paris avec le poids de la déception dans les poches…
Lorsqu'on me déposa au fond de la carrière, l'ingénieur des travaux, un grand mince aux traits anguleux, comme décroché de la roche à coups de burin, ne jugea pas nécessaire de venir à ma rencontre. Je m'apprêtai à lui tomber dessus, mais, après un échange de chuchotements et de regards méfiants avec l'un de ses chefs d'équipe, il me fit signe d'approcher.
« Commissaire Sharko, police criminelle de Paris.
— La Crim', ici, dans ce trou au milieu d'un trou ? Que me vaut cet honneur ?
— Pourrait-on discuter ailleurs, on ne s'entend pas parler ! »
À quelques mètres, une pelleteuse à chenilles renversa un moellon de granit sur le sol dans un vacarme assourdissant. Personne ne réagit. Nous étions loin de l'ambiance feutrée des bureaux parisiens.
Nous pénétrâmes dans une cabane à travaux, une boîte de métal froissé, plus poussiéreuse encore qu'un sac d'aspirateur plein. Je préférai rester debout, de crainte de salir mon costume.
« Dites-moi ce que vous voulez, commissaire, et essayons de faire vite, s'il vous plaît. Il me reste une vingtaine de mètres cubes à faire sortir aujourd'hui et les gars sont moins responsables que des palourdes, pour peu qu'on les laisse trop longtemps seuls. »
Je répétai le discours que j'avais déjà tenu la veille et dans la matinée. « J'aimerais savoir si vous n'avez pas constaté d'événements étranges, de faits marquants, de choses sortant de l'ordinaire, dans un espace de temps allant, disons, de mai 2002 à aujourd'hui. »
Il souffla sur le dessus de son casque pour en chasser la poudre de roche. Ma veste s'étoila d'îlots poussiéreux.
« Oups ! Désolé ! » lança-t-il sur un ton presque amusé. « Le costume, ce n'est pas ce qu'il y a de mieux pour se rendre au fond d'une exploitation. »
Je l'assassinai du regard. « Répondez à ma question, s'il vous plaît !
— Non, rien de spécial. Vous savez, ici, vous êtes, pardonnez-moi l'expression, dans le trou du cul du monde. La seule chose que l'on voit de l'extérieur, ce sont les avions au-dessus de nos têtes ou les mouettes chiant sur nos casques.
— Pas de vols, de dégradations ? Pas de comportements suspects parmi vos ouvriers ?
— Rien de tout cela.
— Auriez-vous surpris quelqu'un en train de prélever de l'eau dans les flaques par terre ?
— Mais… Je n'en sais rien ! Dites-moi, pour quelle raison êtes-vous ici ?
— Pour une affaire de meurtre. »
Le masque de la frayeur recouvrit son visage. « Un meurtre ? Dans la région ?
— Sur Paris, mais des indices bien précis m'ont mené ici. »
Je lui posai encore d'autres questions qui ne me menèrent à rien, ce à quoi je m'étais préparé. « Bon… Je suis désolé d'avoir pris de votre temps.
— Il n'y a pas de quoi… »
Il me tendit la main, je la serrai en jetant : « Je vais quand même interroger vos ouvriers pour suivre la procédure. Sait-on jamais. Un détail pourrait leur revenir en mémoire…
— Ils… Ils n'ont pas le temps ! Nous avons des délais serrés. Si vous commencez à tous les interroger, nous allons prendre un retard fou ! Je dois sortir mes vingt mètres cubes avant 18 h 00, vous comprenez ça ?
— Je comprends… Mais ça ne prendra que quelques minutes… »
Au moment où je posai le pied dehors, le mot magique me statufia.
« Attendez… »
Je me tournai vers lui. « Quelque chose vous revient en mémoire ?
— Fermez la porte, s'il vous plaît. »
Je m'exécutai. Ses sourcils broussailleux marquaient une inquiétude franche. « Le seize juillet dernier, Rosance Gad a eu un accident et s'est écrasée au fond de la carrière. Elle a chuté de la face nord, celle par laquelle vous êtes arrivé tout à l'heure. Gad avait été embauchée l'année dernière, en février 2001, comme technicienne informatique, chargée de piloter les machines par ordinateur, des scies circulaires par exemple, pour la découpe des blocs en pavés… »
Connexion intersynaptique. Sécrétion d'adrénaline en masse. Feu brûlant dans tout l'intérieur du corps. Je tenais quelque chose…
« C'est tout de même un sacré détail que vous aviez oublié de me signaler ! Quel genre d'accident ?
— Gad était une sportive chevronnée, mordue de sensations fortes. Si vous observez bien les parois du pan nord, vous y découvrirez des mousquetons et des pitons. Elle remontait par là deux soirs par semaine. Une soixantaine de mètres d'ascension.
— Ce genre de pratique n'est-il pas interdit sur un site en exploitation ? Qu'en pensait l'inspection du travail ?
— Certains de nos hommes sont habilités à travailler sur paroi, là où les bras mécaniques ne peuvent aller. L'escalade, le travail sur pans verticaux, fait partie du métier.
— Gad avait-elle ces autorisations ? Respectait-elle les consignes de sécurité ? Quel matériel utilisait-elle ? »
Il me toisa d'un œil de félin. Un félin qui jouait de la patte face à un grizzli beaucoup plus fort que lui.
« Écoutez, commissaire, on a eu droit à un défilé d'inspecteurs, du travail et de police. Tout était parfaitement en règle. Je leur ai déjà tout raconté, alors, s'il vous plaît, abrégez.
— Très bien. Comment est-elle tombée et de quelle hauteur ?
— Le médecin a estimé, d'après les dégâts causés par la chute, qu'elle était tombée d'une dizaine de mètres. Un des mousquetons s'est rompu…
— Un mousqueton, vous dites ? C'est pourtant extrêmement solide.
— Des mousquetons cassent, des élastiques se rompent, des parachutes ne s'ouvrent pas et des pétroliers coulent. Que voulez-vous que je vous dise ?
— Travaillait-elle au fond, auprès des hommes ?
— Oui, mais elle restait dans la roulotte, là où est installé le matériel informatique. Nous n'avons jamais eu de soucis avec elle. Très bon élément… Dommage que ce soit arrivé…
— Était-elle jolie ? »
Une lueur se déploya dans ses yeux, comme un reflet tranchant. « Euh… Pas plus que ça…
— Vous mentez mal. Comment la trouviez-vous, personnellement ?
— Pas mal… A quoi jouez-vous, commissaire ? »
Il se détacha de la table où il s'était accoudé. Je rétorquai d'une voix aigrelette : « Quel type de relations entretenait-elle avec vos hommes ? »
Yeux creux, lèvres tremblantes, flambée sous les chairs.
« Co… Comment ça ? Je… Je vous laisse, inspecteur…
— Commissaire, pas inspecteur… Restez encore un peu, s'il vous plaît. Je n'ai pas terminé.
— Pas le temps. »
Il se jeta sur la porte de la boîte de conserve mais je l'attrapai par la blouse. « Pas terminé, j'ai dit ! » Je le propulsai vers l'intérieur. Il se claqua une cuisse sur un coin de table, ce qui lui arracha un cri de bête sauvage.
Il vomit : « Bon sang ! Vous êtes cinglé ou quoi ? Je vais…
— Vous allez quoi ?
— Je…
— Vous allez répondre à mes questions, ou alors nous pouvons nous rendre dans un endroit beaucoup plus sympathique appelé salle d'interrogatoire !
— Il vous faut un mandat, quelque chose comme ça !
— Vous me cherchez ! Je reviens dans une heure avec une convocation ! »
Il reprit sa place bien sagement et balbutia : « Très bien… Je vous écoute.
— Je suppose qu'une fille ravissante doit être courtisée assez souvent, dans ce trou du cul où aiment à chier les mouettes ?
— Elle… elle est en effet sortie avec plusieurs gars… Mais les relations extra-professionnelles ne me concernent pas. »
Je tapai du poing sur une table de métal pliante. Les petites cuillères sursautèrent dans leurs tasses à café. « Écoutez-moi ! Une femme a été assassinée d'une manière peu catholique ! Le tueur m'a emmené jusqu'ici, alors maintenant, vous allez me dire ce qui tourne autour de cette fille ! »
Il alluma une cigarette. La pulpe de ses doigts, tartinée de nicotine, ne laissait aucun doute quant à son avenir, cancer du poumon ou de la gorge avant cinquante ans. « Elle… n'était pas très bien dans sa peau… Je veux dire… dans sa vie privée…
— Expliquez-moi !
— Elle ne s'est jamais cachée de ses idées lugubres, de son goût pour… les choses bizarres…
— Quel genre de choses ? »
Il fit glisser un filet de fumée entre ses dents, jaunes elles aussi. La cigarette semblait l'avoir apaisé et sa langue se déliait. « Connaissez-vous la composition physique du diamant, commissaire ?
— Non. Quel rapport ?
— Le diamant est composé à 99,95 % de carbone pur, mis sous très haute pression. Mais il reste un infime pourcentage d'impuretés, de l'azote ou du bore, entre autres. Elles sont quasiment invisibles, cependant on devine leur présence lorsque certains photons, entrant en collision avec elles, dévient de leurs trajectoires initiales, changeant ainsi de façon très sensible le spectre lumineux. Quel que soit le diamant, quelle que soit sa taille ou son prix, ces impuretés sont impossibles à extraire. Tous les diamants sont souillés, commissaire.
— Où voulez-vous en venir ?
— Pour vous dire la vérité, cette femme était un diamant, une beauté fatale. Vous la contempliez comme une pierre précieuse et vous lui donniez le bon Dieu sans confession. Mais en elle, se cachaient des choses insoupçonnées, des tourbillons de machiavélisme. C'était une bête féroce, un démon comme vous ne pouvez vous imaginer… »
Un contremaître de chantier arriva en trombe dans la cabine. « Chef, on a besoin de vous ! Y a le géomètre qui nous fait ses quatre cents coups. Il refuse que nous attaquions le pan R23. Il veut faire rappliquer des ingénieurs sécurité ! Il va nous mettre en retard, cette espèce d'abruti…
— J'arrive ! »
L'ingénieur se coiffa de son casque. « Écoutez, commissaire. Rejoignez-moi dans trois heures, vers dix-neuf heures, à la crêperie de Trestraou, sur la plage de Perros-Guirrec. Nous en rediscuterons… Je vous raconterai tout ce qu'il y a à raconter… »
Il disparut dans un coup de vent, le front beurré de sueur.
Assis seul à une table pour quatre dans la crêperie de Trestraou, je me commandai une bolée de cidre, impatient d'écouter les réponses de José Barbades, l'ingénieur de la carrière de Trégastel. J'avais l'impression d'avoir remué en lui des tourments passés, des souvenirs enterrés profond, scellés et destinés à ne plus jamais émerger. Quelles obscures relations entretenait cette fille, Rosance Gad, avec les ouvriers du chantier ?
Une femme était morte au creux de cette carrière dans des circonstances peut-être différentes de celles rapportées par l'évidence. Plus de six cents kilomètres et presque deux mois et demi séparaient le cadavre de Rosance Gad et celui de Martine Prieur ; pourtant, se levait en moi le sentiment qu'un solide filin unissait ces deux femmes. Pourquoi l'assassin m'aiguillait-il dans cette voie ?
José Barbades ne me fit pas attendre. Il arriva avec cinq minutes d'avance, le teint cireux, les yeux rougis par le tracas. Un velours couleur pois cassé lui tombait jusqu'aux chevilles et, au travers du dernier bouton ouvert de sa chemise, jaillissait un entrelacs de poils qui montaient jusque dans son cou. Il jeta une œillade discrète autour de lui avant de s'asseoir en face de moi.
« Je vous commande quelque chose à boire ? » demandai-je.
« Même chose que vous… Écoutez, je suis marié, j'ai un enfant. Je compte sur votre discrétion pour ne pas mettre à nouveau le feu aux poudres. Ce que je vais vous révéler doit rester entre nous…
— Je ne peux pas vous faire une telle promesse, mais croyez bien que ce n'est pas le genre de choses que j'ai l'habitude d'ébruiter. Vous savez, je viens de l'ombre et je repartirai dans l'ombre, sans que plus jamais vous ne voyiez mon visage… Parlez-moi de Rosance Gad, de cette bête démoniaque, comme vous disiez tout à l'heure… »
Il se pencha vers moi par-dessus la table, brisant la distance froide qui circulait entre nos chairs comme un arc électrique.
« Ça a commencé quatre mois après son arrivée au chantier. Un de mes gars est sorti avec, le temps d'une soirée. Elle lui a déballé le grand jeu, Champagne, restaurant, promenade sur la plage… Vous savez, les gars se racontent leurs secrets entre eux et j'ai les oreilles partout. C'est à l'hôtel le Bel Air, un trois étoiles à l'ouest de Lannion, que ça s'est produit… »
Il s'envoya une rasade de cidre avant de continuer d'une voix peu assurée. « Elle a fermé la chambre à clé, puis a sorti un attirail de folie de son sac. Cordes, cravaches en cuir, pinces crocodile, bougies, bâillons en plastique…
— Quelle sorte de bâillons ?
— Une balle traversée par une lanière de cuir. Elle en possédait de toutes les couleurs et de toutes les tailles. La balle se place dans la bouche et, avec la lanière, on serre autour de la tête. Quasiment pas un son ne sort de la bouche. Un truc de taré… »
Je me rappelai les traces de plastique rouge relevées sur les incisives de Martine Prieur. Ce type de gadget aurait pu assurément lui atrophier les glandes salivaires.
« Continuez, je vous prie…
— Dois-je vraiment entrer dans les détails ?
— C'est primordial…
— Quand il l'a vue déballer son matos, il a bien failli prendre ses jambes à son cou et pourtant, il est resté, scotché par ses pulsions, par son envie d'explorer les territoires inconnus du masochisme. »
Il se baissa plus encore, le cou et le dos presque parallèles à la table. « Elle l'a attaché en croix au lit, bras et pieds écartés. Si fort qu'il a senti ses membres s'engourdir et les marques sont restées plus d'une journée autour de ses poignets. Puis elle l'a bâillonné, s'est elle-même déshabillée et s'est mise à jouer avec son sexe, à le masturber. Elle avait chaussé des talons aiguilles et, avec le talon, elle lui a martelé les bourses. Elle lui a aussi versé de la cire brûlante à la base du pénis. Ses jeux cruels ont duré des heures et des heures… »
Il secouait la tête, rattrapé par des images et des éclats de souvenirs blessants. J'avais la certitude que ce type parlait de sa propre expérience.
« Vous savez ce que nous a raconté l'ouvrier ? » continua-t-il en considérant avec insistance mon alliance.
Des perles de sueur vinrent s'emprisonner dans la pépinière de ses sourcils. Je me contentai d'envoyer sur un ton inquisiteur : « Dites-moi…
— Il a avoué qu'au travers de la douleur, il n'avait jamais ressenti une telle jouissance, un sentiment d'exultation abominable, quelque chose qui le poussait à vouloir toujours plus… Il a pris son pied comme jamais avec… le démon… sans qu'il y ait le moindre rapport sexuel ! Il a atteint, raconte-t-il, l'orgasme, gonflé par le manque, l'insatisfaction, les assauts répétés des pointes de douleur… »
Le manque… Le manque de rapport sexuel avait causé l'orgasme…
« Et elle, Gad, prenait-elle autant de plaisir ?
— Elle jouissait à chaque fois qu'elle le torturait… »
Une recherche du plaisir par le culte de la souffrance, voilà ce qui liait le tueur et Gad. Une envie écœurante d'aller au-delà des tabous, de briser les règles de la tolérance à la douleur. Une manière de toucher l'exaltation suprême en faisant abstraction du sexe. Ce qui expliquait que Prieur n'avait pas été violée. Je demandai : « Combien d'hommes sont passés entre ses mains ? »
Il s'étrangla avec une gorgée de cidre. Une rafale de postillons s'écrasa sur la table. « La curiosité est un poison, tout comme la recherche de chair et de plaisir. Qu'y a-t-il de plus excitant que de braver les interdits, d'aller là où personne ne va ? » Il désigna mon alliance. « Parlez-moi franchement, commissaire. Vous êtes marié. Pourquoi la Criminelle ? Qu'est-ce qui vous pousse à remuer tout ce qu'il y a de plus noir en notre monde, à traquer le mal, à vivre dans le sang et la terreur ? »
Je me sentis aussi mal à l'aise que lui. Dans un échange de bons procédés, je me devais de lui répondre avec franchise. « Pour vaincre la routine, m'éjecter du terrain plat qui guide notre vie jusqu'à la mort sans une seule bosse, sans le moindre creux. Oui, j'aime la traque, le sang et l'odeur d'un assassin. Enfin, une partie de moi l'aime, et c'est certainement la plus mauvaise, mais c'est aussi la plus forte, celle qui prend le dessus, comme le jumeau dominant dans le ventre maternel… »
Un drôle de sourire lui écarta les lèvres. « Je vois qu'on se comprend, commissaire. Nous sommes tous pareils, parce que nous sommes tout simplement humains… Oui, plus de la moitié des hommes ont expérimenté ses trouvailles…
— Vous y compris ? »
La main qu'il se passa sur le front lui ferma les yeux. « Oui…
— D'où croyez-vous que cette fille tenait son savoir sur les techniques sadomasos ? Parlait-elle lorsqu'elle se trouvait en votre compagnie ? Lisait-elle des revues spéciales ? Côtoyait-elle des gens du milieu ?
— Tout ce qu'elle pouvait déblatérer pendant les jeux SM, n'était qu'un chapelet d'injures et de mépris. Personne ne connaissait rien de sa vie, autre que ce qu'elle voulait bien nous livrer… C'était une sale pute ! Une putain de salope ! »
Je m'accoudai à la table. « Écoutez. Il faut que j'en sache plus à son sujet. Peut-être que vos ouvriers connaissent des faits que vous ignorez et qui peuvent être importants pour mon enquête. Je vais aller les interroger, au risque de déterrer de vieux fantômes.
— Ne remuez pas la merde, commissaire, je vous en prie. Chacun d'entre nous souhaite oublier cette fille. Laissez les gars en dehors de ça.
— Pourquoi les couvrez-vous ainsi ? »
Il se plaqua au fond de la banquette, la nuque posée sur le rebord et les yeux limite vitreux dirigés au plafond. « Parce qu'ils n'ont jamais eu d'histoire avec elle. Il n'y a eu que moi… Moi et moi seul… » Il se tut, puis ajouta : « Vous devriez aller voir ses parents. Ils vous en apprendront plus sur elle… Je vous ai dit tout ce que je savais… »
Le père de Rosance Gad n'était pas le genre de type à croiser le soir au détour d'une rue un peu trop sombre.
Quand il m'ouvrit, le globe du ventre à l'air et les poils du torse luisants, il serrait dans la main une machette ensanglantée et j'entendais, jaillissant de l'arrière-cour, les gloussements désespérés des volatiles pris de terreur. Le type mesurait au minimum un mètre quatre-vingt-dix et l'instrument tranchant paraissait bien ridicule dans sa main de la taille d'une bûche.
« C'est une heure pour déranger les gens ? » me balança-t-il au visage en essaimant ses postillons sur mon costume. Il puait le calvados artisanal, cette espèce d'alcool à brûler sorti des entrailles d'un vieil alambic rouillé.
« Je suis le commissaire Sharko. J'ai quelques questions à vous poser, à propos de votre fille.
— Ma fille ? Elle est morte. Qu'est-ce que vous lui voulez ?
— Je peux entrer ? Et je serais extrêmement rassuré si vous posiez votre machette… »
Il se mit à rire comme un ogre, une main sur l'estomac.
« Ah ouais, la machette ! C'est pour les poules. C'est ce soir qu'elles passent à la casserole ! »
Il s'écarta et me laissa pénétrer dans ce qu'il aurait été déplacé, voire outrageant, d'appeler une maison. Même à grand renfort de Kârcher industriel, se lancer dans le nettoyage du carrelage aurait relevé de la folie. Quant à la tapisserie, elle rappelait, en moins neuf, les lambeaux de rubans autour des momies.
« J'aimerais savoir, monsieur Gad, comment votre fille occupait son temps libre et ses soirées. »
Il s'envoya une rasade de tord-boyau. « Z'en voulez ?
— Non, merci, possible que je reprenne la route bientôt…
— Ah ouais, vous êtes flic, j'oubliais… Jamais d'alcool, c'est bien ça ? Savez pas c'que vous perdez. Mon père disait qu'il valait mieux la compagnie d'une bonne bouteille que celle d'une femme. Parce que la bouteille, elle, elle se plaint jamais… Pas comme les grosses… »
Nouvelle gorgée. « Rosance n'était pas souvent ici. Je la voyais jamais le soir, parce que moi, je travaille de nuit. Et les week-ends, elle partait sur Paris. Elle cramait la moitié de sa paie là-bas et dans le TGV.
— Que faisait-elle sur Paris ?
— J'en sais fichtre rien, ce qu'elle foutait là-bas. Elle voulait jamais en parler. Vous savez, moi, j'suis assez libéral. À la mort de ma femme, c'est moi qui m'suis occupé de la p'tite. J'ai fait c'que j'ai pu, mais j'ai pas ça dans les tripes, moi, vous savez, les choses maternelles, les bonnes manières et tout le tintouin. J'ia laissais faire c'qu'elle voulait, tant qu'elle gagnait sa croûte… Mais j'suppose que vous êtes là parce qu'elle avait fait des conneries sur Paris, non ?
— C'est ce que j'essaie justement de savoir. Quelles étaient ses fréquentations ?
— J'sais pas… » Nouvelle lampée d'alcool, puis silence.
« Vous n'avez jamais rien constaté d'anormal, chez elle ? Pas de… choses bizarres ? »
Des larmes lui montèrent aux yeux. « C'était ma p'tite fille, et elle est morte… J'veux pas avoir à me rappeler… C'est trop dur ! Laissez-moi tranquille ! »
Seul, comme un naufragé au milieu de l'océan. Livré à la solitude la plus blessante, au chant cinglant du vide et de l'abandon.
Une seule alternative s'offrait à moi : la technique du sacrifice rentable. « Dites-moi, si on buvait un verre, avant d'aller tordre le cou à ces fichus poulets ? Entre nous, j'ai la main. Mon père tenait une ferme. »
Je perdis plus d'une heure à observer et participer à un spectacle aux dominantes rouge vif, où les têtes volaient comme des bouchons de Champagne sous le coup de la hache, mais j'obtins l'autorisation d'aller jeter un œil dans la chambre de la fille.
Le père n'avait jamais trouvé le courage d'y fourrer les pieds. Nous le fîmes ensemble… La chambre paraissait propre par rapport au chaos général qui régnait dans la maison. Si la fille avait dissimulé des secrets, ce serait forcément ici… Je ne découvris rien. Pas une revue, pas un agenda, aucun numéro de téléphone gribouillé sur un coin de feuille. Nulle trace de ce matériel sadomaso dont m'avait parlé l'ingénieur de carrière. Que des vêtements sobres empilés, un lit bien fait, des armoires rangées avec soin, à peine couvertes d'un film de poussière. « Vous ne veniez jamais ici, même quand elle était en vie ?
— Nan. J'respectais son intimité, quoi qu'on en pense. J'ia laissais faire ce qu'elle voulait. Y a qu'une fois où elle m'a foutu en rogne, c'est quand elle est rentrée de Paris avec un piercing sur la langue. Les tatouages, je m'en tapais, mais les piercings, j'pouvais pas admettre. Ça me dégoûtait.
— Des tatouages qu'elle se faisait faire à Paris ?
— Ouais.
— Vous savez dans quel quartier ?
— Ben nan. J'suis jamais allé à Paris. Comment voulez-vous que je sache ? En tout cas, ça ressemblait à pas grand-chose, ces trucs qu'elle se faisait graver sur le corps.
— C'est-à-dire ?
— Ben… J'me souviens plus trop… Des figurines bizarres, comme des diables…
— Quelle sorte de diables ?
— J'me rappelle plus. Et puis y avait aussi des mélanges de chiffres et de lettres. Elle a jamais voulu me dire ce que ça signifiait. »
Parfois, lorsque l'on marche en bordure d'océan où le temps paraît clément, il arrive qu'une bourrasque surgie de nulle part nous percute en pleine figure. Je ressentis exactement la même chose à ce moment-là.
Je lançai à Barrique-de-calvados : « Vous vous souvenez de ces inscriptions ?
— Z'êtes fou ? J'me souviens même plus du nom de mon clébard, mort y a cinq ans. J'sais pas. Ça doit être une espèce de maladie. Des trous de mémoire, comme ça. Un jour, j'oublierai de respirer ou de pas péter en public.
— Vous permettez, je donne un coup de fil rapide…
— Allez-y. Tant que c'est pas avec mon téléphone… »
Sibersky décrocha.
« Sharko à l'appareil. Dis-moi, as-tu la lettre de l'assassin sous les yeux ?
— Je… J'allais partir… Attendez, je retourne à mon bureau… Voilà, je l'ai.
— Peux-tu me relire le passage où il parle de son scalpel ? Des meurtrissures qu'il lui inflige ?
— Euh… J'y vais : Sa peau s'écartait d'une façon presque artistique lorsque j'enfonçais ma lame sur ses petits seins fermes, ses épaules, son nombril A la lecture si méticuleuse de son corps, je trouvais toutes les réponses à mes interrogations…
— Arrête ! J'ai la réponse !
— Mais ? Mais quelle réponse ? »
Gad portait sur elle le code qui allait permettre de décrypter la photographie du fermier. Tout prenait un sens. Je briefai rapidement Sibersky avant de raccrocher, puis m'engageai dans le fond de la chambre. « Je peux regarder sur l'ordinateur ? »
Le père était scotché à sa bouteille, sa compagne de virée, sa peluche de verre qui l'accompagnait dans ses longues embardées solitaires. « Faites », cracha-t-il. « J'ai jamais su utiliser ces saloperies. Pour moi, c'est de la merde en boîte. »
En appuyant sur le bouton, j'entendis le crissement de la pointe de diamant sur la surface du disque dur, puis plus rien. Écran noir. Données effacées. Disque formaté. Quelqu'un était passé ici avant moi…
« Vous travaillez la nuit, vous dites ?
— Ouais. Trois fois sur quatre, j'rentre que le matin, à 6 h 00.
— Pensez-vous que quelqu'un aurait pu pénétrer ici en votre absence ?
— Vous êtes pas bien ? Pour quelle raison il aurait fait ça ?
— Regardez vous-même. Il n'y a rien ici, à part des vêtements ! Rien qui rappelle la présence de votre fille. Les données de l'ordinateur ont été effacées. Pas une photo, pas une seule revue, que dalle ! Monsieur, je vais demander à ce que la police ouvre une enquête sur les circonstances de la mort de votre fille. Ce n'était peut-être pas un accident… »
Il me regarda d'un air de poule au riz, le visage fulminant de colère. « Qu'est-ce que vous voulez dire ?
— Qu'elle a peut-être été assassinée par le même tueur que celui d'une autre femme, sur Paris. Monsieur Gad, si vous voulez connaître la vérité, il va falloir que j'exhume le corps de votre fille.
— Quoi ?
— Je vais demander à ce qu'on déterre votre fille. Elle portait une inscription sur le corps, un indice très important qui a toutes les chances de nous rapprocher du tueur. »
Il fracassa sa bouteille contre la tapisserie avec la violence d'un batteur de base-bail. Joli geste.
« Tu vas laisser ma fille où elle repose ! Fous-lui la paix, bordel de Dieu ! »
Il s'approchait de moi, les contreforts de son torse bombés comme des barils à poudre, me dardant des yeux à cailler le lait. Je me glissai sur le côté sans chercher à le provoquer et osai, en me retranchant dans l'escalier : « La paix, elle ne la trouvera que lorsque j'aurai mis la main sur le pourri qui l'a assassinée… »
Avant de retourner à l'hôtel pour taper le rapport sur mon portable et le transmettre par e-mail à mes supérieurs ainsi qu'à la psy, je marchai le long de la plage de Trestraou, les chaussures dans la main. Des langues d'écume et de sel venaient me lécher le bout des orteils, luisantes sous les flambeaux rougeoyants de l'un des derniers soleils de septembre.
Au préalable, avant de réclamer officiellement l'exhumation du corps de Rosance Gad, j'avais téléphoné à l'ingénieur de carrière José Barbades, lui demandant s'il se souvenait des inscriptions tatouées sur le corps de Gad. Il m'avait signalé qu'effectivement, elle portait bien des tatouages, dont un qui représentait une espèce de sigle, juste sous le nombril. Bien entendu, il n'avait jamais cherché à en retenir la composition, trop occupé à se faire labourer les fesses par les lanières mordantes du martinet.
Le maire de Perros recevrait, demain dans l'après-midi, les papiers autorisant l'exhumation. Richard Kelly, le juge d'instruction, connaissait son boulot et le poids de ses responsabilités. Il ne m'aurait pas laissé extraire un corps de sa tombe, l'agresser dans sa tranquillité souterraine, s'il n'avait pas pressenti que cette femme était la pièce qui cachait le sac d'or. Cette histoire de photo codée l'intriguait, mais certainement pas autant que moi. Qu'allait-elle nous révéler ? Quelle horrible vérité se nichait derrière le cliché de ce pauvre fermier collectant ses betteraves ? Quelque chose trottait dans ma tête, une chose horrible… Et si le message codé dévoilait… la suite de son itinéraire sanglant ? Comme une espèce de carte au trésor où chaque point crucial représenterait… une victime ?
Un nuage effilé coupa le soleil en deux, au ras de l'horizon, dans un feu d'artifice de rose, d'orange et de violet. Je m'assis contre un rocher d'où jaillit un petit crabe qui se faufila entre mes pieds avant de rejoindre une flaque translucide. Je jetai un regard circulaire autour de moi et, contre toute attente, me laissai envahir par les larmes jusqu'à ce que ma poitrine se soulevât dans des soubresauts d'amertume. Je pensais à Suzanne, à mon impuissance, à sa souffrance, à ma colère. L'ignorance me rongeait comme un acide à la douceur de l'hydromel, lent et indolore, efficace dans sa traîtrise. L'immensité bleue qui s'ouvrait devant moi accueillait mes pleurs dans son silence marin, les entraînait avec elle au loin et les gardait précieusement au fond de ses eaux, comme des coffres destinés à ne jamais être ouverts.
Sur la pointe bretonne, loin de chez moi, je me sentais seul… et ballotté de tristesse…
Je passai une grande partie de la journée suivante — la veille de l'exhumation — au commissariat de Trégastel, à relire les dossiers, les actes de décès, à interroger les témoins de la mort de Rosance Gad.
Tout avait été bâclé. Pas d'autopsie, un minimum de paperasse ; selon eux, l'accident était une évidence. Vite enterrée, vite oubliée. J'avais l'impression, justifiée, que ma présence ne leur faisait pas plaisir et que, hormis la lecture quotidienne de la rubrique nécrologique dans Le Trégor, on préférait s'affairer autour d'une partie de belote mouvementée plutôt que de réduire modestement la délinquance qui se répandait alentour.
De retour à l'hôtel, j'en profitai pour brancher mon ordinateur portable sur la prise téléphonique et me connecter à ma messagerie. Une tonne de publicités polluantes se déversèrent dans ma boîte aux lettres, genre Buy Viagra Online ou alors Increase your sales rate of 300 %. Je pris enfin le temps de me désabonner de ces mailing-lists auxquelles, a priori, je ne m'étais jamais inscrit, puis terminai la soirée en surfant sur le Net, avec, pour objectif, les techniques de cryptographie. Clic, moteur de recherche. Clic, site de cryptographie… Clic, clic, description de la machine Enigma utilisée par les Allemands durant la guerre. Clic, clic, clic, les jeunesses hitlériennes. Clic, le néonazisme. Clic, page personnelle d'un skinhead. Clic, moteur de recherche. Clic, clic, propagande nazie. Clic, clic, clic, messages d'incitations à la violence. Clic, clic, photos de juifs, une arme sur la tempe. Clic, clic, film d'un Noir en train de se faire démolir le portrait. Durée du film, une minute et quatorze secondes. Daté de cinq jours…
En me couchant, j'eus une suée en songeant aux milliers, aux millions de personnages qui, devant leurs écrans d'ordinateurs, se repaissaient tranquillement, un verre à la main, de tout ce que la loi interdisait…
Sur les sépultures perlaient de petites gouttes de rosée, fraîches et spontanées, perdues sur la frontière de la nuit et du jour.
Au cœur du cimetière de Trégastel, la silhouette du thanatopracteur se découpait dans la brume légère du petit matin comme une tombe parmi les autres. Il ne broncha pas à mon arrivée, le visage vergeté de froide rigidité. Il était étonnamment jeune, vingt-cinq ans, trente maximum, mais je lus, quelque part au fond de ses yeux, des échardes d'ennui et de lassitude. Derrière lui, contre une palissade, deux fossoyeurs communaux grillaient une cigarette.
« Il fait un peu frisquet ce matin ! » risquai-je pour engager un semblant de conversation. Le praticien me déshabilla d'un air coupant, serra le nœud de sa cravate couleur mort et se replongea dans sa bulle de silence.
« Le maire devrait arriver avec un médecin-conseil de Brest », continuai-je en m'adressant à la sépulture humaine.
« Vous croyez que ça me plaît de faire ça ? » me lança-t-il d'une voix presque aussi grave que celle d'un baryton.
« Pardon ?
— Vider des cadavres, leur coudre les yeux et les lèvres, et ensuite les déterrer comme pour les violer une seconde fois, vous pensez que ça me fait plaisir ? »
L'homme et le thanatopracteur, tout comme l'homme et le flic, ennemis enfermés dans un même corps, unis comme deux os d'un squelette…
« Moi aussi, j'ai horreur de ce genre de choses », répliquai-je avec une réelle franchise. « Je dois même vous avouer qu'à l'heure qu'il est je ne suis pas plus rassuré qu'une poule dans un train fantôme… Ce n'est jamais de gaieté de cœur que l'on arrache les morts à leur tranquillité. »
Ma flèche de sincérité le toucha. « Vous avez raison, il fait frisquet ce matin… »
Je m'approchai de lui. Mes pas craquaient sur les gravillons, perdus dans la forêt figée de croix et de béton. « Dites-moi, avons-nous une chance de retrouver le corps en bon état après plus de deux mois ?
— Cette pauvre fille avait les trois quarts des os brisés par la chute, les membres complètement retournés et le visage démoli. Mon métier est difficile, mais je le fais bien, et certaines personnes vont jusqu'à me dire que je suis doué.
— C'est-à-dire ?
— Vous voulez des détails, les voici. J'ai vidé le corps de son sang pour le remplacer par du formaldéhyde. J'ai remis les os à leur place. J'ai aspiré l'urine, le contenu de l'estomac, les gaz intestinaux, et j'ai nettoyé une seconde fois la dépouille à l'aide de savon antiseptique avant de l'habiller. Les techniques d'inhumation font que le corps se conserve parfaitement pendant plus de quatre mois. Normalement, vous devriez le retrouver beau comme un sou neuf… »
Les deux retardataires arrivèrent enfin, pas plus heureux que mon compagnon des brumes. Des pans d'inquiétude se décrochaient de leurs visages.
« Allons-y ! » ordonna le maire sur un ton franchement glacial. « Réglons cette affaire, et le plus vite possible ! »
Les deux fossoyeurs se chargèrent du descellement du caveau et de la remontée du cercueil.
Autour de moi, mines graves et regards fuyants.
L'acajou grinçait au contact des sangles, tel un cri de douleur arraché au bois vernis.
Au basculement du couvercle, lorsque se présenta l'intérieur sobre et trop ordonné du cercueil, je ressentis tout contre ma joue l'effleurement d'une main osseuse. Celle de la Mort…
Au travers du pinceau de lumière projeté par ma Maglite, une main, sortie du linceul très blanc, apparut tournée vers moi, les doigts repliés en contradiction avec le mouvement implorant des mains. Un suaire en batiste couvrait le visage comme une tendre caresse et le long du cou cascadaient des cheveux encore châtains, légèrement ondulés. Puisque personne ne remuait l'ombre d'une phalange, je pris l'initiative d'ausculter la surface du corps. Au toucher, la toile qui enveloppait la dépouille rapiécée craqua comme un linge frais. Les jolis vêtements qu'elle portait, certainement ses plus beaux, me firent croire un instant qu'elle dormait. Je déboutonnai le tailleur, puis le chemisier d'une main de plume et mon cœur se souleva, à la limite de se briser, lorsque m'apparut la blancheur mortelle de sa poitrine. La peau ondoyait en plis à peine visibles, comme la surface d'une mer calme, mais on sentait que les escouades de l'au-delà s'affairaient activement sur tout ce qui rappelait encore la vie.
Sur le sein gauche se déployait la gueule d'une espèce de bouc, une représentation maléfique que l'on dénichait dans les vieux grimoires de sorcellerie. Plus proche de son épaule droite, s'érigeait une croix celte enroulée d'un serpent, une sorte de vipère blanche aux crocs de sang. Le tatouage qui m'intéressait apparut, arqué autour du nombril. Les lettres rouges commençaient à se replier sur elles-mêmes telles des fleurs fanées. Je tirai légèrement sur la peau et lus : BDSM4Y.
Je demandai d'attendre avant d'inhumer le corps, le temps d'un coup de fil. J'avais prévenu Thomas Serpetti de la possibilité d'un appel la veille au soir.
Il décrocha au bout de la deuxième sonnerie et me lança : « Je suis prêt. Donne-moi le code. »
Je lui dictai les cinq lettres et le chiffre constituant un terme dont je n'avais, pour le moment, pas saisi la signification. « Alors, raconte-moi ! » m'impatientai-je.
« Bon sang, ça passe ! Le logiciel recherche maintenant le bon algorithme de déchiffrement… AES-Rijndael, Blowfish, Twofish… Il y en a pour une petite heure, je pense. La liste des différents algorithmes est assez importante. Je te rappelle dès que c'est terminé ! Que penses-tu que l'on va découvrir derrière ? — Quelque chose qui me fait peur, Thomas… »