Chapitre 7

– Vous dites qu'ils ont crié : « La Démone de l'Acadie » ?

– C'est ce que j'ai cru entendre.

– Dieu ! Pourvu qu'ils ne vous aient pas prise pour « elle » ! s'exclama Nicolas Perrot en se signant.

Et Maupertuis l'imita.

– Je ne sais pas pour qui ils m'ont prise, en tout cas ils se sont lancés à ma poursuite comme des furieux. L'un d'eux, une sorte de séant, a bien failli m'atteindre alors que je lançais Wallis dans la rivière.

– L'avez-vous tué ? demanda vivement Peyrac.

– Non. J'ai tiré dans son chapeau et il est tombé à la renverse dans l'eau ; ce sont des Français, vous dis-je, qui campent dans le ravin de l'autre côté de cette montagne même où nous avons dressé nos tentes.

– Si vous le permettez, monsieur de Peyrac, nous irons nous. Canadiens, au-devant d'eux, Maupertuis, son fils Pierre-Joseph et moi, dit Nicolas Perrot. Ce serait bien le diable si nous ne trouvons pas parmi ces gens de Québec quelques bons amis et connaissances avec lesquels s'expliquer.

– N'oublie pas, Perrot, que nous sommes con damnés à mort par le gouvernement de Québec, objecta Maupertuis, et même excommuniés par mon seigneur l'Évoque. Bast ! Sottises que tout cela. Lorsqu'on est natif du Saint-Laurent, on se retrouve entre amis avec plaisir.

Les deux Canadiens, suivis du fils de Maupertuis, un garçon métis de vingt ans qu'il avait eu d'une Indienne, s'enfoncèrent dans les taillis obscurs.

Le camp était sous les armes depuis qu'Angélique l'avait regagné et y avait jeté l'alerte. Lorsque les trois Canadiens se furent enfoncés dans le bois, Angélique se tourna vers Peyrac. Elle avait peine à réprimer un tremblement et sa voix était un peu agressive.

– Vous ne m'aviez pas avertie que nous risquions de rencontrer des Français là où nous nous rendons.

– On risque toujours de rencontrer des Français lorsqu'on se promène en Amérique du Nord. Je vous ai déjà dit qu'ils étaient peu nombreux, mais virulents, et aussi voyageurs et badauds que les Indiens. Il était inévitable que nous attirions leur curiosité... Rapprochez-vous du feu, chérie. Vous êtes glacée. Cette mauvaise rencontre vous a émue. C'est encore la faute de votre insupportable jument.

Angélique offrit ses deux mains à la chaleur de la flamme. Glacée, certes, elle l'était, et jusqu'au fond du cœur.

Des questions se bousculaient sur ses lèvres. Elle aurait voulu à la fois être rassurée et découvrir sans faux-fuyant toute l'ampleur du danger.

– C'était cela que vous craigniez, n'est-ce pas ? La raison pour laquelle vous nous faisiez hâter ? Vous redoutiez une incursion des Français sur les terres où vous comptez vous installer ?

– Oui ! Non loin de Gouldsboro, mon plus proche voisin, le baron de Saint-Castine de Pentagoët, qui tient le poste français d'Acadie, et avec lequel j'ai toujours entretenu de bons rapports, était venu m'avertir que des missionnaires catholiques, qui catéchisent les Abénakis du Maine, s'inquiétaient de ma venue aux sources du Kennebec, et avaient demandé l'envoi d'une expédition contre moi au gouvernement de Québec.

– Mais de quel droit les Français peuvent-ils prendre ombrage de votre venue en ces lieux ?

– Il les considèrent comme leur appartenant sous le nom d'Acadie.

– À qui appartiennent ces déserts en fait ?

– Au plus entreprenant. Le traité de Bréda, signé par la France, l'a reconnu aux Anglais, mais ceux-ci craignent la forêt et n'osent quitter la côte pour faire valoir les articles du traité.

– Et si un jour ces Français du Nord découvrent qui vous êtes, qui je suis...

– Ce n'est pas demain que la chose arrivera... Et alors je serai plus fort que cette pauvre colonie abandonnée aux antipodes par le roi de France... Non, ne craignez rien. La main de Louis XIV ne peut s'étendre jusqu'à nous. En tout cas, s'il l'ose, nous pourrons le combattre. L'Amérique est grande et nous sommes libres... Rassurez-vous. Réchauffez-vous, ma chérie...

– Que signifie ce cri qu'ils ont jeté en m'apercevant : « La Démone de l'Acadie ? »...

– Ils ont dû vous prendre pour une apparition. Castine et Perrot m'avaient averti que la Nouvelle-France était bouleversée par les révélations d'une sainte religieuse de Québec qui avait vu en songe un démon femelle arrachant à l'Église les âmes de tous les Indiens, baptisés ou non, de l'Acadie. D'où leur suspicion et leur agitation. Et aussi, peut-être, la raison de leur expédition présente jusqu'ici... On disait que la Démone chevauchait un animal mythique, une licorne...

– Ah ! Je comprends, s'exclama Angélique avec un rire nerveux, quand ils m'ont aperçue : une femme, un cheval... C'était impensable par ici... Et cela correspondait à leur vision...

Peyrac paraissait contrarié.

– C'est stupide... mais c'est grave. Cette confusion qui s'est faite dans leur esprit peut nous être une cause d'ennuis supplémentaires. Ces gens-là sont des fanatiques.

– Mais enfin, ils ne peuvent nous attaquer sans aucun geste hostile de notre part...

– Attendons ! l'avenir nous renseignera sur leurs intentions... Ce matin, Perrot a envoyé son Indien Mazok en reconnaissance. À son retour, il nous informera des mouvements dans la région : Français, Iroquois, ou encore ceux des alliés des Français qui les accompagnent dans leurs expéditions : Abénakis, Algonquins ou Hurons. J'y songe, fit-il tout à coup, il se peut fort bien que les sauvages que nous avons aperçus tantôt n'aient été que des Hurons de la suite des Français. Ces gens-là, bien que farouches ennemis des Iroquois, appartiennent à la même race et en ont conservé les mœurs, et entre autres la façon de se coiffer d'une seule mèche de scalp au sommet du crâne. Mais nous avons eu vent qu'il y avait également un parti de guerre d'Iroquois qui rôde dans la région et les Français ne sont peut-être là que pour eux et nous pourrions...

« C'est cela l'Amérique, voyez-vous... Des déserts qui tout à coup s'animent et grouillent d'êtres humains plus divers, tous ennemis.

Des torches brillaient dans le sous-bois, s'avançant vers le campement. On entendit claquer le chien des mousquets et l'odeur des tiges d'amadou que certains allumaient. Mais ce n'étaient que les trois Canadiens qui revenaient bredouilles. Ils avaient bien trouvé en amont de la rivière les traces du camp français, ainsi qu'un prisonnier iroquois à demi grillé, attaché à un arbre, mais de militaires et de Hurons, point. En vain avaient-ils hélé à pleine voix.

– Ohé, du Saint-Laurent, où êtes-vous, cousins ? Où êtes-vous, frères ?...

Rien de répondait.

Quant au prisonnier iroquois qu'on avait détaché, il avait trouvé le moyen, tout grillé qu'il fût, de profiter d'un moment d'inattention pour se redresser d'un bond et disparaître à son tour dans les fourrés obscurs.

Désormais, on n'était plus entouré que de fantômes grouillants, d'espèces diverses : Français, Algonquins, Hurons, Abénakis, Iroquois, et la forêt mystérieuse continuait à murmurer sous le souffle du vent, sans autres bruits que celui des eaux lointaines et l'appel de l'orignal en rut. Joffrey de Peyrac laissa une partie de ses hommes sous les armes et organisa des tours de ronde ; on ne se laisserait pas surprendre.

Il conseilla à Angélique d'aller prendre du repos, dans la tente réservée aux femmes et aux enfants.

Il l'accompagna jusque-là, et comme l'ombre était profonde il la prit dans ses bras et voulut baiser ses lèvres. Mais elle était trop agitée et trop inquiète et ne put répondre à ses caresses. Elle lui en voulait aussi en des moments comme celui-ci de s'être séparé d'elle pendant le voyage en ne la prenant pas près de lui, la nuit. La discipline de la caravane et la venue récente des femmes parmi ce monde d'hommes l'exigeaient. Angélique l'admettait. Elle se souvenait que lorsqu'elle s'était enfuie de Miquenez, avec les captifs chrétiens, au Maroc, Colin Paturel, leur chef, avait pratiqué le même ostracisme. « Cette femme n'appartient à personne, avait-il dit, pas d'histoires d'amour avant que nous ne soyons sains et saufs en terre chrétienne... »

Il y avait un peu de ce principe dans la rigueur avec laquelle Joffrey de Peyrac tenait à rassembler femmes et enfants sous un même abri, tandis que les hommes couchaient à l'écart, trois par trois, dans les huttes d'écorce.

Lui-même demeurait ainsi un chef seul, sans privilèges, se devant à ceux qu'il avait pris sous sa garde.

Il faisait sienne la loi des vieilles tribus primitives qui veut que le guerrier, à la veille du combat ou lorsqu'il doit affronter quelque danger, s'éloigne de la femme afin de garder intactes sa lucidité et sa force.

Mais Angélique ne partageait pas cette force. Elle était faible, elle, se disait-elle parfois, et elle avait terriblement besoin de lui. Son esprit se rassurait imparfaitement lorsqu'elle était loin de lui. Elle craignait de le perdre à nouveau. Le miracle de leurs retrouvailles était si récent. Elle savait certes que la maîtrise, la froideur de Joffrey de Peyrac cachaient une sensualité vive et ardente et qui à son égard ne se démentait pas. Mais, par instants, elle craignait de n'être pour lui que cet objet de plaisir qui le charmait certes, mais qu'il écartait de sa vie plus personnelle, de ses joies, de ses ambitions et de ses soucis. Elle s'était aperçue au fil des jours qu'elle était liée à un homme qu'elle connaissait mal, auquel elle devait cependant soumission et dévouement, et qu'elle se heurterait souvent à sa volonté de fer, car il avait des aspects durs, secrets, positifs, et qu'il était plus rusé encore qu'autrefois. On ne savait jamais ce qu'il préparait.

Elle dormit mal, s'attendant à chaque instant à des coups de feu et, pour le moins, à une invasion bruyante des Français.

À l'aube, elle se glissa hors de la tente, entendant des murmures. L'Indien Mazok surgissait du brouillard. Le Panis avait retrouvé en abordant l'Amérique, après son voyage en France, son pagne et ses mocassins de peau. Les cheveux tressés étaient à nouveau tout emmêlés de plumages. Il tenait en main son arc, et un carquois rempli de flèches barrait son dos.

Il saluait son maître et Joffrey de Peyrac qui venait à sa rencontre. Angélique s'approcha. On lui communiqua la nouvelle apportée par l'Indien. Depuis deux jours un petit détachement de Français, accompagné de leurs alliés Algonquins et Hurons, occupait le poste de Katarunk.

Très tôt à l'aube, la caravane de Peyrac plia bagage. Il faisait toujours froid. Un brouillard irisé enveloppait les alentours et l'on ne distinguait rien à trois pas. Les uns derrière les autres, tenant les chevaux par la bride, les voyageurs quittèrent la clairière et s'enfoncèrent dans les halliers mouillés. Les consignes se passaient dans un murmure et l'on disait aux enfants transis de retenir leurs toussotements. La rosée pleuvait sur eux. Une atmosphère de mystère accompagnait leur marche feutrée. Peu à peu la brume devint moite et lorsque le soleil parut, disque d'un jaune pâle s'épanouissant au-dessus de la terre invisible, il ne fallut que quelques instants pour que le brouillard se dissipe, révélant le paysage luisant et lavé rayonnant de toutes ses couleurs violentes. Ils achevaient alors de traverser un espace découvert et la consigne courut de se hâter vers l'abri d'un bois de chênes un peu en contrebas. Là, l'ordre fut donné de se regrouper et de faire halte.

La chaleur montait peu à peu sous la ramure aux sombres feuillages violets des grands chênes trapus. La plus stricte consigne de silence continuait à être respectée. Les quatre militaires espagnols commencèrent à descendre vers le fond du ravin. Ils marchaient lourdement en faisant craquer la futaie, tandis que les Indiens de Mopountook avaient paru se fondre à travers les taillis et se trouvaient les premiers en bas, plus silencieux que des fantômes. Dissimulés par une haie de taillis desséchés, les Espagnols plantèrent leurs fourches dans le gravier de la rivière et y appuyèrent leurs arquebuses à mèche. C'étaient des armes beaucoup plus puissantes et portant trois fois plus loin que des mousquets, mais moins précises, des sortes de petites couleuvrines portatives.

Angélique s'interrogeait sur la conduite à tenir car un combat semblait se préparer, lorsque le comte de Peyrac vint à elle.

– Madame, il me faut requérir vos talents comme étant ceux du plus habile tireur que j'aie dans ma compagnie. Ils vont nous être indispensables...

Il recommanda à Honorine de rester sagement auprès de Jonas et des autres enfants et deux hommes furent promus à leur garde et à la surveillance des chevaux. Puis il emmena Angélique jusqu'au bord extrême de la falaise, garni de gros rochers en surplomb. C'était un excellent observatoire et l'œil embrassait assez loin en amont et en aval la rivière coulant au-dessous entre deux rives profondément encaissées. Le cours d'eau était large et, même en cette saison tardive, paraissait torrentiel. Un gué le traversait mais en dehors des affleurements rocheux qui permettaient de passer sans difficulté et presque à pied sec, la rivière était profonde, creusée de tourbillons. C'était encore un seuil, un sault, comme disent les Canadiens, descendant par degrés vers le lac, dont le scintillement se discernait plus loin à travers les frondaisons pourpres.

– Le gué de Sakoos, dit Nicolas Perrot à voix basse.

Le gué était coupé en plein milieu de la rivière par une petite île de sable planté de boqueteaux.

Le comte la désigna à Angélique après lui avoir montré sur la rive en face la trouée sombre à travers les taillis, par laquelle des voyageurs, suivant la piste de la forêt, déboucheraient sur la grève.

– Tout à l'heure, des hommes vont surgir là et s'engageront sur le gué et ce seront vraisemblablement nos Français d'hier soir et leurs Indiens... Vous les reconnaîtrez, vous qui les avez vus déjà en face. Lorsqu'ils seront engagés sur la petite île, mais seulement lorsqu'ils seront là, vous tirerez pour les empêcher de franchir la deuxième partie du gué.

– L'île est bien loin pour un tir précis, dit Angélique en fronçant les sourcils.

– C'est ce que m'ont aussi allégué les tireurs que j'ai désignés pour cette tâche, mais nous ne pouvons nous poster ailleurs. Une faille nous sépare d'un meilleur emplacement, en face de l'île, et nous n'avons plus le temps de la franchir ; cela demanderait plusieurs heures. Il faut donc tirer d'ici et arrêter la tête du convoi afin que personne ne puisse aller donner l'alerte au poste. Les arrêter, sans pourtant atteindre personne. Je ne veux aucune effusion de sang.

– C'est un tour de force que vous me demandez là.

– Je sais, ma chère, Florimond lui-même s'est récusé et pourtant il se présente comme un habile fusil...

Le jeune garçon était là, considérant sa mère et son père d'un œil dubitatif, tenté de faire montre de ses talents, mais assez loyal pour douter de lui-même.

– À la pointe de l'île, père, cela me semble impossible, s'écria-t-il. Si c'était au moment où ils s'engageront, oui...

– À ce moment-là une partie de la troupe sera encore dans la forêt. Je veux que personne ne puisse s'enfuir. Quelques tireurs sont postés sur la rive en amont, pour rattraper les fuyards possibles, mais s'il y en a un trop grand nombre, cela va faire une vraie bataille et il s'en échappera toujours un ou deux. Non, je veux les tenir tous, ou presque, hors du bois, engagés sur le gué ou dans l'île, avant de tirer. Nos Espagnols, en bas, pourront alors leur couper complètement la retraite de ce côté-ci, ainsi ils seront encerclés de toutes parts.

– Mais l'île s'allonge droit, devant nous. Arrêter la tête du convoi au moment où elle s'engagera sur la seconde partie du gué, à une distance pareille et sans blesser personne me semble une gageure...

– Pouvez-vous la tenir, madame ?

Angélique avait observé les lieux avec une attention aiguë. Son regard revint vers lui.

– Et vous-même, Joffrey ?... N'êtes-vous pas un tireur entraîné ?

– À une telle distance, je suis persuadé que vos yeux valent mieux que les miens...

– S'il en est ainsi...

Elle hésitait. Ce qu'il lui demandait là était extrêmement difficile. Le soleil emplissait la gorge. D'autre part, elle était heureuse de la confiance que le comte lui témoignait par ce geste et de pouvoir passer à l'action. Ses fils et les hommes qui se trouvaient postés là la regardaient perplexes, étonnés par la démarche du comte, et elle n'était pas mécontente de leur prouver que des guerres et des coups de feu elle en avait connus autant, sinon plus qu'eux, tous pirates qu'ils étaient.

Et comme Joffrey répétait :

– Pouvez-vous tenter cette gageure, madame ?

Elle répondit.

– J'essaierai... Quelle arme me donnez-vous ?

Un des hommes tendit le mousquet qu'il venait de charger, mais elle le refusa.

– Je veux une arme que j'aurai bourrée moi-même.

On lui remit le propre fusil de M. de Peyrac que le Breton Yann Le Couénnec portait et entretenait. C'était une arme à silex et qui pouvait tirer deux coups sans être rechargée. La crosse incrustée de nacre était de bois de noyer, c'est-à-dire légère et robuste à la fois, et elle l'essaya avec satisfaction contre son épaule. Elle examina la poudre, les balles et les amorces qu'on lui présentait, nettoya le double canon, bourra une fois, fit glisser les balles, bourra encore. Des regards curieux suivaient chacun de ses gestes. Quand l'amorce fut posée, elle s'accota contre les rebords de pierre. Une légère excitation qu'elle connaissait bien commençait de l'envahir. L'odeur de la guerre !

Là-bas, dans la lumière, elle voyait la pointe de l'île, la crête étincelante des cailloux qui entamaient la seconde partie du gué.

Son cœur battait plus vite. Cela, c'était avant. Quand le moment serait venu, au contraire, elle serait d'un calme étrange. Elle se redressa.

– Il faudrait tenir prêtes deux armes chargées pour me les passer si jamais les premiers ne suffisent pas à les arrêter.

Puis elle attendit.

Moins d'une heure plus tard, le cri de l'engoulevent résonna dans la forêt. Cri si familier, avec celui des tourterelles, qu'on n'y prêtait plus garde. Mais Nicolas Perrot parut trouver à cet appel un sens particulier car il s'inclina légèrement vers Angélique et chuchota dans un souffle :

– C'est le signal de Marok.

Sur la grève un Indien surgit le premier, un Huron, puis un coureur de bois qu'Angélique avait aperçu la veille, dans le ravin. Puis un officier, suivi de plusieurs Indiens et d'un Français, un très jeune homme celui-là, juste un enfant aux boucles blondes, vêtu de la redingote bleue des officiers du roi sous son harnachement d'armes diverses, hache, coutelas et corne à poudre. Sa cravate de dentelles était assez fripée et nouée à la diable, son chapeau, fort cabossé, était orné de couteaux d'aigles blancs et noirs qui n'avaient rien à voir avec le tour de plumes réglementaires, mais les broderies de ses revers de manches et de ses boutonnières rappelaient quand même celles d'un uniforme. Il était chaussé de jambières de cuir et de mocassins. On le vit se jeter fort joyeusement dans l'eau au bord de la plage, s'asperger le visage et s'ébrouer dans une gerbe d'écume. L'officier, qui était ce colosse dont Angélique avait la veille troué le chapeau le rappela à l'ordre :

– Du calme, Maudreuil ! Vous faites autant de raffut qu'un orignal en train de charger.

– Hé ! répliqua l'autre gaiement, nous ne sommes plus qu'à une demi-lieue de Katarunk. Craignez-vous encore une mauvaise rencontre avec des esprits diaboliques comme hier soir ?...

Les voix portaient, claires et distinctes, répercutées par l'écho de la vallée.

– Je ne sais pas ce que je crains, répliqua le lieutenant, mais cet endroit ne me dit rien qui vaille.

– J'ai toujours pensé que c'était un vrai coupe-gorge...

Il leva la tête vers les falaises et ses yeux paraissaient vouloir percer le secret des feuillages que le vent remuait doucement.

– Flairez-vous l'Iroquois ? demanda le jeune militaire en riant, vous avez pour eux un odorat d'une finesse particulière.

– Non ! Mais je flaire autre chose, je ne sais pas quoi. Pressons-nous. Plus vite nous serons de l'autre côté, mieux cela vaudra. Allons-y... Je passe le premier. L'Aubignière, dit-il au coureur de bois, restez à l'arrière-garde, voulez-vous ?

Il s'engagea à travers le gué, franchissant les cailloux en grandes enjambées souples. Là-haut, sous les arbres qui les dissimulaient, Nicolas Perrot posa le bout des doigts sur l'épaule d'Angélique...

– Par grâce, ne les tuez pas, chuchota-t-il. Celui-là, le géant, c'est le lieutenant de Pont-Briand, mon meilleur ami. L'autre, c'est Trois-Doigts de Trois-Rivières et le plus jeune, c'est le petit baron de Maudreuil, le plus merveilleux enfant du Canada.

D'un battement des paupières, Angélique fit signe qu'elle l'avait compris. Soit, elle ménagerait de si précieux ennemis, mais toutes ces présentations n'étaient pas faites pour simplifier sa tâche.

Le colosse que Nicolas avait désigné comme le lieutenant de Pont-Briand venait d'aborder l'île. Là, encore, il se tenait immobile, les poings sur les hanches, le visage levé, examinant les alentours avec une suspicion de chien. Et, en effet, il paraissait flairer. Il ne portait pas de chapeau. Ses cheveux châtain foncé s'ébouriffaient autour de sa tête et de ses épaules. À contre-jour, le soleil lui dessinait une petite auréole rougeâtre. Il ne parut relever rien de suspect et, haussant les épaules, commença à traverser l'île, suivi des Hurons qui avaient déjà franchi le gué.

Angélique rassembla toute son attention, assura l'arme contre son épaule. Du bout de son canon, elle commença de suivre la silhouette de Pont-Briand s'éloignant le long de la plage. Plus proche, le coureur de bois, L'Aubignière, dit Trois-Doigts, demeuré sur la grève, pressait les sauvages qui continuaient de sortir de la forêt.

Pont-Briand venait d'atteindre l'extrémité de la petite île. Il s'arrêta, considérant sa troupe engagée dans le passage de la rivière. Sans le savoir, il faisait le jeu de ceux qui le guettaient du haut de la falaise. Bientôt tout son contingent serait rassemblé dans le défilé, et c'est ce qu'avait désiré Joffrey de Peyrac.

Enfin le lieutenant se dirigea vers la seconde partie du gué. C'était l'instant.

Angélique ne fut plus qu'un regard, occupé d'un seul point : la pierre plate du gué sur lequel le pied de l'homme allait se poser.

Son doigt pressa la gâchette. La pointe de la pierre là-bas vola en éclats, tandis que la gorge s'emplissait du bruit soudain et grondant de la détonation. L'officier français avait fait un bond en arrière.

– À terre ! cria-t-il, tandis qu'Indiens et Français rassemblés dans l'île se jetaient à plat ventre et rampaient à l'abri de quelques maigres buissons.

Mais le lieutenant, au lieu de les imiter, bondit de nouveau en avant vers le gué. Angélique tira. Il était déjà à mi-chemin du gué. Une pierre éclata encore à ses pieds. On le vit perdre l'équilibre et tomber à l'eau. Angélique pensa que c'était le deuxième bain qu'il lui devait en deux jours, quand il la poursuivait dans le ravin, car hier soir il était aussi tombé dans la rivière. Elle était certaine de ne pas l'avoir atteint.

– L'autre arme, fit-elle brièvement.

La tête du lieutenant reparut. Il se débattait dans le courant et s'éloignait encore. Angélique épaula de nouveau, visa, tira. La balle ricocha à la surface de l'eau. Elle passa si proche qu'il dut en être éclaboussé.

– Ne le tuez pas, supplia Nicolas Perrot à mi-voix.

« Du diable ! songeait Angélique énervée. Il ne voyait donc pas que l'autre ne se laissait pas arrêter, et comment empêcher cet enragé d'atteindre la rive sans le tuer ? »

Elle tira encore. Cette fois, le gentilhomme français parut comprendre. Entre les courants mortels de la rivière et un feu roulant qui lui encadrait la tête à quelques pouces près, il n'y avait plus à hésiter. Il regagna l'île, s'y hissa et se traîna à son tour à l'abri d'un aune rabougri. Angélique put alors un peu relâcher son attention, tout en continuant à surveiller le passage. Mais personne ne semblait désireux d'imiter la folie de l'officier. Il était peu vraisemblable que quelqu'un se risquât désormais vers cet endroit si bien surveillé. Elle se détendit, se releva à demi. La sueur ruisselait de ses tempes. Elle essuya machinalement son front d'une main noire de poudre, prit l'arme rechargée que lui tendait un de ses fils ébahi et se remit en position de tir continuant sa surveillance. Bien lui en prit, car de nouveau le lieutenant tenta sa chance, s'élança comme un diable... Une balle ricocha sous ses pieds, dans le sable de la plage. Promptement, il réintégra son abri. Durant ce temps l'attaque surprise s'était déroulée sur tous les fronts. À l'instant où d'un premier coup de feu Angélique arrêtait la marche du convoi, les Hurons qui se trouvaient au milieu du premier gué voulurent reculer pour se mettre à l'abri de la forêt, mais, de cette rive même qu'ils venaient de quitter, des coups de feu partirent. L'Aubignière se jeta derrière un arbre et commença de riposter en direction de la falaise. Les Hurons, encadrés d'un tir assez fourni de part et d'autre, au milieu du premier passage, n'osaient plus ni avancer, ni reculer. L'un d'eux, cependant, avec l'audace coutumière à sa race, se jeta dans la rivière tourbillonnante, mais comme il abordait plus bas, un peu au-dessus des chutes, un coup de feu tiré par les Espagnols l'atteignit et le blessa à la jambe. Un autre avait réussi à plonger dans les fourrés. L'ennemi invisible posté là par Peyrac l'y rencontra, car on entendit un bruit de lutte et une exclamation de rage. Puis le silence retomba, si complet que le cri des cigales parut s'élever, strident, et couvrir tout autre bruit, jusqu'à ceux de la rivière tumultueuse...

Une odeur de poudre emplissait le défilé.

Angélique serrait les dents. Elle avait oublié où elle se trouvait. Il lui semblait qu'elle était à nouveau aux aguets, au cœur de la forêt poitevine et, sous le canon de son arme, les soldats du roi s'abattaient. Derrière ses dents serrées, montait le cri ancien de son cœur, qui si souvent avait jailli de ses lèvres : « Tue ! Tue !... »

Elle frémit. Une main se posa sur son épaule.

– Voilà, c'est fini ! dit la voix calme de Peyrac.

Elle se redressa un peu hagarde, son arme fumante à la main. Elle le considérait comme si elle ne le reconnaissait pas. Il la fit se relever et doucement, avec un mouchoir, essuya de son front la poudre noire qui le maculait.

Il y avait un sourire au fond de ses yeux et aussi quelque chose d'indéfinissable où se disputaient la pitié et l'admiration, tandis qu'il contemplait ce visage de femme d'une beauté si raffinée et que souillait la sueur de la guerre.

– Bravo, mon amour ! dit-il à mi-voix.

Pourquoi lui disait-il « bravo » ? À quoi applaudissait-il ? À sa réussite présente ? Ou bien à sa lutte ancienne ? À sa lutte folle, désespérée contre le roi de France ? À tout ce que cachait la prodigieuse habileté de ses mains posées sur une arme de mort ?... Avec respect, il baisa sa main ravissante et noircie de poudre. Ses fils et les hommes de Peyrac regardaient Angélique avec des yeux écarquillés. D'en bas, les Canadiens tirèrent. Au mouvement des feuillages, Pont-Briand avait deviné des présences. La roche en saillie éclata, tout près d'eux.

– Ah non alors ! s'écria Perrot à pleine voix. Assez, bonnes gens ! Assez de dégâts. Cessons ce petit jeu, voulez-vous ? Pont-Briand, mon cousin, calme-toi ou je te provoque à la lutte et je te fais toucher des épaules comme ce fameux jour de la Saint-Médard dont tu dois te souvenir !

La voix de stentor du Canadien résonna longuement à travers le défilé envahi de fumée aigre. Il y eut un silence, puis, de l'île :

– Toi qui parles, qui es-tu ?

– Nicolas Perrot, de Ville-Marie, en l'île de Montréal.

– Qui t'accompagne ?

– Des amis, des Français !

– Mais encore ?...

Perrot se tourna vers le comte. Il lui fit un petit signe interrogateur, Joffrey y répondit d'un hochement de tête affirmatif.

Alors le Canadien, mettant ses mains en cornet autour de sa bouche.

– Écoutez tous, bonnes gens de Saint-Laurent, écoutez qui j'annonce. Ici M. le comte de Peyrac de Morens d'Irristru, seigneur de Gouldsboro, de Katarunk et d'autres lieux, et les gens de sa recrue.

Angélique tressaillit en entendant la forêt indienne vibrer de ce nom voué depuis tant d'années au silence de l'opprobre et de la tombe. Joffrey de Peyrac de Morens d'Irristru !... Était-il écrit que le vieux patronyme gascon pouvait revivre, oserait renaître, si loin de son berceau originel ? N'était-il pas sans danger ?...

Elle se tourna vers son mari, mais le visage de celui-ci ne révélerait rien. Debout, à l'extrémité du promontoire, dissimulé par les branches retombantes d'un pin auquel il s'appuyait, il continuait à observer avec autant d'attention le lieu de l'escarmouche, comme indifférent à ces appels qui s'échangeaient.

La fumée ne se dissipait que lentement. Les sons s'amortissaient dans cette matité poudreuse. L'on voyait peu et la prudence voulait, de part et d'autre, qu'on demeurât sur le qui-vive. Joffrey de Peyrac continuait de tenir à la main son pistolet chargé. Enfin quelqu'un se dressa sur l'île de derrière les buissons. C'était le grand Pont-Briand.

– Viens à moi sans armes, Nicolas Perrot, si c'est bien toi et non ton fantôme !...

– J'arrive.

Le Canadien remit son fusil aux mains de son serviteur et dévala la côte jusqu'à la grève. Lorsqu'il apparut sur la petite plage de la rive, dans ses vêtements de daim et sous son bonnet de fourrure, des exclamations d'enthousiasme l'accueillirent. Français et Hurons courant à sa rencontre l'acclamaient. Il leur cria de remonter un peu en amont, au tournant de la rivière, et de franchir un pont léger en troncs d'arbre que les Espagnols avaient jeté à un endroit où les rives étaient proches l'une de l'autre. Ce passage était rarement utilisé, car seul le gué évitait un détour de plusieurs heures en épargnant le passage d'une faille très prof onde. Quand tout le monde se fut rejoint, on entendit des embrassades énergiques et des congratulations bruyantes. Le Canadien et ses compatriotes s'enveloppaient mutuellement de grandes claques sur les épaules et de grandes bourrades dans les côtes.

– Frère ! Te voici ! On te croyait mort !

– On te croyait parti à jamais !

– Retourné aux Iroquois !

– Habitué à vivre avec les sauvages jusqu'à la fin de tes jours !

– C'est bien ce qui a failli m'arriver, répondait Nicolas Perrot, et c'était dans mes intentions de retourner aux Iroquois lorsque je quittai Québec, il y a trois ans. Mais j'ai rencontré M. de Peyrac et j'ai changé d'avis.

Les Hurons reconnaissaient Perrot avec plaisir. Mais certains rechignaient en réclamant le prix du sang, car un des leurs, Anahstaha, avait été blessé.

Perrot leur dit en langue huronne :

– Mon frère Anahstaha n'avait qu'à ne pas essayer de me filer comme couleuvre entre les doigts alors que nos mousquets lui ordonnaient de faire halte. Que celui qui ne comprend pas le langage de la poudre ne se mêle pas de faire la guerre... Venez, messeigneurs, je vous prie, conclut-il en s'adressant aux officiers français, tandis que les Hurons, subjugués par cette voix mâle qu'ils connaissaient trop bien, s'asseyaient pour palabrer et décider finalement de laisser les Blancs se débrouiller entre eux.

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