Chapitre 10

Après une légère hésitation, Angélique souleva le loquet de bois et tira à elle un des battants de la petite fenêtre grossièrement façonnée.

Un homme était là, penché, avec un air de mystère et regardait autour de lui, comme s'il craignait de se faire remarquer. Elle reconnut le jeune Yann, le Breton qui faisait partie de l'équipage du Gouldsboro et que Peyrac avait emmené avec lui, car c'était un habile charpentier et un garçon plein d'endurance. Il souriait avec un peu de gêne. On aurait dit qu'il préméditait une plaisanterie. Soudain, il lui jeta tout à trac :

– Monseigneur veut faire abattre votre Wallis. Il dit que cette bête est vicieuse et il a décidé depuis hier de s'en débarrasser.

Puis il s'éclipsa. Angélique n'avait pas eu le temps de comprendre, à peine celui d'entendre. Elle se pencha pour l'appeler :

– Yann !

Disparu ! Elle médita, appuyée au chambranle ; l'avertissement du petit Breton commençait à pénétrer dans son esprit. En quelques instants, il y causa de fulgurants ravages. Ses yeux flamboyèrent. La colère lui fit battre le cœur avec tant de violence qu'elle faillit étouffer. Elle chercha sa mante en se heurtant aux meubles, car le jour avait baissé et la pénombre devenait épaisse... Abattre Wallis, sa jument qu'elle avait menée au port au prix de difficultés inouïes !...

C'est par de tels gestes que les hommes donnent aux femmes l'impression qu'elles ne comptent pas !... Et c'est là une sensation qu'un être humain bien constitué, fût-il du sexe faible, ne peut supporter sans révolte.

Ainsi, sans même l'informer, Joffrey voulait faire abattre Wallis ? Cette bête qu'elle avait conduite à s'en rompre les reins et les poignets, au péril de sa vie parfois ! Toute cette peine qu'elle s'était donnée pour la rassurer, la dresser, la plier à ce pays inculte, dont chaque parcelle semblait faire lever en cet animal hypersensible un effroi et une répulsion insurmontables ! Wallis ne pouvait supporter l'odeur des sauvages par exemple, ou celle des sous-bois de l'éternelle forêt que la main de l'homme n'avait jamais domestiquée. Elle souffrait dans sa chair et dans son esprit d'impondérables qu'on lui imposait : l'immensité, l'incivilisation des lieux, l'hostilité latente d'une nature fermée sur elle-même, et on aurait dit qu'elle éprouvait une souffrance physique à poser son fin sabot sur ce sol jamais labouré. Combien de fois Angélique avait-elle demandé au forgeron bourguignon qui suivait d'examiner ses fers ? Mais il n'y avait rien aperçu. C'était donc dans l'esprit de Wallis que se jouait le drame. Pourtant, sa maîtresse en était venue à bout, ou presque... Sur le point de traverser en trombe l'autre pièce, elle se retint. Elle devait tempérer un peu la violence de ses impulsions afin de ne pas causer de tort au jeune Breton. Il avait fait preuve d'un certain courage en venant l'informer, alors qu'il n'en avait pas été chargé. Joffrey de Peyrac était un maître dont on était peu porté à discuter les décisions. L'indiscipline et même les erreurs se payaient cher sous son commandement. Yann Le Couénnec avait dû beaucoup hésiter.

C'était un garçon d'une certaine finesse près de ses compagnons plus grossiers. Durant le voyage, il s'était souvent présenté pour offrir son aide à Mme de Peyrac, tenir la bride dans une côte, bouchonner sa monture à l'étape, et ils étaient devenus bons amis. Alors ce soir, apprenant que le comte avait donné l'ordre d'abattre la jument, il avait décidé de venir l'en avertir. Angélique se promit d'être calme lorsqu'elle s'expliquerait avec son mari, et de ne pas prononcer le nom du jeune homme.

Elle prit le temps de s'envelopper dans son manteau de taffetas rosé amarante, doublé de peau de loup qu'elle n'avait pas eu l'occasion d'étrenner. Mme Jonas leva les bras au ciel en la voyant.

– Prétendez-vous aller au bal, dame Angélique ?

– Non ! seulement rendre visite à ces messieurs dans l'autre habitation. Il me faut au plus tôt m'entretenir avec mon mari.

– Non, vous n'irez pas, protesta maître Jonas. Tous ces Indiens !... La place d'une femme n'est pas de se trouver seule au milieu de ces barbares !...

– Je n'ai que la cour à traverser, dit Angélique en ouvrant la porte.

Un tumulte effrayant lui sauta au visage.

Загрузка...