Chapitre 13
Angélique attendit jusqu'au soir pour trouver le moment opportun. Son mari resta une partie de la journée hors du camp. Et le reste du temps il discuta avec Nicolas Perrot et Maupertuis. Ceux-ci, après s'être montrés réticents, semblaient de plus en plus partager et approuver les projets qu'il leur exposait. Angélique avait une inquiétude : Peyrac ne semblait pas organiser avec fièvre la défense du poste.
De toute évidence il fallait s'attendre à ce que la troupe iroquoise surgisse d'un jour à l'autre, sinon d'une heure à l'autre. Or, les portes demeuraient ouvertes, les hommes de Peyrac allaient et venaient sans hâte. Il y avait bien quelques colloques brefs, des ordres que l'on jetait et que d'autres partaient exécuter. L'on creusait des trous en dehors du fort sur la colline et au bord du fleuve, mais ces travaux ne ressemblaient guère à des fortifications... Angélique trouva Florimond dans un coin de la cour occupé à bourrer des tubes de carton fort avec des poudres de soufre, de chlorate et d'oxyde de cuivre.
– Que fabriques-tu là ?
– Des pétards.
– Est-ce le moment de s'occuper de pétards ?
– C'est mon père qui m'en a chargé.
– Pourquoi faire ?
– Je ne sais pas. Une idée à lui.
Angélique regarda autour d'elle. La neige avait fondu en quelques heures, laissant sur la terre et les feuilles une humidité brillante.
– Florimond, quelles sont les intentions de ton père ? Les portes restent ouvertes. Et pourtant les Iroquois peuvent surgir d'un instant à l'autre.
– Mon père a envoyé des éclaireurs en reconnaissance pour nous avertir de leurs mouvements et de leur approche.
– Que compte-t-il faire ?
– Je ne sais pas. Mais ne vous inquiétez pas, Mère. La situation est grave, je le reconnais, mais avec notre père les choses s'arrangent toujours.
C'était là leur formule magique à tous. « Avec notre père, avec notre chef, les choses s'arrangent toujours... »
Lorsqu'ils reconnaissaient sur la physionomie de Joffrey de Peyrac certaines expressions, ses hommes, ses fils savaient qu'il n'était plus nécessaire de lui poser des questions, qu'il fallait seulement obéir.
Elle avait été payée, elle, Angélique, pour savoir que les choses ne s'arrangeaient pas toujours, même avec lui. Tout au fond, elle ne parvenait pas encore à oublier, à pardonner, le souvenir de cette seule fois où Joffrey de Peyrac avait paru mésestimer l'ennemi, ou tout au moins sa promptitude à frapper. Il est vrai que l'ennemi était alors le très secret, très courtois, très puissant roi de France, Louis Dieudonné, le quatorzième. Il est vrai aussi que le comte Joffrey de Peyrac avait fait fi de la prudence qui lui recommandait de s'enfuir sur l'heure. Car il avait voulu passer une dernière nuit près d'elle, sa femme, Angélique... et Louis XIV avait frappé comme l'éclair. Et leur vie à tous deux avait été brisée. Encore aujourd'hui, il y avait des moments où elle ne pouvait compter que sur ses propres forces à elle, et souvent, hélas ! elle avait dû mesurer combien elles étaient sujettes à l'échec !
Dans un événement, elle percevait plus facilement la menace que la part de chance ou l'habileté qui pouvait permettre de l'éviter.
Elle doutait du sort tandis que Joffrey de Peyrac envisageait le côté optimiste et affirmait que dans la pire situation il y a toujours un moyen de s'en sortir. Pour cela, elle l'enviait, et même le jalousait un peu. Il était calme. Pourtant, ce calme, il faillit le perdre une seconde fois, dans la même journée, lorsque, le trouvant enfin seul, Angélique lui apprit que le chef Mohawk Outtaké était vivant, qu'elle l'avait sauvé et soigné, et que, loin de pouvoir rallier ses frères et les exciter à la vengeance, il était au contraire à leur merci, entre leurs mains.
– Pourquoi ne m'en avez-vous pas averti plus tôt ! s'exclama-t-il en frappant presque du poing sur la table. L'annonce est d'importance, il me semble ! Elle peut influencer énormément mes projets. Que dis-je ? Elle les renforce et m'assure presque de leur réussite, à coup sûr.
– De quels projets s'agit-il ?
– Ceci me regarde.
– Envisagez-vous de défendre le fort ? Devons-nous combattre ?
– Oui !... Peut-être, à la dernière extrémité. Nous sommes bien armés et nous pourrions gagner. Mais l'extermination de ce parti signerait notre échec aux sources du Kennebec. Nous serions obligés d'abandonner tôt ou tard car les Iroquois ne cesseraient de nous harceler. Je préfère essayer une autre voie.
– Laquelle ?
– Je ne peux encore en parler.
– Naturellement, je suis trop sotte pour comprendre, s'exclama Angélique. Vous oubliez que j'ai été chef de guerre, moi aussi... Vous me renvoyez à mes casseroles ! Vous ne me dites jamais rien ! C'est exaspérant !
– Et vous ! s'écria Peyrac. Êtes-vous donc si prodigue d'explications sur vos agissements ou vos sentiments ? M'avez-vous dit à la suite de quels événements, de quelles imprudences de votre part vous vous étiez assurée d'Outtaké l'autre jour, lorsque vous l'avez ramené comme en laisse, lui, le plus terrible ennemi des Blancs ?... Il n'y a rien d'étrange dans cela, n'est-ce pas ? Cela ne nécessite aucune explication, vraiment !... Vous allez, vous venez, vous risquez votre vie à votre guise, vous réalisez des choses étonnantes et folles !... Cela ne me concerne en rien, moi, votre époux ?... Et aujourd'hui encore, après avoir sauvé l'Iroquois, vous vous taisez pendant des heures comme si j'étais un étranger que l'on n'ose aborder... Et tous ces Français, qui vous regardaient l'autre soir et que vous fasciniez avec un art consommé... Croyez-vous que ce soit de mon goût ?... Croyez-vous que ce soit facile de vous avoir pour femme ?
Ils se fixèrent avec colère, dressés face à face, l'œil sombre. Puis soudain leurs traits frémirent et se détendirent et ils éclatèrent de rire ensemble.
– Mon amour ! dit Peyrac en l'attirant contre lui, mon amour, pardonnez ma violence. Je vous aime trop, voilà le mal. Je crains que vous ne m'échappiez et qu'une imprudence de votre part ne cause votre perte.
– Avouez que si vous me trouvez secret, vous me rendez bien la pareille... Mais chaque jour, je m'aperçois combien vous m'êtes précieuse.
« Ce matin encore, j'aurais étouffé d'amertume sans vous si vous n'aviez été là, près de moi. Et je lisais dans vos yeux que vous partagiez tout ce que j'éprouvais. Peut-être m'avez-vous inspiré ? Nous sommes proches l'un de l'autre, ma bien-aimée, beaucoup plus que nous ne le pensons, et je crois même que nous nous ressemblons. Pourtant, je ne parlerai pas. Pas encore, petite dame !... Je ne peux que vous demander de la patience. C'est un coup de dés que je vais risquer. J'ai pour me soutenir deux solides conseillers, Perrot et Maupertuis. Ils approuvent ce que je veux tenter.
Il prit le visage d'Angélique entre ses deux mains et plongea ses yeux dans les siens.
– Faites-moi confiance, voulez-vous, ma chérie ?
Et, sous ce regard caressant qui la dominait, elle ne pouvait qu'abaisser les paupières en un signe qui disait : « oui » et se soumettre.
*****
Outtaké ouvrit les yeux. Il vit les deux silhouettes dressées à son chevet, dans l'écran lumineux de la porte ouverte. Un homme et une femme appuyés l'un à l'autre. Il referma les yeux, défaillant. Car il savait déjà que sur ce rempart sa haine se briserait.
– Outtaké, je te salue, dit posément le comte de Peyrac. Je t'apporte une nouvelle. Mon frère, prends courage ! Swanissit, Onasatégan, Anhisera et Ganatuha sont morts cette nuit, lâchement frappés par les tomahawks des Patsuiketts.
– Je sais. J'ai vu.
– Outtaké, je me souviens des paroles dont Swanissit m'avait fait confidence. Tu es son héritier. Je salue donc en toi le chef des Cinq Nations.
L'Indien demeura silencieux un long moment avant de répondre d'une voix sourde :
– Tu nous as appelés dans ton fort, tu nous as fait entrer à l'intérieur de ta palissade et la traîtrise nous attendait derrière ces pieux !
– Qui a frappé ? Dis-le-moi ! Qui a frappé, puisque tu as vu ?
– C'est le baron de Maudreuil et ses alliés maudits, les Patsuiketts, enfants de la Robe Noire.
– Tu sais donc que ce n'est pas moi. Tu sais donc que ceux qui sont entrés dans mon fort pour frapper m'ont trahi moi aussi ! N'essaye donc pas de faire rougir de honte mon front car il est déjà rouge du sang que ces mêmes Patsuiketts ont fait couler par leurs coups. Vois !
Et il désigna le pansement qui entourait sa tête.
Outtaké parut hésiter, puis il se dressa à demi sur un coude. Une grimace amère tordait ses traits impassibles.
– Que m'importe les querelles des Blancs ? dit-il avec mépris. Ils sont tous solidaires et je ne vois en eux qu'un seul ennemi.
– La fièvre te brouille l'entendement. Outtaké. Pour ma part, je ne reporte pas la traîtrise d'un Huron sur la tête d'un Iroquois, et pourtant Hurons et Iroquois, vous êtes de la même race comme je le suis moi-même des Français.
Il laissa passer un long silence pour donner à l'Indien le temps de peser la comparaison. Puis il reprit d'un ton persuasif :
– Outtaké, prends courage. Réfléchis à mes paroles et, avant de te déclarer, médite sur le sort de ton peuple.
– Nous avons laissé des guerriers au delà du fleuve, dit le Mohawk, et Tahoutaguète dans la forêt. Bientôt ils apprendront ce qui s'est passé, bientôt ils seront là.
Et il retomba en arrière.
– Tu peux me tuer, Tekonderoga, mais jamais tu n'empêcheras les Cinq Nations de venger leurs morts.
– Et qui te dit que je veux les en empêcher ? fit le Comte avec douceur. Oui, Peuples de la Longue Maison, venez tous à Katarunk ! Venez, les Cinq Nations de la Ligue iroquoise ! Venez venger vos morts !
Et il s'éloigna entraînant Angélique et laissant le chef des Mohawks perplexe et inquiet.
*****
L'air était si sec et si transparent qu'il sembla porter jusqu'à Katarunk l'écho de la bataille féroce que Patsuiketts et Iroquois se livrèrent en aval du fleuve, près de Modesean. On sut plus tard que presque tous les guerriers Patsuiketts présents furent massacrés. Quelques-uns s'enfuirent et Piksarett restait le dernier. Le père d'Orgeval fut blessé d'une flèche au côté. Piksarett, se voyant seul, l'attrapa sur son dos et s'enfonça dans les taillis en courant. Malgré la poursuite dont il fut l'objet, les Iroquois ne purent le rattraper. Il porta le missionnaire jusqu'au Pénobscot, où il y avait un poste français dans l'île de Norumbéga. De longtemps on ne sut ce qu'était devenu Maudreuil. Les Iroquois victorieux, après avoir mis le feu au village, firent griller vifs deux Abénakis dont ils avaient pu s'emparer.
Le lendemain, ils repartirent vers Katarunk, où ils avaient appris que leurs chefs avaient connu une mort ignominieuse.