XVI

— Qu’est-ce qu’on attend de lui ? demanda Justin en se chauffant les mains sur une tasse de café, dans la loge du gardien.

— Ce qu’a dit le Nouveau. Qu’il fasse dire son secret à la terre. Vos volutes en douze pieds ont quelques avantages, Veyrenc.

Le gardien de jour posa un regard curieux sur Veyrenc.

— Il fait de la poésie, expliqua Adamsberg.

— Un jour comme ça ?

— Surtout un jour comme ça.

— Bon, dit le gardien, accommodant. La poésie, ça sert surtout à compliquer les choses, non ? Mais peut-être qu’en les compliquant, on les comprend mieux. Et en les comprenant, on les simplifie. Au bout du compte.

— Oui, dit Veyrenc, surpris.

Retancourt était à nouveau avec eux, le visage reposé. Le commissaire l’avait réveillée en posant simplement un doigt sur son épaule, comme on presse un bouton. À travers la vitre de la loge, elle regardait un géant blond traverser la rue, à peine vêtu, les cheveux atteignant ses épaules, et dont la ceinture du pantalon tenait avec une ficelle.

— C’est notre interprète, dit Adamsberg. Il sourit souvent, mais on ne sait pas toujours à quoi.


Cinq minutes plus tard, Mathias était agenouillé près de la tombe, observant le sol. Adamsberg fit signe à ses agents de faire silence. La terre ne parle pas fort, il faut faire attention.

— Vous n’avez touché à rien ? demanda Mathias. Personne n’a déplacé les tiges des roses ?

— Non, dit Danglard, et c’est toute la question. La famille a dispersé des fleurs sur toute la surface de la tombe, et la dalle a été plaquée dessus. Ce qui prouve que la terre n’a pas été bougée.

— Il y a tiges et tiges, dit Mathias.

Il passa rapidement la main de rose en rose, tournant à genoux autour de la tombe, palpa la terre en différents endroits, comme un tisserand teste la qualité d’une soie. Puis il releva la tête en souriant vers Adamsberg.

— Tu as vu ? dit-il.

Adamsberg secoua la tête.

— Certaines tiges se décollent dès qu’on les effleure, et d’autres sont incrustées. Toutes celles-ci sont en place, dit-il en désignant les fleurs sur la partie basse de la sépulture. Mais celles-là sont en surface, elles ont été bougées. Tu le vois ?

— Je t’écoute, dit Adamsberg en fronçant les sourcils.

— Cela signifie qu’on a creusé dans la sépulture, continua Mathias en ôtant délicatement les tiges à la tête de la tombe, mais sur une partie seulement. Ensuite, les fleurs fanées ont été reposées sur le comblement, pour qu’il ne soit pas visible. Mais cela se remarque tout de même. Vois-tu, dit-il en se relevant d’un seul mouvement, qu’un homme déplace une tige de rose, et mille ans plus tard, tu pourras encore le savoir.

Adamsberg approuva, impressionné. Ainsi donc, s’il touchait le pétale d’une fleur, ce soir, à l’insu de tous et dans l’ombre, un type comme Mathias l’apprendrait dans mille ans. L’idée que tous ses gestes laissent dans son sillage leurs irrécupérables empreintes lui parut assez alarmante. Mais il se rassura en jetant un coup d’œil au préhistorien, qui sortait une truelle de sa poche arrière et polissait l’outil des doigts. Des gars comme ça ne couraient pas les rues.

— C’est très difficile, dit Mathias avec une moue. C’est un trou qu’on a aussitôt comblé avec son propre sédiment. Il est invisible. On a donc creusé, mais où ?

— Tu ne peux pas le trouver ? demanda Adamsberg, soudain inquiet.

— Pas avec les yeux.

— Et comment ?

— Avec les doigts. Quand on ne peut rien voir, on peut toujours sentir. Seulement, c’est plus long.

— Sentir quoi ? demanda Justin.

— Les limites de la fosse, le hiatus entre son bord et son remblai. Il y a un collage terre contre terre. Il existe, il faut le repérer.

Mathias promena sa main sur la surface uniforme de la terre. Puis il sembla accrocher du bout des ongles une fissure fantôme, qu’il suivit ensuite lentement. Tel un aveugle, Mathias ne regardait pas vraiment le sol, comme si l’illusion de ses yeux aurait pu altérer sa recherche, toute concentrée dans la sensibilité de ses doigts. Peu à peu, il dégagea la ligne d’un cercle imparfait, de 1,50 mètre de diamètre, qu’il redessina à la pointe de sa truelle.

— On la tient, Adamsberg. Je vais la vider moi-même pour suivre les parois du creusement, et tes hommes évacueront la terre. Nous irons plus vite.

À quatre-vingts centimètres de fond, Mathias se redressa, ôta sa chemise, et passa la main sur les parois du trou.

— Je n’ai pas l’impression que ton creuseur enfouissait quelque chose. Nous sommes trop profond à présent. Il cherchait à atteindre le cercueil. Ils étaient deux.

— C’est exact.

— L’un creusait, l’autre vidait les seaux. À cette profondeur, ils ont échangé les rôles. Personne ne pioche de la même façon.

Mathias reprit sa truelle et s’enfonça à nouveau dans la fosse. On avait emprunté pelles et seaux au gardien, et Justin et Veyrenc évacuaient les déblais. Mathias tendit des graviers gris à Adamsberg.

— En rebouchant, ils ont emporté des graviers de l’allée. Le piocheur fatigue, il entaille de moins en moins droit. Ils n’ont rien enterré dans ce trou, rien. C’est vierge.

Le jeune homme continua de creuser une heure en silence, qu’il rompit seulement par deux annonces : « Ils ont à nouveau changé de rôle » et : « Ils sont passés de la pioche au piochon. » Enfin, Mathias se releva et s’accouda au bord du trou, qui lui arrivait à présent au-dessus de la taille.

— Vu l’état des roses, dit-il, l’homme qui est là-dessous ne l’est sans doute pas depuis longtemps.

— Depuis trois mois et demi. C’est une femme.

— C’est là que nos chemins se séparent, Adamsberg. Je te laisse poursuivre.

Mathias prit appui sur le rebord et sauta hors de la fosse. Adamsberg jeta un regard au fond de l’excavation.

— Tu n’as pas atteint le cercueil. Ils se sont arrêtés avant ?

— Je suis au cercueil. Mais il est ouvert.

Les hommes de la Brigade échangèrent un regard, Retancourt s’avança, Justin et Danglard reculèrent d’un pas.

— Le bois du couvercle a été défoncé au piochon, et arraché. La terre est tombée dedans. Tu m’as appelé pour la terre, pas pour le corps. Je ne veux pas voir cela.

Mathias rempocha sa truelle et frotta ses grandes mains sur les cuisses de son pantalon.

— L’oncle t’attend toujours pour un dîner, dit-il à Adamsberg, tu le sais ?

— Oui.

— On n’a plus de fric. Préviens avant de venir, Marc ira voler une bouteille et un bon truc à manger. Tu aimes le lapin ? Ou bien des langoustines ? Cela t’irait ?

— Ce sera parfait.

Mathias serra la main du commissaire, adressa un bref sourire aux autres et s’en alla, portant sa chemise au bout du bras.

Загрузка...