LVI

Pour la première fois de sa vie et depuis vingt-deux jours, Francine n’avait pas rabattu ses couvertures sur son visage. Elle s’endormait la tête à découvert, tranquillement posée sur l’oreiller, et c’était infiniment plus facile que d’étouffer sous les draps en collant son nez au trou d’aération. De même, elle n’avait effectué que des vérifications rapides sur les trous des vrillettes, sans dénombrer les perforations nouvelles qui s’étendaient vers le sud de la poutre, et sans trop s’imaginer la tête que pouvait bien avoir une de ces saletés de vrillettes.

Cette surveillance policière était un véritable cadeau du ciel. Trois hommes se relayaient chez elle toutes les nuits, et la gardaient même le matin jusqu’à ce qu’elle parte au travail, que rêver de mieux ? Elle n’avait pas posé de questions sur les raisons pour lesquelles on voulait absolument la garder, de crainte que sa curiosité n’indispose les gendarmes et qu’ils ne renoncent à leur bonne idée. D’après ce qu’on lui avait laissé entendre, il y avait des cambriolages ces derniers temps, et Francine ne trouvait pas étrange que des gendarmes soient postés un peu partout chez les femmes seules de la région. D’autres auraient protesté, mais sûrement pas elle, qui préparait chaque soir avec gratitude un repas pour le gendarme de service, bien plus élaboré qu’elle n’en avait jamais fait pour son père.

La rumeur de ces dîners fins — et du charme de Francine — s’était répandue dans la brigade d’Évreux et, sans que Devalon sache pourquoi, il n’avait aucune difficulté à trouver des volontaires pour assurer la garde de Francine Bidault. Devalon se moquait éperdument de l’enquête fumeuse d’Adamsberg, qui n’était pour lui qu’un amas d’inepties. Mais il était hors de question que ce type, qui avait déjà fait voler en éclats ses enquêtes sur Élisabeth Châtel et Pascaline Villemot pour trois pousses de lichen sur une pierre, s’empare de son territoire. Ses hommes garderaient la ferme, et pas un des gars d’Adamsberg n’y mettrait un seul pied. Adamsberg avait eu le front d’exiger que les agents en roulement effectuent la garde éveillés. Foutaises. Il n’allait pas dégarnir son équipe pour une pareille fumisterie. Il envoyait ses brigadiers chez Francine après leur journée normale de travail, avec pour mission d’y manger et d’y dormir sans état d’âme.

Dans la nuit du 3 mai à trois heures trente-cinq du matin, seules les vrillettes étaient au travail dans les chambres de Francine et du brigadier Grimal, nullement freinées par la présence d’un homme armé dans la maison, dévorant chacune un millième de millimètre de bois. Elles ne réagirent pas au grincement de la porte de l’arrière-cuisine, parce que les vrillettes sont sourdes. Grimal, logé dans la chambre du père défunt, enfoncé sous un édredon pourpre, se redressa dans l’obscurité, incapable d’analyser le bruit qui l’avait réveillé, incapable de savoir s’il avait posé son arme à droite ou à gauche du lit, ou sur la commode, ou par terre. Il palpa la table de nuit au hasard, traversa la pièce en tee-shirt et en slip, ouvrit la porte qui le séparait de la chambre de Francine. Mains nues, il regarda venir vers lui une ombre grise, longue, anormalement silencieuse et lente, qui n’avait pas même suspendu son avance en voyant la porte s’ouvrir. L’ombre ne marchait pas de manière ordinaire, elle glissait et trébuchait, passant sur le sol dans une pose indécise, mais imperturbable dans sa progression. Grimal eut le temps de secouer Francine, ne sachant pas s’il voulait la sauver ou chercher son secours.

— L’Ombre, Francine ! Lève-toi ! Cours !

Francine hurla et Grimal, terrifié, s’approcha de la silhouette grise pour couvrir la fuite de la jeune femme. Devalon ne l’avait pas préparé à l’attaque, et il le maudit dans sa dernière pensée. Qu’il parte aux enfers, avec le spectre.

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