XII

Retancourt laissa tomber tout son poids sur une vieille chaise en plastique dans le café d’Emilio.

— Sans vous peiner, dit Emilio en s’approchant d’elle, si on voit les flics ici trop souvent, je n’ai plus qu’à fermer le bar.

— Trouve-moi un petit caillou, Emilio, et je te laisse en paix. Et puis trois bières.

— Deux seulement, intervint Estalère. Je ne peux pas en boire, s’excusa-t-il en regardant tour à tour le Nouveau et Retancourt. Je ne sais pas pourquoi, mais cela me donne le tournis.

— Mais, Estalère, cela fait cela à tout le monde, dit Retancourt, toujours surprise par la candeur résistante de ce garçon de vingt-sept ans.

— Ah, dit Estalère. C’est normal ?

— Non seulement c’est normal mais c’est le but.

Estalère fronça les sourcils, ne voulant à aucun prix donner à Retancourt l’impression qu’il lui reprochait quoi que ce soit. Si Retancourt demandait de la bière pendant les heures de travail, c’est que non seulement ce devait être autorisé, mais même recommandé.

— Nous ne sommes pas en service, lui dit Retancourt en souriant. Nous cherchons un petit caillou. Cela n’a rien à voir.

— Tu lui en veux, affirma le jeune homme.

Retancourt attendit qu’Emilio apporte les bières. Elle leva son verre à l’adresse du Nouveau.

— Bienvenue. Je n’arrive pas à retenir ton nom.

— Veyrenc de Bilhc, Louis, dit Estalère, heureux d’avoir mémorisé si vite son nom au complet.

— On va dire Veyrenc, proposa Retancourt.

— De Bilhc, précisa le Nouveau.

— Tu tiens à la particule ?

— Je tiens au vin. C’est le nom d’un cru.

Veyrenc approcha son verre de celui de sa collègue, sans l’entrechoquer. Il avait déjà entendu beaucoup sur les aptitudes hors catégorie du lieutenant Violette Retancourt, mais il ne voyait pour le moment qu’une très grande et grosse femme blonde, assez rude assez gaie, dont rien ne lui permettait de comprendre la crainte, le respect ou la dévotion qu’elle inspirait dans la Brigade.

— Tu lui en veux, répéta Estalère à voix sourde.

Retancourt haussa les épaules.

— Je n’ai rien contre aller boire une bière à Clignancourt. Si cela l’amuse.

— Tu lui en veux.

— Quand bien même ?

Estalère inclina la tête, sombre. L’antinomie et même l’incompatibilité comportementale qui opposaient souvent le commissaire à son adjointe le divisaient douloureusement. La double vénération qu’il portait à Adamsberg et Retancourt, boussoles de son existence, n’admettait pas de compromis. Il n’aurait pas lâché l’un pour l’autre. L’organisme du jeune homme ne fonctionnait qu’à l’énergie affective, excluant tous autres fluides tels raison, calcul, intérêt intellectuel. En cela, comme un engin spécialisé ne tolérant qu’un carburant à l’état pur, Estalère était un système rare et fragile. Retancourt le savait, mais elle n’avait ni la délicatesse ni l’envie de s’y adapter.

— Ce sont ses idées, insista le jeune homme.

— C’est un dossier pour les Stups, Estalère, dit Retancourt en croisant les bras.

— Il dit que non.

— On ne trouvera pas ce caillou.

— Il dit que si.

Estalère parlait généralement du commissaire en disant « Il ». « Il », « Lui », Jean-Baptiste Adamsberg, le dieu vivant de la Brigade.

— Fais comme tu l’entends. Cherche-lui son caillou jusqu’au bout du monde, mais ne me demande pas de te suivre en rampant sous les tables.

Retancourt surprit une révolte inattendue dans les yeux du brigadier.

— Je chercherai ce caillou, dit le jeune homme en se levant maladroitement. Et pas parce que toute la Brigade me prend pour un ahuri, toi comme les autres. Mais pas lui. Lui regarde, lui sait. Lui cherche.

Estalère reprit son souffle.

— Il cherche un caillou, dit Retancourt.

— Parce qu’il y a des trucs, dans les cailloux, il y a des couleurs, il y a des dessins, il y a des petites histoires. Et tu ne les vois pas, Violette, et tu ne vois rien.

— Par exemple ? demanda Retancourt en serrant son verre.

— Cherche, lieutenant.

Estalère quitta la table avec une violence adolescente et partit rejoindre Emilio, qui s’était réfugié dans l’arrière-salle.

Retancourt fit tourner la bière dans son verre et regarda le Nouveau.

— C’est un fil de verre, dit-elle, il lui arrive de s’exalter. Comprends qu’il vénère Adamsberg. Comment s’est passé ton entretien avec lui ? Correct ?

— Je ne dirais pas cela.

— Il t’a promené d’une idée à une autre ?

— Un peu.

— Il ne le fait pas exprès. Il a pas mal encaissé il y a quelque temps, au Québec. Que penses-tu de lui ?

Veyrenc sourit de travers et Retancourt apprécia. Elle trouvait beaucoup de charme au Nouveau, et elle le regardait souvent, détaillant son visage et son corps, perçant ses habits, inversant les rôles comme un homme dénude sans discrétion une jolie fille qui passe. À trente-cinq ans, Retancourt se comportait comme un vieux célibataire au spectacle. Sans risque aussi, ayant cadenassé son espace sentimental pour éviter toute désillusion. Jeune fille, Retancourt était déjà aussi massive qu’une colonne de temple et en avait tiré pour devise que le défaitisme la protégerait de l’espérance. Au contraire du lieutenant Froissy qui se figurait que l’amour était heureux et l’attendait à chaque coin de rue, et qui avait accumulé, selon ce principe, une pile impressionnante de chagrins variés.

— Pour moi, c’est différent, dit Veyrenc. Adamsberg a grandi dans la vallée du gave de Pau.

— Quand tu parles comme cela, tu lui ressembles.

— C’est possible. Je viens de la vallée voisine.

— Ah, dit Retancourt. On dit qu’on ne met pas deux Gascons dans le même pré.

Estalère repassa devant eux sans un regard et sortit du café en claquant la porte.

— Parti, commenta Retancourt.

— Il rentre sans nous ?

— Apparemment.

— Il t’aime ?

— Il m’aime comme si j’étais un homme, comme si j’étais ce qu’il veut devenir et ne sera jamais. Un char, une mitrailleuse, un avion Rafale. Ici, prends soin de toi et reste au loin. Tu les as vus, tu nous as vus. Adamsberg et son inaccessible errance. Danglard et son érudition immense, qui court derrière le commissaire pour empêcher le navire de verser au large. Noël, en limite de brutalité bornée, et orphelin. Lamarre, si gauche qu’il peine à regarder les autres. Kernorkian, qui craint le noir et les microbes. Voisenet, un poids lourd qui retourne à sa zoologie dès qu’on a le dos tourné. Justin le méticuleux, scrupuleux jusqu’à l’impuissance. Adamsberg ne peut toujours pas se mettre dans le crâne qui est Voisenet et qui est Justin, il confond sans cesse leurs noms et ils ne s’en vexent ni l’un ni l’autre. Froissy, plongée dans la nourriture et les afflictions. Estalère le dévot, dont tu viens de faire la connaissance. Mercadet, un génie des chiffres qui lutte contre le sommeil. Mordent, adepte du tragique, qui possède quatre cents volumes de contes et légendes. Moi, grosse vache polyvalente de la troupe, selon Noël. Qu’es-tu venu faire ici, bon Dieu ?

— C’est un projet, dit Veyrenc d’un ton vague. Ces collègues, tu ne les aimes pas ?

— Mais si.

— Pourtant, Madame,

Vos mots sont acérés pour pourfendre les autres.

Sont-ils tous à blâmer ou la faute est-elle vôtre ?

Retancourt sourit, puis dévisagea Veyrenc.

— Que dis-tu ?

— Que je vous entends là les peindre sans pitié,

Et je cherche une cause à votre inimitié.

— Pourquoi le dis-tu ainsi ?

— Une habitude, dit Veyrenc en souriant aussi.

— Que t’est-il arrivé ? À tes cheveux ?

— Un accident de voiture, la tête par le pare-brise.

— Ah, dit Retancourt. Toi aussi, tu mens.

Estalère rouvrit la porte du café et, tendu sur ses jambes minces, rejoignit leur table en deux pas. Il repoussa les verres vides, fouilla dans sa poche et posa trois cailloux gris au centre du plateau. Retancourt les examina sans bouger.

— Il avait dit « blanc », il avait dit « un », dit-elle.

— Ils sont trois, et ils sont gris.

Retancourt saisit les graviers et les fit rouler dans sa paume.

— Rends-les-moi, Violette. Tu serais capable de ne pas les lui donner.

Retancourt releva vivement la tête, refermant durement le poing sur les graviers.

— Ne va pas trop loin, Estalère.

— Pourquoi ?

— Parce que si je n’existais pas, Adamsberg n’existerait plus. C’est moi qui l’ai sorti des griffes des cochs canadiens. Et tu ne sais pas, et tu ne sauras jamais ce que j’ai fait pour le tirer de là. Alors, brigadier, quand tu auras accompli pour Lui ton acte de dévotion à cette hauteur, tu auras conquis le droit de me gueuler dessus. Mais pas avant.

Retancourt posa les cailloux d’un geste trop ferme dans la main tendue d’Estalère. Veyrenc vit trembler les lèvres du jeune homme et fit un signe d’apaisement à Retancourt.

— On s’arrête là, dit-elle en touchant l’épaule du brigadier.

— Pardon, chuchota Estalère. Je voulais ces cailloux.

— Tu es sûr que ce sont eux ?

— Oui.

— Cela fait treize jours qu’Emilio balaie chaque soir, treize jours que les poubelles sont enlevées chaque matin.

— Il était tard ce soir-là. Emilio a passé un coup rapide pour ôter les graviers et les a poussés par la porte, dans la rue. J’ai fouillé là où ils auraient dû atterrir, c’est-à-dire près du mur, contre la marche, là où personne ne va jamais.

— On rentre, dit Retancourt en enfilant sa veste. On n’a plus qu’un jour et demi avant que les Stups ne nous les arrachent.

Загрузка...