12

Mathias s’appliqua sur le front Est. Quand Lucien ne faisait pas cours, il passait la ligne avec Marc et ils allaient déjeuner au Tonneau pour l’encourager et parce qu’ils s’y sentaient bien. Le jeudi, Sophia Siméonidis y déjeunait aussi. Tous les jeudis depuis des années.

Mathias servait lentement, tasse par tasse, sans faire d’équilibrisme. Trois jours plus tard, il avait repéré le client qui mangeait ses chips à la fourchette. Sept jours plus tard, Juliette avait pris l’habitude de lui donner le surplus des cuisines, et, dans la baraque pourrie, la composition des dîners s’était donc améliorée. Neuf jours plus tard, Sophia invita Marc et Lucien à partager son déjeuner du jeudi. Le jeudi suivant, seize jours plus tard, Sophia disparut.

Le lendemain, personne ne la vit. Inquiète, Juliette demanda à Saint Matthieu si elle pouvait voir le vieux commissaire après la fermeture. Mathias était très contrarié que Juliette l’appelle Saint Matthieu, mais comme c’était sous ces noms idiots et grandiloquents que Vandoosler le Vieux lui avait parlé la première fois des trois hommes avec qui il vivait, elle ne pouvait plus se les sortir de la tête. Une fois Le Tonneau bouclé, Juliette accompagna Mathias jusqu’à la baraque pourrie. Il lui avait exposé le système de gradation chronologique des paliers de l’escalier pour qu’elle ne se choque pas de voir le plus âgé logé au dernier étage.

Essoufflée après l’ascension rapide des quatre étages, Juliette s’assit face à Vandoosler dont le visage devint aussitôt attentif. Juliette semblait apprécier les évangélistes mais préférer l’avis du vieux commissaire. Mathias, appuyé à une poutre, pensa qu’elle préférait en réalité la gueule du vieux commissaire, ce qui l’agaçait un peu. Plus le vieux était attentif, plus il était beau.

Lucien, revenu de Reims où il avait été appelé pour une conférence bien payée sur « L’Enlisement du Front », exigea un résumé des faits. Sophia n’avait pas réapparu. Juliette était allée voir Pierre Relivaux qui avait dit de ne pas s’en faire, qu’elle reviendrait. Il semblait soucieux mais sûr de lui. Ce qui donnait à penser que Sophia s’était justifiée avant de partir. Mais Juliette ne comprenait pas qu’elle n’ait pas été prévenue, elle. Ça la tracassait. Lucien haussa les épaules. Il ne voulait pas blesser Juliette mais rien n’obligeait Sophia à la tenir au courant de tout. Mais Juliette y tenait. Jamais Sophia n’avait raté un jeudi sans l’avertir. On cuisinait spécialement pour elle un émincé de veau aux champignons. Lucien marmonna. Comme si un émincé de veau pouvait compter face à une imprévisible urgence. Mais pour Juliette, bien sûr, émincé de veau d’abord. Pourtant Juliette était intelligente. Mais c’est toujours la même chose : le temps d’arracher sa pensée du quotidien, de soi-même et de l’émincé de veau, et on dit une connerie. Elle espérait que le vieux commissaire pourrait faire parler Pierre Relivaux. Bien qu’elle ait cru comprendre que Vandoosler n’était pas précisément une référence.

— Mais tout de même, dit Juliette, un flic reste un flic.

— Pas forcément, dit Marc. Un flic viré peut devenir un anti-flic, un loup-garou peut-être.

— Elle n’en avait pas marre de cet émincé de veau ? demanda Vandoosler.

— Pas du tout, dit Juliette. Et elle le mange même de façon étonnante. Elle aligne les petits champignons, un peu comme des notes sur une portée, et elle vide son assiette régulièrement, mesure par mesure.

— Une femme organisée, dit Vandoosler. Pas le genre à disparaître sans explication.

— Si son mari ne s’alarme pas, dit Lucien, c’est qu’il a de bonnes raisons et il n’est pas forcé de déballer sa vie privée sous prétexte que sa femme a déserté, et qu’elle a raté un émincé. Laissons tomber. Rien n’interdit à une femme de se tirer quelque temps si ça lui chante. Je ne vois pas pourquoi on lui donnerait la chasse.

— Néanmoins, dit Marc, Juliette pense à quelque chose qu’elle ne nous dit pas. Il n’y a pas que l’émincé qui la tracasse, n’est-ce pas, Juliette ?

— C’est vrai, dit Juliette.

Elle était jolie, dans la faible lumière qui éclairait les combles. Tout à son souci, elle ne faisait pas attention à sa tenue. Penchée en avant, les mains croisées, sa robe ne serrait pas son corps et Marc nota que Mathias s’était placé debout face à elle. Encore ce trouble immobile. Il faut admettre qu’il y avait de quoi. Corps blanc, corps plein, nuque ronde, épaules dégagées.

— Mais si Sophia revient demain, continua Juliette, je m’en voudrais d’avoir raconté ses petites histoires à de simples voisins.

— On peut être voisins sans être simples, dit Lucien.

— Et il y a l’arbre, dit doucement Vandoosler. L’arbre oblige à parler.

— L’arbre ? Quel arbre ?

— Plus tard, dit Vandoosler. Racontez ce que vous savez.

Difficile de résister au timbre de la voix du vieux flic. On ne voit pas pourquoi Juliette aurait fait exception.

— Elle était arrivée de Grèce avec un ami, dit Juliette. Il s’appelait Stelyos. D’après elle, un fidèle, un protecteur, mais, si j’ai bien compris, un fanatique, séduisant, ombrageux, qui ne laissait personne s’approcher d’elle. Sophia était portée, couvée, gardée par Stelyos. Jusqu’à ce qu’elle rencontre Pierre et quitte son compagnon de route. Il paraît que cela fit un drame épouvantable et que Stelyos chercha à se foutre en l’air ou quelque chose dans le même genre. Oui, il voulut se noyer, c’est cela, sans y parvenir. Et puis il hurla, gesticula, menaça et finalement, elle n’eut plus jamais de nouvelles. C’est tout. Donc, rien de formidable. Sauf la manière dont Sophia en parle. Jamais tranquille. Elle pense qu’un jour ou un autre, Stelyos reviendra et que ce ne sera marrant pour personne. Elle dit qu’il est « très grec », bourré de vieilles histoires grecques, je crois, et que ça, ça ne disparaît jamais. Les Grecs, c’était quelqu’un, dans le temps. Sophia dit qu’on oublie ça. Et bref, il y a trois mois, non, trois mois et demi, elle m’a montré une carte qu’elle avait reçue de Lyon. Il y avait juste une étoile sur cette carte, pas bien dessinée en plus. Je n’ai pas trouvé ça très intéressant mais ça a bouleversé Sophia. Moi, je pensais que l’étoile pouvait dire neige, ou Noël, mais elle était convaincue que ça voulait dire Stelyos et que ça n’annonçait rien de bon. Il paraît que Stelyos se dessinait toujours des étoiles. Que les Grecs ont inventé l’idée de faire gaffe aux étoiles. Et puis rien ne s’est produit et elle a oublié. C’est tout. Mais maintenant, je me demande. Je me demande si Sophia a reçu une nouvelle carte. Elle avait peut-être de bonnes raisons d’avoir peur. Des trucs qu’on ne peut pas comprendre. Les Grecs, c’était quelque chose.

— De quand date son mariage avec Pierre ? demanda Marc.

— Longtemps… Quinze ans, vingt ans… dit Juliette. Franchement, un type qui voudrait se venger vingt ans plus tard, ça me paraît invraisemblable. On a quand même autre chose à faire dans la vie que de mâchonner ses déceptions. Vous vous rendez compte ? Si tous les largués du monde mâchonnaient leur truc pour se venger, la terre serait un vrai champ de bataille. Un désert… Pas vrai ?

— Il arrive qu’on puisse penser à quelqu’un longtemps après, dit Vandoosler.

— Qu’on tue quelqu’un sur le coup, je suis d’accord, dit Juliette sans entendre, ce sont des trucs qui arrivent. Un coup de sang. Mais s’énerver vingt ans plus tard, là je ne marche pas. Mais Sophia a l’air de croire à ce genre de réaction. Ça doit être grec, je n’en sais rien. Si je le raconte, c’est parce que Sophia y attache de l’importance. J’ai idée qu’elle s’en veut un peu d’avoir abandonné son camarade grec, et comme Pierre l’avait déçue, c’était peut-être sa manière de se souvenir de Stelyos. Elle disait en avoir peur, mais je crois qu’elle aimait bien penser à Stelyos.

— Déçue par Pierre ? demanda Mathias.

— Oui, dit Juliette. Pierre ne fait plus attention à rien, enfin plus à elle. Il lui parle, sans plus. Il converse, comme dit Sophia, et il lit ses journaux pendant des heures sans lever le nez quand elle passe. Il paraît que ça lui prend dès le matin. Je lui ai bien dit que c’était normal, mais elle, elle trouve ça triste.

— Et alors ? dit Lucien. Et alors ? Si elle est partie en promenade avec son copain grec, ça ne nous regarde pas !

— Mais il y a l’émincé aux champignons, reprit Juliette, butée. Elle m’aurait avertie. De toute façon, j’aimerais mieux savoir. Ça me rassurerait.

— Ce n’est pas tellement l’émincé, dit Marc. C’est l’arbre. Je ne sais pas si on peut rester inactifs devant une femme qui disparaît sans prévenir, un mari indifférent et un arbre dans le jardin. Ça fait beaucoup. Qu’en penses-tu, commissaire ?

Armand Vandoosler leva sa belle gueule. Il avait sa tête de flic. Le regard concentré qui semblait lui rentrer sous les sourcils, le nez qui paraissait plus puissant, offensif. Marc connaissait. Le parrain avait un visage si mobile qu’il pouvait déchiffrer les différents registres de ses pensées. Dans les tons graves, ses jumeaux et la femme envolés on ne sait où, dans les tons moyens, une enquête flicardière, dans les tons aigus, une fille à séduire. Pour simplifier. Parfois tout se mélangeait et ça devenait plus compliqué.

— Je suis inquiet, dit Vandoosler. Mais je ne peux pas faire grand-chose tout seul. Pour ce que j’en ai vu l’autre soir, Pierre Relivaux ne parlera pas devant le premier vieux flic pourri venu. Sûrement pas. C’est un homme à ne plier que devant l’officiel. Pourtant, il faudrait savoir.

— Quoi ? dit Marc.

— Savoir si Sophia a donné un motif à son mari pour son départ, et si oui, lequel, et savoir s’il y a quelque chose sous l’arbre.

— Ça ne va pas recommencer ! cria Lucien. Il n’y a rien sous ce foutu arbre ! Que des pipes en terre du XVIIIe siècle ! Et cassées en plus.

— Il n’y avait rien sous l’arbre, précisa Vandoosler. Mais… aujourd’hui ?

Juliette les regardait tour à tour sans comprendre.

— Mais qu’est-ce que c’est que cette histoire d’arbre ? demanda-t-elle.

— Le jeune hêtre, dit Marc avec impatience. Près du mur du fond, dans son jardin. Elle nous avait demandé de creuser dessous.

— Le hêtre ? Le petit nouveau ? dit Juliette. Mais Pierre m’a dit lui-même qu’il l’avait fait planter pour masquer le mur !

— Tiens, dit Vandoosler, ce n’est pas ce qu’il avait dit à Sophia.

— Quel intérêt aurait un type à planter un arbre la nuit sans le dire à sa femme ? À l’affoler pour rien ? C’est de la perversité imbécile, dit Marc.

Vandoosler se retourna vers Juliette.

— Sophia n’a rien dit d’autre ? À propos de Pierre ? Rivale en vue ?

— Elle n’en sait rien, dit Juliette. Pierre s’absente parfois longtemps le samedi ou le dimanche. Pour s’aérer. Les histoires d’aération, personne n’y croit trop. Alors elle se pose la question, comme tout le monde. Moi par exemple, voilà une question qui ne me tracasse pas. Eh bien, mine de rien, c’est un avantage.

Elle rit. Mathias la fixait, toujours immobile.

— Il faut savoir, dit Vandoosler. Je vais tâcher de me débrouiller du mari, d’arranger une entrevue. Toi, Saint Luc, tu fais cours demain ?

— Il s’appelle Lucien, murmura Mathias.

— Demain, c’est samedi, dit Lucien. C’est congé pour les saints, les soldats en permission et une partie du reste du monde.

— Toi et Marc, vous filerez Pierre Relivaux. C’est un homme occupé et prudent. Si maîtresse il y a, il lui aura attribué classiquement la case samedi-dimanche. Vous avez déjà filé quelqu’un ? Vous savez comment faire ? Non, bien sûr. Sortis de vos filatures historiques, vous n’êtes bons à rien. Pourtant, trois chercheurs du Temps, capables de lancer des filets pour remonter un passé insaisissable, devraient être aptes à traquer l’actuel. À moins que ça ne vous dégoûte, l’actuel ?

Lucien fit la moue.

— Et Sophia ? dit Vandoosler. Vous vous en foutez ?

— Évidemment non, dit Marc.

— Bien. Saint Luc et Saint Marc, vous prenez Relivaux en chasse tout le week-end. Sans le lâcher une minute. Saint Matthieu travaille, qu’il reste dans son tonneau avec Juliette. Oreilles ouvertes, on ne sait jamais. Quant à l’arbre…

— Quoi faire ? dit Marc. On ne peut tout de même pas refaire le coup des ouvriers de la ville. Mais tu ne penses pas vraiment que…

— Tout est possible, dit Vandoosler. Pour l’arbre, il va falloir y aller carrément. Leguennec fera l’affaire. C’est un résistant.

— Qui est Leguennec ? demanda Juliette.

— Un type avec qui j’ai fait des parties de cartes formidables, dit Vandoosler. On avait inventé un jeu inouï qui s’appelait « la baleinière ». Formidable. Il en connaissait un rayon sur la mer, il avait été pêcheur dans sa jeunesse. Pêche hauturière, la mer d’Irlande, tout ça. Formidable.

— Et qu’est-ce que tu veux qu’on en fasse de ton joueur de cartes des mers d’Irlande ? dit Marc.

— Ce pêcheur joueur de cartes est devenu flic.

— Dans ton genre ? demanda Marc. Coulant ou liquide ?

— Ni l’un ni l’autre. La preuve, il est toujours flic. Aujourd’hui, il est même inspecteur en chef au commissariat du 13e arrondissement. Il a été un des rares à tenter de me défendre quand on m’a cassé. Mais je ne peux pas le prévenir moi-même, ça le mettrait dans une position fâcheuse. Le nom de Vandoosler est resté un peu trop célèbre dans le coin. Saint Matthieu s’en chargera.

— Et sous quel prétexte ? dit Mathias. Qu’est-ce que je vais lui dire à ce Leguennec ? Qu’une dame n’est pas rentrée chez elle et que son mari n’est pas inquiet ? Jusqu’à nouvel ordre, tout adulte est libre d’aller où il veut sans que la police s’en mêle, merde.

— Le prétexte ? Rien de plus simple. Il me semble que, il y a une quinzaine, trois types sont venus creuser dans le jardin de la dame en se faisant passer pour des municipaux. Supercherie. Voilà un excellent prétexte. Tu lui fournis les autres éléments et Leguennec comprendra à demi-mot. Il rappliquera.

— Merci, dit Lucien. Le commissaire nous encourage à aller creuser et puis le commissaire nous met les flics au cul. C’est parfait.

— Réfléchis, Saint Luc. Je vous mets Leguennec au cul, c’est un peu différent. Mathias n’aura pas à dire les noms des piocheurs.

— Il les trouvera, ce Leguennec, s’il est si fort !

— Je n’ai pas dit qu’il était fort, j’ai dit qu’il était résistant. Il trouvera en effet les noms parce que je les lui dirai moi-même, mais plus tard. Si c’est nécessaire. Je te dirai quand intervenir, Saint Matthieu. En attendant, je crois que Juliette est fatiguée.

— C’est vrai, dit-elle en se redressant. Je vais rentrer. Est-ce qu’il faut vraiment mettre la police sur le coup ?

Juliette regarda Vandoosler. Ses paroles semblaient l’avoir sécurisée. Alors elle le regardait, souriante. Marc jeta un coup d’œil à Mathias. La beauté du parrain était vieille, elle avait beaucoup servi, mais elle était encore efficace. Qu’allaient pouvoir faire les traits statiques de Mathias contre une vieille beauté éculée mais opérante ?

— Je crois, dit Vandoosler, qu’il faut surtout aller dormir. J’irai voir Pierre Relivaux demain matin. Après quoi, Saint Luc et Saint Marc prendront le relais.

— Exécution de la mission, dit Lucien.

Et il sourit.

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