31

Il n’y avait plus personne dans la baraque quand Marc éteignit l’ordinateur vers onze heures. Vandoosler le Vieux était parti aux renseignements, Mathias avait disparu et Lucien s’était lancé sur la piste des sept carnets de guerre. Pendant quatre heures, Marc avait fait défiler sur l’écran toutes les coupures de journaux, lu et relu chaque article, gardé en mémoire leurs ternies et leurs détails, observé leurs convergences et leurs différences.

Le soleil de juin se maintenait et, pour la première fois, il eut l’idée d’emporter un bol de café dehors et de s’installer dans l’herbe, espérant que l’air du matin lui ôterait son mal de tête. Le jardin était rendu à la vie sauvage. Marc piétina un mètre carré d’herbe, trouva une planche en bois et s’assit dessus, face au soleil. Il ne voyait plus comment progresser. Il connaissait maintenant les documents par cœur. Sa mémoire était bien faite et généreuse et elle lui gardait tout, cette idiote, y compris les broutilles ou les souvenirs des désespoirs. Marc croisa les jambes en tailleur sur sa planche, comme un fakir. Ce passage à Dourdan n’avait pas apporté grand-chose. Dompierre était mort avec sa petite histoire, et on ne voyait pas comment s’y prendre pour la connaître. On ne savait même pas si elle aurait été intéressante.

Alexandra passa dans la rue avec un sac à provisions et Marc lui fit un signe de la main. Il tenta de se la figurer en meurtrière et cela lui fit du mal Qu’est-ce qu’elle était allée foutre durant plus de trois heures avec sa voiture ?

Marc se sentit inutile, impuissant, stérile. Il avait l’impression de négliger quelque chose. Depuis que Lucien avait dit ce truc sur l’essentiel révélé dans la quête des paroxysmes, il n’était pas à l’aise. Ça le gênait. Tant dans sa manière de conduire ses recherches sur le Moyen Âge que dans la façon dont il réfléchissait à cette affaire. Lassé de ces pensées trop molles, trop floues, Marc abandonna sa planche et se leva, observant le front Ouest. C’est curieux comme cette manie de Lucien leur était entrée dans la tête. Personne n’aurait songé à appeler cette maison autrement que le front Ouest. Relivaux n’avait sans doute pas réapparu, le parrain le lui aurait dit. Est-ce que les flics avaient pu s’assurer de son emploi du temps à Toulon ?

Marc posa son bol sur la planche et sortit sans bruit du jardin. De la rue, il scruta le front Ouest. Il lui semblait que la femme de ménage ne venait que le mardi et le vendredi. Quel jour était-on ? Jeudi. Rien ne semblait bouger dans la maison. Il considéra la haute grille bien entretenue, pas du tout rouillée comme la leur, et dont les pointes qui la hérissaient avaient l’air très efficaces. Le tout était de se hisser là-dessus sans se faire voir par un passant, et de souhaiter être assez agile pour éviter de s’embrocher au passage. Marc regarda de droite et de gauche la petite rue déserte. Il aimait bien cette petite rue. Il approcha la haute poubelle et, comme Lucien l’avait fait l’autre nuit, grimpa dessus. Il s’agrippa aux barreaux et réussit, avec des ratés, à atteindre le haut de la grille qu’il enjamba sans accroc.

Sa propre habileté lui fit plaisir. Il se laissa retomber de l’autre côté en pensant qu’en effet, il aurait fait un bon cueilleur non chasseur, tout en vigueur et en délicatesse. Ravi, il replaça ses bagues d’argent qui avaient un peu tourné durant l’ascension et se dirigea à pas doux vers le jeune hêtre. Pour quoi faire ? Pourquoi se donner tant de mal pour aller voir ce crétin d’arbre muet ? Pour rien, parce qu’il se l’était promis et qu’il en avait par-dessus la tête de s’enliser dans cette histoire où le sauvetage d’Alexandra devenait chaque jour plus douteux. Cette imbécile de fille orgueilleuse faisait tout de travers.

Marc posa sa main sur le tronc frais, puis son autre main. L’arbre était encore assez jeune pour qu’il puisse en faire le tour avec ses doigts. Comme ça, il eut envie de l’étrangler, de lui serrer le cou jusqu’à ce qu’il raconte entre deux hoquets ce qu’il était venu faire dans ce jardin. Il laissa retomber ses bras, découragé. On n’étrangle pas un arbre. Un arbre, ça ferme sa gueule, c’est muet, c’est pire qu’une carpe, ça ne fait même pas de bulles. Ça ne fait que des feuilles, du bois, des racines. Si, ça fait de l’oxygène aussi, ce qui est assez pratique. À part ça, rien. Muet. Muet comme Mathias qui tentait de faire parler ses tas de silex et d’ossements : un type muet conversant avec des objets muets. C’était complet. Mathias assurait qu’il savait les entendre, qu’il suffisait de connaître leur langue et de les écouter. Marc, qui n’aimait que le bavardage des textes, de lui-même et des autres, ne pouvait pas comprendre ce genre de conversation du silence. Pourtant, Mathias finissait par trouver des trucs, c’était indéniable.

Il s’assit aux côtés de l’arbre. L’herbe n’avait pas encore bien repoussé autour de lui depuis qu’on l’avait déraciné deux fois. Ça faisait un petit duvet d’herbe clairsemée qu’il caressa avec sa paume. Bientôt, elle serait forte et grande et on n’y verrait plus rien. On oublierait l’arbre et sa terre. Mécontent, Marc arracha par touffes l’herbe neuve. Quelque chose n’allait pas. La terre était sombre, grasse, presque noire. Il se souvenait bien des deux jours où ils avaient ouvert et fermé cette tranchée stérile. Il revoyait Mathias, enfoncé dans la tranchée jusqu’à mi-cuisses, disant que ça suffisait, qu’on s’arrêtait, que les niveaux étaient en place, intacts. Il revoyait ses pieds nus dans ses sandales, couverts de terre. Mais d’une terre limoneuse, brun-jaune, légère. Il y en avait dans le fourneau de la pipe blanche qu’il avait ramassée en marmonnant « XVIIIe siècle ». Une terre claire, friable. Et quand ils avaient rebouché, ils avaient mélangé l’humus et la terre claire. Claire, pas du tout comme celle-ci qu’il était en train de pétrir entre ses doigts. Du nouvel humus, déjà ? Marc gratta plus profondément. De la terre noire, toujours. Il fit le tour de l’arbre et examina le sédiment sur tout son pourtour. Aucun doute, on avait touché au sous-sol. Les couches de terrain n’étaient plus telles qu’ils les avaient laissées. Mais les flics avaient creusé après eux. Peut-être étaient-ils descendus plus profondément, peut-être avaient-ils entamé une couche de terre noire sous-jacente. Ça devait être ça. Ils n’avaient pas su distinguer les niveaux intacts et s’étaient enfoncés largement dans une terre noire qu’ils avaient répandue en surface en rebouchant. Pas d’autre explication. Aucun intérêt.

Marc resta assis là un moment en laissant ses doigts sillonner le sol. Il ramassa un petit tesson de grès, qui lui parut plus XVIe siècle que XVIIIe. Mais il ne connaissait pas grand-chose à ça et il le fourra dans sa poche. Il se releva, tapota le tronc de l’arbre pour le prévenir qu’il s’en allait et reprit l’ascension de la grille. Il touchait des pieds la poubelle quand il vit le parrain arriver.

— Très discret, dit Vandoosler.

— Et alors ? dit Marc en frottant ses mains sur son pantalon. J’ai juste été voir l’arbre.

— Et qu’est-ce qu’il t’a dit ?

— Que les flics de Leguennec avaient creusé beaucoup plus profond que nous, jusqu’au XVIe siècle. Mathias n’a pas tout à fait tort, la terre peut parler. Et toi ?

— Descends de cette poubelle, ça m’évitera de crier. Christophe Dompierre était bien le fils du critique Daniel Dompierre. Voilà un point de réglé. Quant à Leguennec, il a fait commencer la lecture des archives chez Siméonidis mais il patine autant que nous. Sa seule satisfaction est que les dix-huit bateaux perdus en Bretagne sont tous revenus au port.

En traversant le jardin, Marc récupéra son bol de café. Il en restait une goutte froide dans le fond, qu’il but.

— Il est presque midi, dit-il. Je me décrasse et je vais avaler un morceau dans le tonneau.

— C’est du luxe, dit Vandoosler.

— Oui, mais c’est jeudi. En hommage à Sophia.

— Tu es certain que ce n’est pas pour voir Alexandra ? Ou pour l’émincé de veau ?

— Ce n’est pas ce que j’ai dit. Tu veux venir ?


Alexandra était à sa table habituelle et s’échinait à faire manger son fils qui était d’humeur boudeuse. Marc passa la main dans les cheveux de Cyrille et le laissa jouer avec ses bagues. Il aimait les bagues de Saint Marc. Marc lui avait dit que c’était un magicien qui les lui avait données, qu’elles avaient un secret mais qu’il n’avait jamais trouvé lequel. Le magicien s’était envolé à la récré avant de le lui dire. Cyrille les avait frottées, tournées, il avait soufflé dessus mais rien ne s’était produit. Marc alla serrer la main de Mathias qui semblait figé derrière le comptoir.

— Qu’est-ce qu’il y a ? demanda Marc, tu as l’air pétrifié.

— Je ne suis pas pétrifié, je suis coincé. Je me suis changé à toute allure, j’ai tout mis, la chemise, le gilet, le nœud papillon, mais j’ai oublié les chaussures. Juliette dit que je ne peux pas servir en sandales. C’est curieux, elle est très à cheval là-dessus.

— Je la comprends, dit Marc. Je vais te les chercher. Prépare-moi un émincé.

Marc revint cinq minutes plus tard avec les chaussures et la pipe en terre blanche.

— Tu te souviens de cette pipe et de cette terre ? demanda-t-il à Mathias.

— Évidemment.

— Ce matin, j’ai été saluer l’arbre. Ce n’est plus la même terre en surface. Elle est noire et argileuse.

— Comme sous tes ongles ?

— C’est ça.

— Ça veut dire que les flics ont creusé plus profond que nous.

— Oui. C’est ce que j’ai pensé.

Marc rangea le fourneau de pipe dans sa poche et sentit sous ses doigts le tesson de grès. Marc transvasait de poche en poche beaucoup de trucs inutiles dont il n’arrivait plus à se défaire par la suite. Ses poches lui faisaient le même coup que sa mémoire, elles lui foutaient rarement la paix.

Une fois en chaussures, Mathias installa Marc et Vandoosler à la table d’Alexandra, qui avait dit que ça ne la gênait pas. Puisqu’elle n’en parlait pas, Marc évita de la questionner sur l’interrogatoire qu’elle avait subi la veille. Alexandra demanda des nouvelles du voyage à Dourdan et comment allait son grand-père. Marc jeta un coup d’œil au parrain qui hocha la tête imperceptiblement, il s’en voulut d’avoir quêté son assentiment avant de parler à Lex et il comprit que le doute avait fait beaucoup plus de chemin en lui qu’il ne le croyait. Il lui exposa en détail le contenu du carton 1978, ne sachant plus s’il le faisait avec sincérité ou s’il « laissait filer la ligne » pour surprendre ses réactions. Mais Alexandra, assez éteinte, ne réagissait même pas. Elle dit seulement qu’elle devrait aller voir son grand-père ce week-end.

— Je vous le déconseille pour le moment, dit Vandoosler.

Alexandra fronça les sourcils, tendit son maxillaire.

— C’est à ce point-là ? Ils veulent m’inculper ? demanda-t-elle à voix basse, pour ne pas inquiéter Cyrille.

— Disons que Leguennec est mal disposé. Ne bougez pas. Pavillon, école, tonneau, square et rien d’autre.

Alexandra se renfrogna. Marc pensa qu’elle n’aimait pas qu’on lui donne des ordres et elle lui fit songer un bref instant à son grand-père. Elle était capable de faire le contraire de ce que lui demandait Vandoosler pour le simple plaisir de ne pas obéir.

Juliette vint desservir la table et Marc l’embrassa. Il lui résuma Dourdan en trois mots. Il commençait à en avoir assez de ce carton 1978 qui n’avait fait que compliquer les choses sans en éclairer une seule. Alexandra habillait Cyrille pour le reconduire à l’école quand Lucien entra dans le tonneau, hors d’haleine, en faisant claquer la porte. Il prit la place d’Alexandra, ne sembla même pas la voir partir, et demanda à Mathias un énorme verre de vin.

— Ne t’inquiète pas, dit Marc à Juliette. C’est la Grande Guerre qui lui fait ça. Ça passe, ça revient, ça passe. Question d’habitude.

— Imbécile, dit Lucien dans un souffle.

Au ton de Lucien, Marc sentit qu’il se trompait. Ce n’était pas la Grande Guerre. Lucien n’avait pas cette expression heureuse qu’aurait dû lui procurer la découverte des carnets de guerre d’un soldat paysan. Il était anxieux et trempé de sueur. Sa cravate était de travers et deux plaques rouges lui avaient poussé sur le front. Lucien, encore essoufflé, jeta un coup d’œil aux clients qui déjeunaient au Tonneau et, par signes, demanda à Vandoosler et Marc de rapprocher leurs visages.

— Ce matin, commença Lucien entre deux respirations, j’ai téléphoné chez René de Frémonville. Il avait changé de numéro. Alors j’ai été directement chez lui.

Lucien but une large gorgée de vin rouge avant de continuer.

— Sa femme était là. R. de Frémonville, c’est sa femme : Rachel, une dame de soixante-dix ans. J’ai demandé à voir son mari. Tu parles d’une gaffe. Tiens-toi bien, Marc, Frémonville est mort depuis belle lurette.

— Et alors ? dit Marc.

— Il a été assassiné, mon vieux. Clac, deux balles dans la tête un soir de septembre 1979. Et attends, il n’était pas seul. Il était avec son vieux copain Daniel Dompierre. Clac, deux balles pour lui aussi. Flingués, les deux critiques.

— Merde, dit Marc.

— Tu peux le dire, parce que mes carnets de guerre, ils se sont envolés dans le déménagement qui a suivi. La femme de Frémonville s’en foutait. Elle est incapable de savoir où ils ont pu passer.

— Au fait, il était paysan, le soldat ? demanda Marc.

Lucien le regarda avec étonnement.

— Ça t’intéresse maintenant ?

— Non. Mais à force, ça m’imbibe.

— Eh bien oui, dit Lucien en s’animant, il était paysan ! Alors, tu vois ? Ce n’est pas un miracle, ça ? Si seulement…

— Passe sur les carnets de guerre, ordonna Vandoosler. Continue. Il a dû y avoir une enquête, non ?

— Bien sûr, dit Lucien. Ça été le plus dur à savoir. Rachel de Frémonville se dérobait et ne voulait pas en parler. Mais j’ai été tout en habileté et en persuasion. Frémonville alimentait le marché du théâtre parisien en cocaïne. Son copain Dompierre aussi, sans doute. Les flics en ont retrouvé une cargaison sous les lattes du parquet, chez Frémonville, là où les deux critiques ont été descendus. L’enquête a conclu à un règlement de comptes entre gros dealers. L’affaire était transparente en ce qui concerne Frémonville mais les preuves contre Dompierre étaient rabougries. Les flics n’ont retrouvé chez lui que quelques sachets de coke coincés derrière une plaque de cheminée.

Lucien vida son verre et en demanda un autre à Mathias. Au lieu de ça, Mathias lui apporta un émincé de veau.

— Mange, dit-il.

Lucien regarda le visage résolu de Mathias et attaqua son émincé.

— Rachel m’a dit qu’à l’époque, Dompierre fils, c’est-à-dire Christophe, avait refusé de croire quoi que ce soit de ce genre sur son père. La mère et le fils se sont bagarrés dur avec les flics mais ça n’a rien changé. Double assassinat classé à la rubrique trafic de drogue. Ils n’ont jamais mis la main sur le meurtrier.

Lucien se calmait. Son souffle redevenait régulier. Vandoosler avait pris sa tête de flic, le nez offensif, les yeux enfoncés loin derrière ses sourcils. Il massacrait les morceaux de pain que Mathias avait apportés dans une corbeille.

— De toute façon, dit Marc, qui essayait de classer ses idées à toute vitesse, ça n’a rien à voir avec notre truc. Ces deux types se sont fait buter plus d’un an après la représentation d’Elektra. Affaire de drogue, en plus. Je suppose que les flics savaient de quoi ils parlaient.

— Ne fais pas l’imbécile, Marc, dit Lucien avec impatience. Le jeune Christophe Dompierre n’y croyait pas. Aveuglement d’amour filial ? Peut-être. Mais quinze ans plus tard, quand Sophia se fait tuer, il réapparaît, il cherche une nouvelle piste. Tu te souviens de ce qu’il t’a dit ? De sa « misérable petite croyance » ?

— S’il se trompait il y a quinze ans, dit Marc, il pouvait encore se tromper il y a trois jours.

— Sauf, dit Vandoosler, qu’il s’est fait tuer. On ne tue pas quelqu’un qui se trompe. On tue quelqu’un qui trouve.

Lucien hocha la tête et sauça son assiette d’un geste ample. Marc soupira. Il se trouvait l’esprit lent ces derniers temps et ça le souciait.

— Dompierre avait trouvé, reprit Lucien à voix basse. Il avait donc déjà raison, il y a quinze ans.

— Trouvé quoi ?

— Qu’un figurant avait agressé Sophia. Et si tu veux mon avis, son père savait qui c’était, et il lui avait dit. Il l’avait peut-être croisé quand il sortait en courant de la loge, la cagoule à la main. Ce qui fait que le lendemain, le figurant ne revient pas. Il a la trouille d’être reconnu. Ce doit être la seule chose que Christophe savait : que son père connaissait l’agresseur de Sophia. Et que si Frémonville trafiquait de la coke, ce n’était pas le cas de Daniel Dompierre. Trois sachets derrière une plaque de cheminée, c’est un peu gros, non ? Le fils a raconté ça aux flics. Mais cette vieille anecdote de scène qui datait de plus d’un an n’intéressait pas les flics. La brigade des stups tenait l’affaire et l’agression contre Sophia Siméonidis n’avait aucune importance. Alors le fils Dompierre a dû laisser tomber. Mais quand Sophia s’est fait tuer à son tour, il a repris le mors aux dents. L’affaire continuait. Il avait toujours pensé que son père et Frémonville avaient été tués, non pas pour de la coke, mais parce que le hasard leur avait fait croiser à nouveau la route de l’agresseur-violeur. Et celui-ci les a flingués pour qu’ils ne parlent pas. Ça devait être sacrément important pour lui.

— Ton truc ne tient pas debout, dit Marc. Pourquoi le gars ne les aurait-il pas flingués tout de suite ?

— Parce que ce gars portait sûrement un nom de scène. Si tu t’appelles Roger Boudin, tu as intérêt à changer ton nom pour Frank Delner par exemple, ou n’importe quoi qui sonne un peu aux oreilles d’un metteur en scène. Donc, le type se barre sous son pseudo et il est tranquille. Qui veux-tu qui devine que Frank Delner, c’est Roger Boudin ?

— Bon et alors, merde ?

— Tu es nerveux aujourd’hui, Marc. Et alors, imagine que plus d’un an après, le type croise Dompierre, et sous son vrai nom cette fois ? Là, plus le choix : il les flingue, lui et son ami, certainement mis dans la confidence. Il sait que Frémonville est un dealer et ça l’arrange au poil. Il planque trois sachets chez Dompierre, les flics avalent le tout et l’affaire s’en va aux stups.

— Et pourquoi ton Boudin-Delner aurait-il tué Sophia quatorze ans plus tard, puisque Sophia, de toute façon, ne l’avait pas identifié ?

Lucien, à nouveau fiévreux, plongea dans un sac en plastique qu’il avait déposé sur la chaise.

— Bouge pas, mon vieux, bouge pas.

Il fouilla un moment dans un tas de papiers et en sortit un rouleau retenu par un élastique. Vandoosler le regardait, visiblement admiratif. Le hasard avait servi Lucien, mais Lucien avait drôlement bien harponné ce hasard.

— Après ça, dit Lucien, j’étais déboussolé. La dame Rachel aussi, d’ailleurs. Ça l’avait remuée de fouiller ses souvenirs. Elle n’était pas au courant de l’assassinat de Christophe Dompierre et tu penses bien que je ne lui ai rien dit. On s’est fait un petit café, sur le coup de dix heures, pour se remonter. Et puis, c’était bien joli tout ça, mais je pensais toujours à mes carnets de guerre. C’est humain, tu comprends.

— Je comprends, dit Marc.

— Rachel de Frémonville faisait beaucoup d’efforts pour ces carnets de guerre, mais peine perdue, ils étaient vraiment égarés. En buvant son café, elle a poussé une petite exclamation. Tu sais, ces petites exclamations magiques, comme dans un vieux film. Elle se souvenait que son mari, qui était très attaché à ces sept carnets, avait pris la précaution de les faire clicher par son photographe de presse. Parce que le papier de ces carnets était de mauvaise qualité et commençait à se piquer, à partir en dentelle. Elle me dit qu’avec de la chance, le photographe avait pu garder des épreuves ou des négatifs de ces photos de carnets, pour lesquelles il s’était donné beaucoup de mal. C’était écrit au crayon et pas facile à clicher. Elle m’a filé l’adresse du photographe, à Paris heureusement, et j’ai foncé droit chez lui. Il était là, à tirer des épreuves. Il n’a que la cinquantaine et il est toujours dans le métier. Tiens-toi bien, Marc, mon ami : il avait conservé les négatifs des photos des carnets et il va me les développer ! Sans blague.

— Magnifique, dit Marc d’un ton maussade. Je te parlais du meurtre de Sophia, pas de tes carnets.

Lucien se tourna vers Vandoosler en désignant Marc.

— Il est vraiment nerveux, hein ? Impatient ?

— Quand il était petit, dit Vandoosler, et qu’il faisait tomber sa balle du balcon dans la cour en bas, il trépignait aux larmes jusqu’à ce que j’aille la rechercher. Il n’y avait plus que ça qui comptait. J’en ai fait des allers et retours. Et pour des petites balles mousse de rien du tout, encore.

Lucien rit. Il avait à nouveau l’air heureux, mais ses cheveux bruns étaient toujours collés de sueur. Marc sourit aussi. Il avait complètement oublié le coup des balles mousse.

— Je continue, dit Lucien toujours chuchotant. Tu as pigé que ce photographe suivait Frémonville dans ses reportages ? Qu’il faisait la couverture photo des spectacles ? J’ai pensé qu’il avait peut-être gardé des épreuves. Il était au courant de la mort de Sophia mais pas de celle de Christophe Dompierre. Je lui en ai dit deux mots et l’affaire lui a paru assez sérieuse pour qu’il recherche son dossier sur Elektra. Et voilà, dit Lucien en agitant le rouleau sous les yeux de Marc. Des photos. Et pas que de Sophia. Des photos de scène, de groupe.

— Montre, dit Marc.

— Patience, fit Lucien.

Lentement, il défit son rouleau et en tira avec précaution un cliché qu’il étala sur la table.

— Toute la troupe au salut le soir de la première, dit-il en calant chaque coin de la photo avec des verres. Il y a tout le monde. Sophia au milieu, entourée du ténor et du baryton. Bien sûr ils sont tous maquillés et en costume. Mais tu ne reconnais personne ? Et vous, commissaire, personne ?

Marc et Vandoosler se penchèrent tour à tour sur la photo. Des visages fardés, petits, mais nets. Un bon cliché. Marc, qui se sentait depuis un bon moment en perte de vitesse par rapport aux fulgurances de Lucien, sentait l’abandonner tous ses moyens. L’esprit brouillé, décontenancé, il examinait les petits visages blancs sans qu’aucun ne lui évoque quoi que ce soit. Si, celui-là, c’était Julien Moreaux, tout jeune, tout mince.

— Évidemment, dit Lucien. Ça n’a rien d’étonnant. Continue.

Marc secoua la tête, presque humilié. Non, il ne voyait rien. Vandoosler, également contrarié, faisait la grimace. Pourtant, il posa un doigt sur un visage.

— Celui-là, dit-il doucement. Mais je ne peux pas mettre un nom dessus.

Lucien hocha la tête.

— Exact, dit-il. Celui-là. Et moi, je peux mettre un nom dessus.

Il jeta un rapide regard vers le bar, vers la salle, puis il approcha son visage tout contre ceux de Marc et de Vandoosler.

— Georges Gosselin, le frère de Juliette, murmura-t-il.

Vandoosler serra les poings.

— Règle l’addition, Saint Marc, dit-il brièvement. On rentre tout de suite à la baraque. Dis à Saint Matthieu de nous rejoindre dès qu’il a fini son service.

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