33

Mathias dormit mal. À sept heures du matin, il enfila pull et pantalon et se glissa dehors sans bruit pour aller frapper chez Juliette. La porte était grande ouverte. Il la trouva affaissée sur une chaise au milieu de trois flics qui mettaient la maison sens dessus dessous dans l’espoir d’y découvrir Georges Gosselin planqué dans un abri. D’autres faisaient de même au Tonneau. Les caves, les cuisines, tout y passa. Mathias restait debout, les bras pendant le long du corps, évaluant du regard le bordel inimaginable que les flics avaient réussi à mettre en une heure de temps. Leguennec, arrivé vers huit heures, donna l’ordre d’aller perquisitionner dans la maison en Normandie.

— Tu veux qu’on t’aide à ranger ? demanda Mathias, une fois les flics partis.

Juliette secoua la tête.

— Non, dit-elle. Je ne veux plus voir les autres. Ils ont balancé Georges à Leguennec.

Mathias écrasait ses mains l’une contre l’autre.

— Tu as ta journée, on n’ouvrira pas le Tonneau, dit Juliette.

— Alors, je peux ranger ?

— Toi ? Oui, dit-elle. Aide-moi.

Tout en rangeant, Mathias essayait de parler à Juliette, de lui expliquer les choses, de la préparer, de la calmer. Cela semblait un peu l’apaiser.

— Tiens, dit-elle. Regarde : Leguennec emmène Vandoosler. Qu’est-ce que le vieux va lui dire encore ?

— Ne t’inquiète pas. Il choisira, comme d’habitude.

De sa fenêtre, Marc vit Vandoosler partir avec Leguennec. Il s’était arrangé pour ne pas le croiser ce matin. Mathias était chez Juliette, il devait lui parler, choisir ses mots. Il monta voir Lucien. Très occupé à retranscrire les pages du carnet de guerre n°1, septembre 1914 à février 1915, Lucien fit signe à Marc de ne pas faire de bruit. Il avait décidé de prendre une journée de congé supplémentaire, estimant qu’une grippe de deux jours n’était pas crédible. En regardant Lucien travailler dans sa magistrale indifférence au monde extérieur, Marc se dit qu’au fond, c’était peut-être ce qu’il avait de mieux à faire, lui aussi. La guerre était finie. Alors, se réatteler à la charrue de son Moyen Âge, bien que nul ne lui ait rien demandé. Travailler pour personne et pour rien, retrouver ses seigneurs et ses paysans. Marc redescendit et ouvrit ses dossiers sans conviction. Gosselin serait rattrapé un jour ou l’autre. Il y aurait procès et voilà tout. Alexandra n’aurait plus rien à craindre et continuerait à le saluer d’un signe de la main dans la rue. Oui, mieux valait le XIe siècle que d’attendre cela.


Leguennec attendit d’être dans son bureau, portes fermées, pour s’emporter.

— Alors ? gueula-t-il. Tu es fier de ton boulot ?

— Assez, dit Vandoosler. Tu tiens ton coupable, non ?

— Je le tiendrais si tu ne lui avais pas permis de filer ! Tu es corrompu, Vandoosler, pourri !

— Disons que je lui ai laissé trois heures pour se retourner. C’est le moins qu’on puisse donner à un homme.

Leguennec frappa du plat des mains sur son bureau.

— Mais, bon sang, pourquoi ? cria-t-il. Il ne t’est rien, ce gars ! Pourquoi as-tu fait ça ?

— Pour voir, dit Vandoosler avec nonchalance. Il ne faut pas bloquer les événements. Ça a toujours été ton tort.

— Tu sais ce que ça peut te coûter, ta petite combine ?

— Je le sais. Mais tu ne feras rien contre moi.

— Tu crois ça ?

— Je le crois. Parce que tu commettrais une grosse erreur, c’est moi qui te le dis.

— Tu es mal placé pour parler d’erreur, tu ne trouves pas ?

— Et toi ? Sans Marc, tu n’aurais jamais fait le rapport entre la mort de Sophia et celle de Christophe Dompierre. Et sans Lucien, tu n’aurais jamais couplé l’affaire à l’assassinat des deux critiques et tu n’aurais jamais identifié le figurant Georges Gosselin.

— Et sans toi, il serait dans ce bureau à cette heure !

— Exactement. Si on jouait aux cartes en attendant ? proposa Vandoosler.

Un jeune inspecteur adjoint ouvrit la porte en coup de vent.

— Tu pourrais frapper, gueula Leguennec.

— Pas eu le temps, s’excusa le jeune homme. Il y a là un type qui veut vous voir d’urgence. Pour l’affaire Siméonidis-Dompierre.

— Elle est bouclée, l’affaire ! Fous-le-moi dehors !

— Demande d’abord qui est le type, suggéra Vandoosler.

— Qui est le type ?

— Un gars qui logeait à l’Hôtel du Danube en même temps que Christophe Dompierre. Celui qui était parti le matin avec sa voiture sans même voir le corps à côté.

— Fais-le entrer, dit Vandoosler entre ses dents. Leguennec fit un signe et le jeune inspecteur appela dans le couloir.

— On fera cette partie plus tard, dit Leguennec. L’homme entra et s’assit avant que Leguennec ne l’y invite. Il était survolté.

— À quel sujet ? demanda Leguennec. Faites vite. J’ai un gars en fuite. Votre nom, profession ?

— Éric Masson, chef de service à la SODECO Grenoble.

— On s’en fout, dit Leguennec. C’est pour quoi ?

— J’étais à l’Hôtel du Danube, dit Masson. L’établissement ne paie pas de mine mais j’y ai mes habitudes. C’est tout près de la SODECO Paris.

— On s’en fout, répéta Leguennec. Vandoosler lui fit signe d’y aller un peu plus mou, et Leguennec s’assit, proposa une cigarette à Masson et s’en alluma une.

— Je vous écoute, dit-il, un ton plus bas.

— J’y étais la nuit où M. Dompierre s’est fait assassiner. Le pire, c’est que j’ai pris ma voiture le matin sans me douter de rien, alors que le corps était juste à côté, à ce qu’on m’a expliqué plus tard.

— Oui, et alors ?

— C’était donc mercredi matin. J’ai été directement à la SODECO et j’ai garé ma voiture dans le parking souterrain.

— On s’en fout aussi, dit Leguennec.

— Mais non, on ne s’en fout pas ! s’emporta brusquement Masson. Si je vous donne ces détails, c’est qu’ils ont une extrême importance !

— Pardon, dit Leguennec, je suis excédé. Alors ?

— Le lendemain, jeudi, j’ai fait pareil. C’était un stage de trois jours de formation. Garé ma voiture dans le parking souterrain et revenu à la nuit à l’hôtel après avoir dîné avec les stagiaires. Ma voiture est noire, je le précise. C’est une Renault 19, à la caisse très surbaissée.

Vandoosler fit un nouveau signe à Leguennec avant qu’il ne dise qu’il s’en foutait.

— Le stage s’est terminé hier soir. Ce matin, je n’avais donc plus qu’à régler ma note et repartir sans me presser pour Grenoble. J’ai sorti la voiture et je me suis arrêté au plus proche garage pour faire le plein. C’est un garage où les pompes à essence sont dehors.

— Calme-toi, bon Dieu, murmura Vandoosler à Leguennec.

— Alors, continua Masson, pour la première fois depuis mercredi matin, j’ai fait le tour de ma voiture en plein jour pour aller ouvrir le réservoir à essence. Le réservoir est placé du côté droit, comme sur toutes les voitures. C’est là que je l’ai vue.

— Quoi ? demanda Leguennec, soudain attentif.

— L’inscription. Dans la poussière de l’aile avant droite, tout en bas, il y avait une inscription faite au doigt. J’ai d’abord pensé qu’un gosse avait fait ça. Mais d’ordinaire, les gosses le font sur le pare-brise et ils écrivent « Sale ». Alors je me suis accroupi et j’ai lu. Ma voiture est noire, elle prend la crasse et la poussière, et l’inscription était très nette, comme sur un tableau. Et là, j’ai compris. C’était lui, ce Dompierre, qui avait écrit sur ma voiture avant de mourir. Il n’est pas mort sur le coup, n’est-ce pas ?

Penché en avant, Leguennec retenait réellement son souffle.

— Non, dit-il, il est mort quelques minutes après.

— Alors, étendu par terre, il a eu le temps, la force, de tendre un bras et d’écrire. D’écrire sur ma voiture le nom de son assassin. Coup de chance, il n’a pas plu depuis.

Deux minutes plus tard, Leguennec appelait le photographe du commissariat et se ruait dans la rue où Masson avait garé sa Renault noire et sale.

— Un peu plus, criait Masson en courant derrière lui, je la passais au Lavomatic. C’est incroyable la vie, non ?

— Vous êtes dingue d’avoir laissé une pièce à conviction pareille dans la rue ? N’importe qui pourrait l’effacer par mégarde !

— Figurez-vous qu’on ne m’a pas laissé garer dans la cour de votre commissariat. Consignes, ils ont dit.

Les trois hommes s’étaient agenouillés devant l’aile droite. Le photographe leur demanda de reculer pour qu’il puisse faire son travail.

— Un cliché, dit Vandoosler à Leguennec. J’en veux un cliché, dès que possible.

— En quel honneur ? dit Leguennec.

— Tu n’es pas seul sur cette affaire et tu le sais très bien.

— Je ne le sais que trop. Tu auras ton cliché. Repasse dans une heure.


Vers deux heures, Vandoosler se faisait déposer en taxi à la baraque. C’était coûteux mais les minutes comptaient aussi. Il entra en hâte dans le réfectoire vide et attrapa le manche du balai, qui n’avait toujours pas été capitonné. Il frappa sept coups sonores au plafond. Sept coups voulaient dire « Descente de tous les évangélistes ». Un coup valait pour appeler Saint Matthieu, deux coups pour Saint Marc, trois pour Saint Luc et quatre pour lui-même. Sept pour l’ensemble. C’était Vandoosler qui avait mis au point ce système parce que tout le monde en avait marre de descendre et de monter les escaliers pour rien.

Mathias, qui était rentré après avoir déjeuné calmement chez Juliette, entendit les sept coups et les répercuta pour Marc avant de descendre. Marc répercuta pour Lucien qui s’arracha à sa lecture en marmonnant « Appel en première ligne. Exécution de la mission ». Une minute plus tard, ils étaient tous dans le réfectoire. Ce système du balai était réellement efficace, à ceci près qu’il abîmait les plafonds et qu’il ne permettait pas de communiquer avec l’extérieur comme le téléphone.

— Ça y est ? demanda Marc. On a rattrapé Gosselin ou il s’est flingue avant ?

Vandoosler avala un grand verre de flotte avant de parler.

— Prenez un type qui vient d’être frappé de coups de couteau, qui sait qu’il va mourir. S’il a encore la force et les moyens de laisser un message, il écrit quoi ?

— Le nom de l’assassin, dit Lucien.

— Tous d’accord ? demanda Vandoosler.

— C’est une évidence, dit Marc. Mathias hocha la tête.

— Bien, dit Vandoosler. Je pense comme vous. Et j’en ai vu plusieurs cas dans ma carrière. La victime, si elle le peut, et si elle le connaît, écrit toujours le nom de son assassin. Toujours.

Vandoosler, le visage soucieux, tira de sa veste l’enveloppe qui contenait le cliché de la voiture noire.

— Christophe Dompierre, reprit-il, a écrit un nom dans la poussière d’une carrosserie de voiture avant de mourir. Ce nom s’est promené dans Paris pendant trois jours. Le propriétaire de la bagnole vient seulement de découvrir l’inscription.

— « Georges Gosselin », dit Lucien.

— Non, dit Vandoosler. Dompierre a écrit « Sophia Siméonidis ».

Vandoosler lança le cliché sur la table et se laissa tomber sur une chaise.

— La morte-vivante, murmura-t-il.

Muets, les trois hommes se rapprochèrent du cliché pour le regarder. Aucun d’eux n’osait le toucher, comme s’ils avaient peur. L’écriture au doigt laissée par Dompierre était faible, irrégulière, d’autant qu’il avait dû lever le bras pour atteindre le bas de la portière. Mais il n’y avait aucun doute possible. Il avait écrit, en plusieurs temps, comme reprenant ses dernières forces, « Sofia Siméonidis ». Le « a » de Sofia avait un peu dérapé, et l’orthographe aussi. Il avait écrit « Sofia » au lieu de « Sophia ». Marc se rappela que Dompierre disait « Mme Siméonidis ». Son prénom ne lui était pas familier.

Atterré, chacun s’assit en silence, assez loin du cliché où s’étalait, en noir et blanc, la terrible accusation. Sophia Siméonidis vivante. Sophia assassinant Dompierre. Mathias eut un frisson. Pour la première fois, le malaise et la peur tombèrent dans le réfectoire, ce vendredi, en plein début d’un après-midi. Le soleil entrait par les fenêtres mais Marc se sentait les doigts froids, des fourmis dans les jambes. Sophia vivante, manigançant sa fausse mort, faisant brûler une autre à sa place, laissant son caillou de basalte en témoin, Sophia la belle rôdant, la nuit, dans Paris, dans la rue Chasle. Tout près d’eux. La morte-vivante.

— Et Gosselin, alors ? demanda Marc à voix basse.

— Ce n’était pas lui, dit Vandoosler sur le même ton. Je le savais déjà hier, de toute façon.

— Tu le savais ?

— Tu te souviens des deux cheveux de Sophia que Leguennec a retrouvés le vendredi 4 dans le coffre de la voiture de Lex ?

— Évidemment, dit Marc.

— Ces cheveux, ils n’y étaient pas la veille. Quand on a appris le jeudi l’incendie de Maisons-Alfort, j’ai attendu la nuit pour aller aspirer le coffre de sa voiture de fond en comble. J’ai conservé de mes années de service un petit nécessaire assez pratique. Dont un aspirateur sur batterie et des sachets bien propres. Il n’y avait rien dans le coffre, pas un cheveu, pas un bout d’ongle, pas un fragment d’habit. Que du sable et de la poussière.

Stupéfaits, les trois hommes dévisageaient Vandoosler. Marc se souvenait. C’était la nuit où, assis sur la septième marche, il avait fait de la tectonique des plaques. Le parrain qui descendait pisser dehors avec un sac en plastique.

— C’est vrai, dit Marc. J’ai cru que tu allais pisser.

— J’ai pissé aussi, dit Vandoosler.

— Ah bon, dit Marc.

— Ce qui fait, continua Vandoosler, que lorsque le lendemain matin Leguennec a fait saisir la voiture et qu’il y a trouvé deux cheveux, ça m’a fait bien rigoler. J’avais la preuve qu’Alexandra n’était pour rien dans ce meurtre. Et la preuve que quelqu’un, après moi, était venu déposer ces pièces à conviction dans la nuit, pour enfoncer la petite. Et ça ne pouvait pas être Gosselin, puisque Juliette affirme qu’il n’est revenu de Caen que le vendredi pour déjeuner. Ce qui est vrai, j’ai fait vérifier.

— Mais pourquoi n’as-tu rien dit, bon sang ?

— Parce que j’avais agi hors légalité et qu’il me fallait garder la confiance de Leguennec. Aussi parce que je préférais laisser croire à l’assassin, quel qu’il fût, que ses plans fonctionnaient. Lui laisser la bride sur le cou, laisser filer la ligne, voir où l’animal, en liberté et sûr de lui, allait réapparaître.

— Pourquoi Leguennec n’a-t-il pas saisi la voiture dès jeudi ?

— Il a perdu du temps. Mais souviens-toi. On n’a été convaincus qu’il s’agissait du corps de Sophia qu’assez tard dans la journée. Les premiers soupçons se dirigeaient contre Relivaux. On ne peut pas tout saisir, tout geler, tout surveiller le premier jour d’une enquête. Mais Leguennec sentait qu’il n’avait pas été assez rapide. Ce n’est pas un imbécile. C’est pourquoi il n’a pas inculpé Alexandra. Il n’était pas sûr de ces cheveux.

— Mais Gosselin ? demanda Lucien. Pourquoi avoir demandé à Leguennec de le mettre en garde à vue si vous étiez sûrs de son innocence ?

— Même chose. Laisser l’action se dérouler, les événements se succéder, se précipiter. Et voir comment l’assassin allait en tirer parti. Il faut laisser les mains libres aux assassins pour qu’ils puissent commettre une erreur. Tu noteras que j’ai, par l’intermédiaire de Juliette, laissé filer Gosselin. Je n’avais pas envie qu’on l’emmerde pour cette vieille histoire d’agression.

— C’était lui, l’agression ?

— Sûrement. Ça se voyait dans les yeux de Juliette. Mais les meurtres, non. Au fait, Saint Matthieu, tu peux aller dire à Juliette qu’elle prévienne son frère.

— Vous croyez qu’elle sait où il est ?

— Évidemment qu’elle le sait. Sur la Côte, sans doute. Nice, Toulon, Marseille ou dans les parages. Prêt à partir au premier signe avec de faux papiers pour l’autre rive de la Méditerranée. Tu peux lui dire aussi pour Sophia Siméonidis. Mais que tout le monde prenne garde. Elle est toujours vivante, quelque part. Et où ? Je n’en ai pas la moindre idée.

Mathias détacha son regard du cliché noir posé sur la table au bois brillant et partit sans bruit.

Abruti, Marc se sentait faible. Sophia morte. Sophia vivante.

— « Debout les morts ! » murmura Lucien.

— Alors, dit Marc avec lenteur, c’est Sophia qui a tué les deux critiques ? Parce qu’ils s’acharnaient contre elle, parce qu’ils risquaient de démolir sa carrière ? Mais c’est impossible, des choses comme ça !

— Chez les cantatrices, c’est très possible, dit Lucien.

— Elle les aurait tués, tous les deux… Et puis plus tard, quelqu’un l’aurait compris… et elle aurait préféré disparaître que d’être traînée en justice ?

— Pas forcément quelqu’un, dit Vandoosler. Ça peut être cet arbre. Elle était tueuse mais en même temps superstitieuse, anxieuse, vivant peut-être dans la hantise que son acte ne soit un jour découvert. Cet arbre arrivant mystérieusement dans son jardin a pu suffire à l’affoler. Elle y aura vu une menace, le début d’un chantage. Elle vous a fait creuser dessous. Mais l’arbre ne cachait rien ni personne. Il n’était là que pour lui signifier quelque chose. A-t-elle reçu une lettre ? On n’en saura rien. Il reste qu’elle a choisi de disparaître.

— Elle n’avait qu’à rester disparue ! Elle n’avait pas besoin de brûler quelqu’un d’autre à sa place !

— C’est bien ce qu’elle comptait faire. Se faire passer pour envolée avec Stelyos. Mais, toute à son projet de fuite, elle a oublié l’arrivée d’Alexandra. Elle s’en est souvenue trop tard et elle a compris que sa nièce nierait qu’elle ait pu disparaître sans au moins l’attendre, et qu’une enquête serait ouverte. Il lui a fallu fournir un cadavre pour avoir la paix.

— Et Dompierre ? Comment aurait-elle appris que Dompierre enquêtait sur elle ?

— Elle devait être planquée dans sa maison de Dourdan, à ce moment. C’est à Dourdan qu’elle a vu Dompierre aller chez son père. Elle l’a suivi, elle l’a tué. Mais lui, il a écrit son nom.

Soudain, Marc cria. Il avait peur, il avait chaud, il tremblait.

— Non ! cria Marc. Non ! Pas Sophia ! Pas elle ! Elle était belle ! Horrible, c’est horrible !

— « L’historien ne doit rien refuser d’entendre », dit Lucien.

Mais Marc était parti en criant à Lucien d’aller se faire foutre avec son Histoire et il courait dans la rue, les mains plaquées sur les oreilles.

— C’est un sensible, dit Vandoosler.

Lucien remonta dans sa chambre. Oublier. Travailler.

Vandoosler resta seul avec la photo. Il avait mal dans le front. Leguennec devait être en train de faire ratisser les secteurs où se rassemblaient les clochards. Pour chercher une femme disparue depuis le 2 juin. Quand il l’avait quitté, une piste se précisait déjà sous le pont d’Austerlitz : la Louise, une vieille habituée, une sédentaire, qu’aucune sorte de menace ne parvenait à déloger de son arche aménagée à renfort de vieux cartons, bien connue pour ses éclats verbaux dans la gare de Lyon, semblait manquer au poste depuis plus d’une semaine. Probable que Sophia la belle l’avait emmenée avec elle et l’avait fait brûler.

Oui, il avait mal dans le front.

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