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Marc ne leva même pas la tête en entendant la voix de Lucien qui, de son promontoire du troisième étage, lançait un ordre d’alerte générale ou quelque chose du même genre. Tout compte fait, Marc s’accommodait plus ou moins de l’historien de la Grande Guerre qui, d’une part, avait abattu une niasse considérable de travail dans la baraque, et d’autre part était capable de périodes de silence studieux extrêmement longues. Profondes même. Il n’entendait plus rien quand il se démenait dans la béance de la Grande Guerre. On lui devait toute la remise à flot de l’électricité et de la plomberie, et Marc qui n’y connaissait rien lui en était reconnaissant à vie. On lui devait d’avoir transformé les combles en une vaste double pièce ni froide ni sinistre où le parrain était heureux. On lui devait le tiers du loyer et une générosité fluviale qui apportait chaque semaine un raffinement supplémentaire à la baraque. Mais générosité des mots aussi et des éclats verbaux. Tirades militaires ironistes, excès en tous genres, jugements à l’emporte-pièce. Il était capable de gueuler pendant une heure entière pour un détail infinie. Marc apprenait à laisser les tirades de Lucien entrer et sortir de sa vie comme des ogres inoffensifs. Lucien n’était même pas militariste. Il courait avec rigueur et résolution après le cœur de la Grande Guerre sans pouvoir l’attraper. Peut-être est-ce pour cela qu’il criait. Non, sûrement pour autre chose. En tout cas ce soir-là, vers six heures, ça le reprenait. Cette fois, Lucien descendit aussi l’escalier et entra chez Marc sans frapper.

— Alerte générale ! cria-t-il. Aux abris ! La voisine arrive par ici.

— Quelle voisine ?

— La voisine du front Ouest. La voisine de droite, si tu aimes mieux. La femme riche au foulard. Plus un mot. Quand elle sonnera, que personne ne bouge. Consigne de la maison vide. Je passe le mot à Mathias.

Avant que Marc ait pu donner son avis, Lucien descendait déjà au premier étage.

— Mathias, cria Lucien en ouvrant sa porte. Alerte ! Consigne de la…

Marc entendit Lucien s’interrompre. Il sourit et descendit derrière lui.

— Merde, disait Lucien. Tu n’as pas besoin d’être tout nu pour installer une bibliothèque ! Ça t’avance à quoi, merde ? Mais bon sang, tu n’as donc jamais froid ?

— Je ne suis pas tout nu, j’ai mes sandales, répondit Mathias posément.

— Les sandales, tu sais parfaitement que ça n’y change rien. Et si ça te distrait de jouer à l’homme des temps obscurs, tu ferais mieux de te mettre dans le crâne que l’homme préhistorique, quoi que j’en pense, n’était sûrement pas assez crétin ni assez primaire pour vivre à poil.

Mathias haussa les épaules.

— Je le sais mieux que toi, dit-il. Ça n’a rien à voir avec l’homme préhistorique.

— Avec quoi alors ?

— Avec moi. Les vêtements me serrent. Je suis bien comme ça. Qu’est-ce que tu veux que je te dise de plus ? Je ne vois pas en quoi ça te dérange quand je suis à mon étage. Tu n’as qu’à frapper avant d’entrer. Que se passe-t-il ? Une urgence ?

Le concept d’urgence n’était pas dans les cordes de Mathias. Marc entra en souriant.

— « Le serpent, dit-il, lorsqu’il voit un homme nu, a peur de lui et s’enfuit aussi vite qu’il le peut ; et quand il voit l’homme vêtu, il va l’attaquer sans la moindre crainte. » XIIIe siècle.

— On est bien avancés, dit Lucien.

— Que se passe-t-il ? répéta Mathias.

— Rien. Lucien a vu la voisine du front Ouest se diriger par ici. Lucien a décidé de ne pas répondre au coup de sonnette.

— La sonnette n’est pas réparée, dit Mathias.

— Dommage que ce ne soit pas la voisine du front Est, dit Lucien. Elle est jolie, la voisine de l’Est. Je sens qu’on pourrait pactiser avec le front Est.

— Qu’est-ce que tu en sais ?

— J’ai mené quelques opérations de reconnaissance tactique. L’Est est plus intéressant et plus abordable.

— Eh bien c’est celle de l’Ouest, dit Marc avec fermeté. Et je ne vois pas pourquoi on n’ouvrirait pas. Moi je l’aime bien, on a échangé trois mots un matin. De toute façon, il est dans notre intérêt d’être appréciés de l’entourage. Simple question de stratégie.

— Évidemment, dit Lucien, si tu vois ça sous l’angle diplomatique.

— Convivial, disons. Humain, si tu préfères.

— Elle frappe à la porte, dit Mathias. Je descends ouvrir.

— Mathias ! dit Marc en le retenant par le bras.

— Quoi ? Tu viens de dire que tu étais d’accord. Marc le regarda, avec un petit geste de la main.

— Ah oui, merde, dit Mathias. Des habits, il faut des habits.

— C’est cela, Mathias. Il faut des habits.

Il attrapa un pull et un pantalon pendant que Marc et Lucien descendaient.

— Je lui ai pourtant expliqué que les sandales étaient insuffisantes, commenta Lucien.

Toi, dit Marc à Lucien, tu la boucles.

— Tu sais pourtant que ce n’est pas facile, de la boucler.

— C’est vrai, admit Marc. Mais laisse-moi faire C’est moi qui connais la voisine, c’est moi qui ouvre.

— D’où la connais-tu ?

— Je l’ai dit, on a parlé. D’un truc. D’un arbre.

— Quel arbre ?

— Un jeune hêtre.

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