Nos chers biographes


En janvier 2010 parut une biographie du Zubial[12] ; très documentée m'affirma-t-on. Je n'ai pas pu lire intégralement cet ouvrage qui me met en larmes. Je craignais quelque chose de bien plus terrible que la vérité : qu'un texte supposément objectif soit une fois de plus victime de nos visions contagieuses, intoxiqué par la séduction de nos songes. Et enluminé par nos folies fictives ou approximatives.

Aucun de ceux qui entrèrent dans le sillage enchanté des Jardin - et qui subirent les sortilèges de leur dinguerie - n'en ressortit jamais lucide ; même s'ils en ont l'ambition. Comme s'il n'était pas possible de demeurer intact ou à peu près clairvoyant dès lors que l'on s'amarre à cette étrange tribu qui, depuis 1942, pratique quotidiennement l'illusion comme d'autres se brossent les dents.

Septembre 1986. Une biographie très étayée sur le Nain Jaune paraît à Paris. Dès l'abord, le titre me rassure et me chagrine : Une éminence grise. Tout de suite, je flaire que le Zubial a encore gagné la partie en orientant la focale du biographe sur l'après-guerre et non sur les années 1942-43 ; même si elles sont bien évidemment scrutées. J'ouvre l'ouvrage et tombe sur le premier paragraphe qui me meurtrit par sa gentillesse : « De tous ceux qui, dans la vie politique et économique de la France de ce siècle, ont joué le rôle méconnu parce que discret de conseiller du prince, il (Jean Jardin) est certainement le plus séduisant, le plus attachant, le plus vrai. »

Il reste quelqu'un de très bien ; donc inapte au pire.

Une nausée me gagne. Tout de suite, dès les premières lignes, j'ai senti que l'opération de séduction lancée par le Zubial avec son Nain Jaune était en passe de réussir. Cette fois encore, le livre sonnait sincère - et l'était sans nul doute ; comme l'avait été la publication du Nain Jaune par mon papa foutraque. L'immense charme de Jean continuait d'opérer : il n'avait jamais eu le profil de ces collabos aux mots crus et aux trognes de malfrats idéologiques qu'il était facile de condamner. Exquis de finesse, il respirait l'ouverture franche, la probité chrétienne, le courage personnel. Comme si toutes ces qualités éminentes n'avaient pas été nécessaires pour collaborer avec méthode.

Je lus cette biographie d'une traite et en éprouvai alors des sentiments contradictoires : un désespoir doublé d'un profond soulagement. Aux dires d'un amant de ma mère, après une telle publication, je pouvais m'engager en politique : ce travail sérieux - qui offrait plus de garanties que le très impressionniste Nain Jaune de papa - déminait mes pas futurs vers le trône. Il garantissait que jamais le nom de Jardin ne serait assimilé dans l'oreille des Français à celui d'un Bousquet. Ouf... J'échappais à l'estampille d'infamie. Mais, par ailleurs, je ressentis une persistante tristesse : comment ce biographe fin et pénétrant, Pierre Assouline - qui n'était pas encore mon ami, - avait-il pu, après tant de recherches obstinées et de recoupements, ne pas voir la scène du 16 juillet 1942 à l'hôtel du Parc ? Et ne pas en tirer les conclusions qui tombaient pourtant sous le sens. Certes, il décrivait page après page le travail du directeur de cabinet de Laval, son rôle cardinal et croissant à Vichy, mais sans parvenir à enregistrer l'horreur effective de ce qui fut assumé jour après jour par le Nain Jaune ; par ailleurs si empressé à venir en aide à mille détresses.

Car on peut être un moteur du pire tout en gardant un cœur.

Et demeurer buté sans être un fort en dogmes.

Tout s'était passé comme si la puissance romanesque de mon père avait orienté l'œil du biographe, pourtant prêt à révéler le moindre document douteux ; comme si l'incroyable liberté de pensée de ma grand-mère - totalement hermétique au moindre racisme - l'avait persuadé que cette famille déjantée et très souriante était exempte de ce virus-là ; comme si les archives du Nain Jaune avaient achevé de le convaincre de sa qualité morale ; comme si l'époque aussi - 1986 n'est pas 2010 - avait contribué à ce qu'il ne voie en cette éminence grise qu'un homme de bien qui se serait égaré en chemin.

J'en suis resté désorienté.

Comment une telle collection de zèbres, si amis avec le farfelu et si chaleureux dans leurs aimables délires, aurait-elle pu abriter une lame froide ? Assouline enquêtait sur le roman noir de la collaboration et il tombait sur le roman des Jardin. Sur un club de grands enfants luisants de rires, rafraîchissants de liberté et débordants de politesse ; pas sur la famille Eichmann.

Quelque temps après la publication, je me trouvais avec Pierre Assouline et une poignée de Jardin sur le lac Léman. A bord d'une barque motorisée, nous tirions une planche de bois sur laquelle les miens s'exerçaient à des acrobaties nautiques. Je me suis alors tourné vers Assouline et lui ai lancé :

- Je ne comprends pas pourquoi dans ton livre tu ne parles pas de l'antisémitisme de grand-père.

Je n'en revenais pas que ce très perspicace biographe, tout de même Juif, n'ait pas été plus attentif à ce « détail ». Aussitôt, avant même qu'il ait pu formuler une réponse, l'un de mes oncles interrompit mon questionnement en déclarant que j'avais perdu la tête et que jamais, au grand jamais, le Nain Jaune n'avait été antisémite. Il fallait que cette question ne fût pas soulevée devant un tiers. Comme si elle était importante ; comme si les éventuels bons sentiments du Nain Jaune à l'égard de la communauté juive de France eussent en quoi que ce soit amoindri les effets criminels de ses agissements politiques.

Je n'ai pas osé hurler.

Ni rappeler que la dénégation de l'antisémitisme, véritable antienne des justifications des persécuteurs, prouvait paradoxalement l'impact des émois racistes qui animèrent les tueurs de bureau. Ceux dont les tâches parcellisées et distanciées n'avaient pas l'odeur des cendres polonaises.

Peu de temps après, j'ai offert cette biographie mystérieuse à mon ami Zac, qui eut ces mots très éclairants :

- Tu connais Albert Speer ?

- Non.

- Ce garçon très cultivé a été l'architecte d'Hitler et l'inventeur de l'esthétique nazie, lors des congrès de Nuremberg ; puis le génial ministre de l'Armement du Reich à partir de 1942. Speer avait, de fait, la haute main sur l'univers concentrationnaire très intégré à la machine de guerre allemande ; mais au procès de Nuremberg, il a été beaucoup plus intelligent que les autres. Les Alliés l'ont perçu comme le seul homme sain d'esprit parmi les nazis, capable de regrets émouvants (sans rien renier bien sûr). Comme Speer avait l'air de tout sauf d'un monstre, tout le monde a eu envie de croire qu'il ne savait rien. Et il a sauvé sa tête ! Lorsqu'il est sorti de la prison de Spandau en 1966, Speer a joué en Allemagne le rôle du type réglo qui avait été abusé par une situation inextricable, de l'honnête homme resté propre malgré les circonstances. Ce rôle-là apaise toujours les honnêtes gens. Eh bien, après avoir lu cette biographie, je crois que les Français regardent ton Nain Jaune comme une sorte d'Albert Speer tricolore !

- Que veux-tu dire ?

- Les hommes aiment croire en l'innocence des gars sympathiques, et en la culpabilité des salauds. Ça rassure ! Alors que Speer et Jardin ont peut-être été les plus dangereux de leur camp.

- Pourquoi ça ?

- L'un et l'autre, surpuissants, au cœur même de la décision, ont été capables de donner leur assentiment tacite à un racisme d'Etat et à des meurtres massifs en se persuadant que ces choses-là ne les concernaient pas tant qu'ils n'y participaient pas personnellement. Ils étaient redoutables car ils avaient l'air de tout sauf de racailles politiques : très intelligents, imposants, non dogmatiques, prétendument apolitiques, indifférents à l'idéologie, allant même jusqu'à qualifier de « sornettes » devant Hitler, ou Laval, la vision du monde de leur régime, prétendant défendre une cause supérieure indépendante des intérêts partisans, cultivés. Difficile de les confondre avec la pègre criminelle qui les entourait. Impossible de ne pas succomber à leur charme, à leur liberté de ton... Même leurs biographes, pourtant avertis, se sont laissé séduire !

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