La tentation de l'angélisme


Héritier du pire, j'ai longtemps essayé d'expurger de ma vie tout mauvais sentiment ; comme si l'angélisme avait été une issue vitale. Glacé de trop aimer les Jardin, j'enrobais de rose bonbon mes relations, mes opinions et mes romans bondissants ; avec le fol espoir de purifier l'existence de ses remugles.

Je me suis toujours dit que l'un de mes oncles - que j'adorais - avait surmonté de cette manière le drame inapparent de sa filiation : en refusant à jamais de voir le mal. D'en tolérer même l'idée. Très jeune, il avait opté pour une générosité constante et pratiqué en lui une sorte d'ablation de la mesquinerie. Comme en lévitation, il demeura toujours en état d'ouverture radicale aux besoins d'autrui. Agir par épicerie ou songer à ses petits intérêts le chagrinait. Comme si son enfance dans un Vichy trop pécheur avait fait de lui un saint ; une sorte de chrétien déréglé. Se trouvait-il à Paris dans un restaurant cher ? Saisi de bonté, il ouvrait son cœur et invitait tout le monde ; puis il atterrissait sur le trottoir, à minuit, sans un fifrelin pour payer l'essence de son retour en Suisse. A la rue mais pur. Avait-il aimé une femme avec un dévouement total à toute heure du jour et de la nuit, en lui sacrifiant l'intégralité de ses attentions ? C'était la petite Juive naturellement, celle qui l'avait agrafé (aux dires agacés du Nain Jaune). Travaillait-il à un projet ? Il lui était toujours désagréable de recevoir de l'argent en échange de son labeur inouï ; laissant entendre que la question de la rémunération pouvait entacher l'authenticité de son engagement. Voir le bien en tout et en chacun était sa faculté majeure, son talent, sa maladie chronique, sa beauté ; comme s'il avait été pour lui trop périlleux d'envisager la part obscure de son père.

A son instar, j'ai longtemps pratiqué cet aveuglement.

En m'efforçant même de mettre de la lumière dans le pire.

Pendant des années, je me suis attaché à saisir, de manière quasi obsessionnelle, comment les membres des Einsatzgruppen - ces bataillons mobiles d'exterminateurs lancés sur les arrières de la Wehrmacht lors de l'invasion de l'URSS -avaient pu liquider tant de familles juives tout en éprouvant des bons sentiments ; c'était cela qui m'intéressait et qui motivait mes recherches tatillonnes : la mobilisation du bien dans le mal. Qu'il fut possible, même en commettant des transgressions majeures, de conserver une forme d'angélisme me soulageait. J'avais besoin de me persuader que le diable lui-même n'était pas entièrement diabolique.

Alors que j'écrivais une multitude de romans souriants, j'ai donc passé des années à éplucher des correspondances de SS ou des études sur les agents de l'Ordnungspolizei (police d'Ordre, très associée à la Shoah par balles), afin de mettre au jour les mécanismes inouïs de l'angélisme exterminateur ; ceux-là mêmes qui permirent à des cohortes de gens très bien d'abattre en série des nourrissons.

J'ai ainsi découvert avec fascination le cas d'un officier SS très bien noté qui avait, en août 1941, solidement méprisé certains de ses comparses SS de son Einsatzkommando coupables, selon lui, d'excès navrants. En plein massacre devant des fosses tassées de cadavres juifs nus, ce SS hautement moral s'était indigné que ces malpropres se fussent laissé aller à liquider les enfants après leurs mères. Lui, de toute évidence plus correct (ce mot magique paraissait l'obséder dans ses lettres privées pleines de sentimentalisme), semblait avoir eu à cœur d'exécuter les gamins juifs en premier afin que ces derniers ne souffrissent pas de voir leur mère assassinée. Emouvante attention... qu'il avait aussitôt mise en œuvre, en interrompant les malotrus qui s'étaient autorisé cette cruauté tout à fait inutile et parfaitement incompatible avec l'éthique d'un honnête national-socialiste. Vilipender ses vilains collègues permettait à ce boucher de se décerner à bon compte une étonnante médaille d'humanisme ; crédible au regard des normes allemandes en vogue lors de l'automne 1941. Médaille méritée si l'on tient compte de la générosité insurpassable dont ce gradé fit preuve en refusant de se décharger du sale boulot - anéantir les petits enfants notamment - sur ses subordonnés ; tâche salissante et très désagréable que, dans un bel élan de paternalisme, il avait décidé d'assumer lui-même avec courage afin de ne pas exposer ses troupes à trop de tensions nerveuses. Une merveille d'homme ! Un altruiste casqué qui, à chaque minute de sa vie, s'était senti responsable d'autrui. En agissant avec cette sollicitude confondante pour ses soldats, il se répétait que ce travail très rebutant ne serait plus à faire par la génération allemande suivante... au prix d'un effort surhumain de volonté qu'il s'était imposé pour surmonter son propre dégoût physique. Un chic type ! Capable de faire fi de ses propres haut-le-cœur lorsque les débris d'os et de cervelle de gamins juifs souillaient son uniforme. Pas feignant et soucieux de l'avenir de sa race avec ça ; puisque ce garçon s'était répété à chaque détonation que les bébés juifs mis à mort pas ses soins - de futurs communistes à n'en pas douter - ne seraient pas tentés plus tard de se venger sur la communauté aryenne déjà si agressée par le Juif depuis des siècles ; au point que ce pogrom courageux passait à ses yeux pour de la légitime défense. Ainsi semblait avoir fonctionné le psychisme très particulier de ce SS correct engagé pour pacifier les arrières du front russe lors de l'été 1941.

Des cas comme celui-ci, rencontrés en nombre au fil de mes lectures attentives sur les exécuteurs, me rassérénaient grandement. Ils témoignaient que, même lorsqu'il a pénétré en enfer, tout homme éprouve le besoin de se convaincre qu'il reste un type bien. Je suis probablement l'un des rares à avoir supposé sincères les derniers mots, affolants, de l'autobiographie de Rudolf Hoess, commandant d'Auschwitz : « moi aussi j'avais un cœur ». Il me fallait sans cesse dénicher des parcelles de pureté dans l'ignominie humaine.

Pourtant, mon angélisme maladif ne toucha pas directement les miens : je ne parvenais pas à les honorer.

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