Le Nain Jaune et moi



Comment pardonner à qui vous ressemble ?

Si nous avions été moins frères, le Nain Jaune et moi, sans doute aurais-je mieux toléré l'omerta dont il me fit le dépositaire. Et le bénéficiaire honteux. Peut-être même serais-je parvenu à lui trouver des circonstances atténuantes ; assez pour honorer sa trouble mémoire. Et l'aimer. Qui sait ?

Mais je n'ai découvert que tardivement notre gémellité.

Pourtant aussi flagrante qu'était visible le grand Boudin des parents de Zac.

C'était il y a deux ans, alors que je fouillais le destin concassé d'un fils d'exécuteur nazi ; l'un de ces damnés, prisonniers d'un legs infâme, que j'ai toujours scrutés. Bien qu'on discerne difficilement ces broyés, au hasard des enquêtes sur leur père ; quand ils ne se sont pas carapatés loin d'Europe comme les deux mouflets du commandant d'Auschwitz, Rudolf Hoess. L'un avait filé se fondre dans le melting-pot américain, l'autre était parti s'oublier en Australie. En allant directement au pire, à la source de l'horreur héréditaire, j'espérais percer le mystère de l'absence de culpabilité des complices de la Shoah. Comment ces parents-là avaient-ils pu, après-guerre, défoncer leurs propres enfants en leur assenant un silence pareil ? La dureté de ce temps avait-elle fait de ces fugitifs des obsédés du moi ? Des experts en stricte fidélité à soi-même ? Des forteresses de mensonges aptes à tous les cynismes ?

Cette année-là, j'écrivais un roman gai et léger - Quinze ans après, la suite de Fanfan - tout en examinant de près, à travers des documents européens et américains, le sort d'un certain Jörg Hoppe. Ce garçon se trouve être le fils unique du commandant du Stutthof. Un camp de petit format, au débit moins industriel qu'Auschwitz mais où quatre-vingt mille personnes furent tout de même détruites, aux portes de Dantzig. L'histoire désespérante du fils Hoppe, tout en dérobades réitérées de son père, entrait curieusement en écho avec mes angoisses de garçon mal souché ; bien que je fisse la très nette distinction entre un commandant de camp de concentration allemand et un directeur de cabinet de Pierre Laval à Vichy. Sur l'échelle de Richter de la grande transgression, il y a des différences de degré qui restent des écarts de nature.

Après la guerre, Jörg Hoppe avait grandi dans le mutisme de son père. Un jour impossible, il avait soudainement appris en pleine classe de son école primaire, par la bouche d'un professeur sadique et sans doute bien-pensant, les responsabilités atroces de son géniteur. La honte d'exister, et d'être issu d'un mariage SS à visée raciale, lui avait alors brisé la nuque. Et lorsque le jeune Jôrg avait osé, bien plus tard, retourner au Stutthof transformé en mémorial polonais, il avait vu dans une vitrine, exposées aux yeux de tous, des photographies de son père à la parade en uniforme de colonel SS. Ces clichés étaient si ressemblants avec son propre profil que Jörg avait paniqué et fui ; terrorisé à l'idée que les gamins polonais en visite scolaire, autour de lui, puissent le reconnaître. Lors de son retour à Bochum, sa bourgade allemande natale, il avait tout tenté pour faire parler son père afin de comprendre, en se gardant de juger trop vite, et savoir quoi dire plus tard à ses propres bambins quand ils se découvriraient avilis de perpétuer le nom des Hoppe. Mais le commandant Paul Werner Hoppe (dont le beau-père avait dirigé un autre camp de concentration ; une affaire de famille) était resté emmuré, tout comme sa femme, refusant d'établir un contact humain avec leur rejeton fêlé à l'os. Paul Werner avait même menti effrontément à Jörg (« c'est de la propagande communiste, les Polonais ont apporté ces instruments de torture dans le camp après la guerre ! »), marmonnant qu'il n'avait fait que son devoir et qu'il avait été, lors de son jugement en 1949, victime d'une immense injustice, repoussant ses fameuses explications complètes au jour de clarté où il rédigerait un livre - où il dirait tout, ça on pouvait l'en croire ; mais ce jour-là, libératoire, n'était jamais venu. Jörg Hoppe avait cherché en vain le manuscrit de cette confession dans les affaires de son père, au lendemain de sa mort, à l'été 1974. Deux ans tout juste avant la disparition du Nain Jaune. Jörg Hoppe - comme la plupart des fils et filles de francs bourreaux - n'avait jamais obtenu cette fameuse conversation loyale qui aurait pu, espérait-il, apaiser sa filiation.

Je croyais être troublé par cette déconvenue, par l'énormité du silence auquel le fils Hoppe s'était cogné - moi aussi j'aurais voulu avoir cet entretien à cœur ouvert avec le Nain Jaune, s'il y avait consenti ; quand, subitement, l'évidence me prit au ventre. Dans l'histoire de Jörg, le moment clé qui me transperçait d'émotion était en réalité celui où il voit au Stutthof, exposés aux yeux de tous, des clichés de son père si ressemblants avec son profil qu'il perd les pédales et s'enfuit à tire-d'aile ; totalement bouleversé à l'idée que les gosses polonais en visite puissent le reconnaître.

Moi aussi j'ai eu la trouille toute ma vie d'être reconnu, démasqué, confondu. Tant je me sens de troublantes ressemblances morales avec le Nain Jaune.

Au point de n'avoir jamais osé fouler le sol d'Israël, de peur d'être immédiatement reconnu ; alors que j'ai humé l'air des quatre coins du globe. L'appréhension permanente d'être accusé m'a toujours empêché de supposer combien cette faute originelle était généralement ignorée.

Crainte absurde ? Certes ; mais vit-on ailleurs que dans la forêt de ses folies mal guéries de l'enfance ? A-t-on déjà vu un être humain exister autrement qu'à travers l'opinion cinglée qu'il se fait du réel ? Freud décrit ce fameux « complexe d'Hannibal » (le général carthaginois qui ne put jamais entrer dans Rome) pour expliquer qu'il y a des lieux où, dans nos vies, on ne parvient pas à arriver. Freud, lui, n'atteignit jamais la ville de Rome, la capitale de la chrétienté ; moi je n'ai jamais pu rejoindre Jérusalem. Jean - qui lui-même ne s'y rendit jamais - imprégnait ma perception de l'Etat juif. Or, bien que je l'aie perdu à douze ans sans bien le connaître, le Nain Jaune fut pour moi davantage mon grand papa, un peu mythique, que mon grand-père ; car le Zubial, mort en quelque sorte à neuf ans, resta toujours un fils. Orphelin à quarante-deux ans, frappé d'un cancer dans la foulée, il n'a d'ailleurs pas survécu au Nain Jaune plus de quatre années. L'autorité saillante de la famille demeura celle de Jean ; pas celle de mon propre père, qui possédait tous les charmes mais pas les compétences d'un éleveur ni les solidités d'un assumeur de clan. Au point qu'il m'a fallu écrire un livre à sa gloire - Le Zubial- pour lui donner plus de consistance paternelle dans ma propre histoire. Mon habitude fut toujours de me procurer, sur papier édité, ce dont la vie m'avait privé. Dans ma lignée, la masculinité affirmée a en quelque sorte sauté une génération.

Fils petit de Jean plus que son petit-fils, j'ai donc hérité en ligne directe d'une part non négligeable de son personnage et de ses ambitions politiques. Comme le Nain Jaune, j'ai fait Sciences Po casqué de rêves. Comme lui, je me suis affabulé en m'imaginant entrer un jour dans l'arène du pouvoir. Comme lui, je croyais nécessaire d'assumer le réel et immoral de se dérober. Comme lui, je me suis attribué un rôle frénétique d'inventeur de solutions. Et une position familiale qui, non désirée, n'était pas la moindre ; au point d'encombrer les miens en croyant bien souvent les aider.

Quand vint l'heure d'ouvrir les yeux sur son passé terrifiant, je ne lui ai donc rien pardonné. Trop fondamentalement Jardin pour renier son legs et notre blason, je ne parvenais pas à m'arracher à ma filiation. Ne restait plus qu'à réparer...

Avant de trahir les miens, de défroquer. Pour ne plus laisser leurs mensonges dire je en moi.

Avec le rêve déterminé de nous refonder. Et l'ambition de cesser de rire.

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