Beaune-la-Rolande


Publier ces pages encolérées reste pour moi une réparation minimale. Elles me permettent de renoncer aux bénéfices sympathiques de notre légende et assurent une certaine sape de notre crédit ; ce qui est bien le moindre. Le parfum joyeux qui nimbait la saga de notre clan n'y résistera pas. Je signe ces pages comme on refuse un héritage devant notaire. Pour sectionner une filiation après l'avoir reconnue.

L'ablation du passé suppose forcément la trahison ; afin de ne pas se trahir.

Il en est de bienfaisantes et de régénérantes même si l'infidélité aux siens passe dans notre monde pour un coup bas, voire un sacré péché ; ou du moins la marque d'une indécrottable déloyauté. Comme si la quête du bien n'avait pas partie liée avec le courage. Comme si ce n'était pas renaître et se réinventer que d'oser dire non à l'inadmissible. Comme si la santé d'un arbre - généalogique ou végétal - n'exigeait pas de temps à autre des tailles sévères, impérieuses, à cœur. Comme si choisir ses fidélités n'était pas vital lorsque le pire est venu gangrener la mémoire.

L'idée de ce livre vrai et âpre a germé dans ma conscience triste en 1999.

Je m'étais rendu à Vichy en voiture - sans même lever les yeux sur l'hôtel du Parc - pour aller faire ma cour à une très vieille dame du cinéma français que j'envisageais de faire tourner dans l'un de mes films : Odette Laure. Vichy possède une maison de retraite réservée aux acteurs friables et aux grandes actrices qui s'effacent déjà de nos mémoires. De retour en direction de Paris, troublé par ce que j'avais refusé de voir au bord de l'Allier, j'ai pilé devant un panneau de signalisation qui indiquait sur la droite : « Beaune-la-Rolande 5 km ». Bouleversé, j'ai soudain pris conscience de ce que le camp de Beaune-la-Rolande - où les naufragés du Vél d'Hiv avaient été, pour une bonne part, parqués avec leurs enfants - se trouvait sur la route Vichy-Paris, dans le Loiret, à trois heures de route à peine du bureau du directeur de cabinet de Pierre Laval. Juste après un bled aux sonorités paradoxales : Longcourt. Long comme ma propre vie et court comme celle des déportés.

Le Nain Jaune avait-il tourné à droite - entre le 22 juillet et le 17 août 1942 - en regagnant Paris à bord de sa Citroën 15 CV au moteur gonflé et pourvue de vitres à l'épreuve des balles ? Histoire de constater les effets concentrationnaires de la politique qu'il mettait en œuvre ; et de faire la risette aux quatre mille enfants que son gouvernement avait logés là, avec des gendarmes comme nounous et des miradors en guise de chaises hautes ? Si Jean avait donné ce coup de volant et roulé cinq petits kilomètres dans son bolide, comment aurait-il pu retourner ensuite au petit château de Charmeil pour serrer dans ses bras mon père de sept ans et son fils aîné de dix ans ? Bienheureuse cécité, délicieuse hâte d'un grand commis de l'Etat propulsé par une Citroën chaussée de hautes roues Delahaye qui permettaient, paraît-il, de ne plus voir le réel en fonçant à plus de cent quatre-vingts à l'heure. Alors j'ai tourné à droite et les ai faits à sa place ces cinq kilomètres.

A Beaune-la-Rolande, impossible de trouver trace du camp.

Allais-je oser interroger un habitant ? L'un des ex-voisins de cet enclos de la honte. Quelqu'un qui y avait peut-être travaillé ; ou sa fille, ou sa nièce, ou son petit-fils.

Un vieux bonhomme, doté d'un moignon de mégot vissé au coin des lèvres, me déclara laconiquement à deux pas de l'église que les baraquements avaient été détruits il y a longtemps déjà. Il avait des yeux comme des cratères et l'haleine de ceux qui, par principe, préfèrent ne rien voir. Jamais. Un vague bâtiment s'élevait sur l'emplacement du camp français. Cette histoire était liquidée ; et moi je restais là, possédé par une mémoire qui n'était pas la mienne, une culpabilité qui ne me concernait pas directement, une honte qui n'effleurait même pas les miens.

Comment pourra-t-on enterrer ce passé si personne ne s'en sent responsable ?

Alors je me suis contraint à voir les bâtiments invisibles, à fixer d'illusoires miradors gardés par d'imaginaires gendarmes français et à entendre les cris des mères qui avaient hurlé si fort lorsqu'on les avait séparées de leurs petits.

Je voulais que les gènes du Nain Jaune, présents dans mes propres pupilles, encaissent ce qui n'avait pas été perçu. Que mon nez renifle ce lieu. Que ses poumons, à travers les miens, inhalent l'air de cette honte.

En rentrant vers Paris, cafardeux et à pleine vitesse, je me suis dit qu'il me faudrait un jour ou l'autre choisir ma mémoire, comme tous les Jardin qui suivront ; et récuser par écrit celle du Zubial qui, malgré ses charmes ensorcelants, comportait une sérieuse voie d'eau dans la cale. Dans une zone secrète de mon âme, l'affabulation jardinesque m'était devenue intolérable. L'immobilisme mental n'était plus possible. Je ne supportais déjà plus d'être assigné à notre mémoire. Mais, dans le même temps, je craignais de faire de la littérature avec ce pire-là ; d'exploiter l'horreur d'un lignage. Pas simple. Et puis, je n'avais jamais confondu écrire et mettre en accusation. L'usage du cri ne m'était pas non plus familier ; je lui avais toujours préféré les remuements plaisants du romantisme chromo. On verrait plus tard.

Mais la germination avait commencé.

Arrivé chez moi, à Paris, je n'ai rien dit de cette visite à Beaune-la-Rolande, au pays du réel. Et des conséquences très barbelées de l'action menée par le cabinet de Laval. Je n'ai parlé à personne et suis allé donner mon sang dans un camion de la Croix-Rouge ; pour m'extirper de mon malaise, rejoindre le sang des hommes. Je n'ai même pas téléphoné à Zac. Certains mots mal déglutis ne sortent que dix ans plus tard.

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