Sa guerre à neuf ans


Le bolide du Nain Jaune dépasse le château de Charmeil où logent les rhumatismes du maréchal Pétain. On clôt déjà les volets. Depuis que la vieillesse s'est installée en lui, il se couche tôt. Un kilomètre plus tard, la Citroën grimpe un chemin de terre, franchit une grille, une seconde et bloque ses freins devant un autre petit château, plus étroit : le nôtre, la maison des Jardin, qu'un soleil chiche éclaire encore.

Jean respire : l'Allemand n'est pas encore arrivé.

Laval non plus.

Il saute de la voiture et s'avance vers la terrasse bordée de buis qui surplombe de trois mètres un pré qui se prolonge, en contrebas du bâtiment principal, par un aérodrome herbeux semi-clandestin ; un champ d'aviation comme on disait alors. Une pensée me traverse : pourquoi ne s'envole-t-il pas ce soir pour Alger, là où sa droiture devrait le conduire ? Ma grand-mère surgit,

Simone, superbe plus que jolie. Vibrante, toute de chair éveillée, elle m'apparaît dans le mouvement de sa jeunesse ; inapte aux immobilismes moraux et aux postures des ennuyeux. Elle avertit le Nain Jaune que le Président s'est fait annoncer. Laval sera finalement à l'heure. Partisane des cuissons parfaites, elle s'indigne que la politique se moque des contraintes culinaires. Son rôti de veau sera-t-il cuit à merveille ? Puis, distanciée, elle cite quelques vers de Giraudoux qu'il a laissés sur un billet dans la cuisine avant de s'éclipser.

J'aperçois un enfant de neuf ans en pyjama, embusqué dans un taillis de ronces. Il a mauvaise façon, pas du tout le genre qu'apprécient les gens de bonne naissance qui font dresser leurs enfants en les consignant dans des enclos masculins déguisés en pensions : c'est mon père, Pascal Jardin. Le Zubial a l'âge d'être mon fils. De toute évidence, il n'a cure de vivre avec précaution. Je lui vois la vivacité de mes trois garçons. Déjà, illettré, il est traversé par la littérature ; ne croyant que son regard. Pressé d'imaginer ce qu'il perçoit. Préférant la vérité à la sincérité, les poètes aux géomètres. Prêt à vivre dans le grand vent de la fiction. Aucun adjectif ne lui convient ; à neuf ans, il est déjà un verbe. Percuté par l'invraisemblable d'une vie chaotique, le petit Zubial ne conjugue plus les choses en enfant. Les demi-teintes et les quarts de ton l'ennuient. Je viens vers lui.

- T'es qui, toi ? me lance-t-il.

- Ton avenir.

- Eh ben il a pas l'air drôle, mon avenir !

- Tu pensais à quoi ?

- A la mort.

- La tienne ?

- Non, je suis pas juif.

- Tu y penses souvent ?

- Des fois, je pense à autre chose. Cinq minutes par jour. Comme tous les gens bizarres qui viennent dormir ici. Quand ils ne baisent pas les filles debout.

- Debout ?

- Pour reprendre espoir m'a dit maman.

Je reste coi devant ce garnement exempté d'enfance, privé d'illusions ; déjà en prise avec la dinguerie du siècle. Et saisi par l'érotisme tout en urgences qui submerge les êtres quand la mort rôde. Ses mots cognent comme des barres de fer.

Un grondement se fait entendre. Nous apercevons au loin, sur la route, le convoi du Président Laval qui rapplique à faible allure. Deux motards casqués avec des mitraillettes ouvrent la voie, en éclaireurs, à trois véhicules lourds. Deux énormes Delahaye décapotées, garnies de flics enfouraillés, encadrent une Renault blindée de quatre tonnes commandée avant-guerre pour une visite d'Etat de la reine d'Angleterre. L'armada gouvernementale s'immobilise devant le terre-plein-terrasse situé sur le devant de la maison. Les policiers s'éjectent lestement de leurs véhicules et prennent position. Le syndic de notre faillite nationale s'extrait enfin de la Renault aux vitres bleutées anti-balles avec sa fille Josée que je reverrai un jour - beaucoup plus tard - chez Maxim's. Jean les accueille. Avec sa voix rocailleuse et sa tête jaune, Pierre Laval a l'air simple et mégalo à la fois. Animé par une modestie surexposée, ce type m'apparaît d'une arrogante humilité ; comme si les larges portes de la prétention lui semblaient ouvertes. Sans doute croit-il à son personnage doté d'une inusable cravate blanche et d'une cigarette américaine ; en oubliant combien il est plus beau d'être une personne.

Le teint crispé, Laval fixe le jeune Pascal - prêt à narguer les bonnes manières - puis regarde le Nain Jaune, comme pour s'assurer qu'il s'agit bien de son fils. Après quoi, il lui sourit longuement avant de me dévisager. Instinctivement, cet intuitif ne me sent pas. Notre contact oculaire est interrompu par l'arrivée de l'immense Mercedes décapotable à compresseur du Dr Rahn, ministre d'Allemagne, posé à l'arrière sur des coussins de cuir rouge vif.

Le Zubial ne reverra jamais plus Pierre Laval et, pourtant, son ombre aura dominé et conditionné toute sa vie ; comme la moitié de la mienne. En cet instant, nous suivons le Président du regard. Somnambulique, il pénètre avec Rahn, sa fille et le Nain Jaune dans notre maison de Charmeil, sans que nous puissions arrêter la course inquiétante de l'Histoire.

Mon tout jeune père m'entraîne alors dans la chambre de ses neuf ans. Habile, il manipule les courroies de cuir cylindriques qui commandent les volets de bois articulés pour les fermer ; puis il me déclare que nous partagerons le même lit, tête-bêche. Exalté, papa me raconte ensuite que sa maman l'a emmené à Vichy au cinéma. A l'Excelsior Palace, bondé d'enthousiasme. Il y a vu, en noir et blanc, quelque chose qui ne se regarde pas sans douleur : des femmes impossibles, des femmes comme il n'en existe pas dans sa vie. Des filles maquillées de perfection et bottées.

- Tu aimes le cinéma ?

- Ouais, c'est là-bas qu'il faut habiter, me répond-il sans hésiter. Dans l'écran, avec elles.

Et il ajoute dans un soupir :

- Pas à Vichy...

Soudain il pose un doigt sur ma bouche. Nous entendons de la musique plus exécutée que jouée. Au rez-de-chaussée, le ministre d'Allemagne s'est mis au piano avec un autre ministre, français celui-là, qui a été convié à souper. Ils jouent à quatre mains furieusement, collaborent à du faux Bach, du Mozart contrefait, du jazz-Bach, du swing-Mozart. Avec un tel entrain franco-allemand que les cordes du piano semblent sauter les unes après les autres. Au-dessus de nos têtes retentissent des pas nerveux : quelques présences furtives ont l'air de vivre dans le grenier.

- Qui ça peut être ?

- Des Juifs en cavale, me répond papa comme s'il était normal que ces traqués-là fussent cachés chez le directeur de cabinet de Pierre Laval. Ils ne comprennent pas pourquoi on les chasse. Et toi, t'es qui en vrai ?

- Ton fils. Un deuxième père qui te redonnera la vie quand tu seras mort, en écrivant sur toi.

- C'est compliqué chez nous, me dit-il en se grattant la tête.

- Oui.

- Allez, on dort maintenant.

- Bonne nuit mon petit père.

- Tu crois qu'on sera enterré ensemble, plus tard ?

- Non. Toi avec ton père. Moi avec mes enfants.

- Et ta femme ?

- Je serai tout contre elle.

- C'est compliqué chez nous...

Je le prends dans mes bras, comme un fils, comme un enfant tiède que je voudrais rassurer. Et, tout en captant des éclats de voix du Nain Jaune qui, au rez-de-chaussée, continue à collaborer en musique avec le nazisme exterminateur, je m'interroge, le cœur noir. Pourquoi faut-il que pareille indignité soit commise par quelqu'un de bien ? Aurai-je, un jour, le courage de refonder notre famille ?

Tandis que mon père s'endort peu à peu contre moi, je lui parle une dernière fois :

- Plus tard, tu ne pourras pas vivre avec le secret des Jardin. Il te tuera. Tu feras un livre pour le camoufler. Au même âge que toi, j'en ferai un pour l'exposer. Et je vivrai la deuxième partie de ta vie... la mienne. En essayant d'aimer Jean, un jour. Dors, dors mon petit papa...

Paris, septembre 2010

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