Un secret longtemps français


La littérature peut tout.

En publiant en 1978 son Nain Jaune, le Zubial réussit l'impossible : transformer le grand technocrate du pire à Vichy en Nain Jaune ! En quasi-synonyme du mot enchanteur, en doublure politique de Mickey, en une carte à jouer censée porter chance. Bref, en antidote magique contre l'adversité du destin. Brusquement, notre collabo familial, bon teint mais tout de même capital, devenait dans ce livre drolatique et déchiré un personnage attachant, tout en séduction (ce qu'il était), capable de duper le sort ; et pressé de sauver les Juifs de 1942 par brassées. Quel ahurissant tour de passe-passe ! Sous la plume virevoltante et jamais prise en défaut d'humour de Jardin fils (mon père), l'homme de la scène du 16 juillet 42 se changeait en un charmeur bondissant par les fenêtres qui enchaînait les paroles émouvantes et les scènes désopilantes en pissant dans les lavabos. D'un passé effroyable, le magicien Pascal Jardin tira une fête des mots ; en mettant de la couleur là où, dans notre passé familial, il y avait eu plus de noir que de blanc.

Sidérante manœuvre littéraire qui donna lieu... à un triomphe en librairie.

La légende était partie.

Et toute la France la goba. Quoi de plus normal : les hommes préfèrent les histoires enchanteresses aux remugles des fosses septiques de l'Histoire. En cent quatre-vingt-dix-huit pages truculentes et burlesques arrachées au passé, le Zubial permettait aux Français d'aimer leurs parents, quoi qu'ils aient accompli pendant la guerre. Il leur donnait ce feu vert-là, inopiné, avec le sourire ; en faisant de Vichy - vu par ses yeux d'enfant - un lieu pittoresque d'où le mal était soudain absent. Un no man's land de la morale. Des centaines de milliers de familles, infectées de souvenirs pétainistes, furent heureuses de célébrer cette littérature absolvante. Tout le monde collabora à cette étourdissante fable jardinesque qui ensorcela la France de 1978. Tous, nous avions été, à l'instar des Jardin, des gens très bien. La presse unanime - à une seule exception près, un trouble-fête réputé vachard qui officiait au Monde - bénit les fulgurances du lutin de Vichy, félicita l'auteur inespéré et s'ébaudit devant tant de tendresse filiale. Le style effaçait le sujet. Les bonheurs d'écriture embrumaient la criminalité d'Etat. La littérature ne peut-elle pas tout s'autoriser (ce que je crois) ? L'Académie française - jamais en retard pour jeter un voile de belle prose sur le pétainisme qui lui tenait alors lieu de seconde nature - , fascinée par l'émotion que charriait ce texte au tremblé vrai, jugea opportun de décerner à papa son Grand Prix du roman ; non sans avoir zigzagué à la dernière minute, en partageant finalement les lauriers avec un écrivain de peu qui fit office de paravent. Une interview négationniste de Darquier de Pellepoix (qui succède à Xavier Vallat au Commissariat Général aux Question Juives), publiée par le magazine L'Express, venait de tournebouler les esprits. Et de réchauffer les colères mal éteintes. Les immortels, des gens bien à n'en pas douter - soudain saisis de pudeur -, craignirent, in extremis, de sacrer frontalement un livre qui, même éblouissant, pouvait passer pour une réhabilitation en fanfare de la collaboration.

Moi aussi, j'ai tout gobé.

Cet exceptionnel numéro de magie contribua - très provisoirement - à m'exonérer de toute culpabilité filiale. L'époque baignait encore dans le voisinage du degré zéro de la lucidité. Bernard Pivot, conquis, reçut papa avec enjouement à « Apostrophes » où il fit grande impression sur ceux qui l'environnaient. Personne sur le plateau de télévision n'eut la grossièreté de lui demander mais au fait, un directeur de cabinet de Pierre Laval, ça faisait quoi exactement de ses journées en 1942? Notamment les 16 et 17 juillet? Cette question - facile aujourd'hui - restait imprononçable, ou plutôt inimaginable ; comme si elle revenait à contester l'honorabilité de tant de nos familles. Et puis, on n'allait pas prier le Zubial d'expier en direct sa passion pour un père aussi exceptionnel ou le sommer d'acquitter un impôt posthume d'infamie. Le logiciel mental indispensable pour se représenter l'action passée réelle du Nain Jaune n'était pas encore installé dans les esprits de 1978 ; or l'époque ne perçoit que ce que le contexte culturel rend sensible. L'unicité de la Shoah, l'idée du statut particulier des victimes juives du nazisme et de la collaboration n'avaient pas été fixées dans les cerveaux ; d'autant que les institutions juives de ce temps-là, au rôle si ambivalent, hésitaient encore à réveiller les démons nationaux. Shoah, le film de Claude Lanzmann, n'avait toujours pas dessillé les yeux de notre nation engourdie par l'illusion de la réconciliation (sa bombe filmique n'explosera que sept ans plus tard, en 1985). L'ardent travail mené par l'incroyable couple Klarsfeld commençait tout juste à ébranler les cerveaux et à purger l'aveuglement national.

Porté par l'accueil enthousiaste réservé à son Nain Jaune, le Zubial crut sans doute, lui aussi, que l'opprobre était levé à jamais ; après avoir eu à courber la tête de s'appeler Jardin. Quelle jouissance d'être enfin perçu comme le membre d'une famille bien ! Quel intense moment de réchauffement ! Il avait raboté le réel avec maestria. Cette diversion très inconsciente - j'insiste là-dessus - le remboursait d'années d'humiliations. Dans l'immédiat après-guerre à fleur de revanches, il ne dut pas être facile tous les jours, pour ce vichyste en culottes courtes (innocent donc), d'être l'un des rejetons du bras droit de Pierre Laval.

On s'en doute, la scène du 16 juillet 1942 à l'hôtel du Parc ne figure pas au sommaire du Nain Jaune ; ni celle, plus terrible encore, où Jean dut débattre avec Laval, seul à seul dans le secret de leur cabinet, de la décision de mobiliser la police française pour vider la France de ses Juifs ; même en zone non occupée par la Wehrmacht ! Et où, entre gens bien, ils la prirent, cette décision - d'une magnitude inconcevable - qui ne pouvait pas être entièrement arrêtée par un exécutant de moindre calibre comme René Bousquet ; même si son rôle reste crucial. Ni toutes ces scènes nauséabondes où le Nain Jaune relut, annota et rectifia scrupuleusement - c'était son boulot de dircab - les projets de lois et de décrets qui, rédigés par d'autres, amplifièrent l'aryanisation des entreprises réputées juives. Entendez la spoliation légale des Français juifs que Vichy mena avec une rage particulièrement opiniâtre ; tout en voulant contrôler cette aryanisation, en se défiant toujours de la stratégie de l'occupant. Recalant sans cesse les demandes d'exemptions (sauf pour quelques amis...). Et allant jusqu'à nommer cinquante mille administrateurs de biens dits juifs. Une paille...

Le Zubial - inapte à une clairvoyance autre qu'intermittente - préférait emmener ses lecteurs sur les territoires touchants de la passion filiale. En détaillant avec cocasserie l'épisode où le Nain Jaune cacha dans les combles du domicile familial, à deux pas de Vichy, son ami l'historien Robert Aron. Un intellectuel juif longiligne qui eut la chance, quasi miraculeuse, d'être de son milieu social ; en un temps où la solidarité des élites françaises n'était pas un vain mot. Et où le fretin des enfants d'Israël était bon pour les rigueurs de la législation de son gouvernement raciste. On sauve le penseur breveté en sacrifiant le fourreur aux mains calleuses ; histoire de prendre des garanties pour l'avenir, à tout hasard, et de se coucher le soir en conservant ce minimum d'estime de soi sans lequel l'exercice de la vie devient amer. Fallait-il que papa souffrît de toute son âme pour en arriver là... et chasser l'évidence de son cœur : son tendre Nain Jaune avait bien été l'indispensable complément des antisémites éliminationnistes. L'outil affûté de leurs pulsions. En un moment de notre Histoire où le subtil distinguo entre postes politiques et fonctions purement administratives (supposées irresponsables) relevait de la tartufferie ; de la ruse psychique qui permettait à bon compte aux acteurs de cette politique noire de débrancher les capteurs de leur culpabilité. Aller plus loin dans la lucidité aurait probablement détruit mon père. Sans doute lui fallait-il mentir comme il respirait pour continuer à respirer. S'oxygéner de fariboles, c'est parfois l'ultime recours.

D'autant plus que le Nain Jaune ne fut pas le directeur de cabinet d'un Président aux attributions rognées. Depuis son retour aux affaires, fin avril 1942, Laval cumulait la présidence du Conseil, le portefeuille de l'Intérieur, celui des Affaires étrangères et, d'une main cynique, celui de l'Information. Son directeur de cabinet se trouvait donc perché en haut d'un édifice gouvernemental exceptionnellement vaste.

Mais l'absolution complète - et disons-le la stupéfiante cécité collective - ne fut portée à son point culminant que deux années plus tard, lorsque le Zubial publia la suite du Nain Jaune, La Bête à Bon Dieu. Peu avant l'été 1980, quelques mois avant son décès clinique. Devinez quel homme bien, transporté d'admiration, consentit à écrire la postface de ce livre magnétique ?

François Mitterrand, of course.

Dont on ignorait alors les accointances troubles avec Vichy ; et la fidélité durable à René Bousquet. Deux taches noires dont le rassembleur de la gauche du programme commun n'était pas encore étiqueté.

Quelle apothéose ! Pensez, le timonier de l'humanisme laïc et républicain venait bénir les mânes de mon aïeul. Et l'exhausser au rang d'éminence grise intouchable. A l'âge de quinze ans, comment aurais-je pu soupçonner un tel pot aux roses, dont le premier secrétaire du Parti socialiste français se portait publiquement garant ? Au point d'associer son crédit moral - à son zénith en 1980 - à la publication de La Bête à Bon Dieu qui célébrait à chaque paragraphe les mérites indéniables du Nain Jaune, ses vertus nombreuses et son influence politique occulte ? Soudain très fier de mon patronyme, je me figurais que mon grand-père, incarnation de l'audace et de la probité tricolore, s'était toujours tenu dans ses fonctions aux avant-postes de la vertu civique.

Dans un contexte pareil, et face à de telles cautions, comment ai-je fait pour changer de focale ? et fendiller nos croyances ? Dieu qu'il m'en a fallu du courage pour désespérer. Au début, si peu d'éléments s'offraient à moi. Relier des pointillés suspects, passer outre des dogmes claniques bunkerisés, faire l'effort de me représenter ce que notre culture ne permettait pas encore de saisir, tout cela fut si oppressant que j'ai appris à paraître gai. A siffloter pour échapper au chagrin. Jusqu'à en écrire des romans gonflés d'optimisme...

Quelle incroyable difficulté d'entrevoir une vérité que l'on ne sait pas percevoir ! Surtout des actes dégradants, aux antipodes de l'idée radieuse que ma famille se faisait de cet homme bon, tellement miséricordieux et si responsable. On doute à chaque pas, de soi-même avant tout.

Contre toute attente, c'est ce séduisant Nain Jaune signé par mon père qui fit de moi un héritier coupable ; en me permettant indûment de tirer gloire de mon lignage. Soudain, il y eut chez nous enrichissement sans cause, addiction à une mythologie fallacieuse. Si le Zubial s'était abstenu, peut-être aurais-je cru que le monde commençait avec ma génération. Cette defonce littéraire, je la paye au prix fort.

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