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Je me retrouvai debout, revolver en main, sans pouvoir décider ni quel parti ni quelle direction prendre. Appeler la police ? Sauter par la fenêtre ? Foncer tête baissée et tirer sur le saligaud qui avait forcé ma porte ? Heureusement, je n’eus pas à choisir car je reconnus la voix de celui qui poussa un juron dans l’entrée. Celle de Morelli.

Je regardai le réveil sur ma table de chevet. Huit heures. J’avais trop dormi. Ce sont des choses qui arrivent quand on ne ferme l’œil qu’à l’aube. Je me glissai dans mes Doc Martens et traînai des pieds jusqu’à l’entrée où des morceaux de verre étaient éparpillés sur un mètre carré. Morelli, qui avait réussi à ôter la chaîne, se tenait dans l’encadrement de la porte, contemplant le désastre.

Il me jaugea et arbora un air surpris.

— Tu as dormi avec ces chaussures aux pieds ?

Je le fusillai du regard et allai chercher un balai et une pelle à poussière à la cuisine. Je lui tendis le balai, laissai tomber la pelle sur le sol et, piétinant les morceaux de verre, je retournai dans ma chambre. Je troquai ma chemise de nuit en flanelle pour un pantalon de jogging et un sweat-shirt et faillis pousser un hurlement de terreur en voyant mon reflet dans le miroir ovale de ma coiffeuse. Pas maquillée, les yeux cernés, les cheveux en bataille. Je n’étais pas certaine que me coiffer ferait une grande différence, aussi je me vissai ma casquette Rangers sur le crâne.

Quand je retournai dans l’entrée, tous les morceaux de verre avaient disparu, et Morelli était dans la cuisine en train de faire du café.

— Jamais, tu frappes ? lui demandai-je.

— Je l’ai fait, mais tu n’as pas répondu.

— Tu aurais dû frapper plus fort.

— Et déranger Mr. Wolesky ?

Je plongeai tête la première dans le réfrigérateur, en sortis le restant de gâteau de la veille et le divisai en parts égales. Une pour lui, une pour moi. On les mangea debout au comptoir de la cuisine, attendant que le café ait passé.

— Tu ne t’en tires pas très bien sur ce coup, baby, me dit Morelli. Tu te fais voler ta bagnole, ton appart’ est vandalisé, et on a essayé de faire la peau à ton hamster. Peut-être que tu ferais mieux de laisser tomber ?

— Tu te fais du souci pour moi ?

— Ouais.

On dansouilla tous deux d’un pied sur l’autre à cette sortie.

— Marrant, ça, dis-je.

— À qui le dis-tu.

— Tu as eu du nouveau pour ma Jeep ?

— Non.

Il sortit des papiers pliés de la poche intérieure de sa veste.

— C’est la plainte pour vol, me dit-il. Lis-la, et signe.

Je la survolai, la paraphai et la rendis à Morelli.

— Merci de ton aide, lui dis-je.

Morelli fourra les papiers dans sa poche.

— Il faut que je retourne dans le centre, dit-il. Tu as des projets pour la journée ?

— Faire réparer ma porte.

— Tu comptes porter plainte pour effraction et vandalisme ?

— Je vais faire réparer tout ça et me dire que ce n’est jamais arrivé.

Morelli accusa le coup et regarda obstinément ses chaussures, ne faisant pas mine de partir.

— Quelque chose ne va pas ? lui demandai-je.

— Beaucoup de choses.

Il poussa un long soupir.

— Cette affaire sur laquelle je travaille, tu sais…

— La top secrète ?

— Oui.

— Si tu décides de m’en parler, je ne répéterai rien à personne, lui dis-je. Juré !

— Ouais, sauf à Mary Lou.

— Pourquoi irais-je en parler à Mary Lou ?

— Parce qu’elle est ta meilleure amie et que les femmes vont toujours tout raconter à leur meilleure amie.

Je me frappai le front.

— Réflexion stupide et sexiste !

— Tu vas me poursuivre en justice ?

— Bon, tu me racontes ou non ?

— Sous le sceau du secret.

— Bien entendu.

Morelli hésitait. En flic pris entre deux feux. Autre soupir.

— Si jamais ça se sait…

— Ça ne se saura pas !

— Il y a trois mois, un flic s’est fait descendre à Philadelphie. Il portait un gilet pare-balles, mais il a pris deux balles perforantes dans le thorax. L’une dans le poumon gauche ; l’autre en plein cœur.

— » Des tueuses de flics. »

— Exactement. Utilisation illégale. Il y a deux mois, il y a eu un mitraillage depuis une voiture à Newark, très efficace, où l’arme de choix était une « LAW » – une arme antichar légère. Fabrication militaire. A grandement contribué à diminuer le nombre de caïds de Sherman Street et a transformé le nouveau Ford Bronco du caïd Lionel Simms en poudre magique. L’examen de la balle a permis de déterminer qu’elle venait de Fort Braddock. Le Fort a fait faire un inventaire et a découvert qu’il manquait des munitions. Quand on a arrêté Kenny, on a interrogé le fichier électronique sur son revolver et devine ce qu’on a découvert ?

— Qu’il venait de Fort Braddock.

— Ouais.

Voilà un secret qui valait son pesant d’or. Qui rendait la vie bien plus intéressante.

— Qu’a dit Kenny à propos de cette arme volée ?

— Qu’il l’avait achetée dans la rue. Il a déclaré qu’il ne connaissait pas le nom du revendeur mais qu’il nous aiderait à l’identifier.

— Et puis il a disparu.

— C’est une opération interservices, me dit Morelli. La brigade criminelle veut que ça reste confidentiel.

— Pourquoi t’es-tu décidé à m’en parler ?

— Tu es dans cette galère. Il fallait que tu saches.

— Tu aurais pu me prévenir plus tôt.

— Au début, on avait l’impression d’avoir de bonnes pistes. J’espérais qu’on aurait arrêté Kenny assez vite pour ne pas avoir à te mêler à tout ça.

Mon cerveau tournait à plein régime, générant moult merveilleuses possibilités.

— Tu aurais pu le choper dans le parking pendant qu’il faisait crac-crac avec Julia, lui dis-je.

— En effet, dit-il.

— Mais cela ne t’aurait pas appris la seule chose que tu as envie de connaître.

— À savoir ?

— Je pense que tu voulais le suivre pour qu’il te mène jusqu’à sa planque. Je pense que Kenny n’est pas le seul individu que tu recherches. Je parie que tu recherches d’autres armes.

— Continue.

Je me sentais très fière de moi, m’efforçant de ne pas donner à mon sourire un air trop satisfait.

— Kenny travaillait à Braddock. Il en est parti il y a quatre mois et a commencé à vivre sur un grand pied. Il s’est acheté une voiture. Qu’il a payée cash. Là-dessus, il a loué un appartement relativement cher et l’a meublé. Il a renouvelé sa garde-robe.

— Et ?

— Et Moogey ne s’en tirait pas trop mal lui non plus, si l’on considère le fait qu’il vivait sur un salaire de pompiste. Il avait une bagnole hyperchère dans le garage de chez lui.

— Tu en conclus ?

— Que Kenny n’a pas acheté ce revolver dans la rue. Que Moogey et lui étaient impliqués dans le vol à Braddock. Que faisait Kenny à Braddock ? Où travaillait-il ?

— À l’entrepôt. En tant qu’expéditionnaire.

— Et les munitions manquantes étaient stockées dans cet entrepôt ?

— En fait, dans un bâtiment contigu. Mais Kenny y avait accès.

— Ah-ha !

Morelli se fendit d’un sourire.

— Ne t’emballe pas, me dit-il. Le fait que Kenny travaillait dans cet entrepôt n’est pas une preuve en soi de sa culpabilité. Des centaines de soldats y ont accès. Et quant à l’aisance de Kenny… il pourrait aussi dealer de la drogue, jouer aux courses, ou faire chanter l’oncle Mario.

— Je pense qu’il faisait du trafic d’armes.

— Moi aussi.

— Est-ce que tu sais comment il s’y prenait pour les sortir ?

— Non. La brigade criminelle ne le sait pas non plus. Il les a peut-être toutes sorties d’un coup ou peut-être par lots. Personne ne vérifie les stocks sauf si on a besoin de quelque chose, ou comme dans ce cas, si on découvre qu’il y a eu vol. La brigade criminelle fait une recherche sur les antécédents des copains d’armée de Kenny et de ses collègues à Fort Braddock. Jusqu’à présent, aucun n’a été jugé suspect.

— Alors, qu’est-ce qu’on fait de tout ça ?

— Je me disais que ça pourrait être utile d’en parler à Ranger.

Je pris le téléphone sur le comptoir de la cuisine et tapai le numéro de Ranger.

— Ouais ? fit ce dernier, à l’autre bout de la ligne. T’as intérêt à avoir une raison valable.

— C’est prometteur, lui dis-je. Tu es libre pour déjeuner ?

— Chez Big Jim à midi.

— On fera couple à trois, lui dis-je. Je serai avec Morelli.

— Il est avec toi en ce moment ? voulut savoir Ranger.

— Oui.

— T’es à poil ?

— Non.

— Encore un peu tôt, fit Ranger.

Il raccrocha, et je fis de même.

Après le départ de Morelli, j’appelai Dillon Ruddick, mon gardien, qui était aussi un mec bien et un ami. Je lui expliquai mon problème, et une demi-heure plus tard, il arrivait avec sa fidèle boîte à outils, un pot de peinture, des pinceaux, et tutti quanti.

Il s’occupa de la porte pendant que je m’attaquais aux murs. Il fallut trois couches de peinture pour recouvrir les tags, mais vers onze heures mon appartement était nickel et les nouveaux verrous installés.

Je me douchai, me brossai les dents, me séchai les cheveux, et enfilai un jean et un polo noir.

Je passai un coup de fil à ma compagnie d’assurances pour signaler le vol de ma voiture. J’appris que mon contrat ne me donnait pas droit au prêt d’un véhicule et que je recevrais mon paiement dans trente jours si ma voiture n’était pas retrouvée d’ici là. J’en étais encore à pousser de gros soupirs quand le téléphone sonna. L’envie de hurler qui me prit avant même d’avoir décroché m’avertit que ce devait être ma mère.

— Ta voiture a été retrouvée ? me demanda-t-elle.

— Non.

— Ne t’inquiète pas. On a pensé à une solution. Tu peux utiliser celle de Sandor.

Mon oncle Sandor, quatre-vingt-quatre ans, était entré en maison de retraite le mois dernier et avait fait don de sa voiture à la seule de ses sœurs à être encore de ce monde : mamie Mazur. Mais ma grand-mère n’avait jamais appris à conduire. Ni mes parents ni aucun citoyen des pays libres n’étaient particulièrement désireux qu’elle s’y mette.

Même si je ne suis pas du genre à faire la fine bouche devant les cadeaux que l’on m’offre, il n’était pas question que j’accepte. La voiture d’oncle Sandor était une Buick 1953 bleu pastel au toit d’un blanc aveuglant, aux pneus à flanc blanc aussi gros que ceux d’un tracteur, et aux hublots au chrome étincelant. Elle avait la taille et la forme d’un béluga et, les jours avec, bouffait dix litres au kilomètre.

— C’est hors de question, dis-je à ma mère. Merci d’y avoir pensé, mais c’est la voiture de mamie.

— Elle veut que tu l’aies. Ton père te l’amène. Conduis-la en toute tranquillité.

Zut. Je déclinai son invitation à dîner et raccrochai. J’allai m’assurer que Rex ne faisait pas de réactions à retardement suite à son épreuve de la veille au soir. Il ne semblait pas traumatisé, aussi je lui donnai un brocoli et une noix, pris mon blouson, mon sac, et filai. Je descendis par l’escalier à pas lourds et attendis à l’extérieur que mon père fasse son apparition.

Le bruit lointain d’un moteur éléphantesque s’empiffrant d’essence fut audible du parking, et je me plaquai contre la façade, espérant une grâce, priant pour que ce ne soit pas la Buick.

Le nez bulbeux d’une méga-voiture apparut au coin de la rue et j’entendis mon cœur battre au rythme des pistons. C’était bien la Buick, dans toute sa splendeur, sans une égratignure. Mon oncle Sandor l’avait achetée neuve en 1953 et l’avait toujours bichonnée.

— Écoute, je ne crois pas que ce soit une bonne idée, dis-je à mon père. Et si je la raye ?

— Elle ne se rayera pas, me répondit mon père. C’est une Buick.

— Mais je préfère les petites autos.

— Voilà ce qui ne va pas dans ce pays : les petites voitures. C’est quand ils ont commencé à importer les petits modèles du Japon que tout est allé à vau-l’eau.

Il donna un petit coup de poing sur le tableau de bord.

— Ça, c’est de la bagnole ! s’exclama-t-il. Faite pour durer ! Voilà le genre de voiture qu’un homme est fier de conduire. Une voiture qui a des cojones.

Je pris place à côté de mon père et me penchai par-dessus le volant, contemplant bouche bée l’étendue du capot. Bon d’accord, elle était énorme et hideuse, mais elle en avait.

Je pris le volant d’une main ferme et mon pied gauche se retrouva au plancher avant que mon cerveau n’enregistre « pas d’embrayage ».

— Automatique, me dit mon père. C’est ça le secret de l’Amérique.

Je raccompagnai mon père à la maison.

— Merci, lui dis-je, avec un sourire forcé.

Ma mère, du seuil, me cria :

— Sois prudente ! Et verrouille bien les portières !

Morelli et moi entrâmes ensemble chez Big Jim. Ranger y était déjà, assis dos au mur à une table qui offrait une vue panoramique sur la salle. Plus chasseur de primes que jamais, mais se sentant sans doute un peu nu car il avait laissé la plus grande partie de son arsenal dans la voiture, sans doute en l’honneur de Morelli.

Inutile de consulter le menu. Chez Jim, les initiés mangeaient tous le même plat : côtelette-haricots verts. On commanda et on attendit en silence qu’on nous apporte les boissons. Ranger inclina sa chaise en arrière et croisa les bras sur sa poitrine. Morelli s’affala en une pose moins agressive, plus indolente. Moi, je restai assise sur le bord de ma chaise, coudes posés sur la table, prête à bondir et à prendre mes jambes à mon cou si jamais ils décidaient de se tirer dessus rien que pour le fun.

— Alors, fit Ranger, qu’est-ce qui se passe ?

Morelli se pencha légèrement en avant.

— L’armée a perdu certains de ses joujoux, dit-il à voix basse et l’air de rien. Ils ont réapparu à Newark, à Philadelphie et à Trenton. Tu as entendu parler de ce trafic d’armes ?

— Les trafics d’armes, c’est pas ce qui manque.

— C’est différent, fit Morelli. Je te parle de balles perforantes, de « LAWs », de M-16, de nouveaux Beretta 9 mm estampillés « propriété du gouvernement américain ».

Ranger hocha la tête.

— J’étais au courant pour la bagnole à Newark et le flic à Philadelphie. Et qu’a-t-on à Trenton ?

— On a le revolver avec lequel on a tiré sur Moogey.

— Non, sans blague ?

Ranger renversa sa tête en arrière et éclata de rire.

— De mieux en mieux ! fit-il. Kenny Mancuso tire sans le vouloir dans le genou de son meilleur pote, il est pris en flagrant délit par un flic qui, par le plus grand des hasards, s’arrête à la station-service pour faire le plein, et il se trouve que son revolver est une arme volée.

— Quoi de neuf, docteur ? fit Morelli. Tu sais quelque chose ?

— Nada, lui répondit Ranger. Kenny a révélé quelque chose ?

— Nada, fit Morelli.

La conversation s’interrompit le temps de pousser les couverts et les verres pour faire de la place pour les assiettes.

Ranger ne quittait pas Morelli des yeux.

— J’ai comme l’impression qu’il y a autre chose, dit-il.

Morelli choisit une côtelette et fit son imitation du lion du Serengeti.

— Les armes viennent de Braddock.

— Volées pendant que Kenny travaillait là-bas ?

— Y a des chances.

— Et je parie que le bon petit diable y avait accès ?

— Jusqu’à présent, tout ce qu’on a, ce sont des coïncidences, dit Morelli. Ce serait bien si on pouvait avoir des infos sur la distribution.

Ranger balaya la salle du regard puis reporta son attention sur Morelli.

— Tout a été calme ici, dit-il. Je peux me rancarder à Philadelphie.

Mon Alphapage sonna dans les profondeurs de mon sac. J’y plongeai tête la première, y farfouillai un moment pour finalement me décider à en sortir le contenu un à un – menottes, torche électrique, bombe lacrymo, boîtier paralysant, bombe de laque, brosse à cheveux, porte-monnaie, baladeur, couteau suisse, Alphapage.

Ranger et Morelli m’observaient avec une fascination morne.

Je jetai un coup d’œil à l’affichage numérique.

— Roberta, dis-je.

Morelli releva la tête de ses côtelettes.

— Tu es du genre à faire un pari ?

— Pas avec toi.

Une cabine téléphonique se trouvait dans l’étroit couloir qui menait aux toilettes. Je composai le numéro de Roberta et m’adossai au mur. Roberta décrocha au bout de plusieurs sonneries. J’espérais qu’elle avait retrouvé les cercueils, mais mes espoirs furent déçus. Elle avait vérifié tous les hangars et n’avait rien trouvé d’inhabituel, mais elle se souvenait avoir vu plusieurs fois une même camionnette aux alentours du numéro 16.

— C’était vers la fin du mois dernier, dit-elle. Je m’en souviens parce que je faisais les factures du mois et je l’ai vue faire deux ou trois allées et venues.

— Vous pourriez me la décrire ?

— Assez grosse, genre camionnette de déménagement. Pas un semi-remorque, non. Le genre qui peut contenir le mobilier d’un deux-pièces. Et ce n’était pas un véhicule de location. Il était blanc avec une raison sociale écrite sur la portière, mais il était trop loin du bureau pour que je puisse lire.

— Vous avez vu le chauffeur ?

— Non, désolée. Je n’y ai pas prêté attention. J’avais mes factures à faire.

Je la remerciai et on raccrocha. Difficile de dire si ce tuyau valait quelque chose. Il devait y avoir une bonne centaine de camionnettes à Trenton qui correspondaient à cette description.

Quand j’arrivai à la table, Morelli leva vers moi un regard interrogateur.

— Alors ? fit-il.

— Elle n’a rien trouvé, mais elle se souvient avoir vu une camionnette blanche avec une raison sociale en lettres noires sur la portière faire plusieurs allers-retours à la fin du mois dernier.

— Voilà qui limite nos recherches.

Ranger, qui avait sucé les os de ses côtelettes, jeta un coup d’œil à sa montre et repoussa sa chaise.

— J’ai un mec à voir, dit-il.

Morelli et lui se livrèrent à quelques frappements de mains rituels, et Ranger partit.

Morelli et moi mangeâmes en silence pendant un moment. Manger était l’une des rares activités physiques que nous partagions avec décontraction. Une fois avalé le dernier haricot vert, nous poussâmes à l’unisson un soupir de satisfaction et, d’un signe, demandâmes l’addition.

Même si Big Jim ne pratiquait pas les tarifs d’un restaurant cinq étoiles, il ne me resta plus grand-chose dans mon porte-monnaie une fois que j’eus payé mon écot. C’était le moment d’aller voir si Connie n’avait pas des arrestations faciles à me proposer.

Morelli s’était garé dans la rue. J’avais préféré laisser le mastodonte dans un parking public un peu plus bas. Nous sortîmes du restaurant. Morelli partit de son côté et moi du mien en me disant qu’après tout, une voiture en valait bien une autre. Qu’est-ce que ça pouvait faire que des gens me voient au volant d’une Buick 1953 ? C’était un moyen de transport comme un autre, non ? Mais oui ! C’était d’ailleurs la raison pour laquelle je m’étais garée à cinq cents mètres de là dans un parking souterrain.

Je regagnai la voiture et pilotai le long de Hamilton Avenue, passai devant la station-service de Delio et devant chez Perry Sandeman, et repérai une place juste devant l’agence de cautionnement. Plissant les yeux, je jaugeai le capot bleu ciel en me demandant où finissait ce paquebot. J’avançai au pas, montai sur le trottoir et touchai le parcmètre. Je me dis que j’étais assez près, coupai le contact, descendis de voiture et verrouillai la portière.

Connie était assise à son bureau, la mine encore plus renfrognée que d’habitude. Elle fronçait ses sourcils noirs et fournis d’un air menaçant, et sa bouche ne formait plus qu’une fine balafre peinte en rouge sang. Des dossiers à classer étaient empilés sur les meubles de rangement, et son bureau était un fatras de feuilles volantes et de tasses à café vides.

— Alors, lançai-je, comment va ?

— Évite de me poser cette question.

— Personne n’a encore été embauché ?

— Elle commence demain. En attendant, je ne peux rien trouver de ce que je cherche parce que c’est le foutoir !

— Tu devrais demander à Vinnie de t’aider.

— Il n’est pas là. Il est parti en Caroline du Nord avec Mo Barnes pour coincer un Défaut de Comparution.

Je pris une pile de chemises et commençai à les classer par ordre alphabétique.

— Je suis provisoirement dans l’impasse avec Kenny Mancuso. Rien de nouveau qui te semblerait une prise facile ?

Elle me tendit plusieurs fiches agrafées les unes aux autres.

— Eugène Petras ne s’est pas présenté au tribunal hier. Sans doute chez lui, rond comme une barrique à ne pas savoir quel jour nous sommes.

Je parcourus son dossier. Eugène Petras était domicilié dans le Bourg. Il était poursuivi pour violence conjugale.

— Je devrais le connaître ?

— Tu connais peut-être sa femme, Kitty. Son nom de jeune fille, c’était Lukach. Elle doit avoir deux ou trois ans de moins que toi.

— C’est la première fois qu’il se fait arrêter ?

— Non. Il a un lourd passé. C’est un abruti de première. Chaque fois qu’il a un verre dans le nez, il tabasse sa femme. Parfois, il va trop loin et elle est hospitalisée. Parfois, elle porte plainte, mais elle finit toujours par la retirer. La peur, je suppose.

— Charmant. Sa caution s’élève à combien ?

— Deux mille dollars. La violence conjugale n’est pas très cotée à la bourse des délits…

Je me mis le dossier sous le bras.

— À plus tard, dis-je.

Kitty et Eugène habitaient dans une maison étroite qui faisait l’angle de Baker Street et de Rose Street, juste en face de l’ancienne fabrique de boutons Milped. L’entrée, de plain-pied avec la rue, ne bénéficiait ni d’un jardinet ni d’un porche. La façade en bardeaux était recouverte d’un crépi lie de vin, et les encadrements de fenêtres peints en blanc. Les doubles rideaux de la pièce sur rue étaient tirés. Pas de lumière aux fenêtres du premier.

Ma bombe lacrymo était à portée de main dans la poche de mon blouson, et mes menottes et mon boîtier paralysant dans celles de mon Levi’s. Je frappai à la porte, et entendis une cavalcade à l’intérieur. Je frappai de nouveau, et cette fois une voix masculine beugla des paroles incompréhensibles. Puis j’entendis d’autres bruits de pas, traînants cette fois, et la porte s’ouvrit.

Une jeune femme me dévisagea de derrière une chaîne de sécurité.

— Oui ? fit-elle.

— Kitty Petras ?

— Qu’est-ce que vous voulez ?

— Je voudrais voir votre mari. Il est là ?

— Non.

— C’est curieux, je viens pourtant d’entendre une voix d’homme. J’ai bien cru reconnaître celle d’Eugène.

Kitty Petras était mince comme un fil, avec de grands yeux marron qui lui mangeaient le visage. Elle n’était pas maquillée. Ses cheveux châtains étaient coiffés en queue de cheval. Elle n’était pas jolie, mais pas dénuée de charme. En gros, elle était banale. Elle avait ces traits passe-partout que les femmes battues acquièrent d’année en année à force de vouloir se faire petites.

Elle me lança un regard las.

— Vous connaissez Eugène ?

— Je travaille pour son agence de cautionnement. Eugène ne s’est pas présenté au tribunal hier, et nous aimerions le reconvoquer.

Pas vraiment un mensonge ; plutôt une demi-vérité. Il lui serait signifié une autre date d’audience… jusqu’à laquelle il resterait enfermé dans une cellule miteuse et malodorante.

— Je ne sais pas…

Eugène apparut dans mon champ visuel délimité par l’entrebâillement de la porte.

— Qu’est-ce qui se passe ?

Kitty fit un pas de côté.

— Cette dame voudrait te reconvoquer au tribunal.

Eugène avança le visage. Tout en nez, menton, yeux porcins injectés de sang, et haleine cent degrés d’alcool.

— Quoi ?

Je lui répétai mon laïus au sujet de la nécessité de convenir d’une date pour une nouvelle audience, et me poussai de côté de façon qu’il soit obligé d’ouvrir davantage la porte s’il voulait me voir.

Le coulisseau de la chaîne se libéra et s’en alla cogner contre le montant de la porte.

— Vous me faites marcher, c’est ça ?

Je me glissai dans l’entrebâillement de la porte, ajustai mon sac à mon épaule et mentit effrontément.

— Cela ne vous prendra que quelques minutes. Il s’agit simplement de faire un saut au poste de police pour convenir d’une nouvelle date.

— Ah ouais. Ben, tu veux savoir ce que j’en dis ?

Il me tourna le dos, baissa son pantalon aux chevilles et se pencha en avant.

— Tu peux toujours compter les poils de mon cul !

Il était tourné dans le mauvais sens pour que je lui mette du gaz lacrymogène dans le nez, aussi je plongeai une main dans la poche de mon Levi’s et en sortis le boîtier paralysant. Je ne m’en étais jamais servi, mais ça ne me paraissait pas très compliqué. J’appuyai fermement ce gadget dans le gras de la fesse d’Eugène et pressai sur la détente. Eugène poussa un cri bref et perçant et s’écroula par terre tel un sac de farine.

— Oh, mon Dieu ! s’écria Kitty. Qu’est-ce que vous lui avez fait ?

Je considérai Eugène qui gisait, inerte, le regard vitreux, cul nu. Il respirait avec un peu de difficulté, mais je me dis que c’était normal chez quelqu’un qui venait de prendre assez de jus pour éclairer une petite pièce. Il avait le teint ni plus ni moins blafard que tout à l’heure.

— Boîtier paralysant, dis-je. Si l’on en croit la notice, il ne laisse aucune séquelle.

— Quel dommage. Moi qui espérais que vous l’aviez tué.

— Et si vous lui remontiez son pantalon ? suggérai-je à Kitty.

Le monde était suffisamment hideux sans que je doive en plus admirer les bijoux de famille d’Eugène.

Une fois qu’elle l’eut reculotté, je le titillai du bout de ma chaussure et obtins une réaction minimale.

— Je pense qu’il vaut mieux qu’on le porte jusqu’à ma voiture avant qu’il ne se réveille.

— Comment on va faire ? demanda Kitty.

— J’ai bien peur qu’on doive le tirer.

— Pas question. Je ne veux pas me mêler de ça. Bon Dieu, ce serait terrible. Il me ferait voir les trente-six chandelles si jamais je faisais ça.

— Il ne pourra pas vous battre s’il est en prison.

— Non, mais quand il sortira.

— Si vous êtes encore là.

Eugène remua mollement les lèvres, et Kitty cria.

— Il va se relever ! Faites quelque chose, il va se relever !

Je n’avais pas vraiment envie de lui refiler un supplément de volts. Je me disais que ça la ficherait mal si je le traînais au poste les cheveux en tire-bouchons. Aussi je le saisis par les chevilles et le fis glisser vers la porte.

Kitty courut au premier et, aux bruits de tiroirs ouverts à toute volée, je conclus qu’elle faisait ses paquets.

Je réussis à sortir Eugène de la maison et à le traîner sur le trottoir jusqu’à la Buick. Mais, sans aide, il m’était impossible de le charger dans la voiture.

J’aperçus Kitty qui rassemblait des valises et des sacs de voyage dans la pièce de devant.

— Kitty ! lui criai-je. J’ai besoin d’un coup de main !

Elle regarda par la porte ouverte.

— Quel est le problème ?

— Je n’arriverai pas à le hisser dans la voiture.

Elle se mordilla la lèvre inférieure.

— Il est conscient ? demanda-t-elle.

— Il y a conscient et conscient. Lui, il ne le serait plutôt pas trop.

Elle fit un petit pas en avant.

— Il a les yeux ouverts.

— Peut-être, mais révulsés. Je ne pense pas qu’il y voie grand-chose.

Pour toute réponse, les jambes d’Eugène se mirent à tressauter.

On le prit chacune sous un bras et on le souleva à hauteur d’épaules.

— Ç’aurait été plus facile si vous vous étiez garée plus près, me dit Kitty, tout essoufflée. Vous êtes à mi-hauteur de la rue.

Je repris mon équilibre sous notre fardeau.

— Je ne peux me garer sur le trottoir que s’il y a un parcmètre qui me serve de repère.

On unit nos efforts pour le soulever et on plaqua contre l’arrière de la voiture le pantin désarticulé qu’était Eugène. On le flanqua sur la banquette arrière et je le menottai à la barre du dosseret, où il resta accroché comme un punching-ball.

— Qu’est-ce que vous allez faire ? demandai-je à Kitty. Vous savez où aller ?

— Chez une amie dans le Nouveau-Brunswick. Elle pourra m’héberger quelque temps.

— N’oubliez pas de signaler votre nouvelle adresse au tribunal.

Elle fit oui de la tête et courut jusque chez elle. Je sautai au volant et me faufilai à travers le Bourg jusqu’à Hamilton Avenue. La tête d’Eugène bringuebalait au gré des virages, mais à part cela, le trajet jusqu’au poste de police se passa sans incident notable.

Je roulai jusqu’à l’arrière du bâtiment, descendis de la Buick, pressai sur le bouton d’appel sur la porte coupe-feu qui donnait sur l’accueil et me reculai pour faire un signe de la main à la caméra de surveillance.

La porte s’ouvrit instantanément et Crazy Cari Costanza passa sa tête qu’il tourna vers moi.

— C’est pour quoi ? fit-il.

— Une livraison de pizza.

— Mentir à un flic est un délit.

— Aide-moi à faire sortir ce type de ma voiture.

Cari se balança sur ses talons et sourit.

— Quoi ? Ça, c’est ta voiture ?

Je me rembrunis.

— Elle te donne des idées ? lui fis-je.

— Bon Dieu non. Je suis politiquement correct, moi. Je ne délire pas sur les femmes qui ont des gros cylindres.

— Elle m’a électrocuté, geignit Eugène. Je veux parler à mon avocat.

Cari et moi échangeâmes un regard.

— C’est dingue ce que l’alcool peut faire comme ravages, dis-je, démenottant Eugène. Il peut faire dire les pires âneries.

— Tu ne l’as pas vraiment électrocuté, hein ?

— Bien sûr que non !

— Tu lui as brouillé ses neurones ?

— Je lui ai buzzé les fesses.

Le temps que j’obtienne mon reçu, il était plus de six heures. Trop tard pour passer se faire payer à l’agence. Je me baguenaudai un moment dans le parking, regardant à travers le grillage l’assortiment composite de petits commerces sur le trottoir d’en face. L’église du Tabernacle, une modiste, un dépôt-vente, une épicerie au coin. Je n’y avais jamais vu aucun client et je me demandais comment ces commerçants faisaient pour survivre. Je supposai que c’était précaire, même si, apparemment, les boutiques tenaient le coup. Leurs devantures ne changeaient jamais. Vous me direz, le bois fossilisé non plus.

Craignant que mon taux de cholestérol n’ait chuté durant la journée, je décidai de faire un saut chez Popeye. Je lui achetai une part de poulet frit et une salade de chou rouge à emporter, et d’un coup de voiture, je nous trimbalai, mon petit plat et moi, jusqu’à Paterson Street où je me garai en face de chez Julia Cenetta. Je me disais que je serais aussi bien là qu’ailleurs pour manger et que, qui pouvait savoir, j’aurais peut-être la chance que Kenny passe par là.

Je finis le poulet, mangeai un peu de chou rouge, éclusai un soda et me dis que je ne pouvais pas rêver mieux. Pas de Spiro, pas de vaisselle à faire, le pied !

La lumière brûlait chez Julia, mais les doubles rideaux étaient tirés. Je ne pouvais donc pas aller zieuter au carreau. Il y avait deux voitures dans l’allée. Je reconnus celle de Julia, et je supposai que l’autre devait appartenir à sa mère.

Une voiture dernier modèle se gara le long du trottoir. Un type blond et baraqué en descendit et alla à la porte de la maison. Julia lui ouvrit, en jean et veste. Elle cria quelque chose par-dessus son épaule à quelqu’un derrière elle et sortit. Le blond et Julia s’embrassèrent dans la voiture pendant quelques minutes. Puis le blond mit le contact et les deux tourtereaux s’éloignèrent. Je repasserais pour Kenny.

Je partis pleins gaz pour Vic’s Video où je louai la cassette de S.O.S. Fantômes, mon film-culte et ma source d’inspiration préférée. J’en profitai pour faire une provision de pop-corn, des Fingers, un paquet de petits pots de beurre de cacahuètes, une boîte de chocolat instantané et des guimauves. Et après on dira que je ne sais pas m’éclater !

Je rentrai et vis que le voyant rouge de mon répondeur clignotait.

Spiro me demandait si j’avais du nouveau sur ses cercueils et si j’acceptais de dîner avec lui le lendemain soir après l’exposition de la dépouille de Kingsmith. La réponse à ces deux questions était un NON retentissant ! Je repoussai le moment de le lui dire de vive voix, car le son de la sienne sur mon répondeur me donnait déjà des aigreurs d’estomac.

L’autre message était de Ranger.

« Rappelle-moi. »

J’essayai de le joindre chez lui. Pas de réponse. Je tentai sa voiture.

— Ouais ? fit Ranger.

— C’est Stéphanie. Que se passe-t-il ?

— Je t’invite à une soirée. Je te conseille de t’habiller.

— Tu veux dire talons hauts et bas résilles ?

— Non, je veux dire .38 Smith & Wesson.

— Je te retrouve où ?

— Dans la petite rue à l’angle de West Lincoln et de Jackson Street.

Jackson Street, longue de trois kilomètres, passait devant des entrepôts de ferrailleurs, la fabrique de tuyaux abandonnée Jackson Pipe, et un assortiment inégal de bars et d’immeubles de rapport. Le quartier était tellement miteux que même les taggeurs le jugeaient indigne de leur art. Rares étaient les voitures qui s’aventuraient au-delà de l’ancienne fabrique de tuyaux. Des lampadaires avaient été cassés par balles et jamais réparés ; les incendies, qui étaient monnaie courante, laissaient de plus en plus d’immeubles carbonisés et murés ; divers accessoires du kit du parfait drogué jonchaient les caniveaux déjà garnis d’ordures.

Avec précaution, je sortis mon revolver de la boîte à biscuits et vérifiai qu’il était bien chargé. Je le mis dans mon sac ainsi que le paquet de Fingers, coinçai mes cheveux sous ma casquette Rangers de façon à me donner un air androgyne, et rendossai ma veste.

Au moins, je renonçai à un rendez-vous avec Bill Murray pour la bonne cause. Il y avait des chances que Ranger ait eu un tuyau soit sur Kenny soit sur les cercueils. S’il avait eu besoin d’aide pour arrêter un fugitif, ce n’était pas à moi qu’il aurait fait appel. En un quart d’heure, il était capable de réunir une équipe qui ferait passer l’invasion du Koweit pour un exercice de jardin d’enfants. Inutile de dire que mon nom ne figurait pas en tête de liste de ce commando de mercenaires. Ni même en fin.

Je me sentais plutôt en sécurité dans la Buick. Quiconque serait assez fou pour tenter de me voler ma Grande Bleue serait sans doute trop bête pour savoir la faire démarrer. Et je me disais que je n’avais pas à craindre qu’on tire sur ma voiture : il est impossible de viser correctement quand on est plié en deux de rire.

Quand il ne pensait pas devoir assurer le transport de malfaiteurs, Ranger roulait en coupé Mercedes noir. Pour ses chasses, il venait, la rage au ventre, dans un Ford Bronco noir. Je repérai le Ford dans la ruelle, et à la perspective de devoir procéder à une arrestation dans Jackson Street, je ressentis brusquement une envie pressante et je craignis de ne pas pouvoir me retenir. Je me garai juste devant Ranger, coupai mes phares et le regardai venir vers moi dans l’obscurité.

— Et ta Jeep ? me demanda-t-il.

— Volée.

— Le bruit court qu’il va y avoir une vente d’armes ce soir. Des armes militaires avec les munitions « qui vont avec ». Le trafiquant serait un Blanc.

— Kenny !

— Peut-être. Je me suis dit qu’il fallait qu’on vienne voir ça de près. Ma source m’a indiqué que la vente se ferait au 270 de la rue. C’est la maison juste en face de nous avec la fenêtre cassée.

Je plissai des yeux. Une Bonneville rouillait sur ses cales à deux maisons de là. Pas d’autre signe de vie alentour. Toutes les maisons étaient obscures.

— Le but du jeu n’est pas de les empêcher de faire leur vente, dit Ranger. On va rester ici, bien tranquillement, et essayer de voir qui est l’homme blanc. Si c’est Kenny, on le filera.

— Il fait très sombre. Difficile d’identifier quelqu’un.

Ranger me tendit des jumelles.

— Infrarouge, dit-il.

Bien sûr.

On entamait notre deuxième heure d’attente quand une camionnette descendit la rue. Quelques secondes plus tard, elle se garait.

Je braquai mes jumelles sur le conducteur.

— Je crois que c’est un Blanc, dis-je à Ranger, mais il porte une cagoule. Je ne peux pas voir son visage.

Une BMW se gara en douceur derrière la camionnette. Quatre types en descendirent et se dirigèrent vers la camionnette. Ranger baissa sa vitre et le bruit de la porte latérale de la camionnette qu’on ouvrait se répercuta jusqu’à nous. Murmures. Un rire. Le temps passa. Un des types regagna la BMW à pas traînants, portant une grande caisse en bois. Il ouvrit le coffre, y mit la caisse, retourna à la camionnette et répéta l’opération avec une autre caisse.

Tout à coup, la porte d’entrée de la maison devant laquelle se trouvait la voiture sur cales s’ouvrit avec fracas et des flics déboulèrent, arme au poing, hurlant des ordres, cavalant vers la BMW. Une voiture de police surgit dans la rue qu’elle dévala à toute allure et pila en faisant un tête-à-queue. Les quatre types déguerpirent. Des coups de feu furent tirés. La camionnette démarra et fonça.

— Ne la perds pas de vue ! me cria Ranger, courant vers son Ford. Je te suis !

Je démarrai dans la précipitation et appuyai à fond sur le champignon. Je surgis de la ruelle au moment où la camionnette passait devant, pleins gaz, et me rendis compte, mais un peu tard, qu’elle était suivie par un autre véhicule. Il y eut moult crissements de pneus et jurons de ma part, et la voiture des poursuivants emboutit ma Buick et rebondit avec un franc wummp. Un petit gyrophare rouge sauta du toit de la voiture et vola dans la nuit telle une étoile filante. J’avais à peine senti la collision, mais l’autre voiture, que je supposai être une voiture de police, avait été projetée à une bonne cinquantaine de mètres.

Je vis les feux arrière de la camionnette disparaître au bout de la rue, et tergiversai. Devais-je la suivre ? Je décidai que ce n’était pas une bonne idée. Ça la ficherait peut-être mal de quitter la scène du crime en venant de bousiller une des voitures banalisées de notre chère police municipale.

J’étais en train de farfouiller dans mon sac, en quête de mon permis de conduire, quand ma portière fut ouverte à toute volée et que je fus éjectée de mon siège par des mains qui n’étaient autres que celles de Joe Morelli. On se regarda un moment bouche bée, n’en croyant pas nos yeux.

— Non mais c’est pas vrai ! s’exclama Morelli. Je n’y crois pas ! À quoi tu passes ton temps ? À essayer d’imaginer comment me gâcher l’existence ?

— Tu te flattes.

— Tu as failli me tuer !

— Il ne faut pas exagérer. Ce n’était absolument pas dirigé contre toi. Je ne savais même pas que c’était ta voiture.

Si je l’avais su, j’aurais filé sans demander mon reste.

— De plus, repris-je, je te signale que je ne pousse pas des jérémiades parce que tu m’as coupé la route. Je l’aurais coincé si tu n’avais pas été là.

Morelli se passa une main sur les yeux.

— J’aurais dû dire oui quand on m’a proposé de me muter dans un autre État. Je n’aurais jamais dû quitter la marine.

Je considérai sa voiture. Une partie de l’aile arrière était arrachée et le pare-chocs gisait sur l’asphalte.

— Ça aurait pu être pire, lui dis-je. Tu devrais toujours pouvoir rouler.

On se tourna tous deux vers ma Grande Bleue. Elle n’avait pas une égratignure.

— C’est une Buick, dis-je, en manière d’excuse. Qu’on m’a prêtée.

Morelli leva les yeux au ciel.

— Meeeerde ! fit-il.

Une voiture de police s’arrêta derrière Morelli.

— Ça va ?

— Ouais, super, dit Morelli. Ça roule même.

La voiture repartit.

— Une Buick, répéta Morelli. Comme au bon vieux temps.

A dix-huit ans, j’avais plus ou moins tenté d’écraser Morelli avec une voiture semblable.

— Je suppose que c’est Ranger, dans le Ford noir ? fit Morelli, regardant par-dessus mon épaule.

Je me retournai. Ranger était toujours dans la ruelle, écroulé de rire sur le volant.

— Tu veux qu’on fasse un constat ? demandai-je à Morelli.

— Je ne tiens pas à accorder à cet événement plus d’importance qu’il n’en a.

— Tu as pu voir qui conduisait la camionnette ? Tu crois que c’était Kenny ?

— Même taille mais plus mince.

— Kenny a toujours pu maigrir.

— Je ne sais pas… Je n’ai pas l’impression que c’était lui.

Ranger alluma ses phares et le Ford Bronco contourna gentiment la Buick.

— Bon, je me tire, nous lança Ranger. Je ne voudrais pas être de trop.

Je donnai un coup de main à Morelli pour charger son pare-chocs sur la banquette arrière de sa voiture puis, à coups de pied, on poussa les débris sur le bas-côté de la rue. A l’angle de la rue, on entendait les policiers qui pliaient bagage.

— Il faut que je retourne au poste, dit Morelli. Je veux être présent quand ils interrogeront ces gugusses.

— Tu vas faire une recherche d’identité à partir du numéro d’immatriculation de la camionnette ?

— Il y a de grandes chances pour qu’elle soit volée.

Je regagnai ma Buick et fis une marche arrière dans la ruelle pour éviter les débris de verre qui jonchaient la chaussée. Je pris la première avenue en direction de Jackson Street et mis le cap sur mon chez-moi. Après plusieurs carrefours, je fis demi-tour et pris la direction du poste de police. Je me garai dans un coin obscur, laissant l’emplacement d’une voiture entre le coin de la rue et moi, juste en face du bar à l’enseigne RC Cola. Je me trouvais là depuis moins de cinq minutes quand deux voitures de police apparurent et s’engagèrent dans le parking du poste, suivis par Morelli dans sa Fairlaine sans pare-chocs, lui-même suivi par une voiture banalisée. L’état de la Fairlaine n’avait rien à envier à celui des véhicules de police. La ville de Trenton n’investissait pas dans la chirurgie plastique. Si une voiture de police prenait une ride, c’était pour la vie. Toutes celles qui se trouvaient dans le parking donnaient l’impression d’avoir servi pour un concours de démolition.

À cette heure de la nuit, le parking adjacent au poste était relativement désert. Morelli gara la Fairlaine à côté de sa camionnette et entra dans le bâtiment. Les fourgons se mirent en file indienne devant le bloc pour décharger les prisonniers. Je fis démarrer la Buick, m’engageai sur le parking et me garai à côté de la camionnette de Morelli.

Au bout d’une heure, la fraîcheur avait commencé à s’immiscer dans la Buick. Je fis ronfler le chauffage jusqu’à ce que tout soit grillé à point. Je mangeai quelques Fingers et m’étirai sur la banquette. Une deuxième heure passa, pendant laquelle je répétai la procédure. Je venais de finir le tout dernier Finger quand la porte latérale du poste de police s’ouvrit sur un homme dont la silhouette se découpa en ombre chinoise. Même ainsi, je reconnus Morelli. La porte se referma derrière lui, et il s’avança vers sa camionnette. À mi-parcours, il me repéra dans la Buick. Je le vis prononcer un mot, et n’eus aucun mal à deviner lequel.

Je descendis de voiture afin qu’il lui soit plus difficile de faire celui qui ne m’aurait pas vue.

— Alors, lançai-je, la gaieté faite femme. Comment ça s’est passé ?

— La marchandise venait de Fort Braddock, voilà.

Il s’approcha et plissa les narines.

— Ça sent le chocolat.

— Je viens de manger la moitié d’un paquet de Fingers.

— Je suppose que tu n’as plus l’autre moitié ?

— Je l’avais mangée avant.

— Dommage. Un ou deux Fingers m’auraient peut-être aidé à me souvenir d’une information de première importance…

— Es-tu en train de me dire que je dois te nourrir ?

— Tu as autre chose dans ton sac ?

— Non.

— Il te reste de la tarte aux pommes chez toi ?

— J’ai du pop-corn et des bonbons. Je comptais regarder un film ce soir.

— Caramélisé, le pop-corn ?

— Mouais.

— Va pour le pop-corn caramélisé !

— Tu as intérêt à ce que ça vaille le coup si tu veux toucher à mon pop-corn.

Morelli sourit lentement.

— Je parlais de tes informations ! précisai-je.

— C’est bien ce que j’avais compris, fit Morelli.

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