8

La porte de service de chez Stiva s’ouvrait sur un petit couloir qui menait au hall d’entrée et desservait la cuisine, le bureau de Constantin et l’escalier de la cave. Un petit vestibule fermé par une double porte vitrée, et situé entre le bureau et l’accès au sous-sol, donnait sur l’allée goudronnée qui menait aux garages au fond de la cour. C’était par cette porte qu’on faisait rouler les défunts vers leur dernière demeure.

Deux ans auparavant, Constantin avait loué les services d’un décorateur d’intérieur dans le but de redonner un coup de jeune à l’endroit. Ledit décorateur avait choisi une dominante de mauve et de vert, et agrémenté les murs de paysages champêtres. Les sols étaient recouverts de moquettes plus qu’épaisses. Rien ne grinçait jamais. Le bâtiment avait été conçu de façon à maintenir le bruit à un niveau minimal, et Kenny pouvait fureter à droite et à gauche sans être entendu.

Je tombai sur Spiro dans le couloir.

— Je veux en savoir plus long sur Kenny, lui dis-je. Où pourrait-il aller se cacher ? Quelqu’un doit bien l’aider. Vers qui se tournerait-il ?

— Les Morelli et les Mancuso se tournent toujours vers leur famille. Quand l’un d’eux meurt, c’est comme s’ils mouraient tous. Ils viennent ici habillés en noir de la tête aux pieds et versent des seaux de larmes les uns pour les autres. À mon avis, il s’est installé dans le grenier de son père.

Je n’en aurais pas donné ma main à couper. Il me semblait que Morelli serait déjà au courant si Kenny se terrait dans les combles de chez son cher papa. Les Mancuso et les Morelli n’étaient pas du genre à avoir des secrets les uns pour les autres.

— Et s’il se cachait ailleurs ?

— Il allait souvent à Atlantic City, dit Spiro avec un haussement d’épaules.

— Il sort avec d’autres filles que Julia Cenetta ?

— Vous avez envie d’aller interroger tout l’annuaire ?

— C’est à ce point-là ?

Je sortis par la porte latérale et attendis impatiemment que Al, du Centre Auto Al, finisse de retirer le cric. Il se releva, et s’essuya les mains sur sa combinaison avant de me tendre la facture.

— Vous n’aviez pas une Jeep la dernière fois que je vous ai changé un pneu ?

— Volée.

— Vous n’avez jamais envisagé de prendre les transports en commun ?

— Où est passé le tournevis ?

— Je vous l’ai mis dans votre coffre. On ne sait jamais, ça peut toujours servir.

Le salon de coiffure Chez Clara était à trois rues de là, plus bas dans Hamilton Avenue, à côté de Beignets à la Pelle. Je repérai une place pour me garer, serrai les dents, retins mon souffle et tentai un créneau, braquai, contre-braquai. Je sus que c’était bon quand j’entendis un bruit de verre brisé.

Je m’extirpai de la Buick et allai évaluer les dégâts. Ma voiture n’avait rien. Par contre, les phares de celle garée derrière avaient volé en éclats. Je laissai mes coordonnées et celles de ma compagnie d’assurances sur son pare-brise et pris le chemin de Chez Clara.

Bars, pompes funèbres, boulangeries, salons de coiffure constituaient le moyeu de la roue de la fortune du Bourg. Les salons de coiffure y ont une importance particulière car le Bourg est un quartier d’égalité des chances enlisé dans une ambiance années 50. Moralité : très jeunes, les filles du Bourg deviennent des obsédées du cheveu. Le football féminin peut aller se rhabiller. Au Bourg, quand on est petite, on passe son temps à coiffer sa poupée Barbie. La référence, c’est Barbie. Longs cils poisseux de rimel, ombre à paupière bleu électrique, seins en obus, et un max de cheveux blonds peroxydés. Voilà ce à quoi nous aspirons toutes. Barbie nous souffle même comment nous habiller. Robes de lamé moulantes, shorts à ras le bonbon, boas en plumes d’autruche pour les soirs de fête et, bien entendu, hauts, très hauts talons en toutes occasions. Non que Barbie n’offre pas d’autres possibilités, mais les petites filles du Bourg ne sont pas du genre à se laisser impressionner par les Barbie B.C.B.G. Elles ne marchent pas du tout dans la mouvance vêtements sport ou tailleurs bécébège. Les fillettes du Bourg vibrent pour le glamour.

À mes yeux, on est tellement démodées qu’on devient des innovatrices comparées aux autres Américaines. On n’a jamais eu à s’embarrasser de ces méli-mélo de parité entre les sexes. Au Bourg, on est celle qu’on veut bien être. Il n’y a jamais eu les hommes contre les femmes, au Bourg ; ça a toujours été les faibles contre les forts.

Quand j’étais petite, je venais chez Clara me faire égaliser ma frange. C’est elle qui m’a coiffée pour ma première communion et pour la cérémonie de remise du diplôme au lycée. Maintenant, je vais Chez Alexandre, au centre commercial, mais je retourne de temps en temps chez Clara pour me faire manucurer.

Son salon de coiffure est situé dans une maison dont les cloisons du rez-de-chaussée ont été abattues de façon à former une vaste pièce avec un cabinet de toilette au fond. À l’entrée, plusieurs sièges en fer forgé et à l’assise capitonnée permettent aux clientes d’attendre leur tour en feuilletant des revues écornées ou des catalogues de coiffure vantant des coupes impossibles à refaire sur vous. Les bacs à shampooing se trouvent juste après, face aux fauteuils de coiffeur. En face du cabinet de toilette se trouve le coin manucure. Des affiches montrant des coupes encore plus farfelues et plus infaisables s’alignent sur les murs, se reflétant dans la rangée de miroirs.

À mon entrée, des têtes se tournèrent sous les casques des séchoirs.

Sous l’antépénultième casque, je reconnus le visage de ma pire ennemie, Joyce Barnhardt. A l’école primaire, elle avait renversé un gobelet d’eau sur ma chaise et raconté à tout le monde que j’avais fait pipi dans ma culotte. Vingt ans plus tard, je l’avais surprise en flagrant délit de fornication sur la table de ma salle à manger, à cheval sur mon mari comme s’il était l’Étalon Fabuleux.

— Salut, Joyce, lui lançai-je. Ça fait un bail.

— Stéphanie ! Comment tu vas ?

— Plutôt bien.

— J’ai appris que tu avais perdu ton emploi de vendeuse de sous-vêtements…

— Je ne les vendais pas, je les achetais. Pour E. E. Martin. Et j’ai été licenciée quand ils ont fusionné avec Baldicott.

— Les petites culottes ne t’ont jamais porté chance. Tu te souviens du jour où tu as mouillé la tienne, à l’école…

Heureusement que je n’avais pas un potentiomètre autour du bras, il aurait volé au plafond. Je relevai le casque du séchoir d’un coup de poing et me penchai si près d’elle que nos nez se touchèrent presque.

— Tu sais comment je gagne ma vie maintenant, Joyce ? Je suis chasseuse de primes, et je suis armée, alors fais pas chier !

— On est toutes armées dans le New Jersey, me rétorqua-t-elle, sortant un 9 mm Beretta de son sac à main.

Ce qui était embarrassant car non seulement je n’avais pas mon revolver sur moi, mais en plus, c’était un plus petit calibre.

Bertie Greenstein était sous le casque voisin de celui de Joyce.

— Je préfère les .45, dit-elle, sortant un Colt modèle d’État de son sac boudin.

— Trop de recul, lui lança Betty Kuchta à l’autre bout de la pièce. Et ça prend trop de place dans le sac. Je vous conseille les .38. C’est ce que j’ai choisi. Un .38.

— Moi aussi, surenchérit Clara. Avant, j’avais un .45, mais il était tellement lourd que j’en ai eu un hygroma. Mon médecin m’a conseillé de prendre un revolver plus léger. J’ai aussi une bombe lacrymogène.

Toutes, à part la vieille Mrs. Rizzoli, qui se faisait faire une indéfrisable, avaient une bombe lacrymogène.

Betty Kuchta agita un boîtier paralysant à bout de bras.

— Et moi, j’ai ce machin-là aussi !

— Jouet de gosse, fit Joyce, brandissant un Taser[6].

Personne ne put lui clouer le bec sur ce coup.

— Alors, ce sera quoi ? me demanda Clara. Manucure ? Je viens de recevoir un nouveau vernis. « Manguissimo. »

Je jaugeai le flacon. Je n’avais pas vraiment songé à me faire manucurer, mais ce « Manguissimo » était tentant.

— Va pour « Manguissimo », dis-je.

J’accrochai mon blouson et mon sac au dossier de la chaise, m’assis et mis mes doigts à tremper dans le bol d’eau tiédie.

— Alors, il paraît que vous recherchez Kenny Mancuso ? me demanda Mrs. Rizzoli.

— Vous l’avez vu ?

— Moi, non. Mais on m’a dit que Kathryn Freeman l’aurait vu sortir de chez la dénommée Zaremba à deux heures du matin.

— Ce n’était pas Kenny, dit Clara. C’était Mooch Morelli. C’est Kathryn qui me l’a raconté elle-même. Elle habite en face et elle était en train de promener son chien qui avait la diarrhée parce qu’il avait mangé des os de poulet. Je n’arrête pas de lui dire de ne pas lui en donner, mais elle ne m’écoute pas.

— Mooch Morelli ! s’exclama Mrs. Rizzoli. Non, mais vous vous rendez compte ! Sa femme est au courant ?

Joyce souleva le casque de son séchoir.

— On m’a dit qu’elle avait intenté une procédure de divorce.

Toutes ces dames battirent en retraite sous leur casque et plongèrent le nez dans leur magazine sentant que la conversation prenait un tour dangereux. Aucune n’ignorait qui avait surpris qui sur sa table de salle à manger et aucune ne voulait assister à un crêpage de chignon avec bigoudis sur la tête.

— Et toi ? demandai-je à Clara qui, à savants coups de lime, donnait à l’un de mes ongles un ovale parfait. Tu as vu Kenny ?

— Pas ces temps-ci, me dit-elle.

— On m’a dit que quelqu’un l’avait vu se faufiler chez Stiva ce matin.

Clara cessa de limer et releva la tête.

— Dieu du Ciel ! Dire que j’y étais à ce moment-là.

— Tu as entendu ou vu quelque chose ?

— Non. Il a dû venir après mon départ. Oh, ça ne m’étonne pas vraiment. Spiro et lui étaient de grands amis.

Betty Kuchta pencha la tête hors de son casque.

— Il a toujours eu un grain, dit-elle, tapotant sa tempe du bout de son index. Il était dans la même classe que ma Gail, en primaire. Les instituteurs savaient tous qu’il valait mieux qu’ils évitent de lui tourner le dos.

Mrs. Rizzoli approuva du chef.

— De la mauvaise graine, dit-elle. Trop de violence dans le sang. Comme son oncle Guido. Pazzo.

— Il faut vous méfier de cet oiseau-là, me dit Mrs. Kuchta. Vous avez déjà remarqué son petit doigt ? Quand il avait dix ans, Kenny s’est tranché le bout de l’auriculaire avec la hache de son père. Il voulait savoir si ça lui ferait mal.

— Je sais tout par Adèle Baggionne, dit Mrs. Rizzoli. Elle m’a raconté pour le doigt et pour pas mal d’autres histoires aussi. Elle m’a dit qu’elle le regardait par la fenêtre de sa cuisine en se demandant ce qu’il fabriquait avec la hache. Et alors, elle l’a vu poser la main sur le billot qui se trouvait à côté du garage et se trancher le doigt. Elle m’a dit qu’il n’avait même pas pleuré. Qu’il était resté là, à regarder son doigt en souriant. Adèle pense qu’il aurait perdu tout son sang si elle n’avait pas appelé les secours.

Il était presque cinq heures quand je repartis du salon. Plus j’en apprenais sur Kenny et Spiro, et plus j’avais la chair de poule. J’avais commencé mon enquête en pensant que Kenny était un combinard, et j’en étais à me demander s’il n’était pas un malade mental. Et Spiro ne me paraissait pas valoir mieux.

Je filai directement chez moi, ruminant des idées de plus en plus noires. J’étais tellement à cran en arrivant que ce fut bombe lacrymo en main que j’ouvris ma porte. J’allumai la lumière et ne me détendis qu’une fois sûre et certaine que tout était en ordre. Le voyant rouge de mon répondeur clignotait.

J’avais un message de Mary Lou. « Alors, qu’est-ce qu’il t’arrive ? Tu t’es mise à la colle avec Kevin Costner pour que tu n’aies plus le temps de m’appeler ? »

Je tombai mon blouson et composai le numéro de Mary Lou.

— J’ai été très occupée, lui dis-je. Et pas avec Kevin Costner.

— Alors, avec qui ?

— Avec Joe Morelli, pour commencer.

— Encore mieux.

— Ce n’est pas ce que tu crois. Je cours après Kenny Mancuso, et la chance n’est pas de mon côté.

— Tu me sembles déprimée. Tu devrais aller te faire manucurer.

— J’en viens. Et ça ne m’a pas été d’un grand secours.

— Alors, il n’y a plus qu’une solution.

— Aller faire du shopping ?

— Absolument ! Je te retrouve à sept heures au Quaker Bridge. Chez Macy, le chausseur.

A mon arrivée, Mary Lou était déjà dans les chaussures jusqu’au cou.

— Comment tu les trouves ? me demanda-t-elle, faisant une pirouette en bottines noires à talons aiguilles.

Mary Lou, un mètre soixante, est solidement charpentée. Elle a une abondante tignasse, rousse cette semaine, et un faible pour les énormes anneaux aux oreilles et le look humide en matière de rouge à lèvres. Elle est mariée et heureuse en ménage depuis six ans, et mère de deux bambins. J’aime beaucoup ses gosses, mais pour l’instant je me contente de mon hamster. Avec lui, au moins, pas de couches à changer.

— J’ai l’impression de les avoir déjà vues quelque part, lui dis-je. Ah oui, aux pieds de la fée Carabosse.

— Tu n’aimes pas ?

— C’est pour une occasion spéciale ?

— Le Nouvel An.

— Quoi, pas de paillettes ?

— Tu devrais t’en acheter une paire, me dit-elle. Le modèle est sexy.

— Ce n’est pas de chaussures dont j’ai besoin, mais de jumelles à infrarouge. Tu crois que je peux en trouver par ici ?

— Obondieu, s’exclama Mary Lou, brandissant une paire de chaussures en daim mauve à semelle compensée. Regarde celles-là ! Elles sont faites pour toi.

— Je n’ai pas assez d’argent. J’attends un chèque.

— On pourrait les voler.

— Je ne m’amuse plus à ça.

— Depuis quand ?

— Belle lurette. De toute façon, je n’ai jamais volé de gros trucs. Sauf la fois où on avait piqué des chewing-gums chez Sal parce qu’on ne pouvait pas le voir.

— Et le blouson à l’Armée du salut ?

— C’était le mien !

Quand j’avais quatorze ans, ma mère avait donné mon blouson en jean préféré à l’Armée du salut, et Mary Lou et moi étions allées le récupérer. J’avais raconté à ma mère que je leur avais racheté, mais en réalité, nous l’avions volé à l’étalage.

— Essaie-les au moins, me dit Mary Lou.

Elle accrocha une vendeuse au passage.

— Ce modèle en trente-huit, s’il vous plaît.

— Je n’ai pas envie de m’acheter des chaussures, lui redis-je. Il me faut tout autre chose. Il me faut un nouveau revolver. Joyce Barnhardt en a un plus gros que le mien.

— Ah, tu m’en diras tant !

Je m’assis et délaçai mes Doc Martens.

— Je l’ai vue chez Clara cet après-midi. J’ai failli l’étrangler.

— Elle t’a rendu service. Ton ex-mari était un abruti.

— C’est une garce.

— Elle travaille ici, tu sais. Au rayon cosmétiques. Je l’ai vue faire un maquillage quand je suis arrivée. Sur une vieille qui ressemblait à Lily Munster.

Je pris les chaussures des mains de la vendeuse et les passai aux pieds.

— Elles sont super, non ? fit Mary Lou.

— Oui, mais elles ne me serviront pas à grand-chose pour tirer sur quelqu’un.

— De toute façon, tu n’as jamais tiré sur personne. Bon, oui, sauf une fois peut-être.

— Tu crois que Joyce Barnhardt porte des chaussures mauves ?

— Il se trouve que je sais qu’elle chausse du quarante-cinq et qu’elle aurait l’air d’une grosse vache dans des chaussures pareilles.

Je marchai jusqu’au miroir au bout du rayon et admirai le résultat. Tu vas voir ce que tu vas voir, Joyce Barnhardt.

Je me retournai pour juger de l’effet de dos et me cognai à Kenny Mancuso.

Me serrant les bras d’une poigne de fer, il me plaqua contre sa poitrine.

— Surprise de me voir ?

Je restai sans voix.

— Tu commences vraiment à me faire chier, me dit-il. Tu crois peut-être que je ne t’ai pas vue tournicoter autour de chez Julia ? Tu crois peut-être que je ne sais pas que tu lui as dit que je baisais avec Denise Barkolowsky ?

Il me secoua comme un prunier. J’en claquai des dents.

— Et maintenant tu as passé ton petit marché avec Spiro, c’est ça, hein ? Vous vous croyez malins tous les deux.

— Tu ferais mieux d’accepter de me suivre au tribunal, lui dis-je. Si Vinnie lance un autre chasseur de primes à tes trousses, il se pourrait bien qu’il prenne moins de gants que moi.

— On ne t’a pas raconté ? Je suis spécial, moi. Je ne ressens pas la douleur, moi. Si ça se trouve, je suis immortel, moi !

Il ne manquerait plus que ça.

Il fit un geste de la main. Un couteau apparut entre ses doigts.

— Je n’arrête pas de t’envoyer des messages, mais tu n’écoutes pas, me dit-il. Je devrais peut-être te trancher l’oreille, ça attirerait ton attention ?

— Tu ne me fais pas peur. Tu es un lâche. Tu n’es même pas capable de te présenter devant un juge.

J’avais déjà essayé cette ruse sur des Défauts de Comparution belliqueux, avec succès.

— Mais si, je te fais peur, fit Kenny. Je suis effrayant comme gars, moi.

La lame du couteau jaillit comme l’éclair et lacéra ma manche.

— Et maintenant, à ton oreille, dit Kenny, s’accrochant à mon blouson.

Mon sac et tout mon nécessaire de chasseuse de primes était sur le siège à côté de Mary Lou, aussi je fis ce que toute femme normalement constituée et non armée ferait. J’ouvris la bouche et poussai un cri strident, désarçonnant suffisamment Kenny pour qu’il rate son but et ne me coupe qu’une mèche de cheveux, épargnant mon oreille.

— Bon sang, fit Kenny. Fais chier !

Il me poussa violemment et je m’écroulai dans un étalage de chaussures. Il fit un bond en arrière et détala comme un lapin.

Je me relevai tant bien que mal et m’élançai à sa poursuite à travers les rayons sacs à mains et vêtements Junior, mue par une poussée d’adrénaline et une chute de bon sens. J’entendais Mary Lou et la vendeuse du rayon chaussures qui me couraient après. Je maudissais Kenny et ces satanées chaussures à semelles compensées qui n’étaient pas faites pour les courses-poursuites quand, au tournant du rayon cosmétiques, je me cognai à une vieille dame qui faillit tomber à la renverse.

— Hou là ! m’écriai-je. Excusez-moi !

— Fonce ! me cria Mary Lou du rayon Junior. Rattrape ce salaud !

Je me détachai de la vieille dame, m’élançai et pris de plein fouet deux autres femmes, dont Joyce Barnhardt dans sa blouse maison. On tomba toutes en tas par terre, poussant des cris et battant l’air de nos bras.

Mary Lou et la vendeuse du rayon chaussures arrivèrent sur les lieux et tentèrent de séparer ce petit monde et, dans la confusion, Mary Lou donna un coup de pied dans le genou de Joyce. Celle-ci roula sur le côté, hurlant de douleur, tandis que la vendeuse de chaussures m’aidait promptement à me remettre debout.

Je cherchai Kenny des yeux, mais évidemment il avait disparu.

— Bordel de merde ! s’écria Mary Lou. C’était Kenny Mancuso ?

Je fis oui de la tête, à bout de souffle.

— Qu’est-ce qu’il t’a dit ?

— Il m’a demandé si je voulais sortir avec lui. Il a craqué sur les chaussures.

Mary Lou ricana.

La vendeuse était tout sourire.

— Vous l’auriez rattrapé si vous aviez essayé des tennis, me dit-elle.

En toute honnêteté, je ne sais pas trop ce que j’aurais fait si je l’avais rattrapé. Il avait un couteau. Moi, je n’avais que des chaussures sexy.

— J’appelle mon avocat, dit Joyce Barnhardt, se relevant. Tu m’as agressée ! Je vais te faire un de ces procès que tu ne t’en relèveras pas !

— C’était un accident, lui dis-je. Je poursuivais Kenny et tu t’es mise en travers de mon chemin.

— Ceci est le rayon cosmétiques, hurla Joyce. On n’a pas besoin d’une folle en liberté qui poursuit des gens dans les rayons d’un grand magasin !

— Je ne suis pas une folle en liberté. Je suis une femme qui fait son travail.

— Tu n’es pas folle, tu es barge ! Complètement barge ! Comme ta grand-mère !

— Au moins, moi, je ne suis pas une salope.

Les yeux de Joyce s’arrondirent comme des balles de golf.

— Tu penses à qui quand tu parles de salope ?

— À toi.

Je me penchai en avant, furibarde dans mes chaussures violettes.

— C’est toi que je traite de salope, répétai-je.

— Si moi, je suis une salope, alors toi, t’es une pute !

— Tu es une menteuse et une hypocrite.

— Puuuuuute !

— Radasse.

— Bon, ces chaussures, intervint Mary Lou, qu’est-ce que tu fais ? Tu les prends ?

Une fois chez moi, je n’étais plus très sûre d’avoir eu raison de les acheter. Je coinçai la boîte sous mon bras, le temps que j’ouvre ma porte. C’est vrai, elles étaient sublimes, ces chaussures, mais elles étaient violettes. Qu’est-ce que j’allais en faire ? J’allais devoir m’acheter une robe assortie. Et côté maquillage ? On ne pouvait pas se farder n’importe comment quand on portait une robe violette. J’allais devoir acheter un autre rouge à lèvres et un autre eye-liner.

J’appuyai sur l’interrupteur et refermai la porte. Je laissai choir mon sac et la boîte de chaussures sur le comptoir de la cuisine et fis volte-face en poussant un cri quand la sonnerie du téléphone retentit. Trop d’agitation en un seul jour, me dis-je. J’étais à bout de nerfs.

— Alors, et maintenant ? me dit mon interlocuteur. T’as la trouille maintenant ? Ça t’a fait réfléchir ?

Mon cœur cessa de battre.

— Kenny ?

— T’as eu mon message ?

— Quel message ?

— Celui que je t’ai laissé dans ta poche. C’est pour toi et ton nouveau pote, Spiro.

— Tu es où ?

Un cliquetis à mon oreille m’avertit que la communication était coupée.

Merde !

Je plongeai la main dans la poche de mon blouson et commençai à en sortir le contenu… un Kleenex usagé, un bâton de rouge, une pièce de monnaie, un emballage de Snickers, un doigt.

— Aarrrgh !

Je laissai tout tomber par terre et m’enfuis de la pièce.

— Merde, zut, merde !

Je me précipitai dans la salle de bains, coinçai ma tête dans la cuvette des toilettes pour vomir. Quelques minutes plus tard, je décidai que je n’y arriverais pas (ce qui était dommage finalement car c’eût été une bonne chose d’éjecter le sundae au chocolat chaud que j’avais mangé avec Mary Lou).

Je me lavai les mains à grand renfort de savon et d’eau bouillante, puis retournai à petits pas à la cuisine. Le doigt gisait au beau milieu de la pièce, l’air très embaumé. Je décrochai le téléphone d’un geste sec, restant le plus loin possible du doigt, et composai le numéro de Morelli.

— Viens tout de suite, lui dis-je.

— Quelque chose ne va pas ?

— VIENS TOUT DE SUITE !

Dix minutes plus tard, les portes de l’ascenseur coulissaient et Morelli en sortit.

— Ha, fit-il, je crains que le fait que tu m’attendes dans le couloir ne soit pas bon signe.

Il lança un coup d’œil à la porte de mon appartement.

— Tu n’as pas de macchabée là-dedans, hein ?

— Une pièce détachée.

— Tu peux préciser ?

— Il y a le doigt d’un mort sur le sol de ma cuisine.

— Et ce doigt est rattaché à quelque chose ? Comme à une main, un bras ?

— Non, c’est juste un doigt. Je crois pouvoir dire qu’il appartenait à George MacKey.

— Tu l’as reconnu ?

— Non. Mais je sais que George en a un en moins. Je t’explique : Mrs. MacKey nous parlait de George et nous disait qu’il avait tenu à être enterré avec la bague de sa confrérie, alors ma grand-mère a voulu la regarder de plus près et en faisant ça a cassé l’auriculaire de George. Il se trouve que le doigt était en cire. Ce matin, Kenny a réussi à s’introduire chez Stiva sans être vu, a laissé un mot à Spiro et a tranché le petit doigt de George. Et tout à l’heure, pendant que je faisais des courses avec Mary Lou, Kenny a surgi au rayon chaussures et m’a menacée. C’est à ce moment-là qu’il a dû glisser le doigt dans ma poche.

— Tu as bu ?

Je lui décochai un regard ne-sois-pas-bête et lui désignai ma cuisine.

Morelli me passa devant puis s’immobilisa, poings sur les hanches, le regard rivé par terre.

— Tu as raison, dit-il. C’est bien un doigt.

— J’étais à peine rentrée que le téléphone a sonné. C’était lui. Il voulait me dire qu’il m’avait laissé un message dans la poche de mon blouson.

— Et c’était ça, le message en question ?

— Exactement.

— Comment est-il arrivé par terre ?

— Il m’a… échappé des mains pendant que je courais vomir dans ma salle de bains.

Morelli prit une serviette en papier et s’en servit pour ramasser le doigt. Je lui tendis un petit sac en plastique dans lequel il jeta le tout. Il le ferma hermétiquement et le glissa dans la poche de son blouson. Il s’appuya contre le comptoir de la cuisine, bras croisés sur la poitrine.

— Commençons par le commencement, dit-il.

Je lui fis le récit circonstancié de ma journée, en passant toutefois sous silence ma prise de bec avec Joyce Barnhardt. Je lui parlai du mot anonyme que j’avais reçu, de la lettre K bombée sur le mur de ma chambre, du tournevis dans mon pneu, et de ma conviction que tout cela était signé Kenny.

Il garda le silence quand j’en eus terminé. Au bout de quelques secondes, il me demanda si finalement j’avais acheté les chaussures.

— Oui.

— On peut les voir ?

Je les lui montrai.

— Très sexy, dit-il. Elles m’excitent rien qu’à les regarder.

Je m’empressai de les remettre dans leur boîte.

— Tu as une idée de ce dont Kenny voulait parler quand il disait que Spiro avait quelque chose à lui ? demandai-je.

— Non. Et toi ?

— Non.

— Tu me le dirais sinon ?

— Ça se peut.

Morelli ouvrit le réfrigérateur et passa les clayettes en revue.

— Tu n’as plus de bière ?

— J’ai dû choisir entre boire, manger ou me chausser.

— Tu as fait le bon choix.

— Je parie que tout ça a un rapport avec les armes volées. Je suis sûre que Spiro était dans le coup, et que c’est pour ça que Moogey s’est fait tuer. Peut-être qu’il avait découvert que Spiro et Kenny faisaient un trafic d’armes militaires. Ou peut-être que tous les trois étaient complices et que Moogey a eu le trac.

— Tu devrais gagner la confiance de Spiro, me dit Morelli. Aller au cinéma avec lui, le laisser te prendre par la main…

— Oh, beurk ! Quelle horreur !

— Ne va pas jusqu’à lui montrer tes godasses, il pourrait péter les plombs. Je pense que tu devrais les réserver à mon intention. En mettant un truc aguichant. Et un porte-jarretelles. Elles sont faites pour aller avec un porte-jarretelles, ces pompes !

La prochaine fois que je trouve un doigt dans une de mes poches, je le jette dans les toilettes et je tire la chasse !

— Je m’inquiète du fait qu’on n’ait pas encore pu repérer Kenny, dis-je. Mais lui me file sans aucun problème à ce qu’il semble.

— Il ressemblait à quoi ? Il s’est laissé pousser la barbe ? Il s’est teint les cheveux ?

— Non, il est toujours le même. Il n’a pas l’air de quelqu’un qui vit dans la rue. Il était propre, rasé de frais. Il n’avait pas l’air affamé. Il était bien mis. Il semblait seul. Il était un peu, heu, énervé. Il m’a dit que j’étais une chieuse.

— Non ? Sans blague ? Toi, une chieuse ? Il devait confondre.

— En tout cas, il ne vit pas d’expédients. S’il fait un trafic d’armes, logique qu’il ait de l’argent. Peut-être qu’il réside dans un motel loin d’ici. Peut-être dans le Nouveau-Brunswick, ou à Burlington, ou Atlantic City.

— On a fait circuler sa photo dans Atlantic City. Ça n’a rien donné. Pour tout te dire, on est dans l’impasse. Savoir que tu le pousses à bout est la meilleure info sur lui que j’ai eue de toute la semaine. Il ne me reste plus qu’à te suivre et attendre qu’il te retombe sur le poil.

— Oh, parfait. J’adore jouer les appâts pour mutilateurs patentés.

— Ne t’inquiète pas. Je te protégerai.

Je ne pris pas la peine de réprimer une grimace.

— Bon, fit Morelli, reprenant son visage de flic. Assez batifolé. Il est temps d’avoir une conversation sérieuse. Je sais ce que les gens racontent sur les hommes Morelli et Mancuso… qu’on est des bons à rien, des ivrognes, et des dragueurs invétérés. Et je suis le premier à reconnaître que ce n’est pas complètement faux. Le problème avec ce genre de jugement à l’emporte-pièce, c’est qu’il ne facilite pas les choses pour un type bien comme moi…

Je levai les yeux au ciel.

— … et qu’il fait passer Kenny pour un petit malin congénital alors que partout ailleurs sur la planète il serait considéré comme un asocial. Quand il avait huit ans, Kenny a mis le feu à son chien et n’a jamais exprimé le moindre remords. C’est un manipulateur. Complètement égocentrique. Il ne ressent jamais de la peur car il est incapable d’éprouver la moindre douleur. Et il n’est pas bête.

— C’est vrai qu’il s’est lui-même coupé le doigt ?

— Oui, c’est vrai. Si j’avais su qu’il pouvait te menacer, je m’y serais pris autrement.

— C’est-à-dire ?

Morelli me dévisagea quelques secondes avant de répondre.

— Pour commencer, je t’aurais tout de suite briefée sur le chapitre « asocial ». Et je ne t’aurais pas laissée seule chez toi avec ta porte forcée uniquement protégée par une pyramide de verres à orangeade.

— Je n’étais pas sûre que cela vienne de Kenny jusqu’à ce que je l’aie vu tout à l’heure.

— A partir de maintenant, accroche ta bombe lacrymo à ta ceinture, ne la laisse pas dans ton sac.

— Au moins, nous sommes sûrs que Kenny est toujours dans le secteur. Si tu veux mon avis, c’est ce que Spiro a qui retient Kenny. Il ne partira pas sans.

— Spiro t’a paru alarmé par cette histoire de doigt ?

— Non, il m’a paru… ennuyé. Embarrassé. Il craignait que Constantin n’apprenne que les choses n’allaient pas comme sur des roulettes. Spiro a des projets. Il espère diriger la boîte et la mettre en franchise.

Morelli se fendit d’un large sourire.

— Mettre le salon funéraire en franchise ?

— Oui. Comme un Mac Do.

— On devrait peut-être laisser Kenny et Spiro régler leur contentieux entre eux et nous contenter de ramasser les morceaux une fois qu’ils en auront fini.

— En parlant de morceaux, qu’est-ce que tu comptes faire du doigt ?

— Voir s’il s’adapte à la main de feu George MacKey. Et je vais en profiter pour demander discrètement à Spiro à quoi ça rime.

— Je ne pense pas que ce soit une bonne idée. Il ne souhaite pas que la police s’en mêle. Il ne veut porter plainte ni pour la mutilation ni pour la lettre de menaces. Si tu vas le voir en mettant les pieds dans le plat, il va me virer illico.

— Qu’est-ce que tu suggères ?

— Que tu me rendes le doigt. Je le rapporte à Spiro demain et j’essaie d’en apprendre davantage.

— Je ne peux pas te laisser faire ça.

— Tu plaisantes ? Il est à moi, ce doigt ! C’est dans ma poche qu’il était.

— Laisse tomber. Je suis flic. Je dois faire mon boulot.

— Moi, je suis chasseuse de primes. Et moi aussi, je dois faire mon boulot !

— Bon, d’accord, je te rends le doigt. Mais promets-moi de me tenir au courant de tout. Si jamais je m’aperçois que tu me caches quelque chose, j’arrête tout.

— D’accord. Et maintenant, donne-moi le doigt et rentre chez toi avant que tu ne changes d’avis.

Il sortit le sachet en plastique de la poche de son blouson et le fourra dans le freezer.

— Au cas où, dit-il.

Morelli partit. Je verrouillai ma porte et vérifiai que les fenêtres étaient bien fermées. Je regardai sous mon lit et dans tous mes placards. Une fois sûre qu’il n’y avait aucun danger, j’allai me coucher et dormis comme une souche, toutes les lumières allumées.

Le téléphone sonna à sept heures. Je plissai les yeux vers le réveil puis vers le téléphone. Un coup de fil sympa à sept heures du matin, ça n’existe pas. Je sais d’expérience que tous les appels ayant lieu entre onze heures du soir et neuf heures du matin sont forcément des mauvaises nouvelles.

— ’llô, dis-je dans le combiné. Quel est le problème ?

— Aucun problème, me dit la voix de Morelli. Pas encore en tout cas.

— Il est sept heures. Pourquoi m’appelles-tu si tôt ?

— Tes rideaux sont fermés. Je voulais m’assurer que tout allait bien.

— Si mes rideaux sont fermés, c’est parce que je DORS ! Mais comment sais-tu qu’ils sont fermés ?

— Parce que je suis dans ton parking.

Загрузка...