16

Un hurlement satanique ébranla les vieilles pierres humides de la cellule de Malko. Réveillé en sursaut, il saisit son pistolet à tâtons et le braqua sur la porte. Elle était close. Un second cri tout aussi inhumain que le premier le précipita vers l’ouverture en forme de vitrail donnant sur le patio. Cela venait de là. Enfilant son pantalon il colla son visage au quadrillage de fer forgé. Alors il recula d’horreur.

Un visage de cauchemar se balançait à un mètre de lui. Les yeux blancs complètement révulsés, une bave rose coulant de la bouche dans la barbe, et, au milieu du front : le clou.

Enorme, long et rouillé, planté entre les deux yeux, il évoquait un dessin surréaliste. Pas une goutte de sang. Malko se demanda s’il n’était pas le jouet d’une hallucination. Mais l’homme était bien réel. Vêtu d’une robe noire, il oscillait lentement d’avant en arrière, les mains cachées dans les larges manches de son vêtement de lin. Sa tête dodelinait, comme celle d’un somnambule. Derrière lui, Malko aperçut un groupe de musiciens impassibles, accroupis sur une natte. Ils soufflaient dans des instruments bizarres d’où sortaient des sons aigrelets et séraphiques. Accroupi, un autre attendait devant deux petits tambourins.

Brusquement, il le frappa, presque sur un rythme de jazz. Le danseur poussa une fois encore le hurlement sauvage qui avait réveillé Malko. Sa main droite jaillit de sa robe, armée d’un petit maillet en bois doré. De toutes ses forces, il frappa le clou !

Malko ressentit dans tous les os, le choc de l’acier s’enfonçant dans les os du crâne. La pointe avait disparu d’un demi-centimètre de plus. Le danseur s’immobilisa, tétanisé. Ses yeux roulèrent plus vite, puis il reprit son lent balancement, bercé par la musique discordante.

— Bon Dieu ! il va se tuer ! dit Malko tout haut. La silhouette en perpétuel balancement le fascinait comme un cobra.

Et ce clou ! On avait envie de grincer des dents, de l’arracher. C’était inhumain.

— N’ayez pas peur, fit une voix derrière lui. Krisantem était entré silencieusement. Il était, lui aussi, vêtu d’une longue robe jusqu’aux chevilles.

— Elko, vous n’allez pas… Krisantem secoua la tête, très digne…

— Non. Lui, c’est un derviche-hurleur. Ils sont très rares maintenant. Nous ne sommes pas tout à fait d’accord avec eux sur certains points de doctrine, mais c’est un très saint homme.

— Il va se tuer !

Le Turc secoua la tête.

— Non. Il est en état de transe. Il ne craint rien. Quelquefois, il se frotte la peau avec des charbons ardents qui ne laissent même pas de marques{Tout cela est rigoureusement authentique.}.

— Il doit pouvoir se rendre imperméable aux balles, aussi.

— Je pense, dit Krisantem. C’est un très saint homme.

— On devrait lui demander la recette.

— Il ne pourrait pas la donner. C’est une maîtrise de l’âme avant tout. Il n’a pas peur de la mort…

Malko sursauta. Un nouveau coup de maillet venait d’enfoncer le clou un peu plus. Le hurlement lui donnait la chair de poule.

— Mais ce clou, demanda-t-il, quelle longueur a-t-il ?

— Huit centimètres.

— Et il s’enfonce ça dans le crâne, sans en mourir, ou devenir idiot ?

— Oui.

Krisantem semblait trouver cela tout naturel. Malko avait jeté son pistolet sur le lit et ne quittait plus l’homme des yeux. Maintenant, il dansait une sorte de ballet autour d’une ligne imaginaire. On ne voyait presque plus le clou.

Le danseur se mit à pousser une plainte continue en tournant lentement sur lui-même. Peu à peu ses bras s’élevaient vers le ciel. Il rouvrit les yeux. Ils étaient extatiques et exprimaient une joie ineffable ! Il se détendit d’un bloc, parut toucher la verrière et tomba en arrière comme une masse, ne bougeant plus. La musique s’arrêta.

— Il est mort, souffla Malko.

— Non. Il va se réveiller dans quelques heures. Il est seulement en crise mystique.

Quatre autres derviches apparurent. Ils soulevèrent le corps avec précaution et l’emportèrent, marchant de front. La tête pendait comme celle d’un cadavre. Les musiciens posèrent leurs instruments.

Malko s’ébroua. Il était en train de perdre le sens des réalités et du temps.

— Je vais vous quitter pour un moment, dit Krisantem. Nous avons une cérémonie maintenant. Je dois danser.

Il s’inclina respectueusement et sortit, suivi par le regard rêveur de Malko.

Cela faisait cinq jours qu’il était là. Cent vingt-cinq heures de tension. Depuis trois jours déjà, il avait terminé sa reconstitution. Rigoureusement uniforme à l’original, il en était sûr. Un document accablant. Après l’avoir lu, on comprenait pourquoi et comment était mort John Kennedy. Et surtout qui avait voulu cette mort. Si un jour quelqu’un montait à la tribune de l’O.N.U. avec cela sous le bras, une bonne douzaine de personnes se suicideraient avant qu’il ait soufflé dans le micro. Il était un peu grisé en pensant que peut-être le monde ne connaîtrait jamais ce secret. A moins que beaucoup plus tard, dans un autre siècle, on l’apprenne dans les manuels d’histoire. Et ceux-là même qui haïssaient les coupables le faisaient traquer. Parce que toutes les vérités ne sont pas bonnes à dire.

Il avait fait tout ce qui était humainement possible pour sauver sa vie.

Il avait expédié le document et une lettre à Foster Hillman, à son domicile personnel. Personne d’autre que lui ne l’ouvrirait. Malko assurait Hillman de sa loyauté, lui résumant l’histoire qu’il devait forcément connaître. Mais il lui disait aussi qu’il n’avait pas envie de mourir. Et qu’à défaut d’une révision de son sort, lui, Malko se verrait obligé de porter à la connaissance du monde le dossier K. Après, cela ferait beaucoup de monde à tuer.

Evidemment une copie n’avait pas la valeur de l’original avec les signatures. Mais les noms et les précisions existaient encore. Malko avait calculé que Foster Hillman ne prendrait pas le risque. Qu’il rappellerait les tueurs. Il y avait toujours le risque qu’après, il soit tenté de revenir sur sa parole. C’était la partie la plus délicate du pari : Hillman était un protestant intègre et droit. Il ne se renierait pas.

Evidemment s’il décidait de ne pas tenir compte du chantage de Malko, l’escalade était terminée.

Malko avait décidé de laisser s’écouler un laps de temps suffisant pour être sûr qu’il ait reçu la lettre et d’aller ensuite directement à l’Ambassade afin d’entrer en contact par l’intermédiaire du télétype codé.

William Coby ne prendrait pas la responsabilité de s’y opposer. C’était quitte ou double.

Quelle affreuse impression d’être traqué par ceux dont il était l’allié depuis si longtemps.

Pour effacer l’abominable vision du derviche-hurleur, il se versa un peu de vodka. Stylé, Krisantem en avait mis une bouteille dans sa valise. Malko grillait d’agir. L’inaction lui pesait de plus en plus. Les musiciens qui n’avaient pas bougé reprirent leurs instruments : la musique aigrelette recommença. Il jeta un coup d’œil sur le patio. Il y avait trois joueurs de flûte, debout deux joueurs de tambourin et une sorte de violoniste, plus un récitant.

Les derviches entrèrent, à la queue leu leu. Krisantem était le quatrième. Malko en compta huit. Tous étaient vêtus de la longue robe de lin grège et coiffés d’une sorte de fez conique, entouré à la base d’une garniture de tissu. Ils avançaient les bras croisés et les yeux baissés, pieds nus. Ils prirent place à droite du patio. Malko remarqua alors que de grosses chevilles de bois sortaient du sol près de chaque derviche. C’était bien organisé.

Chacun d’eux avança le pied gauche et inséra la cheville entre ses orteils. Puis, très lentement, ils commencèrent à tourner, dans le sens inverse des aiguilles d’une montre. En même temps une mélopée très lente domina la musique : les derviches chantaient presque sans desserrer les lèvres.

Malko ne perdait pas Krisantem des yeux. Rien ne le distinguait des autres. Lui aussi avait fixé son pied nu à la cheville de bois et tournait. Brusquement, la musique et le chant s’arrêtèrent ensemble. On n’entendit plus que le froissement soyeux des robes et le frottement des pieds nus sur le bois poli. Les derviches tournaient de plus en plus vite.

Prenant appui sur leur pied fixe, ils se poussaient comme s’ils étaient sur une invisible trottinette. On aurait dit des automates montés sur un pivot.

La musique recommença.

Ils tournaient de plus en plus vite. Une rotation qui devenait vertigineuse. Malko regarda sa montre et sursauta : la cérémonie durait déjà depuis une demi-heure !

Maintenant, la moitié des derviches avaient un bras levé vers le ciel et l’autre vers le sol. Krisantem avait expliqué à Malko la signification de ce geste : c’était la communion entre le spirituel symbolisé par le ciel et le matériel symbolisé par le bruissement soyeux des robes, la musique étrange, ces grands oiseaux blancs, et le silence abyssal des épais murs de pierre, tout cela était fantasmagorique. Malko avait l’impression que tout allait disparaître d’un coup de baguette magique…

Ce fut presque cela.

Un bruit inattendu couvrit brusquement le son feutré des flûtes. Malko dut se forcer pour identifier un martèlement de hauts talons féminins.

Presque aussitôt, une femme apparut juste en face de lui, par la porte d’où était venu l’orchestre. Malko la reconnut instantanément : c’était la prostituée à qui il avait donné l’argent. Elle avait toujours son manteau pelé mais avait troqué ses bottes de caoutchouc pour des escarpins.

Ses grands yeux noirs s’écarquillèrent de surprise devant le spectacle des derviches. Affolée, elle regarda autour d’elle. Puis poussa un cri aigu :

— Achtung !…

Elle n’eut pas le temps de terminer sa phrase. Il y eut trois explosions assourdies couvertes par le bruit de l’orchestre, et la fille fut projetée en avant comme par une main invisible.

Son corps s’affala près de l’orchestre et son sac s’ouvrit. Elle eut deux soubresauts et mourut.

Malko avait déjà son pistolet à la main. Trois hommes apparurent, par la porte où s’était précipitée la fille et s’arrêtèrent, visiblement stupéfiés du spectacle. Il ne les connaissait pas. L’un avait le type mongol accentué, les deux autres des têtes rondes et rougeaudes de tueurs aux abattoirs. Tous trois avaient des pistolets à la main. Si la fille n’avait pas donné l’alerte, ils auraient eu tout le temps de contourner le patio et de surprendre Malko par-derrière. Il ne saurait jamais comment elle était parvenue à entrer avant eux. Ainsi, ils l’avaient retrouvé. Et Foster Hillman n’avait pas tenu compte de sa lettre. Malko, pris d’une rage froide, leva son pistolet. Mais les musiciens et les derviches étaient entre lui et les tueurs… Ceux-ci se regardaient, indécis. Les derviches ne s’étaient pas arrêtés de tourner. Soudain, une explosion fit trembler le patio. Un des inconnus porta la main à sa poitrine et s’effondra en arrière. Les deux autres brandirent leurs automatiques munis de longs silencieux. Aucun des deux n’avait vu d’où était parti le coup de feu. Il y eut une seconde pendant laquelle il ne se passa rien. Krisantem continuait à tourner comme les autres, mais maintenant sa main droite serrait son vieil Astra tirant ses balles enduites d’ail… Derviche, mais consciencieux…

Malko le vit sortir rapidement l’arme de sa manche et tirer, sans cesser de tourner. Cette fois, la balle rata son but. Les deux tueurs survivants échangèrent quelques mots rapides puis levèrent en même temps leurs armes et commencèrent à tirer dans le tas. On aurait dit un crépitement de bouchons de Champagne. Trois derviches tombèrent, de larges taches de sang s’élargissant sur leurs robes.

Cette fois, ce fut la panique. Les pauvres derviches partirent dans toutes les directions. Les musiciens avaient posé leurs instruments et regardaient les tueurs, ébahis. Krisantem s’était jeté à terre. La ligne de mire de Malko était dégagée. Il tira et un petit trou bien net apparut au milieu du front du Mongol. Sans un mot, il plongea en avant, lâchant son pistolet sur le joueur de tambourin qui poussa un cri perçant.

Le troisième tueur visa un des derviches soigneusement, comme au stand. Cette fois, c’est la pétoire de Krisantem qui cracha dans un bruit épouvantable. Le type se plia en deux et sa balle ricocha sur le dallage. Malko et Krisantem tirèrent en même temps et leurs deux projectiles firent tressauter le corps au moment où il tombait. Sa main crispée pressa encore sa détente deux fois dans le sursaut de l’agonie. Son chapeau roula par terre et il ne bougea plus. Krisantem se releva d’un bond. En un clin d’œil il se débarrassa de sa robe et passa à ses pieds des sandales à lanières. Malko faisait déjà le tour, par le couloir. Ils se rejoignirent devant les sept cadavres. Krisantem glissait un autre chargeur dans son Astra. Son visage était sombre. Il lui jeta :

— Ils ont tué trois frères.

Malko pensa au proverbe d’Istanbul : « Si le Turc crie, que Dieu vous garde, non seulement le chien, mais le lion tressaillent ».

— Il doit y en avoir d’autres, dit-il à Krisantem.

Le Turc inclina la tête sans répondre. Malko en tête ils sortirent du téké par le couloir sombre. La porte d’entrée était ouverte. Ils clignèrent des yeux, éblouis par la neige ruisselante de soleil qui recouvrait la rue et les toits. Pas assez cependant pour ne pas repérer un homme debout au coin de la Synagogue, l’éternel feutre vert enfoncé bien droit et le loden étroitement boutonné. Il sursauta en voyant Krisantem et Malko hésiter une seconde, et partit en courant. Le Turc doubla Malko. L’homme avançait difficilement, gêné par le verglas. Il bouscula un éventaire de vieux surplus américains qui se répandirent par terre. Les sandales de corde de Krisantem glissaient beaucoup moins. Il rejoignit l’homme au moment où ce dernier s’engageait dans un petit escalier conduisant aux quais du Danube. Cela ne fit aucun bruit. De loin, on aurait dit deux vieux amis tombant dans les bras l’un de l’autre. Mais quand Malko arriva à leur hauteur, le tueur agonisait, le lacet déjà profondément enfoncé dans les chairs. Il se griffait la gorge mécaniquement pour tenter d’arracher le lacet. Il eut encore quelques sursauts, se détendit d’un coup et devint tout mou dans les bras de Krisantem. Le Turc le laissa glisser paisiblement sur un gros tas de neige durcie. Son visage n’avait pas changé d’expression.

— Descendons, je me demande où il allait, fit Malko.

Laissant le cadavre ils s’engagèrent sur les marches gelées. A cinquante mètres, le Danube gris et sale charriait des glaçons de plus en plus gros.

Une grosse Buick aux vitres couvertes de givre était garée juste au pied des marches. Un panache de fumée s’échappait du tuyau d’échappement. Devant, il y avait l’Austin 1100 noire de Kurt von Hasel, avec la grande antenne du téléphone. Un instant, Malko aperçut le profil de l’Autrichien puis la voiture démarra aussitôt. Pas très courageux, Kurt.

Krisantem s’approcha et tira brusquement sur la poignée de la portière avant gauche de la Buick.

Malko avait rarement vu une expression de stupéfaction plus totale sur un visage humain. Si on peut appeler ça un visage. Le type avait un bec de lièvre découvrant des dents jaunes et un haut de crâne en pain de sucre presque totalement chauve. Il n’eut pas le temps de mettre la main sur le gros pistolet posé sur ses genoux. La pétoire de Krisantem tonna et un gros trou rouge apparut dans le cou de l’homme, juste au-dessus du col de la chemise. Il s’affaissa sur le volant avec un gargouillis sinistre. Son compagnon assis à côté de lui ouvrit sa portière et fila comme un éclair. Malko tira, de la hanche.

L’homme boula comme un lapin. Le tram 26 qui arrivait de Friedenbrock n’eut pas le temps de freiner. La tête du blessé fut broyée comme une noix par les roues d’acier. Affolé, le wattman tourna frénétiquement son frein à main et hurla d’horreur, persuadé que l’homme avait voulu se suicider.

Personne n’avait remarqué les coups de feu, ni le mort dans la voiture arrêtée. Malko et Krisantem partirent à pied en grelottant. Surtout le Turc, sans manteau et avec ses sandales de corde. Mais il valait mieux ne pas retourner chez les derviches. La police ne tarderait pas à y arriver. Tout se savait dans ce quartier. Quelqu’un avait dû les voir entrer et l’information était venue aux oreilles de Kurt von Hasel. Beau travail, pensa Malko, amer. Dès qu’ils furent dans le Shottenting, il héla un taxi.

— Schwartzenberg Platz. Krisantem le regarda avec surprise.

— C’est l’Ambassade soviétique ?

— Mon cher Elko, dit tristement Malko, je crois que c’est la fin du voyage pour moi. Je ne me fais pas beaucoup d’illusions : les Russes me liquideront quand ils auront tiré de moi tout ce qui les intéresse. Et de toute façon, je n’ai pas la moindre envie de goûter au paradis socialiste… Mais je ne veux pas mourir sans avoir rendu coup pour coup.

— Les types de tout à l’heure ne nous embêteront plus, objecta le Turc.

— Ceux-là non. Mais il y en aura d’autres. La C.I.A., est riche. J’en sais quelque chose. Ils me traqueront partout à travers le monde et finiront par me retrouver. Souvenez-vous de Trotsky. Les Russes ont mis dix ans pour le faire assassiner au Mexique. On arrive toujours à tuer quelqu’un quand on en a le temps et les moyens. Le taxi longeait l’Opéra et l’Hôtel Bristol. Malko regarda avec mélancolie les énormes façades noires et laides, mais si prodigieusement chargées de souvenirs. Il se rappelait Vienne en 1945 quand la ville n’était plus qu’un monceau de ruines et la Kärntnerstrasse une enfilade de vitrines de bois. Maintenant, tout ruisselait de néon, l’Opéra était rouvert et la ville avait retrouvé son Wiener Schmah, son charme. Mais lui, Malko, allait mourir.

— Je comprends maintenant, dit-il, pourquoi David Wise tenait tant à me charger de cette mission. Il était décidé à liquider tous ceux au courant de l’affaire. Avec moi, ils se sentiront moins coupables, je ne suis pas vraiment Américain.

Krisantem qui frottait l’un contre l’autre ses pieds gelés, secoua la tête :

— Mais cela fait des années que vous leur rendez des services inestimables. Ils ne peuvent pas vous soupçonner de vouloir les trahir.

— C’est plus compliqué que ça. Le vol de ce dossier ultra-secret n’aurait jamais dû exister. Il faut donc revenir à la situation initiale et pour cela supprimer tous ceux qui pourraient un jour témoigner que tout cela est vrai. Je suis de trop.

Le taxi s’arrêta au coin de la place Schwartzenberg à l’ombre de la haute flèche de la cathédrale Saint-Pierre. Comme toutes les autres ambassades, celle d’U.R.S.S., était installée dans un vieux palais viennois aux immenses fenêtres à croisillons de pierre. La porte était close et un drapeau rouge pendait, immobile dans l’air glacé. Malko paya et descendit. Juste à côté d’une cabine téléphonique. Krisantem, suivit, bleu de froid.

— Qu’allez-vous faire ? demanda-t-il.

— Expliquer à Monsieur David Wise qu’il a fait la plus belle gaffe de sa carrière, dont les conséquences vont faire du bruit.

Le Turc était tout désorienté.

— Et moi ?

— Le cercle est bouclé. Je vous ai recueilli à Istanbul en catastrophe, je vous quitte en catastrophe. Disparaissez totalement. Retournez en Turquie. Ce sera plus sûr. Ils n’aiment pas vous savoir vivant, mais je ne pense pas qu’ils feront beaucoup d’efforts pour vous retrouver. Enfin, j’espère…

— Je resterai, dit Krisantem sombrement. Il faut que quelqu’un s’occupe du château.

— Oh ! le château… ! Moi disparu, qui en aura cure ?

— Je ne veux pas retourner en Turquie.

Têtu, le Turc contemplait ses pieds qui blêmissaient de froid. Haussant les épaules affectueusement, Malko entra dans la cabine téléphonique.

Malko glissa dans la fente un schilling et composa le numéro de l’Ambassade américaine, savourant d’avance le goût de son amère victoire. Dans quelques minutes il serait définitivement à l’abri de la C.I.A., derrière les hauts murs de l’Ambassade soviétique. On décrocha.

— American Embassy in Vienna, fit une voix fraîche.

— Passez-moi William Coby, demanda Malko.

— Je vais voir s’il est là. De la part de qui ?

— Du Prince Malko.

Le ton était sans réplique. Si Coby jouait les hommes invisibles, il lui ferait dire d’où il téléphonait. Ça le remuerait peut-être. Il y eut un certain nombre de grésillements sur la ligne et brusquement la voix de William Coby éclata tout près, chaleureuse :

— Malko ! Où diable étiez-vous passé ? Je vous cherchais partout ! De saisissement, Malko faillit jurer. Il se reprit et parvint à articuler presque calmement :

— Je sais qu’à Yale, on vous a appris à mentir. Vous avez dû décrocher une médaille d’or à l’examen final. Pour me chercher, je sais que vous me cherchez. A la bombe, au fusil, et tout à l’heure au pistolet. Vos moyens baissent.

— Quoi !

La surprise du diplomate semblait sincère mais Malko était ivre de rage.

— Ecoutez, fit-il, je suis dans ce métier depuis au moins aussi longtemps que vous. Je sais que vous êtes parfaitement au courant. Mais moi, je vais vous dire une chose. Dans trois minutes je serai à l’Ambassade d’U.R.S.S. et là, vous aurez beaucoup de mal à venir me chercher, à moins de mobiliser quelques chars. Je n’ai jamais eu aucun penchant pour le suicide mais vous m’y poussez. Je n’ai pas le moindre espoir de sauver ma vie, mais je ne partirai pas tout seul.

J’ai l’impression que la morgue de Washington va être encombrée dans les jours qui viennent…

A l’autre bout du fil, William Coby s’étranglait d’émotion.

— Mais Malko, vous êtes complètement fou, c’est une épouvantable erreur.

— … de tir.

Le diplomate reprit son souffle. Malko l’imaginait très bien.

— Foster Hillman est arrivé à Vienne hier. Spécialement pour vous rencontrer. Depuis deux jours je téléphone toutes les dix minutes chez vous. Je sais que… qu’il y a eu un regrettable malentendu, mais c’est fini. Absolument fini.

Une bouffée de joie réchauffa Malko, Foster Hillman ! C’était trop beau !

— Passez-le-moi.

— Tout de suite. Il est dans l’appartement de l’Ambassadeur. Nouveau grésillement. Malko s’aperçut qu’en dépit du froid polaire, il transpirait. Mille pensées se heurtaient dans son crâne. Et si le grand patron était venu superviser lui-même l’hallali ? Peu vraisemblable. Hillman ne se penchait pas sur ce genre d’opération vulgaire et subalterne.

— Allô, S.A.S. ?

C’était la voix brutale du chef suprême de l’espionnage américain. Malko l’avait rencontré une fois dans sa vie.

— Oui.

Minute de silence. A la mémoire des errements passés.

— Où êtes-vous ?

Malko se permit de rire sans beaucoup de joie.

— Vous me pardonnerez de ne pas vous le dire. Je ne tiens pas à ce que le quartier soit bombardé par erreur…

La voix se fit encore plus brutale.

— Ne faites pas l’idiot. J’ai reçu votre lettre et ce qui l’accompagnait… C’est pour cela que je suis ici. J’ai donné des ordres pour que l’on cesse toute action contre vous. Et je n’ai pas pour habitude de renier ma parole.

— Alors, dit Malko, on vous a désobéi. Il n’y a pas une heure, j’ai échappé à six tueurs qui ont abattu plusieurs personnes pour m’avoir. Si je suis encore vivant, ce n’est certes pas de leur faute.

— C’est impossible.

— Hélas ! si. Autrement, je ne serais pas prêt à me réfugier à l’Ambassade soviétique, avec toutes les conséquences que cela implique.

Pour la première fois, Foster Hillman perdit son calme.

— Nom de Dieu ! ne faites pas cela ! cria-t-il. Je vous donne ma parole que vous ne risquez plus rien. Vous m’entendez ?

— Oui.

— Venez à l’Ambassade. Je vous y attends.

Malko n’était pas encore complètement rassuré. Et il avait frôlé la mort d’assez près pour avoir ses exigences. Même si Hillman disait vrai :

— Je préférerais un endroit public.

— Si vous voulez.

— Bien. Je vous attendrai à l’Universität Krankenhaus dans le hall du service de radiologie du professeur Karl Fellinger. Dans une demi-heure.

Foster Hillman ne fit aucun commentaire.

— O.K.

Il raccrocha.

Malko garda encore une seconde l’écouteur en main. Sa paume était trempée. Il n’y a pas à dire, on est toujours plus concerné quand il s’agit de sa propre peau. Si le Patron de la C.I.A., avait vraiment donné des ordres, les têtes allaient voler.

Il sortit de la cabine. Krisantem avait disparu. Il s’alarmait déjà quand le Turc le héla de la porte d’un Gasthaus, de l’autre côté de la place. Malko le rejoignit. Le Coran avait été vaincu par le froid sibérien. Krisantem était attablé devant un verre de schnaps.

— Il y a du nouveau, annonça Malko. Il résuma sa conversation et conclut :

— Foster Hillman est un homme loyal. Il est intelligent et prudent. Il a dû analyser la situation et décidé qu’il y avait plus d’avantage à me laisser vivant que mort. Ce n’est pas précisément un sentimental. Ils appelèrent un taxi par téléphone et Malko paya le schnaps. Dix minutes plus tard le chauffeur les arrêta en face de la grande entrée de l’hôpital, dans Garnisonstrasse.

Malko et Krisantem franchirent le portail, sous l’œil indifférent du gardien en blouse blanche. Le service du Professeur Fellinger se trouvait dans un bâtiment au fond à gauche, au premier étage. Les deux hommes montèrent l’énorme escalier peint en vert clair. Malko poussa une porte de verre dépoli portant une pancarte indiquant « Radio und Isototherapie ».

Krisantem suivait, pas tellement rassuré. Et ses pieds étaient bleuâtres. S’il sauvait sa peau, il risquait de se retrouver dans une petite voiture de cul-de-jatte.

Il y avait encore un couloir clair qui s’élargissait en salle d’attente où donnaient les différentes salles d’examens. Il y avait déjà une demi-douzaine de malades, hommes et femmes, attendant passivement sur les bancs. Aucune infirmière en vue. Malko s’assit un peu à l’écart et Krisantem prit le banc d’en face. Malko jeta un regard circulaire sur les gens qui l’entouraient. Tous semblaient de vrais malades. D’ailleurs Foster Hillman n’aurait pas eu beaucoup de temps pour organiser une « réception »

Il n’attendit pas longtemps.

Foster Hillman apparut à l’entrée du couloir. Malko le reconnut instantanément. Avec son visage sévère marqué de lourdes poches sous les yeux, il aurait très bien pu être un des patients du Professeur Karl Fellinger.

On ne pouvait pas en dire autant des deux types en imperméable noir qui l’accompagnaient. Bâtis sur le même gabarit de King-Kong, ils pétaient de santé, en dépit de leurs cheveux clairsemés. Encadrant le patron de la C.I.A., les mains dans les poches de leur imperméable, leurs yeux sans cesse en mouvement photographiaient tout ce qui bougeait.

Ils restèrent un peu en arrière quand Foster Hillman s’approcha de Malko qui se leva. Ils ne se serrèrent pas la main.

— Alors ? fit le chef de la C.I.A.

— Je devrais être dans cet hôpital depuis plusieurs jours, dit Malko. A la morgue.

L’autre s’assit près de lui et répliqua avec un peu d’agacement.

— Vous n’y êtes pas. David Wise avait raison de donner les ordres qu’il a donnés. Je le couvre entièrement. Je suis cependant heureux que le résultat n’ait pas été atteint. Vous êtes un élément de valeur. Une pièce détachée difficilement remplaçable, quoi… Foster Hillman avait l’étoffe d’un homme d’Etat. Les aphorismes coulaient de sa bouche comme du miel.

Les deux gorilles s’étaient assis à l’écart, juste en face de Krisantem, surveillant discrètement la conversation, la main sur la crosse de l’Astra.

Drôle de consultation.

Foster Hillman sortit un lourd porte-cigarettes en or et le tendit à Malko.

— Pourquoi n’avez-vous pas voulu venir à l’Ambassade ?

— Parce que vos hommes, ou ceux de Gehlen, ont encore tenté de m’assassiner aujourd’hui.

Il raconta rapidement ce qui s’était passé. L’Américain écoutait, le visage impénétrable. Quand Malko eut terminé, il arracha un sourire à ses lèvres minces :

— Il y a eu une mauvaise interprétation quelque part. Cela ne se reproduira plus.

A cet instant, Malko se souvint de ce qu’on disait à Washington : lorsque Foster Hillman souriait, c’était toujours dangereux. Il avait une question sur le bout des lèvres.

— A qui avez-vous transmis vos ordres ? Foster Hillman secoua sa cendre.

— Je n’ai rien transmis. Je les ai donnés verbalement à David Wise et William Coby. Dès que j’ai pris ma décision. Il y a deux jours.

— Pourquoi êtes-vous venu ?

— Je devais aller de toute façon à Bonn. Le détour n’est pas important. Il eut une imperceptible hésitation.

— Je tenais à ce qu’aucun malentendu ne se produise. Et j’imaginais votre méfiance.

Il plongea ses yeux gris dans ceux de Malko.

— Est-ce que ma parole vous suffit ?

— Oui.

— Bien. Alors oubliez tout cela. Cette histoire n’a jamais existé. Une chose : la copie dont vous m’avez parlé ?

— Elle est dans ma tête.

— Je vois. Allons à l’Ambassade maintenant. J’ai beaucoup à faire. Il se leva et Malko suivit. Appelé d’un signe discret Krisantem se joignit au petit groupe. L’Américain regarda avec surprise ses sandales, mais ne fit aucun commentaire. Malko avait expliqué le rôle du Turc.

Ils quittèrent le service du Professeur Fellinger sans que personne ne se soit aperçu de quoi que ce soit. Ils n’avaient pas vu une seule infirmière.

La voiture de Foster Hillman était garée en face de l’hôpital, dans Garnisonstrasse. C’était une énorme Cadillac noire hérissée d’antennes. Une pour la T.V., une pour la radio, la troisième pour le radiotéléphone. Les glaces bleutées empêchaient de voir l’intérieur. Foster Hillman s’assit à l’arrière entre Malko et un des gorilles. L’autre prit place à l’avant avec le chauffeur et Krisantem. Malko remarqua que le chauffeur disposait de trois rétroviseurs, permettant de surveiller la gauche et la droite. Prudence. Quant aux vitres, elles étaient si épaisses qu’on aurait dit des hublots de cuirassé. La C.I.A. faisait bien les choses.

Jusqu’à l’Ambassade personne n’ouvrit la bouche. La Cadillac était totalement silencieuse.

Laissant Krisantem avec ses gorilles, Foster Hillman entraîna Malko dans le bureau de William Coby.

Le chef de poste se mit littéralement au garde à vous devant Foster Hillman. Celui-ci déboutonna enfin son manteau gris et apparut dans un costume anthracite que n’aurait pas désapprouvé Malko. Ce dernier tenait à éclaircir un point précis :

— Coby, dit-il, vous avez bien donné l’ordre à Kurt de cesser de me poursuivre avant-hier.

— Certainement.

— Alors, il n’obéit pas aux ordres. Ou il obéit à d’autres. William Coby se décomposait au fur et à mesure que Malko refaisait son récit.

— Il pourra mentir à tout le monde, sauf à moi, conclut celui-ci. Convoquez-le immédiatement.

Il y eut un silence pesant. Puis Foster Hillman dit d’une voix égale :

— Faites ce qu’il vous dit.

Coby se jeta sur le téléphone, heureux de dissiper tout soupçon. Le chef de la C.I.A., fit signe à Malko : il était installé dans le bureau voisin, où un large canapé jaune leur tendait les bras. Malko referma la porte et s’assit près de Foster Hillman. Puisque Kurt avait le téléphone dans son Austin, on le joindrait facilement. A côté de lui, Foster Hillman ressemblait non pas à un super espion, mais à un pasteur anglican. Ce qu’était son père. Il voulut profiter de leur tête-à-tête.

— Que pensez-vous de ce dossier, Monsieur Hillman, demanda-t-il. En votre âme et conscience, pensez-vous qu’il doive demeurer… confidentiel.

Le patron de la C.I.A. tira sur sa cigarette, le visage fermé. Une indéfinissable expression de lassitude vieillissait ses traits.

— Nous nous sommes posé la question, dit-il. Et nous y avons répondu.

Malko voulait sonder l’âme de cet homme tout-puissant. Il ne se contenta pas de cette plate réponse.

— Le 23 novembre 1963, vous avez perdu un grand homme, fit-il. Ses assassins courent encore. Cela ne vous gêne pas ? L’Américain rougit brusquement. C’était tellement inattendu chez ce personnage compassé, professionnellement blindé contre toute émotion que Malko eut presque honte de sa question. Les yeux très loin, Foster Hillman articula nettement :

— Je vous donne ma parole d’honneur que je donnerais n’importe quoi pour que les assassins de John Kennedy soient punis. Peut-être cela arrivera-t-il un jour. Peut-être aussi serons-nous morts, vous et moi, depuis longtemps. Mais dans la conjoncture actuelle, c’est impossible. Aucun dirigeant responsable ne prendra le risque aux yeux de l’Histoire, d’être celui qui aura porté ce coup à son pays. Moi, pas plus que les autres.

— Je comprends.

Une immense tristesse était tombée entre les deux hommes. Ils ne voulaient pas prononcer certains noms ni certains mots. Mais ils savaient et cela était déjà trop. Foster Hillman rompit le silence pour dire :

— Vous nous avez rendu beaucoup de services, S.A.S. J’espère que vous nous en rendrez d’autres encore. Personne, maintenant, ne discutera plus mes ordres.

Malko n’eut pas le temps de répondre. Un des deux gorilles en imperméable noir ouvrit la porte du couloir.

— Il est là, annonça-t-il.

Foster Hillman se leva lourdement.

— Je vais voir l’Ambassadeur, dit-il. Je vous laisse régler ce problème au mieux. A tout à l’heure.

Il précéda Malko dans le couloir. Les deux gorilles attendaient, appuyés au mur. Le chef de la C.I.A. s’éloigna et ils entrèrent dans la pièce où il venait de bavarder avec Malko. Celui-ci frappa à la porte du bureau de William Coby et entra. Kurt von Hasel était assis de dos et il ne vit pas immédiatement Malko. Mais la pâleur subite de William Coby le fit se retourner. Son expression désinvolte changea à peine. Il détourna imperceptiblement le regard pour ne pas rencontrer les yeux dorés fixés sur lui.

— Quelle bonne surprise ! fit-il. William ne m’avait pas dit que vous étiez dans la maison.

Si William Coby s’était trouvé dans un train, il aurait instantanément tiré la sonnette d’alarme pour sauter le plus loin possible. Son air flegmatique s’était décomposé. Il avait horreur de ces situations chargées de drame.

Malko ne perdit pas de temps.

— Quand avez-vous reçu l’ordre de ne plus m’abattre ? demanda-t-il brutalement à Kurt.

L’Autrichien bougea sur son fauteuil.

— Il y a deux jours, je pense.

— Alors que faisiez-vous avec vos tueurs, ce matin ?

— Mais, vous…

— Je vous ai vu dans votre Austin. A côté de la Buick du Gehlen-Apparat. C’était une coïncidence ?

L’instant qui suivit parut interminable aux trois hommes. Puis Kurt dit lentement :

— Ce n’était pas une coïncidence.

Sa main avait déjà atteint sa hanche quand la porte communiquant avec l’autre pièce s’ouvrit brusquement. Malko ne vit d’abord qu’un coussin jaune. Il avait déjà la main sur la crosse de son pistolet quand deux détonations assourdies secouèrent le bureau. Kurt von Hasel sembla se tasser dans son fauteuil. Un petit Colt 32 nickelé glissa sur la moquette sans bruit et son visage prit une expression de souffrance indicible.

Derrière le coussin jaune qui avait servi de silencieux improvisé, il y avait un des gorilles en imperméable noir. Les deux balles de son 38 avaient touché Kurt au foie. Il s’approcha l’arme levée. Mais l’Autrichien était mourant. Alors, sans mot dire, le gorille repartit comme il était venu, le coussin jaune à la main. William Coby tremblait convulsivement. A Yale, on ne lui avait pas parlé de cet aspect-là de la C.I.A. L’âcre odeur de la cordite lui arracha une toux sèche.

Cette fois, le cadavre dans son beau fauteuil n’était pas un numéro abstrait. Affolé, il jeta un coup d’œil suppliant à Malko comme si ce dernier avait pu le faire disparaître d’un coup de baguette magique.

— Ce serait intéressant de savoir pour qui il travaillait, dit celui-ci.

— Je pense qu’il voulait m’enlever ce matin. Voilà pourquoi ils étaient si nombreux, et pourquoi il a fui en me voyant. Il ne voulait pas me tuer. Vous n’avez plus qu’à trouver un autre agent local… Il eut pitié du désarroi de William Coby.

— Rassurez-vous, dit-il. Il ne se passe pas de mois sans qu’un des hommes du merveilleux Apparat Gehlen ne prenne le chemin de Moscou ou de Pékin. Kurt avait de gros besoins, comme tous les gentlemen qui ont pris l’habitude de bien vivre. Il fallait bien qu’il trouve de l’argent quelque part.

L’entrée de Foster Hillman interrompit cet intéressant monologue. Le patron de la C.I.A. se planta devant le fauteuil et regarda Kurt avec infiniment de pitié. Le gorille avait dû lui raconter l’histoire. Une seconde, Malko sentit que cet homme méprisait profondément le métier qu’il faisait. A son stade, il n’avait pas souvent l’occasion de voir des hommes mourir.

Il tira son porte-cigarettes en or massif et en sortit une Winston, il l’alluma avec un briquet en or également, tira une bouffée, puis se tourna vers Malko et dit pensivement :

— Nous faisons un métier difficile. Voyez-vous, nous ne savons jamais où sont nos vrais amis et nos vrais ennemis.

En mourant, Kurt von Hasel avait légèrement retroussé sa lèvre supérieure, ce qui lui donnait un air moqueur.


* * *

Le feu craquait joyeusement dans la cheminée. Avant de s’étendre sur la couverture de fourrure, Malko avait discrètement donné un tour de clef à la porte de la bibliothèque. Une douce chaleur régnait dans la pièce, éclairée seulement par les deux chandeliers que Malko avait apportés de la salle à manger.

Agenouillée devant le feu, Alexandra jouait avec ses cheveux dénoués. Les flammes leur donnaient un flamboiement roux. Impossible de savoir si la lueur qui dansait dans ses yeux venait du reflet de la cheminée ou de ses pensées. Malko lui tendit son verre de vodka.

— A nous.

Elle leva son verre et but d’un trait. Puis elle passa ses bras autour du cou de Malko et frotta légèrement sa poitrine nue contre le tissu léger de sa chemise.

— Je ne devrais pas être ici, murmura-t-elle. Tu es un cochon dégoûtant.

Ce qui était un pléonasme.

— Pourquoi ? demanda Malko en jouant avec la pointe d’un de ses seins.

— Ta putain américaine. Je suis sûre qu’elle est encore là. Si je la trouve, je lui arrache les yeux et toi…

— Elle est morte. Je l’ai tuée. Pour tes beaux yeux.

— Ne dis pas d’imbécillités.

— Veux-tu que je te montre le cadavre ? Il est dans la cabane du jardinier.

Un frisson délicieux parcourut l’épine dorsale d’Alexandra. Une fraction de seconde elle joua à croire que c’était vrai. Puis, elle se serra un peu plus contre Malko.

Celui-ci lui caressait doucement le genou. Pour la première fois depuis qu’il la connaissait, elle ne portait pas de jodpur mais un très joli tailleur de cuir vert avec des bas résille assortis. Pour la première fois aussi, lorsque la main de Malko quitta le genou, Alexandra ne grogna pas. Elle s’allongea sur la couverture, le visage tourné vers le feu, la jupe de cuir ne cachant déjà plus grand-chose de ses longues jambes.

Le carillon de l’entrée sonna trois coups. Malko qui avait un peu froid, se leva tout doucement pour remettre une bûche dans le feu. Son corps nu se découpa sur la lueur rougeoyante des braises. Alexandra s’étira langoureusement et tendit les bras vers Malko. Le tailleur et ce qu’elle portait en dessous était éparpillé dans un rayon de dix mètres.

Les yeux fermés, elle serra le corps de son amant contre elle et murmura à son oreille :

— Mein vervogelle Kaiserliche Hoheil{Tu b… vraiment comme une Altesse Impériale.}.

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