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On grelottait dans l’aéroport de Schwechat. Les rafales faisaient vibrer les glaces du hall d’arrivée. Une employée de Hertz arriva du parking, emmitouflée dans de hautes bottes de cuir noir et une peau de mouton Le froid lui faisait faire une grimace qui enlaidissait son joli visage. En courant, elle regagna son box.

Au restaurant du premier, dont les fenêtres donnaient sur les pistes, Malko regarda sa montre : 3 h 40.

— Il ne se posera jamais avec un temps pareil, remarqua-t-il. Une pointe de soulagement dans sa voix. Krisantem, sinistre, buvait une orangeade. Il approuva :

— S’il avait pu tomber en route…

A la fois distant et réservé, Elko Krisantem incarnait parfaitement l’intendant de propriété tel qu’on le conçoit encore dans l’Autriche traditionnaliste. On l’imaginait très bien veillant au moindre détail du confort de son maître. Et nul n’était obligé de savoir que la légère bosse sur son estomac provenait d’un vieux parabellum espagnol assez déglingué mais encore parfaitement apte à envoyer au cimetière. Pas plus qu’on ne pouvait deviner la double personnalité de Malko, élégant jusqu’au bout des ongles. Officiellement, il était toujours Autrichien. Mais il avait également un passeport américain authentique. Grâce à une loi de 1949, la C.I.A. avait le droit de faire entrer aux U.S.A. cent personnes chaque année, en dehors de tout quota, et dans le secret le plus absolu.

Pour l’instant, Malko chauffait doucement un verre de vodka « Stolitchnaïa » qu’il avait déjà fait renouveler deux fois, les yeux dans le vague.

Une toux discrète de Krisantem interrompit le cours de ses pensées.

— J’avais fait préparer un chevreuil pour la comtesse Alexandra, dit-il. J’espère que nous aurons fini à temps…

Malko avala sa vodka, énervé.

— Alexandra attendra.

C’était une réminiscence qui lui agaçait les dents comme un fruit vert. La veille, ils avaient encore passé la soirée ensemble. Et cela s’était terminé comme d’habitude. Après le dîner, ils s’étaient retirés dans la bibliothèque où Krisantem avait allumé un grand feu de bois. Devant il y avait une couverture de fourrure immense et mœlleuse. Alexandra s’était étirée dessus comme une chatte, plissant malicieusement ses yeux verts un peu bridés.

Malko l’avait prise dans ses bras et elle s’était lovée contre lui. Passant la main dans ses cheveux, il avait défait le lourd chignon et elle l’avait aidé d’une secousse de la tête. Les torsades blondes descendaient presque jusqu’à sa taille.

Alexandra s’étendit sur le dos et laissa Malko la caresser. Quand il glissa la main dans son dos pour défaire son soutien-gorge, elle l’avait encore aidé en se cambrant légèrement.

Elle avait des seins magnifiques, lourds et épanouis, qui contrastaient avec l’expression hautaine de sa bouche et ses hanches étroites. C’est elle qui avait fait glisser son pull par-dessus sa tête. Puis elle avait furieusement mordu la bouche de Malko et s’était collée à lui. On n’entendait plus que le craquement du feu et leurs souffles. Mais quand la main de Malko toucha la boucle de sa ceinture, elle s’écarta de lui, et il rencontra son regard moqueur. Ça recommençait. Malko connaissait Alexandra depuis longtemps. Ses parents ayant été tués pendant la guerre, elle dirigeait un domaine agricole non loin de son château. Depuis le début de ses vacances, il l’avait beaucoup vue. Presque tous les soirs, ils étaient ensemble, soit à Vienne, soit au château. Mais jamais Alexandra n’avait consenti à retirer son éternel jodpur ni ses bottes. Pourtant la violence de ses baisers n’était pas feinte et il savait qu’elle n’était pas vierge. Simplement, elle ne voulait pas.

— Dans une semaine ou deux, tu repartiras, lui avait-elle avoué un soir. Je n’aime pas que l’on s’amuse avec moi.

Comme Malko n’était plus à l’âge où on embrasse les filles de force, il s’inclinait. La veille encore il avait raccompagné Alexandra après des heures de flirt épuisant pour les nerfs. Mais il s’était juré que c’était la dernière fois. Quitte à perdre sa réputation de gentleman, Alexandra cesserait de le narguer.

Il s’était endormi un peu calmé par ces bonnes résolutions pour être réveillé à 9 heures du matin par le téléphone. On l’appelait de Vienne. Il reconnut immédiatement la voix de William Coby, le chef de poste de la C.I.A. en Autriche. L’Américain avait l’air embarrassé :

— J’ai besoin de vous, dit-il. Je vous contacte de la part de Mike. Mike était le nom de code de David Wise, l’homme dont dépendait Malko. Dans les communications téléphoniques extérieures, les gens de la C.I.A. n’employaient jamais les vrais noms.

« Il y a un certain Serge Goldman qui est supposé arriver à Vienne aujourd’hui à 15 h 10, par un vol des Scandinavian Airlines, en provenance de Copenhague. Il faudrait, euh ! un « opérateur » compétent comme vous. C’est extrêmement important.

Malko avait grogné pour la forme. Mais il savait bien qu’on ne discute pas ce genre d’ordre. Le terme « opérateur » avait un sens bien précis : il fallait s’assurer de la personne, vivante ou morte… « Je vais recevoir par radio une photo, avait conclu Coby. Vous la trouverez sous enveloppe à votre nom, aux informations. Appelez-moi au bureau, plus tard. »

Après avoir raccroché, William Coby avait été soutirer un café à la machine automatique. Comme tous les responsables de la C.I.A., il n’avait pas beaucoup dormi cette nuit-là. Le F.B.I. avait accompli un travail extraordinaire. Volodnyar Grinef avait été arrêté une heure après sa visite à Serge Goldman. Ensuite, une centaine d’agents fédéraux avaient passé les taxis au crible. Grâce à l’usage des taxis new-yorkais de noter toutes leurs courses, de recoupements en recoupements, on avait retrouvé la trace de Goldman sur la Scandinavian Airline…

Malko ignorait tout cela. La photo du producteur qu’il avait trouvée à l’aéroport n’était pas fameuse mais suffisait pour l’identifier. Après, il n’y aurait plus qu’à demander à Goldman de le suivre gentiment. Jusqu’au cimetière le plus proche. Le haut-parleur arracha Malko à ses pensées moroses :

— La Scandinavian Airlines System annonce l’arrivée de son vol SK 875 pour 16 h 40, le décollage ayant été retardé par suite du mauvais temps…

— Encore une demi-heure, soupira Krisantem.

Le restaurant était presque désert. A quelques tables d’eux, il y avait pourtant un couple qui attirait irrésistiblement le regard de Malko. Sans ses lunettes noires, son insistance aurait paru déplacée. Si toutefois ceux qui en étaient l’objet s’en étaient aperçus. Depuis leur arrivée, ils bâfraient. D’abord une montagne de charcutailles, puis des wiener Schnitzels, enfin un plat gigantesque de bœuf au paprika. Voracement, avec des gestes mesurés et lents, quasi sacerdotaux, ils arrosaient leurs victuailles de rasades de Tokay dont trois bouteilles vides s’alignaient déjà sur la table. Ce couple était impressionnant. Malko les avait vus arriver. Ils étaient à peu près de la même taille, plus d’un mètre quatre-vingt et, à eux deux, pesaient largement plus d’un quart de tonne. L’homme était brun, le front dégarni, avec de petits yeux noirs vifs et une mâchoire prognathe. Sa compagne aurait pu servir de réclame pour le jambon de Westphalie. D’énormes avant-bras rosâtres émergeaient d’une robe imprimée, boudinant un corps massif. Le visage avait dû être joli, mais la graisse avait tout effacé. Les mentons descendant en cascade tremblaient à chaque déglutition. Mais en dépit de cette graisse, il se dégageait d’eux une impression de force redoutable.

— Un vrai couple d’hippopotames, murmura Malko. Je voudrais bien voir leurs petits…

Au même moment le haut-parleur crachota.

— Scandinavian Airlines annonce l’arrivée de son vol 875 en provenance de Copenhague et Hambourg.

Malko se sentit soudain très fatigué. Il éprouvait un pressentiment désagréable. Pourtant, d’après la photo, Goldman ne devait pas être trop difficile à neutraliser.

Il laissa un billet de 50 schillings sur la table et précéda Krisantem. Celui-ci tâta machinalement dans la poche droite de son pantalon le lacet de cuir qui ne le quittait jamais. C’était beaucoup plus discret qu’un pistolet et tout aussi efficace. Surtout dans ces pays désespérément civilisés.

Derrière eux, le couple monumental se leva également. Debout, ils étaient encore plus impressionnants.

La Caravelle de la S.A.S. se posa au moment où ils arrivaient au rez-de-chaussée. Ils s’accoudèrent à la barrière de la douane, juste à côté du guichet où l’on vendait les thaler d’argent aux touristes. Les premiers passagers arrivaient. Bientôt ils furent une vingtaine à attendre leurs bagages.

Malko identifia Goldman rapidement. Il était plus petit qu’il ne l’avait imaginé. Nu-tête, il semblait frigorifié et inoffensif. Mais un détail le fit sursauter.

Goldman n’était pas seul. La rousse accrochée à son bras ne pouvait pas passer inaperçue. On avait l’impression qu’elle était nue sous son vison blanc car on ne voyait aucune autre pièce de vêtement.

— Ils sont deux, fit Malko. Ça complique. Krisantem fronça les sourcils.

— Il vaudrait peut-être mieux attendre qu’ils soient à Vienne dans un hôtel, ici…

— Trop risqué.

Il n’eut pas le temps d’en dire plus. Les douaniers autrichiens, peu soucieux de se geler, hâtaient au maximum les formalités. Brusquement Serge Goldman surgit près de Malko. Et celui-ci réalisa immédiatement quelque chose que la distance lui avait caché : l’homme crevait de peur.

Sa bouche tremblait et sort teint était grisâtre. Il serrait tellement la poignée de sa valise que ses jointures en étaient toutes blanches. Son passeport tomba et il se baissa avec un juron. Il était si nerveux qu’il dut s’y reprendre à trois fois pour le ramasser. La rousse, par contre, affichait la tranquille sérénité d’un bovin. Malko remarqua surtout les ongles longs comme des pelles à tarte. Tout un programme…

Il s’avança et saisit le bras de Goldman.

— Monsieur Goldman…

Il crut que l’autre allait se mettre à couler comme un camembert. Tournant des yeux de chien battu vers Malko, il dit d’une voix geignarde, en anglais.

— Ce n’est pas moi. C’est, c’est une erreur.

En même temps, il cherchait à se dégager. Malko serra le bras un peu plus, tandis que Krisantem captait discrètement la rousse. Pour une fois, il avait la meilleure part. Le producteur n’était pas très brillant.

De minuscules verrues brunâtres pendaient de ses paupières inférieures. Sa bouche molle et d’immenses oreilles pointues lui donnaient l’air d’un lapin malheureux. Malko le sentit prêt à n’importe quel esclandre. Il voulut le calmer.

— Nos amis de Washington vous seraient très reconnaissants d’effectuer une halte à Vienne avant de continuer votre voyage, dit-il en l’entraînant. Aussi, je suis tout prêt à vous donner l’hospitalité de mon château, ainsi qu’à votre compagne, bien entendu…

En même temps, Krisantem qui avait fait passer sa pétoire dans la poche de son pardessus, s’appuya affectueusement contre la hanche rebondie de la rousse avec un bon sourire, pas tellement rassurant. Il se passa soudain quelque chose d’incroyable aux yeux de Malko. Serge Goldman s’arrêta net et le toisa, en bredouillant. Malko crut comprendre : « Pas lui. Pas assez grand ». Il prit Malko à l’écart :

— Vous avez dit Washington ? C’est vrai ?

Si on lui avait annoncé qu’il allait produire la Bible en écran géant et couleurs peintes à la main, il n’aurait pas été plus heureux.

— Bien sûr, confirma Malko.

Goldman serra le bras de Malko à le briser.

— Emménez-moi, alors, vite. Mais dites, vous ne travaillez pas pour les autres, alors ? Vous me jurez ?

— Pas jusqu’ici.

— Alors, partons vite, supplia Goldman. Vite, il ne faut pas qu’ils me voient.

Tout cela était bien étrange. Goldman aurait dû avoir peur de lui, Malko, et non se jeter dans ses bras. Et pourquoi était-il tellement terrorisé ?

Evidemment Malko ne pouvait pas savoir qu’entre Copenhague et Vienne, dans la Caravelle de la S.A.S. Serge Goldman avait lu le contenu du porte-documents noir, craignant un piège diabolique du K.G.B. Et il avait compris une chose : cette fois il valait mieux trahir le K.G.B.

Marisa, abandonnée à la garde de Krisantem, commençait à trouver le temps long. Goldman revint vers elle, traînant Malko, tout sourires :

— Chérie, je veux té présenter un vieil ami, euh… !

— Le Prince Malko, souffla Malko.

Il prit d’autorité la main tendue de Marisa et la baisa. Elle ouvrit des yeux comme des soucoupes. On ne lui avait jamais fait une chose pareille.

Malko l’entraîna vers la sortie. L’heure n’était pas aux mondanités.

— Ma voiture est dehors.

En sortant, Marisa chuchota à l’oreille de Goldman :

— Dis, Toto, c’est un vrai prince.

— Certainement, fit le producteur, très digne.

Une bouffée d’air glacial lui coupa le souffle. La neige commençait à tomber. La Jaguar était déjà recouverte d’une pellicule blanche. Malko se glissa au volant, tout heureux que les choses se passent si bien. L’attitude de Goldman le tracassait pourtant. Sa terreur ne semblait pas se justifier. Tous les jours, des agents doubles changeaient de camp. C’était presque un jeu que se livraient le K.G.B. et la C.I.A. Krisantem et ses hôtes étaient déjà congelés quand la Jaguar se rangea près d’eux. Ils s’engouffrèrent dans la grosse voiture noire, Marisa à l’avant et Goldman à l’arrière sous l’œil froid du Turc.

— Nous en avons pour une heure et demie environ, annonça Malko. Mon château se trouve près du village de Liezen, à la frontière austro-hongroise.

Goldman sursauta.

— Nous allons en Hongrie, cria-t-il. C’est un piège. Vous travaillez pour le colonel Igor.

— Ecoutez, dit Malko. Nous n’allons pas en Hongrie, mais chez moi. Vous savez très bien pour qui je travaille.

Il était furieux de toute cette histoire. Comment expliquer la présence de ces gens à Alexandra ? Sa soirée était fichue. Il se concentra sur la conduite, la route était de plus en plus dangereuse. La neige tombait à gros flocons.

A l’arrière, Goldman ne disait plus rien. Krisantem gardait la main sur son Star. Pourvu que l’autre ne fasse pas l’idiot. Il était malade à l’idée de salir les coussins de la voiture.

Il n’eut pas à intervenir. Goldman ne dit plus un mot. Jusqu’au moment où ils pénétrèrent dans la cour du château, après avoir failli rester en panne dans le raidillon y conduisant. Malko vit tout de suite la Volkswagen d’Alexandra. Plusieurs fenêtres du rez-de-chaussée étaient allumées.

Malko descendit et ouvrit la portière à Marisa qui en profita pour révéler d’un gracieux mouvement de jambe qu’elle portait un pantie à fleurs. Son sourire montrait que le sang bleu voulait dire quelque chose pour elle.

— Alors, fit Malko à Goldman. Vous êtes rassuré maintenant ? Nous ne sommes pas en Hongrie.

L’Américain esquissa un sourire. Un bruit leur fit tourner la tête. Une grosse Mercédès 600 entrait lentement dans la cour. Elle stoppa derrière la Jaguar. La portière gauche s’ouvrit et l’énorme type du restaurant de l’aéroport apparut. On apercevait sa moitié à travers la glace bleutée du pare-brise.

Il s’avança d’un pas lourd vers le groupe, un sourire un peu figé aux lèvres.

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