15

La poignée de main d’Alfi avait été un tout petit peu moins chaleureuse que d’habitude. Malko n’avait pas réussi à accrocher son regard. Le patron du Playboy semblait mal à l’aise. Les nouvelles allaient vite. Il n’y avait presque plus personne dans la boîte. Toni, le barman, somnolait dans un coin de son bar. Un instant, Malko fut envahi d’une immense lassitude. Cela aurait été bon de passer la nuit à boire avec Alfi, sans souci, à passer en revue les wiener medl, les jolies filles de connaissance. Au lieu de cela, il n’était même pas sûr qu’Alfi ne soit pas en train de téléphoner à ceux qui le traquaient. La C.I.A. avait beaucoup d’argent. Il n’y avait plus un endroit sûr à Vienne.

— Je me sauve, dit-il légèrement à Alfi. A bientôt.

Il avait brusquement renoncé à demander asile au patron du Playboy. Alfi était trop sensible à l’attrait des schillings. Et son attitude n’était pas faite pour mettre Malko en confiance. Celui-ci repartait, quand une voix haut perchée fit derrière lui :

— Malko ! Wie geht’s ?

La Gräfin Thala von Wisberg quittait la piste de danse. Malko admira son port altier, ses épaules et ses bras magnifiques découverts par une robe toute simple de Balenciaga. Sans le réseau de rides infinitésimales autour de ses yeux, on lui aurait donné vingt ans. Les étudiants qui cédaient à ses charmes avaient bien des excuses. Malko s’inclina :

— Kuss die Hand, Gräfin.

Elle abandonna sa main une demi-seconde de trop.

— Ne soyez pas si cérémonieux. Je m’appelle Thala. Offrez-moi une coupe de Champagne, j’ai soif.

Pour lui, il commanda son éternelle vodka. Alfi en profita pour s’esquiver. Krisantem, en bas dans la voiture, devait s’impatienter. Il écoutait le badinage de Thala von Wisberg. C’était une femme intelligente et pleine de charme, douée d’une volonté de fer. Il avait l’impression que leur conversation n’était pas purement l’effet du hasard. Elle tira de sa pochette noire un petit fouet à Champagne en or et remua sa coupe. Ses yeux souriaient en regardant Malko.

— Dansons, dit-elle.

C’était plus un ordre qu’autre chose.

Elle dansait très droite, le visage impénétrable, la main légèrement posée sur l’épaule de son cavalier, mais les hanches étroitement appliquées contre lui. Malko se souvint qu’elle avait la réputation de ne jamais porter de dessous.

Ils n’échangèrent pas un mot et la danse finie revinrent au bar.

— C’est sinistre ici, dit Thala. Partons, je vous offre un verre chez moi.

Ils se retrouvèrent sur le pas de la porte. Elle s’était frileusement enroulée dans un superbe manteau de panthère des Somalies. Son regard plein d’assurance croisa les yeux dorés de Malko et un sourire indéfinissable retroussa les coins de sa bouche.

— Vous avez une voiture ? demanda-t-elle.

Malko hésita. Krisantem était à vingt mètres, dans la Mercédès. Mais il voulait savoir où voulait en venir Thala von Wisberg.

— Non, mentit-il.

— Tenez. Conduisez.

Elle lui tendit un trousseau de clefs. Sa voiture était en face du Playboy, une grosse Rover rouge sombre.

Le portier se précipita pour leur ouvrir la portière. Cassé en deux, il reçut le billet de 20 schillings de Malko.

De la Mercédès, Krisantem suivait la scène avec une grande réprobation. Par moments, son patron était bien léger. Thala alluma une cigarette et croisa les jambes. Elle portait des bas gris fumée.

— Mettez vite le chauffage, dit-elle. On gèle ce soir. Il paraît que la route de Kithsbühl est coupée.

Elle frissonna sous sa panthère. Malko démarra avec un coup d’œil dans le rétroviseur. Krisantem suivait. Malko savait que Thala von Wisberg habitait dans le XIVe district, près du château de Schönbrunn, hors de la ville.

Il conduisit sans mot dire. Soudain Thala rompit le silence :

— Vous êtes un homme passionnant, Malko. Il y a quelque chose en vous qui m’intrigue. Une force, un mystère. Vous êtes tellement plus intéressant que tous ces jeunes gens qui se croient romantiques parce qu’ils vous parlent d’amour avant de vous le faire.

Elle était renversée en arrière sur la banquette, les yeux mi-clos, et son visage avait perdu cet air sophistiqué qui intimidait tant ses jeunes amants. Elle semblait jeune et affamée. Malko était un peu surpris. Il la connaissait de longue date et leur intimité n’avait jamais dépassé le stade du baise-main. Pourquoi ce soir, brusquement ?

La Rover montait lentement Schlosstrasse déserte. Derrière, les lanternes de la Mercédès suivaient à vingt mètres. Dans la poche droite de son pardessus, Malko avait son pistolet extra-plat prêt à tirer. Mais l’intérieur de la voiture formait un petit univers clos et chaud, où il se sentait invulnérable.

— Je suis ravi de vous plaire, Thala, dit-il. Vous êtes une des plus jolies femmes de Vienne.

La Gräfin poussa une exclamation étouffée.

— Là, tournez à droite dans la petite route.

Malko obéit. C’était un des innombrables chemins étroits qui serpentaient le long des collines de Breitensee. Soudain, les phares éclairèrent une barrière et un écriteau : Sackstrasse{Impasse.}. Il freina brusquement et stoppa.

— Vous vous êtes trompée.

— Non.

Avant de pouvoir répondre, il reçut le choc de la bouche de Thala. Elle l’embrassa avec violence tandis que sa main coupait le contact. Sans qu’il s’en rende compte, elle avait glissé hors de son manteau. A travers le tissu léger de sa robe, il sentait les pointes durcies de ses seins. Elle avait repoussé l’accoudoir central et s’appuyait de tout son corps contre lui.

Maintenant, elle lui murmurait des mots étouffés à l’oreille tandis que ses mains fiévreuses parcouraient son corps. Malko avait presque l’impression d’être attaqué par quelqu’un de plus fort que lui, d’être violé. En même temps les mots que prononçait Thala étaient empreints de la soumission la plus absolue. Le contraste entre son accent aristocratique et les expressions crues qu’elle employait fit oublier à Malko tous ses problèmes. Il la saisit aux hanches.

La voix de la jeune femme était de plus en plus rauque. Son parfum se mêlait à celui du cuir de la voiture. Leur étreinte avait l’air d’une lutte dans le petit univers limité par le changement de vitesse, les sièges de cuir et le tableau de bord aux manettes menaçantes. Des mains douces se crispaient pour griffer. Il y eut un bruit de tissu déchiré. Thala gémit, son élégante robe noire arrachée jusqu’à mi-cuisse. Puis elle se laissa aller contre Malko, comme une poupée désarticulée. Il la reposa doucement dans le coin de la banquette. Il avait mal à la lèvre qu’elle avait mordue et pensait à Krisantem, voyeur involontaire. Quelle drôle d’aventure.

Thala tourna son visage vers lui. Elle avait les yeux brillants et se pencha à travers la largeur de la banquette. Elle lui prit la main et la porta à ses lèvres. Elle lui embrassa la paume, puis brusquement la mordit si fort qu’il sursauta.

— Pardon, murmura-t-elle. Je suis si excitée. C’est extraordinaire de faire l’amour comme ça dans une voiture. On se sent un peu en danger. Si on nous surprenait…

Malko, le corps endolori et la chemise trempée de sueur réprima un sourire. Ce n’était ni une contravention, ni un scandale que risquait l’élégante Gräfin. Heureusement que Krisantem veillait sur leurs amours.

— Mais pourquoi ce soir ? demanda-t-il.

Elle hésita bien quinze secondes, puis dit, à voix basse :

— Alfi m’a dit que vous étiez un homme… dangereux, que vous… vous étiez en danger maintenant. Ça m’a fait quelque chose. J’avais envie de… d’inhabituel…

— Je vois, fit Malko.

Il était partagé entre l’envie de la gifler ou de lui refaire l’amour, là tout de suite. Elle était encore offerte, sa robe remontée si haut qu’on voyait la peau au-dessus de ses bas. Elle regardait Malko de ses grands yeux marron, presque humblement.

— C’est vrai ce que m’a dit Alfi ? répéta-t-elle à voix basse.

— Oui, fit Malko brutalement. En ce moment je suis en danger de mort. Et vous aussi, par la même occasion.

A travers la banquette, elle posa vivement sa main sur le bras de Malko :

— Je veux vous aider. Venez chez moi. Vous serez en sécurité.

Sa voix était redevenue aristocratique. Malko sourit presque tendrement. C’était le meilleur côté de la Gräfin, la solidarité de classe. Même si Malko n’avait pas été son bref amant, elle l’aurait recueilli.

— Je veux bien pour ce soir, dit-il. Plus longtemps ce serait dangereux, pour vous. Je vous jure, en tout cas, que je n’ai rien fait de déshonorant.

— Pourquoi ne prévenez-vous pas la police ? Il haussa les épaules.

— Il s’agit d’un autre monde que vous ne soupçonnez même pas. Ne m’en demandez pas plus. Cela vous mettrait en danger vous aussi. Mais il y a un petit problème…

Il lui expliqua l’existence de Krisantem. Elle sursauta et tenta de percer l’obscurité. Mais la Mercédès était invisible.

— J’aurai une chambre pour lui aussi, dit-elle.

Malko fit faire demi-tour à la Rover. La Mercédès surgit du néant et se retrouva derrière. Krisantem était de plus en plus perplexe. Cinq minutes plus tard, le petit convoi arrivait chez la Gräfin. Ils traversèrent un grand parc et stoppèrent devant une bâtisse sombre. Thala von Wisberg se dirigea d’un pas ferme vers le perron et ouvrit la porte. Malko l’avait rejointe. Elle lui chuchota :

— Je suis obligée de vous donner une chambre, à vous aussi. A cause des enfants et des domestiques.

Malko comprenait parfaitement. Il alla à la Mercedes et expliqua à Krisantem les développements de la situation.

— Vous êtes sûr que ce n’est pas un piège ? fit le Turc.

Il n’avait pas tellement confiance dans les femmes, le Turc. Samson et Dalila, ça c’est passé dans le bassin méditerranéen.

— Non, répliqua Malko fermement. J’ai une absolue confiance en Thala.

C’était exact. Mais il avait beaucoup moins confiance en Alfi. Il faudrait décamper le lendemain.

Le hall était éclairé. Une petite vieille aux yeux clignotants de chouette se tenait près de la Gräfin. Celle-ci dit à l’intention de Malko :

— Maria ne peut pas se coucher tant que je ne suis pas rentrée. Il y a bien cinquante ans qu’elle est dans la famille, net war, Maria ? La vieille grogna. Elle tournait autour de la robe décousue de Thala et jetait à Malko des coups d’œil réprobateurs. Elle dit, en dialecte viennois :

— La Gräfin va dans de drôles d’endroits. Elle devrait penser à son rang.

Sur ces paroles vengeresses, elle disparut en clopinant dans les profondeurs de la maison, résolument réprobatrice. Peut-être devinait-elle la vérité. Elle connaissait si bien sa maîtresse. Thala conduisit Malko à sa chambre. Elle l’embrassa légèrement sur les lèvres, très mondaine.

— Gute Nacht, lieber. Und Grüss Gott. Le petit déjeuner est à huit heures, à cause des enfants. Je prends soin de ton ami.

Elle s’éloigna dans le couloir rouge, ondulant sur la pointe de ses hauts talons. Avant de disparaître, elle se retourna pour sourire à Malko. Une parfaite maîtresse de maison.

L’intermède de la voiture l’avait fatigué. Il se déshabilla et prit une douche, après avoir caché son pistolet sous son matelas et vérifié la fermeture de la porte et de la fenêtre. On ne sait jamais. Puis il s’endormit, moulu et presque détendu.


* * *

Krisantem n’arrivait pas à ne pas avoir l’air inquiétant. Les deux filles de Thala le regardaient du coin de l’œil, tout en buvant leur café. Leur mère était déjà légèrement maquillée et moulée dans une robe de chambre en brocart vieil or. Malko jeta un regard de reproche à la barbe de Krisantem : il avait l’air de ce qu’il était en réalité : un bandit de grands chemins d’Anatolie.

Mais les meilleures choses ont une fin. La dernière miette de bretzel avalée, Malko prit congé de son hôtesse. Elle accompagna les deux hommes sur le perron. Il avait encore neigé pendant la nuit et la Mercédès était couverte d’une couche blanche. Krisantem mit le moteur en marche. Thala posa la main sur le bras de Malko.

— Si vous avez besoin de moi…

C’était une clause de style, mais ça fait toujours plaisir. Les yeux jaunes de Malko pétillèrent et il s’inclina sur la main encore grasse de crème :

— Küss die Hand, Gräfin. Je vous remercie infiniment de votre hospitalité.

La Mercédès fit crisser la neige. Après avoir roulé quelques minutes sur les petites routes verglacées de la colline, Malko s’arrêta au coin de Lainzerstrasse, la grande avenue qui descendait vers le Ring. Déjà, des tramways passaient en brinquebalant, bourrés de banlieusards. Qu’on était loin des trams joyeux de San Francisco ! Ceux-là n’étaient que des véhicules fonctionnels, imprégnés de sueur et de bière. Derrière leurs vitres sales on ne voyait que des visages fermés et las. Où était la Vienne joyeuse d’Offenbach ? Malko eut un bref coup de cafard. C’était son pays et pourtant il aurait voulu être à des milliers de kilomètres de là et surtout ne pas avoir de tueurs à ses trousses. Pouvoir réfléchir sans se dire qu’on va recevoir une balle dans la tête, tirée par un type qui vous considère juste comme un lapin. Krisantem interrompit ses sombres pensées.

— J’ai une idée, annonça-t-il.

— Sur quoi ?

Krisantem prit l’air à la fois embarrassé et angélique.

— Je connais un endroit où personne ne vous cherchera.

— Où ?

Le Turc semblait de plus en plus embarrassé.

— Vous avez entendu parler des derviches ? Malko tombait des nues.

— Oui, vaguement, c’est une secte religieuse musulmane. Et alors ? Krisantem sourit modestement :

— Je suis un derviche.

Malko le regarda comme s’il lui avait annoncé qu’il se transformait en femme.

— Vous !

Krisantem leva la main.

— Oh ! mais ce n’est pas du tout ce que vous imaginez ! Nous sommes très pacifiques, pas comme les derviches hurleurs. Bien que le gouvernement d’Ataturk ait fait fermer nos Téké, nos temples, une fois par an, nous avons le droit de nous réunir en Turquie.

— Mais enfin, fit Malko un peu agacé, vous ne vivez pas dans un temple.

Krisantem sourit, de plus en plus modeste.

— Mais qu’est-ce que je ferais, moi, dans ce… téké. Je ne suis ni musulman ni derviche.

— Oh ! ils ne sont pas sectaires ! fit Krisantem bonhomme ; d’abord moi, je suis derviche ; ensuite, ils ont besoin d’argent pour entretenir leur temple. Si vous les aidez un peu… Personne ne viendra vous chercher là. L’entrée est interdite aux étrangers durant la cérémonie. D’ailleurs les derviches hurleurs qui sont assez impressionnants… Malko le coupa :

— Qu’est-ce que je vais faire moi ? Hurler ou tourner ?

— Rien du tout, fit Krisantem, apaisant. Il y a des petites cellules pour les novices. Personne ne vous demandera rien.

— Et vous ? Vous allez vraiment tourner en psalmodiant ? Krisantem baissa les yeux.

— Oui. On est derviche de père en fils. Mon père l’était. J’ai été initié à vingt ans. Depuis, je suis régulièrement les séances. Vous verrez, c’est très joli, très poétique…

Après tout pourquoi pas ? Les guerres de religion ont tué assez de monde.

— Où se trouve ce temple ? demanda Malko.

— Dans le deuxième district, pas loin du Danube.

Il n’y a pas besoin de vivre dans un temple pour être derviche. Depuis que l’ordre est interdit par la loi en Turquie, nous nous contentons de réunions annuelles pour les prières et les initiations. Le reste du temps, nous vivons normalement.

— Qu’est-ce que cela vient faire ici ? Nous sommes à Vienne, pas en Turquie.

— Justement, à Vienne, il y a un téké. Or, nous sommes dans la seconde semaine de décembre. Pendant dix jours nous… Je veux dire la congrégation va se réunir dans le téké.

— Ecoute, ce n’est pas le moment de plaisanter, dit Malko sèchement. Nous sommes en Autriche pas au pays des Mille et Une Nuits.

— Je ne plaisante pas, dit Krisantem. Je vous ai dit que le gouvernement turc avait interdit les derviches. Aussi, ils se sont réfugiés dans différents pays. Au Maroc, en Perse et en Autriche. Pendant la guerre, ils ont été pourchassés par les nazis mais maintenant, la communauté s’est reformée.

— Enfin, vous n’allez pas me dire qu’il y a un temple de derviches à Vienne ?

— Si, bien sûr, le temple est fermé au public et habité seulement par deux prêtres derviches qui l’entretiennent toute l’année. L’immeuble se trouve dans le Judengasse, près du quai Birgitta.

— Bon. Allez voir avec la voiture. J’ai une idée. Je vais aller visiter le château de Schönbrunn. Ça prendra deux heures et personne ne viendra m’y chercher.

— Je serai là dans deux heures au plus tard, fit Krisantem.

Le Turc prit le volant. Deux minutes après, il déposait Malko sur l’esplanade de Schönbrunn. Décidément Krisantem réservait bien des surprises. Tueur à gages consciencieux, il s’était révélé excellent majordome. Et maintenant, il était grand-prêtre derviche…

Malko se mêla à la foule clairsemée des touristes, paya les 5 schillings et entra. Au point où il en était, il était ouvert à toutes les suggestions.


* * *

Lorsque la Mercédès reparut, Malko faisait le pied de grue depuis dix bonnes minutes.

— C’est arrangé, annonça Krisantem. Il faudra seulement que vous fassiez un don de 10.000 schillings à la communauté. Quand vous partirez, ajouta-t-il vivement.

On ne discute pas avec les gens qui vous sauvent la vie. Brusquement, Malko reprit espoir. Avec un peu de temps et de sécurité, il trouverait une solution à cette situation sans issue. Même s’il devait téléphoner au Président des U.S.A., lui-même.

— Laissons la Mercédès au parking des touristes, proposa Malko. Personne ne la remarquera. Prenons un taxi.

Ils prirent chacun leur valise dans le coffre. A regret, Krisantem abandonna la Remington dans le coffre.

— Elko, vous me sauvez la vie, remarqua Malko.

— Vous me l’avez sauvée à Istanbul, dit simplement Krisantem. Dans le taxi, Malko voulut en savoir plus sur les fameux derviches.

— Ce sont des hommes très sages, dit gravement Krisantem. La secte a été fondée en 1247 par un Turc, Mevlana. Quand il mourut, même les chrétiens et les juifs vinrent à son enterrement. Son mausolée existe toujours en Anatolie, à Konia qui est devenu une ville sainte.

— Le dervichisme, c’est une école de pensée et de poésie, en même temps qu’une religion…

Cela faisait un drôle d’effet à Malko d’entendre parler ainsi Krisantem, tueur à gages. A qui se fier !

Ils arrivaient dans le centre de Vienne ; le taxi prit le Schottenring et ralentit.

— Il vaudrait mieux aller à pied maintenant, dit le Turc. Malko arrêta le taxi et paya. Ils descendirent avec leurs bagages.

Ils se trouvaient en bordure du premier district, le coin le plus sale et le plus vieux de Vienne. On y trouvait encore des maisons vieilles de trois siècles qui avaient échappé aux bombardements. Les deux hommes s’engagèrent sur le quai Franz-Josef. Ils enfonçaient jusqu’aux chevilles dans une épaisse couche de neige. Elle était là jusqu’au printemps. Comme chaque année les services de la voirie étaient totalement débordés.

Le froid était si vif que Malko fut pris d’une quinte de toux. Une humidité glaciale montait du Danube à demi gelé. Comme cela arrive parfois à l’Est, la température était descendue d’une dizaine de degrés en quelques heures. D’une glissade, Krisantem manqua s’écraser contre la vitrine sale d’un Weinstube{Bistrot.}. Au moins, à l’intérieur, il devait faire chaud. Le trottoir était si verglacé qu’il fallait se tenir au mur pour avancer.

A droite, entre deux vieilles maisons, s’amorçait un petit escalier aux marches archi-usées. Ils le montèrent en marchant comme sur des œufs.

— Voilà Judengasse, dit Krisantem, nous sommes tout près.

En dépit du froid, la rue étroite et interdite aux voitures était encombrée d’éventaires volants. C’était le marché aux puces de Vienne, tenu par tous les vieux juifs, rescapés des persécutions. Emmitouflés dans d’invraisemblables pelisses, pas rasés, l’œil glauque derrière leurs lunettes, ils dévisageaient les deux hommes, trop bien habillés pour le quartier, avec curiosité.

Les maisons ressemblaient à un décor de dessin animé. On s’attendait à ce qu’elles s’écroulent à chaque instant tellement leurs vieilles pierres étaient disjointes. Malko et Krisantem butaient sur les pavés inégaux comme ceux d’une antique voie romaine. Ils passèrent devant une petite synagogue un peu en retrait. Juste à côté il y avait une fille en manteau de lapin, avec de hautes bottes en caoutchouc noir. Quand Malko passa près d’elle, elle leva de grands yeux noirs et murmura sans conviction, avec l’accent grasseyant de Vienne :

— Lieber… es macht ein hundert Schillings…{Chéri, c’est cent schillings.}

Son regard suppliant disait que pour le quart, elle aurait suivi n’importe qui. Rien que pour ne plus avoir froid aux pieds. Malko tâta au fond de sa poche un billet. Presque sans s’arrêter, il le lui glissa au passage dans la main. Avec un sourire aussi chaleureux qu’il le put. Ebahie, elle garda le billet au bout des doigts plusieurs secondes. Malko ne s’était pas retourné.

— C’est là, annonça Krisantem.

Il s’engouffra sous un porche bas et noir. La maison avait eu quatre étages mais elle s’était tassée et il n’en restait plus que trois, de guingois.

Malko écarquilla les yeux pour s’habituer à l’obscurité. Un courant d’air glacé soufflait on ne sait d’où. Krisantem avait frappé à une petite porte en bois et attendait. Une voix se fit entendre de l’autre côté du battant et il y eut un échange rapide en turc, trop rapide pour que Malko saisisse.

La porte s’entrouvrit. Krisantem le fit passer devant. Il trébucha sur deux marches glissantes et se trouva nez à nez avec une apparition d’un autre âge : un filiforme et squelettique barbu vêtu d’une espèce de robe grège descendant jusqu’aux pieds et coiffé d’un chapeau conique. Sans un mot, l’inconnu s’inclina et fit signe aux deux hommes de le suivre. A gauche et à droite, il y avait un couloir éclairé par des ampoules nues. Le barbu prit celui de gauche. Ils tournèrent une fois à droite, puis encore une fois après une dizaine de mètres et leur guide s’arrêta devant une porte basse en bois, et l’ouvrit. C’était une cellule de trois mètres sur quatre avec un lit, une chaise et une table. Une sorte de vitrail d’un mètre de haut était la seule ouverture. Malko s’en approcha : elle donnait sur une sorte de patio intérieur, désert, entouré de colonnes, au sol de bois. Une verrière transparente donnait une clarté diffuse assez triste.

— C’est là que je vais habiter ? demanda Malko un peu inquiet.

— J’ai la chambre voisine de la vôtre, fit Krisantem rassurant. Ici, personne ne viendra vous chercher.

Incroyable de penser qu’on se trouvait en plein Vienne ! On se serait cru au fond de la Turquie vers le XIIIe siècle. Sur la table, il y avait un grand bol rempli d’une crème blanche avec une pile de galettes.

— Du yaourt, et de la galette de seigle, expliqua Krisantem. Nous devrons nous contenter de la nourriture traditionnelle.

Le barbu attendait, silencieux, les mains cachées dans ses grandes manches. Malko lui fit un grand sourire et s’inclina. Le Turc répondit par une légère inclinaison de tête, et disparut dans un froissement de lin.

— Celui-là, qui est-ce ? demanda Malko.

— Le gardien du téké ; il habite ici toute l’année, maintient le contact avec les frères derviches épars en Europe, envoie les convocations, gère les fonds de la petite communauté. Aux plus pauvres, il paiera le billet de train pour qu’ils puissent venir prier.

— Quand commencent les cérémonies ?

— C’est déjà commencé. Ils méditent. Les danses ont lieu plus tard. C’est le dernier stade du rapprochement avec Dieu.

— Ah !

Krisantem était imperturbablement sérieux. Malko se demanda s’il priait avec son lacet dans la poche… La juxtaposition des deux univers où il évoluait avait quelque chose de dément. La C.I.A. et les derviches, l’avion explosé et cette cellule monacale. Par instants, il avait envie de se pincer.

Il s’assit sur le lit et retira sa veste. Ce répit inespéré allait peut-être lui sauver la vie. Son plan était simple : en quelques heures de concentration, il allait reconstituer le rapport Kennedy grâce à sa fantastique mémoire. Ensuite, il entrerait en contact avec Foster Hillman, le numéro un de la C.I.A., le chef du groupe 54/12, l’homme qui était aussi puissant que le Président. Son seul espoir était qu’il ne raisonnerait pas comme ses subordonnés. Lui était un politique, pas un tueur. Ce serait un poker mortel. Si Hillman n’entrait pas dans le jeu, rien ne pourrait plus sauver Malko.

Le pistolet armé sous le matelas, il commença à écrire. Une ampoule nue l’éclairait. Tout de la cellule du condamné à mort. La vie a de ces ironies. Il eut une pensée pour Alexandra, mais l’écarta pour mieux se concentrer. Les pages défilaient dans sa tête comme s’il les avait connues toute sa vie. Il est vrai qu’il était capable de se souvenir vingt ans après d’un visage entrevu une minute. Au fur et à mesure qu’il écrivait, une angoisse sourde l’envahissait : la vie de l’homme en possession de ces secrets était sans prix : pour l’Ouest comme pour l’Est.

Malko écrivit jusqu’à en avoir mal aux yeux. La verrière s’était complètement assombrie. Affamé, il croqua un paquet de galettes trempées dans le yaourt. C’était proprement infect. Au moment où il se remettait au travail, un froissement soyeux lui fit lever la tête : en longue file indienne, une vingtaine de personnages semblables à celui qui leur avait ouvert entraient dans le patio. Ils s’assirent en un cercle parfait, les mains sur les genoux et commencèrent à prier à voix basse. Malko voyait leurs lèvres bouger mais n’entendait pas les paroles. En tout cas, ils étaient bien paisibles. Dehors, dans Vienne, à des millions d’années-lumière, les tueurs de Gehlen, sous la houlette du sémillant Kurt, devaient passer au peigne fin toutes les cachettes possibles avec un souci du détail germanique. Herr Gehlen basait sa loyale collaboration avec la C.I.A. sur une absence totale d’échec. Il avait beaucoup à se faire pardonner.

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