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Malko et Marisa restèrent une seconde face à face sans parler. La jeune fille tremblait convulsivement. Elle ne portait pas de bas et la chair de poule hérissait ses jambes. Malko s’approcha d’elle et la prit par le bras. Elle se laissa faire, les yeux agrandis d’horreur, rivés au cadavre de Serge Goldman.

— Comment êtes-vous venue jusqu’ici, demanda-t-il en l’entraînant hors de la pièce.

Elle répondit à voix basse :

— J’avais peur toute seule dans ma chambre. Après qu’on se soit… bagarrées j’ai été voir dans votre chambre si vous étiez là. J’ai cherché partout. Je vous ai entendu aller par ici. Je me suis cachée et j’ai été voir quand il n’y avait plus personne.

Tout doucement, il la poussait vers l’escalier. Elle posa ses grands yeux sur lui :

— Dites, pourquoi vous l’avez zigouillé, Toto ?

On aurait dit qu’elle lui cherchait presque une excuse. Malko secoua la tête :

— Je ne l’ai pas tué. Si j’avais pu, j’aurais empêché qu’il soit assassiné.

— Mais pourquoi ?

— Je ne peux pas vous expliquer. D’ailleurs je ne sais pas tout moi-même des raisons pour lesquelles on l’a tué. Vous le connaissiez depuis longtemps ?

— Quatre jours.

— Vous savez pourquoi il est venu ici. Elle secoua la tête, avec une moue d’enfant.

— On devait aller aux Iles Vierges. Un chouette coin avec du soleil. Du moins, c’est ce qu’on dit. Pis, le soir où on partait y a quelqu’un qui est venu le voir. J’l’ai pas vu, Toto y m’avait planqué dans la chambre. Mais après Toto m’a dit qu’on partait plus aux Iles Vierges et qu’on allait en Europe. Et voilà. Après on vous a rencontré à l’aéroport.

Tout en parlant, ils avaient regagné la bibliothèque. Malko alla au bar et versa deux solides vodkas, ils en avaient besoin.

— Dites, fit Marisa, vous auriez pas un bout de viande ?

— De viande ?

— Ouais, pour mon œil.

C’est vrai, il virait au bleu. Malko se leva, alla à la cuisine et revint avec un bout d’escalope que Marisa étala sur son œil meurtri. Soudain, on entendit des pas dans l’escalier. La porte de la bibliothèque s’ouvrit et Alexandra parut.

Jamais Malko ne l’avait vue aussi belle. Elle avait défait ses longs cheveux qui coulaient sur ses épaules comme du miel. Ses yeux verts, agrandis et soulignés de noir, semblaient immenses. Elle qui ne se maquillait presque pas avait fait sa bouche, dessiné ses sourcils. Quant à ses seins, elle avait dû les gonfler à la main, tellement ils menaçaient de crever le chandail à col roulé. Elle se tourna à demi, mettant en valeur ses fesses cambrées et serrées dans le jodpur et dit d’une voix angélique :

— Bonsoir.

Il y eut un silence sidéral. Malko était statufié par cette apparition de rêve.

— Ne répondez pas tous à la fois, fit Alexandra, de plus en plus angélique.

Elle eut un petit geste désinvolte :

— D’ailleurs, lieber{Chéri.}, je passais seulement dire bonsoir. Au revoir, beau Prince.

Elle virevolta sur un sourire ironique et les talons de ses bottes claquèrent dans le hall.

Malko bondit de son fauteuil. Il rattrapa Alexandra la main sur le bouton de la porte.

— Où vas-tu ?

— Me coucher. Chez moi.

Elle était droite comme un I, méprisante et sûre d’elle.

— Reste.

Le bruit qu’elle émit tenait du ricanement, du crachement et du hululement.

— Pourquoi ? Tu as envie de faire une partouze ? Avec ta poufiasse américaine.

Malko l’aurait tuée.

— C’est ridicule. Je n’ai…

— Evidemment, tu n’as pas eu le temps… Bon. Laisse-moi partir maintenant.

— Mais pourquoi ce maquillage et, et…

Elle eut une moue amoureuse et ses lèvres effleurèrent celles de Malko, l’imprégnant d’un parfum délicat.

— Juste pour te montrer ce que tu perds, mein Schatz{Mon trésor.}. Adieu petit Prince imbécile.

La porte claqua au nez de Malko, le glaçant d’une rafale de neige. Quelques secondes plus tard, le moteur de la Volkswagen toussota et s’emballa.

Malko revint tristement dans la bibliothèque. Marisa n’avait pas bougé, l’escalope sur l’œil. Une fraction de seconde, il eut envie d’envoyer promener la C.I.A., Goldman et Marisa, et de ramener Alexandra par la peau du cou, quitte à lui faire subir les derniers outrages. Mais il y avait tant de choses à régler avant.

— Allez vous coucher, dit-il à Marisa. Je pense qu’il vaut mieux que vous restiez quelques jours ici.

Marisa était trop fatiguée pour discuter. Elle termina sa vodka, ôta son escalope, et monta l’escalier, suivie de Malko. Elle alla droit à sa chambre où elle entra.

— J’ai trop peur toute seule, expliqua-t-elle timidement. Au point où ils en étaient…

— Couchez-vous, je reviens, dit Malko.

Krisantem ne dormait pas. Assis sur son lit, il était occupé à scier en quatre l’extrémité des balles de son parabellum. Un gadget appris en Corée qui vous envoyait directement en enfer. Apparemment, il n’avait pas aimé que Grelsky lui casse son lacet.

— On ne peut pas laisser Goldman en haut, dit Malko. Krisantem se sentit soudain affreusement fatigué. Décidément, il n’avait pas gagné à son changement de situation. Avant, il tuait des gens, mais n’avait pas à les enterrer, maintenant, on lui faisait enterrer ceux qu’il ne tuait pas. Injuste.

— Je m’en charge, fit-il, résigné.

Rassuré, Malko alla se coucher. Avant d’avancer plus, il fallait contacter le chef de poste de Vienne. Après tout, on lui avait demandé d’intercepter Serge Goldman, sans parler de ce qu’il transportait. Marisa dormait déjà. Elle n’avait pas quitté son vison. Malko se déshabilla rapidement et se glissa dans le lit près d’elle. Elle bougea légèrement, envoya son bras et se rendormit. Malko fit de même, avec un peu d’amertume, en pensant à Alexandra. Si elle avait su…


* * *

Creuser une tombe, ce n’est jamais agréable. Mais la nuit, par une température de -7° ou -8°, avec un vent violent et glacé et un sol dur comme du granit, c’est une vraie partie de plaisir.

Enroulé dans une couverture, Serge Goldman attendait sagement. Krisantem s’était installé au fond du jardin potager, sur une étroite bande de terrain jouxtant la frontière. Dix mètres plus loin, c’étaient les barbelés du rideau de fer, qui mettaient en rage Malko. A cause des rectifications de frontière, son château n’avait pas plus de terrain qu’un pavillon de banlieue.

Une lampe-tempête posée près de lui, le Turc piochait comme si sa vie en dépendait. En vain. Le pic rebondissait sur la terre gelée. En une heure, il avait à peine entamé le sol de dix centimètres. Et Goldman était énorme, mort.

Découragé, le Turc massa ses reins douloureux. Quel métier ! Soudain, il eut une idée de génie. Il y avait une cabane de bois où on rangeait les meubles de jardin à dix mètres de là.

Il chargea Goldman sur son dos à grand-peine et repartit. Dans la cabane, il faisait un peu moins froid, -5. Krisantem posa son macabre chargement à terre et regarda autour de lui. Juste près de la porte, il y avait un vieux fauteuil à bascule, un peu défoncé mais encore solide. Avec précaution, il assit le producteur dedans et l’enveloppa de couvertures qui traînaient là. Le fauteuil se balançait un peu en grinçant et c’était du plus charmant effet. Beaucoup plus gai qu’un trou dans la terre. Le Turc installa le mort confortablement, et partit sur la pointe des pieds, après avoir refermé le cadenas de la porte. Goldman était tranquille jusqu’au printemps, avec le temps qu’il faisait. On l’enterrerait en faisant les premiers semis.


* * *

William Coby était un grand garçon toujours impeccablement habillé, la raie sur le côté, l’air un peu étonné. Il avait été recruté pour la C.I.A. par un de ses rabatteurs, l’entraîneur de l’équipe d’aviron de l’Université de Yale. On aurait dit qu’il ne s’était jamais remis de cette surprise. Son côté diplomate lui avait permis d’accéder rapidement à un poste important. Mais c’était plus un analyste qu’un brutal. Il abhorrait le genre de missions auxquelles se livrait Malko et le lui faisait sentir. Pour l’instant, il était bien ennuyé.

— J’ai reçu des instructions, dit Coby à Malko, enfoncé dans un des profonds fauteuils de cuir du bureau. Il faut que vous retrouviez coûte que coûte ce Stéphane Grelsky. Il semble que les documents dont il s’est emparé soient d’une extrême importance. David Wise m’a câblé lui-même.

— Enfin, je ne suis pas tout seul à la C.I.A., dit Malko avec agacement. Et je suis en vacances.

Coby, embarrassé, lissa ses cheveux déjà impeccables :

— Je sais. Bien sûr. Mais je n’ai que vous sous la main pour… ce genre de travail. Notre meilleur agent de Vienne que vous connaissez d’ailleurs, Kurt von Hasel, est en voyage. De plus, il semble euh !… que David Wise tienne à ce que vous preniez l’affaire en main.

— Je suis très flatté. A propos, j’ai trouvé une sépulture provisoire pour Serge Goldman, mais ce n’est pas éternel. Je vais le mettre dans une caisse et vous l’envoyer un de ces jours.

Coby sursauta :

— Ici ! Mais c’est impossible.

— Bah ! fit Malko flegmatique, vous avez bien des grandes cheminées à l’Ambassade… !

L’autre balaya l’abominable supposition et tenta de reprendre un peu de dignité.

— Je ne peux malheureusement pas vous aider beaucoup. Personne ici ne sait où trouver ce Stéphane Grelsky.

— Savez-vous au moins qui il est.

— Il y a un dossier sur lui. Il travaille sans nul doute pour l’Est. Ces dernières années, il a monté plusieurs sociétés fictives en Europe pour la contrebande de métaux stratégiques. Il était surtout basé à Zurich et à Hambourg. C’est la première fois qu’on le voit sur une opération vraiment « noire ».

— Autant dire que vous ne savez rien, dit Malko. J’en apprendrais plus en lisant le Bottin mondain.

L’autre eut un geste d’impuissance. Visiblement, il ne tenait pas trop à s’occuper de cette affaire. Il eut pourtant un ultime geste de bonne volonté :

— Si vous voulez utiliser le télétype codé pour Washington, il est à votre disposition.

Comme dans presque toutes les ambassades, la C.I.A. avait un propre réseau de communications dont les « vrais » diplomates ne connaissaient même pas le code.

Sur ces bonnes paroles, William Coby se leva, signifiant que l’entretien était terminé. Les deux hommes se serrèrent la main mollement, et Malko se retrouva dans le couloir peint en gris clair. La C.I.A. occupait très officieusement le troisième étage de l’ambassade américaine. Bien entendu tout le monde le savait, mais on conservait une fiction polie, grâce à des pancartes indiquant des services absolument fantaisistes. Et comme d’autre part, l’ambassadeur russe à Vienne était un des meilleurs éléments du K.G.B., on était quittes. Malko retrouva Krisantem qui attendait au volant de la voiture, dans la cour. Le temps s’était un peu arrangé. Il ne neigeait plus, mais le ciel restait gris et bas et la température sibérienne. William Coby n’avait pas parlé de Marisa et Malko n’avait pas soulevé le problème. Il éprouvait un peu de pitié pour cette brave fille qui se trouvait mêlée bien malgré elle à une histoire sanglante. Dans la mesure du possible, il la protégerait.

— Mon cher, annonça-t-il à Krisantem, nous avons pour mission de retrouver nos charmants hippopotames. Avec ce qu’ils ont volé à Goldman.

Le sourire d’Elko Krisantem signifia que ce n’était pas pour lui déplaire. Contrairement à ce qu’on dit, ce n’est pas la force qui est le propre des Turcs. C’est la rancune.

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