12

Il y a une infinité de gens qui passent leur vie à faire des projets pour le lendemain, comme s’ils étaient sûrs que « demain » existera forcément. Et puis il y a ceux pour qui demain est toujours problématique.

Malko avait une conscience aiguë de cette différence fondamentale en retrouvant le cuir de la Jaguar. Les yeux clos, il revoyait les événements de la journée. Il s’en était fallu de si peu qu’il reste dans l’univers morne et sans espoir de l’autre côté.

La voiture démarra sans secousse, Krisantem au volant. La Remington avait regagné le coffre.

Soudain un feu clignotant bleu apparut devant eux. A toute vitesse un microbus Volkswagen de la police autrichienne les croisa ; Krisantem eut un sourire modeste. Les gardes-frontière tués, cela n’a jamais amélioré les rapports de bon voisinage.

Epuisé, Malko s’assoupit. La nuit tombait. La route était éblouissante de neige et la Jaguar paraissait glisser dans un monde irréel. Le tumulte de la frontière s’estompait. Dans son demi-sommeil, Malko déplaça le porte-documents noir. A sa grande surprise, il s’ouvrit avec un claquement sec. Complètement réveillé, il l’examina : une balle avait frappé le fermoir en séton, faisant sauter les serrures. Il l’ouvrit complètement. Il contenait un document dactylographié d’une cinquantaine de pages relié en toile grise. A la lumière du tableau de bord, il vit que le texte était rédigé en anglais. Krisantem tourna à gauche. La silhouette sombre des trois corps de bâtiments se découpait sur le paysage enneigé. Malko eut envie d’embrasser chaque pierre de son château. Au fond, elles avaient presque toutes failli lui coûter la vie.

— Je vais vous faire couler un bain, dit Krisantem très stylé. Incroyable de penser qu’il était parti le matin même. Cela faisait une éternité.

Il entra dans le hall et ôta son manteau.

— Eh ben, c’est pas trop tôt !

Un verre à la main, Marisa le regardait, appuyée à la porte de la bibliothèque. L’éclat inquiétant de ses yeux et le niveau désespérément bas du flacon de cristal contenant la vodka avaient certainement un rapport étroit.

En deux mots, elle était presque ivre morte. Mais pas sans charmes. Elle portait une robe de mousseline noire dans laquelle on aurait pu découper au moins deux bikinis. Le haut ne comportait qu’une épaisseur qui attirait irrésistiblement l’œil sur une poitrine prête à vous sauter à la gorge. La jupe s’arrêtait à une vingtaine de centimètres au-dessus du genou, si on ne comptait pas la rotule. Quant aux bas noirs en léger filet, ils avaient dû être calculés pour rendre leur vigueur aux vieux fétichistes de l’Opéra de Vienne. L’œil effroyablement lubrique, Marisa virevolta sur ses talons de douze centimètres, ce qui eut pour effet de remonter sa robe d’une vingtaine de centimètres supplémentaires. Elle avait un très joli porte-jarretelles noir. Le vernis de style de Krisantem n’y résista pas. Il resta planté au milieu du hall, les yeux légèrement hors de la tête. Marisa eut un hoquet et lui jeta un coup d’œil furieux :

— Ben quoi, il a jamais vu une robe, ton gorille. Y va attraper un coup de sang.

Krisantem émit à voix basse une série d’obscénités en turc et fila dans la cuisine prendre un grand verre d’eau fraîche. Agressive, Marisa toisait Malko :

— Alors, tu préfères ta paysanne en bottes ? Merde, quand je pense au mal que je me suis donné pour ressembler à une vraie châtelaine. Tiens, baise-moi la main.

Il s’inclina avec respect. Il ne faut jamais refuser de baiser la main d’une dame.

Marisa en gloussa de joie. Comme une pieuvre chaude et parfumée, elle s’appuya contre lui et balbutia, la voix pâteuse :

— Où étiez-vous tous les deux ? J’avais une peur bleue, toute seule dans ce grand machin. C’est pas possible, tu pourrais faire un Hilton là-dedans.

A demi asphyxié par les effluves mélangés de patchouli et de vodka, Malko la repoussa doucement.

Il décrocha le téléphone et appela William Coby. L’Américain était sorti dîner. Un peu contrarié, Malko décida qu’il veillerait sur son précieux document jusqu’au lendemain.

Pour ce soir, il ne voulait plus penser à rien, pas même à Alexandra qui devait être folle de rage. Pour lui refaire la cour, il valait mieux attendre que Marisa soit repartie.

Dès le lendemain, il prendrait des dispositions pour la remettre avec ménagement dans l’avion de New York. Si elle restait habillée comme ça, elle serait fiancée avant d’avoir survolé la moitié de l’Atlantique.

— J’ai une faim de loup, dit Malko. Dites à Elko que nous passons à table.

Il posa un baiser léger sur le bout de son nez et monta. La première chose qu’il fit fut d’enfermer le porte-documents noir dans un semainier fermant à clef. Il n’avait pas envie de le garder longtemps. Ferenczi était maintenant sûr qu’il était en sa possession. Il ferait tout pour le récupérer. Malko se changea, enfilant un de ses éternels costumes d’alpaga sombre et peigna ses cheveux blonds. Des paillettes de jade dansaient dans ses yeux d’or. Après le goût de cendres de la mort, il ressentait l’excitation de la victoire. Marisa ferait un repos du guerrier très honnête.

Elle l’attendait dans la salle à manger, assise sur un coussin près de la cheminée, dans une position à faire rêver un aveugle, un sourire figé par la vodka sur ses lèvres peintes.

Malko la prit par la main et la conduisit à table. La vieille Ilse entra, portant la soupière et annonça :

— J’ai préparé un lecso pour Son Altesse.

Marisa ouvrit de grands yeux à l’énoncé du titre. Elle n’arrivait pas à y croire. Ilse la servit généreusement. Le lecso avait l’aspect d’une soupe rougeâtre un peu épaisse. Marisa huma et se mit à lapper goulûment. Malko la regardait en riant. Les trois premières gorgées passèrent très bien. Puis la jeune femme lâcha sa cuillère et regarda son assiette avec incrédulité. L’instant d’après, une très jolie couleur aubergine envahit son cou et son visage, de grosses larmes jaillirent de ses yeux. A tâtons, elle chercha la carafe et négligeant le verre, but à la régalade avec des bruits impossibles à décrire.

Il faut dire que le lecso bien fait peut parfaitement servir de décapant. Tout dépend de la quantité de piment rouge et vert qu’on y met. Ilse connaissait les goûts de son maître.

— Mais c’est du feu, gémit Marisa, qu’est-ce que c’est que ce truc ? C’est un pousse-au-viol ou quoi ?

Malko ne répondit pas, occupé à déguster son lecso. Marisa le contempla avec des yeux incrédules. Comment un être humain pouvait-il ingurgiter un mélange pareil sans prendre feu. A croire qu’il avait le gosier ignifugé.

La carafe vidée, elle réalisa ce que ce feu liquide pouvait donner dans d’autres circonstances. Elle gloussa :

— Je donnerais pas ma place pour un empire ce soir… Krisantem, debout dans un coin de la pièce, fit semblant de ne pas entendre.

Modeste, Malko se resservait.


* * *

Nu dans son lit, merveilleusement bien, Malko attendait Marisa. Le dîner avait passé comme un éclair. Lui avait hâte de s’étendre, et elle de voir l’effet du lecso. Elle entra, après un grattement discret.

Ses longs cheveux roux étaient dénoués sur les épaules. A Londres, ce qu’elle portait aurait fait une mini-robe très acceptable. Au fond de l’Autriche on pouvait considérer cela comme une très courte chemise de nuit. Lentement, elle arracha le drap qui couvrait Malko, et s’allongea près de lui.

Seul un cadavre eût pu rester insensible à la sève et à l’ardeur qui se dégageaient de cette chair chaude.

Les paupières de Marisa étaient étroitement closes, ses lèvres entrouvertes. Le bas de son corps se mit à gigoter et à se tortiller comme un poisson se débat dans le filet.

Aucune fatigue n’aurait pu résister à cela. Malko la toucha et eut l’impression de saisir un fil électrique dénudé. Soudés l’un à l’autre, ils glissèrent vers le bord du lit. Tout à coup, Marisa ahana, elle se mit à mâcher sa lèvre inférieure. Une expression de plaisir égoïste et extérieur emplit ses pupilles dilatées et folles.

Un peu plus tard le téléphone sonna. Malko eut du mal à émerger. Marisa gisait en travers de lui dans un halo de sueur parfumée. Son bras gauche traînait par terre et elle avait les yeux fermés. En se tordant le bras, Malko atteignit l’appareil à la cinquième sonnerie :

— Allô !

— Quoi de neuf ?

C’était la voix douce et distinguée de William Coby. Malko eut du mal à passer d’un univers à l’autre.

— J’ai ce que nous cherchions.

Kurt remarqua, avec une tension imperceptible dans la voix :

— Je m’en doutais. La dernière édition du Kurier est pleine de vos exploits. Trois miliciens tués, six blessés, les Tchèques poussent les hauts cris et ont fermé la frontière jusqu’à nouvel ordre.

— Je vous apporterai demain matin votre document. Dormez sur vos deux oreilles.

— O.K. et bravo ! Reposez-vous bien. Malko jeta un coup d’œil à Marisa endormie.

— C’est ce que je fais.

Il raccrocha sur ce mensonge éhonté.

Avec la conscience tranquille du mâle repu, il se leva doucement et alla jusqu’au semainier. Il y prit le dossier contenu dans le porte-documents noir et revint s’étendre. La curiosité prenait le pas sur la luxure. Il voulait savoir pourquoi il avait risqué sa vie.

Ses yeux eurent du mal à se détacher du titre de la première page :

« Report on the assassination of Président Kennedy. »

Un instant, il crut à une plaisanterie ou à une substitution. Le rapport de la commission Warren, chargée d’enquêter sur la mort de Kennedy était un document public, vendu un dollar en livre de poche. Il commença à lire.

A la quatrième page, il posa le document sur le dos nu de Marisa, atterré. Il comprenait pourquoi Stéphane Grelsky avait trahi, pourquoi Janos Ferenczi le traquait, pourquoi David Wise s’occupait en personne de l’affaire. Ce rapport était beaucoup plus explosif que tout ce que Julius et Ethel Rosenberg avaient pu voler à propos de la bombe atomique, dix ans plus tôt. Il y avait des noms, des précisions, des explications données avec la clarté d’un rapport de gendarmerie. De quoi porter à l’Amérique un coup dont elle ne se relèverait pas, aux yeux du monde entier.

Malko relut deux fois le rapport d’autopsie : Kennedy et le Gouverneur Connally n’avaient pas été frappés par la même balle. Or, d’après le film de l’assassinat pris par un amateur, c’était la condition essentielle pour qu’il n’y ait eu qu’un tireur. Ce qui était écrit là noir sur blanc était bouleversant : il y avait eu deux assassins. Oswald n’était pas seul.

Dans les pages suivantes Malko découvrit pourquoi la commission Warren s’était bornée à accréditer la version rassurante du crime d’un fou, suivi d’un autre forfait sans rapport avec le premier, l’assassinat de Lee Oswald par Jack Ruby.

Le rapport était plein de fautes de frappe. Visiblement tapé par un amateur, afin d’éviter les indiscrétions possibles d’une secrétaire. Plongé dans sa lecture, Malko ne s’était plus occupé de Marisa. Elle bougea, s’étira légèrement et passa une main sur la poitrine nue de Malko. Avec un petit grognement elle commença à le caresser, faisant exprès d’incruster ses ongles dans sa peau.

Devant son manque de réaction, elle se laissa glisser presque à ses pieds et entreprit de faire tout ce qu’elle pouvait pour ranimer son ardeur. Marisa devait avoir passé très jeune son baccalauréat de call girl ; à un autre moment, Malko eût sauté au plafond.

Mais sa lecture était de nature à tenir en échec une horde de Messalines.

Page après page, il découvrait des noms et des faits qui lui faisaient froid dans le dos. Le complot pour assassiner Kennedy se montait devant lui, avec la précision d’une bombe à retardement. Chacun avait sa place : Lee Oswald, le demi-fou qu’on manipulait, Jack Ruby, le patron de boîtes de nuit et surtout les autres, ceux dont le rapport Warren n’avait jamais parlé, les vrais coupables. Plus il avançait dans sa lecture, plus le dégoût le gagnait. Les raisons du meurtre de Kennedy étaient sordides et mesquines. Presque une querelle de clocher, mais entre des hommes tout-puissants. Toutes les réponses aux questions que l’on s’était posées après le meurtre étaient là : le second assassin, l’étrange attitude de la Police de Dallas, l’apparente impunité dont avait joui Oswald, jusqu’au crime, le curieux rendez-vous avec le policeman Tippit. Tout était logique, les morceaux du puzzle s’emboîtaient parfaitement. C’était une merveilleuse et horrible mécanique qui avait abouti à quatre coups de feu le 22 novembre 1963, à midi trente. Pas un grain de sable n’avait freiné le mécanisme. Ou plutôt si. Il y avait dix grains de sable.

A la page 38 du document que lisait Malko, s’allongeait une liste de dix noms :

Warren Reynolds, témoin de l’assassinat de Tippit ;

Nancy Mooney, témoin du meurtre de Warren Reynolds ;

Domingo Benavidés, autre témoin du meurtre de Tippit ;

Alonso Benavidés, le frère du précédent ;

Bill Hunter, journaliste, ami de Ruby ;

Jim Kœthe, journaliste, ami de Ruby ;

Tom Howard, ami de Ruby ;

William Whaley, chauffeur de taxi ayant conduit Oswald ;

Dorothy Killgallen, journaliste, confidente de Ruby ;

Lee Bowers, cheminot de garde près du lieu de l’attentat.

Chacun, d’après le rapport que lisait Malko, détenait une parcelle de vérité.

Tous étaient morts.

Warren Reynolds, d’une balle dans la tête. Nancy Mooney, pendue dans une cellule de prison. Domingo Benavidés, abattu par des inconnus. Alonso Benavidés, abattu par des inconnus.

Dorothy Killgallen, trouvée morte dans son appartement. Cause du décès inconnue.

Bill Hunter, tué accidentellement dans un commissariat. Jim Kœthe, assassiné dans son appartement.

Tom Howard, mort à l’hôpital de Dallas. Cause de la mort inconnue. William Whaley, mort dans un accident de voiture. Lee Bowers, mort dans un accident de voiture. A la suite de cette énumération macabre, une phrase donnait gros à penser : « L’enquête sur ces disparitions n’est pas terminée, mais il est d’ores et déjà prouvé que certaines auraient un rapport direct avec l’assassinat du Président ». Malko avait envie de bondir de son lit.

Ceux qui avaient effectué cette enquête avaient éprouvé le même sentiment. Pourquoi, sachant ce que révélaient ces pages, avait-on laissé la commission Warren enterrer l’affaire ? Il découvrit la réponse page 43. En deux noms. Deux noms qui se trouvaient certainement parmi les destinataires de cette enquête qui les accusait, ils avaient dû la lire avec un mélange de fureur impuissante et de honte. Car, en dépit de leurs efforts et de leur pouvoir, certains connaissaient la vérité : les hommes intègres qui s’étaient livrés à un énorme travail pour retrouver les coupables. Les liens des deux vrais coupables avec les exécutants et leurs motifs étaient parfaitement expliqués. Leur impunité aussi. Les mettre en cause, serait ruiner définitivement une certaine image de l’Amérique aux yeux du monde entier, lui ôtant toute prétention au leadership du monde occidental.

Cela devait rester une affaire de famille. Un jour peut-être les comptes se régleraient. Discrètement. Aucun gouvernement, même dirigé par un des Kennedy, n’accepterait un procès public.

Personne ne parlerait jamais. Lee Oswald reposait dans le petit cimetière de Dallas. Jack Ruby ne survivrait pas longtemps au cancer généralisé qu’on lui avait découvert en 1966. Les autres disparaissaient les uns après les autres dans l’indifférence générale. Ce rapport était maintenant la seule pièce du procès. Une exclamation de dépit fit sursauter Malko.

Marisa, à genoux sur le lit, le buste dressé, nue comme la vérité, le contemplait d’un air furieux :

— C’est tout l’effet que je te fais, siffla-t-elle. Je pourrais aussi bien me taper un mannequin… Merde alors !

A sa grande confusion, Malko réalisa qu’il n’avait réagi que très modestement, à ses savantes caresses. Il n’eut pas le temps de s’en excuser. Furieuse, elle sauta du lit, se drapa dans sa baby-doll et partit en claquant la porte.

Malko ne chercha pas à rattraper Marisa. Il n’avait plus envie de faire l’amour. Il lut les dernières pages du rapport presque avec angoisse. Il revoyait les photos tragiques de John Kennedy portant la main à sa gorge et s’effondrant sur les coussins de la Lincoln blanche. Les hommes qui avaient voulu cela étaient maintenant aux postes de commande des U.S.A. Et l’on ne pouvait rien contre eux. Mais, en cette minute, lui Malko, petit agent de la puissante C.I.A. était plus puissant qu’eux tous. Il pouvait ébranler l’Amérique, et acculer au suicide les coupables.

Car ce qu’il lisait n’était pas un document anonyme. Au bas de la dernière page, il y avait trois signatures.

Trois signatures manuscrites d’hommes dont les noms étaient synonymes de puissance et d’intégrité.

Trois signatures qui donnaient un poids sans recours aux accusations du rapport. Mais aussi puissants et écoutés qu’ils soient, ces trois hommes ne pouvaient utiliser leur enquête.

Mais quelle joie cela serait pour les Russes ou les Chinois, de communiquer ce dossier à l’O.N.U., Malko imaginait un quelconque Président noir ou jaune lisant à la tribune le récit de l’assassinat de Kennedy par sa propre administration. Comme dans la plus vulgaire des républiques-bananes de l’Amérique Centrale… Il y a des parades pour les fusées, il n’y en a pas pour les mots.

Malko ignorait par quelle filière tortueuse le rapport était tombé entre les mains de Serge Goldman. C’était en tout cas une belle réussite de l’espionnage soviétique ; encore plus fort que le vol du discours de Khrouchtchev au vingt-troisième Congrès du Parti Communiste. Il aurait voulu ne jamais l’avoir connu. Subitement, il comprenait les déserteurs idéologiques, les savants qu’on retrouvait brusquement à Moscou, qui proclamaient leur dégoût de l’Occident et du capitalisme. Eux aussi avaient été peut-être confrontés brutalement avec un horrible secret, intransmissible… Mais c’était la même chose de l’autre côté…

Déprimé, il se leva et passa sa robe de chambre en velours rouge, discrètement armoriée. Il remit le dossier à couverture bleue dans son semainier et le ferma à clef. A pas de loup, il descendit au rez-de-chaussée. Le château était endormi. Marisa devait cuver sa vodka et sa rancune à moins qu’elle n’ait été récupérée par Krisantem. Malko s’assit dans son fauteuil préféré, un verre et une bouteille de vodka sur un guéridon à côté de lui. Il ne remonta se coucher que lorsque la bouteille fut vide.


* * *

Le ciel était bleu et la neige avait cessé de tomber. En passant sous le grand pont de chemin de fer annonçant les faubourgs de Vienne, Malko fut soulagé. En dépit de la présence de Krisantem, de son lacet, de son vieil Astra et de son fusil, il avait roulé au maximum de sa vitesse. Ferenczi avait dû être pris de court. Rien ne s’était passé. Les embouteillages du Ring réchauffèrent son cœur. L’Ambassade américaine se trouvait un peu en retrait, Schwartzenberg Platz. Krisantem, toujours stylé, entra dans la cour et se précipita pour ouvrir la portière à Malko. Celui-ci monta le perron et se fit annoncer dans le bureau de William Coby.

Il avait le porte-documents noir sous le bras. Le fermoir, à demi arraché, tenait par miracle.

Très vite, un jeune homme blond, vague sous-fifre de l’Ambassade, au col impeccablement boutonné, une rangée de stylos dans le gousset, vint le chercher. Il guida Malko jusqu’au bureau du Chef de poste de la C.I.A., mais n’entra pas avec lui.

William Coby fit le tour du bureau Empire, la main tendue, nettement plus chaleureux que d’ordinaire.

— Vous avez révolutionné la frontière, mon cher, s’écria-t-il. Les Tchèques ont élevé une protestation diplomatique. Ils vous enverront certainement la facture du bulldozer.

Son rire très mondain agaça prodigieusement Malko.

— A-t-on des nouvelles du garçon qui m’a aidé à fuir ? Michelska, je ne connais que son prénom.

L’Américain se gratta discrètement la gorge.

— Les Tchèques annoncent qu’ils ont abattu un des fuyards, fit-il, très désinvolte, ce doit être lui.

On aurait dit qu’il commentait un match de golf. D’ailleurs, il ne laissa pas le temps à Malko de s’appesantir sur la mort de Michelska.

— Je vois que vous avez notre… euh !… objet, dit-il. Good job. Malko ne répondit pas. Assis dans un fauteuil trop dur, le porte-documents sur les genoux, il essayait de rencontrer le regard de William Coby. Mais les grands yeux aux cils un peu trop longs étaient toujours en mouvement. Et quand ils vous regardaient, on avait l’impression d’être transparent.

L’Américain se pencha pour prendre un paquet de cigarettes dans un tiroir de son bureau et Malko nota qu’il avait les cheveux très longs dans le cou. C’était une barbouze yé-yé.

Brusquement, il eut envie d’être sorti de ce bureau et d’oublier toute cette histoire. Il avait tant de choses à faire encore dans son château. Se levant, il posa le porte-documents sur le bureau, le fermoir en évidence :

— Voilà votre bien, fit-il. Je vous conseille de l’enfermer dans le plus proche coffre-fort.

Les yeux de William Coby papillotèrent vertigineusement. A demi levé sur son siège, il regardait le porte-documents comme si Malko avait déposé sur son bureau un cent de serpents à sonnettes :

— Qui l’a ouvert ? demanda-t-il à voix basse.

Comme s’il parlait de quelque chose d’obscène. Sa morgue et sa désinvolture avaient disparu. Un vilain pli encadrait sa bouche. Le regard qu’il leva sur Malko n’avait plus rien d’amical.

— Les balles de notre ami Ferenczi, dit Malko, sarcastique. Mais elles ne savent pas lire.

— Vous l’avez lu ?

C’était plus une affirmation qu’une question. Malko plongea ses yeux d’or dans les grands yeux vides. Il n’avait pas envie de mentir, même si la prudence le recommandait.

— Oui.

William Coby, sans répondre, pressa un bouton sur son bureau. Le jeune homme blond apparut si vite, qu’il devait avoir l’oreille collée à la serrure.

— Allen, voulez-vous dire à Son Excellence que sa présence est vivement souhaitée dans mon bureau ?

C’est la première fois que Malko voyait un secrétaire d’Ambassade donner des ordres à un Ambassadeur, mais tout se perd. Le jeune homme blond disparut.

Coby resta muet à son bureau. Il n’avait toujours pas touché au porte-documents.

— Vous ne vérifiez pas le contenu ? demanda Malko avec un peu d’ironie.

— Je n’y suis pas habilité, répondit l’Américain, très froid. L’Ambassadeur entra sans frapper. Il avait des yeux très bleus, les cheveux coupés ras et deux plis encadrant une grande bouche sensuelle. Malko l’avait déjà rencontré. Ils se serrèrent la main et le diplomate se tourna vers William Coby.

— Vous avez besoin de moi ?

— Oui.

Rapidement, il raconta l’histoire du porte-documents, sans préciser ce qu’il contenait. L’Ambassadeur le coupa avant la fin, plutôt sec :

— Je ne veux rien savoir de vos histoires. Je l’ai déjà dit à Washington. Et je réprouve absolument l’usage de l’Ambassade à de telles fins. Penaud, William Coby insista :

— Excellence, je vous demande seulement une chose. Enfermer ce porte-documents dans votre coffre personnel, après l’avoir clos hermétiquement.

Devant le visage constipé du diplomate, il prit une profonde inspiration et dit très lentement :

— Excellence, il s’agit de secrets intéressant directement la sécurité des U.S.A. S’il le faut, je vous ferai contacter par le Département d’Etat.

— Ils n’ont donc pas confiance en vous ! fit l’Ambassadeur cinglant. Exemple touchant de la franche camaraderie régnant entre le personnel diplomatique et les gens de la C.I.A. Malko se faisait tout petit dans son coin.

— J’insiste pour que vous fermiez ce document vous-même, fit Coby, rouge comme une pivoine.

L’Ambassadeur eut un sourire contraint et appela :

— Allen.

Le jeune homme blond surgit de nouveau.

— Voulez-vous aller dans mon bureau prendre de la cire et mon sceau ?

Il y eut un silence à couper au couteau, pendant l’absence du blondinet. William Coby était encore rouge jusqu’aux oreilles. Quant à l’Ambassadeur, il contemplait avec un intérêt qu’il ne méritait certainement pas, un affreux chromo représentant l’Opéra de Vienne, accroché au-dessus du bureau.

Le jeune blond revint avec un bâton de cire rouge et un sceau. L’Ambassadeur sortit un briquet en or de sa poche, et s’approcha du bureau.

Le visage impénétrable, il arrosa de cire tout le fermoir jusqu’à ce qu’il y en ait une couche épaisse. William Coby suivait tous ses mouvements comme une bigote en extase devant un curé de campagne. Le bâton de cire presque fini, l’Ambassadeur souffla dessus et prit le sceau. Avec soin, il imprima l’aigle américain à trois endroits différents. On ne pouvait ouvrir le porte-documents sans briser le sceau.

L’Ambassadeur eut un petit rire sec.

— Cela vous suffit-il ainsi ?

— Voulez-vous, jusqu’à nouvel ordre, l’enfermer dans votre coffre. Sans mot dire, l’Ambassadeur prit le porte-documents et quitta la pièce, après un bref signe de tête à Malko.

Le sourire de William Coby était redevenu chaleureux. Il prit le bras de Malko qui se hérissa imperceptiblement :

— Encore bravo, mon cher S.A.S. Vous n’avez pas volé votre réputation. J’espère que vous nous rendrez encore beaucoup de services comme celui-ci.

Malko n’avait pas envie d’éterniser les adieux. Mais l’Américain tint à le raccompagner lui-même à travers les couloirs, de plus en plus affable.

— A propos, et la jeune femme qui accompagnait ce Serge Goldman ? Elle est toujours chez vous ?

— Voulez-vous que je vous l’envoie ?

— Ce n’est pas ce que je voulais dire, mais, euh ! je pense que…

— Demain, je la remets dans l’avion pour New York, dit Malko ; elle n’était pour rien dans cette histoire.

— Bien, bien.

Coby resta sur le perron pendant que la voiture faisait crisser le gravier. Malko éprouvait une impression bizarre. Décidément, ce type lui était profondément antipathique.

— On retourne à la maison, ordonna-t-il à Krisantem.


* * *

La petite voiture noire roulait à une allure très raisonnable sur la route verglacée. Elle était partie de Vienne à peu près au moment où Malko quittait son château. A l’intérieur, ses deux occupants n’échangeaient pas un mot. D’abord, ils n’aimaient pas parler, cela les fatiguait. Ensuite, ils n’avaient rien à se dire. Et leur avocat leur avait toujours dit que moins on parle, mieux cela vaut. Celui qui conduisait, Erwin Tiebel, était presque chauve, avec une tête et un corps tout rond. Une vraie réclame de charcuterie. Le genre de type tout de suite sympathique, qui offre volontiers à boire. Il avait des mains petites, avec des ongles très longs et très noirs. Une collerette de pellicules soulignait le col de son costume gris. Heinz Felfe avait l’air, lui, d’un clerc de notaire. Pas beaucoup de cheveux non plus. Il cachait de petits yeux en boutons de bottine derrière d’épaisses lunettes de myope, carrées, sans monture. Sa moustache soigneusement coupée aux ciseaux tous les matins soulignait un énorme nez aux arêtes aiguës. Lui avait des mains soignées et longues avec des ongles manucurés. C’était le technicien de l’équipe.

Il travaillait depuis de longues années avec Erwin, un ancien boucher dont les connaissances en anatomie étaient parfois précieuses. Mais c’était un garçon extrêmement susceptible qui piquait des rages noires pour un motif futile. Il avait horreur qu’on lui dise qu’il était un assassin.

« Un exécuteur, je suis, t’entends, patate, éructait-il. Un exécuteur, ça n’a rien à voir. Toi, t’es une lope, sans moi, tu pourrais rien faire, t’aurais les jetons. »

Heinz le laissait parler, et ne se formalisait pas. C’était quand même une très bonne équipe.

Heinz Felfe alluma une cigarette et observa d’un ton sentencieux :

— Regarde le château à gauche. C’est là qu’a vécu une des plus grandes familles autrichiennes, les…

— Qu’est-ce que tu veux que cela me foute. C’est encore loin ? Erwin était un peu mondain.

— On a encore vingt bornes, concéda Heinz.

— Qui y a là-bas en dehors de la nana ?

Toujours nerveux, avant l’action, Erwin. Il n’avait pourtant que des succès à son palmarès.

— Un vieux couple. Ça doit pas poser de problème. Erwin baissa la glace et jeta son cigarillo à moitié brûlé.

— Je trouve qu’on est pas assez payé, fit-il. Après tout c’est une gonzesse.

Un peu plus tard, ils entrèrent dans le village de Liezen. Heinz Felfe se mit à scruter la droite de la route. Ils arrivaient à un croisement avec un panneau indicateur complètement recouvert de neige. Il ordonna :

— C’est là, tourne à droite.

Marisa s’était réveillée tard, avec l’impression d’avoir avalé un gros paquet de coton hydrophile. Après avoir sauté de son lit, elle entrouvrit la porte et écouta dans le couloir : pas un bruit. Pieds nus, elle alla jusqu’à la chambre de Malko et ouvrit doucement la porte : personne.

Elle revint dans sa chambre et commença à faire sa toilette. Une heure plus tard, elle finissait de se maquiller lorsqu’elle entendit un bruit de voix dans le hall. Elle jeta un coup d’œil par la fenêtre. Une voiture noire était arrêtée au milieu de la cour. Presque aussitôt, elle entendit la voix d’Ilse :

— Fräulein Marisa.

En toute hâte, elle passa une robe de jersey collante, remonta sa poitrine et sortit de la chambre.

Il y avait deux hommes dans le hall. Le plus grand qui avait un chapeau et des lunettes, lui fit un bon sourire : il dit en anglais approximatif :

— Nous venons de la part du Prince Malko. Pour vous emmener à Vienne.

— A Vienne, pour quoi faire ? Le sourire s’accentua encore.

— Déjeuner. Le Prince n’a pas voulu vous laisser seule. Il ne peut pas revenir avant ce soir.

Le petit gros n’avait pas dit un mot. Marisa lui trouva une bonne tête. Il se passa la langue sur les lèvres et elle se dit qu’il avait envie d’elle. Elle en fut presque attendrie. Un petit gros comme ça. Pouah ! Elle était si ravie de l’invitation, qu’elle ne songea à poser aucune question.

— Je finis de me préparer, minauda-t-elle. Entrez dans la bibliothèque. Je vous rejoins dans cinq minutes.

Elle remonta l’escalier, prenant bien soin de se déhancher entre chaque marche.

La vieille Ilse retourna surveiller sa cuisine. Elle savait que Malko revenait déjeuner mais personne ne le lui demanda. Heinz et Erwin étaient restés debout, dans un coin de la bibliothèque, assez intimidés. On peut être tueurs et avoir du respect pour les belles choses.

— Il y a de sacrés bibelots ici, dit Heinz d’un ton docte. Tu as vu le petit secrétaire ?

Erwin grogna et regarda sa montre :

— On y va ?

Heinz Felfe eut un coup d’œil de regret pour le meuble et fit un signe de tête :

— Suis-moi.

Ils écoutèrent une seconde dans le hall puis s’engagèrent dans l’escalier. Ils portaient tous les deux des semelles de caoutchouc et prenaient soin de marcher sur le côté des marches afin d’éviter les craquements.

Arrivés au palier, ils n’eurent pas de mal à se diriger. Marisa chantonnait, la porte de sa chambre entrouverte. Heinz passa le premier et poussa le battant.

La jeune femme était debout devant sa coiffeuse, en train de se faire un chignon. Elle ne vit pas tout de suite les deux hommes. Quand elle aperçut leur reflet dans la glace, Erwin était à un mètre d’elle.

— Ben dites donc, ne vous gênez pas !

Elle était plutôt furieuse qu’effrayée. Erwin serra les lèvres et la prit à bras le corps, lui immobilisant les bras le long du torse. Puis il la souleva comme une plume et la porta sur le lit où il la jeta sur le ventre, continuant à la maintenir. Marisa parvint à crier :

— Non, mais vous n’allez pas me violer, vous êtes dingues ou quoi ! Heinz Felfe avait refermé la porte et ses cris n’étaient pas assez forts pour parvenir à la cuisine.

Pendant que Marisa se débattait sous l’étreinte d’Erwin, Heinz Felfe avait tiré de sa poche une petite trousse. Il l’ouvrit. Elle contenait une sorte de seringue hypodermique en métal avec une petite crosse, comme un pistolet. Heinz ajusta soigneusement les différentes pièces. Il jubilait. C’est pour ces instants-là qu’il faisait ce métier. Dans sa jeunesse, il avait rêvé d’être chirurgien. N’ayant jamais dépassé le stade d’apprenti tapissier, il avait dû se rabattre sur cet ersatz. Sur le lit, Marisa se débattait désespérément. Elle sentait maintenant qu’il ne s’agissait ni d’une plaisanterie, ni même d’un viol. Mais Erwin était beaucoup plus fort qu’elle. Quand ses soubresauts devenaient trop forts, il lui enfonçait un peu la tête dans l’oreiller. Assis sur ses reins, il lui tenait les deux mains dans une des siennes et de l’autre, lui serrait la nuque. Sa robe s’était relevée jusqu’en haut de ses cuisses, mais aucun des deux hommes n’y prêtait attention. Ils n’étaient pas là pour s’amuser.

Heinz avait fini ses préparatifs. Il s’approcha du lit, ses petits yeux marron brillants de satisfaction, évitant avec soin les coups de pieds de Marisa.

— Attention, fit-il à Erwin.

Celui-ci affermit sa prise. Heinz, de la main gauche, releva rapidement les cheveux roux. D’un geste précis, il enfonça l’aiguille noire et pressa, pour faire entrer le liquide.

Cela dura une seconde à peine. Marisa poussa un petit cri. Cela ne lui faisait pas vraiment mal. Mais presque aussitôt, elle ressentit une sensation bizarre. D’abord, des picotements dans les pieds et les mains, puis la sensation que son cœur n’arrivait plus à battre. Elle voulut crier sans y parvenir. C’était comme si on l’avait plongée brusquement dans un immense réfrigérateur.

Heinz Felfe se releva et rabattit les cheveux sur la blessure minuscule. Il fit signe à Erwin de lâcher Marisa. Celui-ci se releva et tira machinalement le pli de son pantalon. La jeune femme se leva lentement sur les coudes et tourna la tête vers les deux hommes. Elle avait déjà les yeux vitreux. Elle avait froid et se sentait tout engourdie. Le produit que lui avait inoculé Heinz s’appelait Aulocardyl. Cent milligrammes suffisaient à faire descendre les pulsations du cœur de 80 à 50. Elle venait de recevoir dix fois cette dose. Son muscle cardiaque, paralysé, ne battait déjà presque plus. L’Aulocardyl, heureusement, n’était pas en vente dans les pharmacies. On le réservait aux laboratoires et à certains usages, pas tout à fait médicaux. Les deux hommes quittèrent la chambre sans se retourner. Marisa tenta d’ouvrir la bouche puis retomba.

Le hall était désert. Heinz et Erwin firent tranquillement crisser le gravier de la cour sous leurs lourdes chaussures et remontèrent dans la petite Volkswagen noire. Heinz sifflotait.

— Où on bouffe ce soir ? demanda Erwin. Encore à la Czardas Furstin ?

— Non, fit Heinz en démarrant. Je connais un petit Gasthaus sur les quais du Danube où ils ont des truites extra. Tu verras. Dans le village, ils croisèrent une grosse Jaguar noire qui tourna dans le chemin d’où ils débouchaient.


* * *

Malko était de bonne humeur. En roulant, le malaise qui l’avait saisi dans le bureau de William Coby s’était dissipé. En dépit du froid, le temps était magnifique. Il avait hâte de reprendre le cours de ses vacances interrompues, avec Alexandra. Il y avait aussi tant de choses à faire au château.

Il ne remarqua pas la Volkswagen noire qu’il croisa dans le village.

Comme toujours, Krisantem avait arrêté la Jaguar devant le perron pour que son maître puisse descendre, avant de mettre la voiture au garage.

Malko monta rapidement l’escalier. Il avait hâte de régler la question de Marisa. Avec un peu de tact, il n’y aurait aucun problème. Il passa dans sa chambre ôter son manteau et alla frapper à la porte de la jeune femme. Sans réponse, il ouvrit. Tout de suite, il aperçut le corps étendu sur le lit et sourit : le spectacle était charmant. Ses longues jambes étaient découvertes très haut et ses cheveux roux répandus autour d’elle. Malko s’approcha doucement et passa la main sur la cuisse de Marisa. Elle ne bougea pas. Il appela doucement :

— Marisa.

Comme elle ne répondait toujours pas, il lui tourna gentiment la tête.

Il reçut le choc des yeux vitreux et grands ouverts. Pas besoin d’examen pour savoir immédiatement qu’elle était morte. Mais le corps était encore souple et chaud. La mort ne remontait pas à plus d’une demi-heure.

Il l’examina rapidement. Elle ne portait aucune blessure apparente. Il inspecta les bras et les jambes de la jeune femme à la recherche d’une trace, et pensa finalement à relever les cheveux sur la nuque. La piqûre avait saigné imperceptiblement. Assez pour que Malko sache à quoi s’en tenir. Il se redressa, écœuré et songeur. C’était une méthode utilisée aussi bien par l’Est que par l’Ouest. Il ignorait la nature du poison, mais connaissait le procédé.

Il se précipita hors de la chambre. L’assassin ne pouvait être loin.

— Krisantem !

Le Turc apparut vingt secondes plus tard. Malko le mit au courant.

— Ressortez la voiture, ordonna-t-il. Je vais interroger Ilse.

A la cuisine, celle-ci raconta à Malko la visite des deux inconnus.

Il ne la laissa pas finir. De nouveau, il éprouvait une rage froide contre son métier.

Deux minutes plus tard, la Jaguar roulait à 120 sur le verglas, Malko au volant. Krisantem se tenait à la portière, le visage sombre. Il avait laissé la Remington trop encombrante, mais son vieil Astra était glissé dans sa ceinture et son lacet soigneusement plié au fond de sa poche. Ilse avait parlé de la Volkswagen. Il y avait une chance sur deux pour qu’elle soit venue de Vienne, si ce que pensait Malko était exact. Ils roulèrent près d’une demi-heure sans dire un mot. Il y avait peu de circulation, heureusement. A cette vitesse-là un coup de frein sur le verglas et c’était terminé.

La Volkswagen noire apparut soudain à l’entrée d’un virage, un kilomètre en avant. Ils n’étaient plus qu’à une vingtaine de kilomètres de Vienne. Malko déconnecta l’Overdrive pour obtenir des reprises plus nerveuses.

Erwin aperçut la Jaguar le premier, dans le rétroviseur :

— Nom de Dieu ! dit-il, le mec du château !

Brusquement, il transpirait et ses mains se crispèrent sur le volant. Heinz Felfe regarda à son tour. La Jaguar roulait beaucoup plus vite qu’eux. Il était encore trop loin pour distinguer qui était à l’intérieur.

— Ne t’énerve pas, dit-il. Ce n’est pas la seule Jaguar de ce pays. Erwin éructa une série d’obscénités et, lâchant son volant d’une main, sortit un Luger et le posa sur ses genoux.

— J’vais pas me laisser faire, gronda-t-il. T’es une vraie lavette. Heinz mit la main sur son bras.

— Qu’est-ce qu’on risque ? On est sur une route nationale.

— Regarde !

La Jaguar était à vingt mètres derrière eux maintenant. Avec son capot plongeant, on aurait dit un énorme limier lancé à la poursuite d’une proie.

Erwin écrasa l’accélérateur. La voiture était à fond. Brusquement la sirène de la Jaguar leur déchira les oreilles. Elle roulait presque pare-chocs contre pare-chocs. Erwin fit une embardée, terrorisé. Maintenant, il voyait le visage des deux hommes. Il comprit qu’il n’avait pas beaucoup de chances d’arriver à Vienne vivant.

— Qu’est-ce qu’on fait ? fit-il d’une voix suppliante.

Heinz était habitué à tout sauf à l’improvisation. Mais il ne voulut pas perdre la face devant son complice.

— Te laisse pas doubler, fit-il. Dès qu’on arrive à l’aéroport, tu tournes. On risquera plus rien, c’est plein de flics.

— C’est facile à dire.

Cramponné au volant, il gardait un œil sur le rétroviseur, surveillant le mufle de la grosse voiture. Soudain, un camion déboucha de la courbe à cent mètres de lui. Il dut se rabattre sur le côté pour le laisser passer. Il n’eut pas le temps de reprendre le milieu de la chaussée. Comme un éclair la Jaguar arriva à leur hauteur. Une fraction de seconde, Erwin rencontra le regard de Krisantem. Il faillit en lâcher son volant.

— Braque, hurla Heinz.

— Je ne peux pas, il va plus vite que moi, gémit Erwin désespéré. Soudain une voiture surgit en face. La Jaguar fut obligée de se rabattre derrière eux pour éviter la collision. Erwin reprit aussitôt le milieu de la route. Ses mains tremblaient. Il vit le bras de Krisantem sortir de la portière armé d’un gros pistolet.

— Ils vont nous flinguer !

— Voilà l’aéroport.

En effet, à deux cents mètres devant eux, il y avait l’embranchement de Schwechat.

— Loupe pas ton virage, hein ! fit Heinz. Sinon on est cuits.

— T’en fais pas, pépère.

Les deux mains accrochées au volant, Erwin prit son souffle. Un méchant sourire fendit sa grosse bouille. L’embranchement n’était plus qu’à dix mètres. Brusquement il braqua tout à gauche. Au même moment un car sortait de la petite route. Instinctivement, Erwin freina. Le verglas fit le reste. La Wolkswagen noire effectua un tête-à-queue complet. Tournant comme une toupie, elle partit sur le côté gauche de la chaussée. Un lourd camion semi-remorque arrivait de la direction de Vienne. La petite voiture vint littéralement s’encastrer sous l’avant du camion, rebondit et s’immobilisa de l’autre côté sur le flanc. La scène n’avait pas duré dix secondes. Malko avait freiné et évité le camion de justesse. Il parvint à stopper la Jaguar, dix mètres après la voiture renversée. Lui et Krisantem coururent vers la Volkswagen. Le camion avait basculé dans le fossé opposé. Personne n’était encore en vue.

Ils arrivèrent les premiers à la voiture noire. Tout le côté droit était broyé. On distinguait une forme humaine enchevêtrée dans la ferraille. Quand Malko s’accroupit un hurlement jaillit de la voiture.

— Ma tête. Aidez-moi.

Erwin Tiebel était vivant. Sa grosse tête était coincée entre la portière qui s’était ouverte et le montant. Il supportait tout le poids de la voiture. Ses yeux affolés croisèrent le regard glacial de Malko.

— Qui vous a envoyé ? demanda celui-ci, en allemand. Erwin sanglota :

— Bougre de salaud, fumier, foutez-moi la paix.

— Ferme ta gueule, c’est pas digne, fit Krisantem. On t’a posé une question.

— Allez vous faire foutre !

— On va y aller, mais pas tout de suite, dit Krisantem, sinistre. Mine de rien, il s’appuya de tout son poids sur la voiture, écrasant encore un peu plus le crâne de l’Allemand.

Le cri jaillit, atroce :

— Vous allez me tuer, vous m’écrasez la tête. Lâchez ça, nom de Dieu ! Ordure, salaud, me touchez pas.

Erwin invectivait les deux hommes en sanglotant. Il ferma les yeux et émit encore une suite de cris désespérés. Malko, impassible, se pencha vers lui. Il n’avait pas beaucoup de temps. Un des types du camion accourait, suivi des gens de l’autocar.

— Je vous dégage tout de suite si vous me dites qui vous a envoyé.

Erwin se tut et ouvrit les yeux.

— C’est Kurt, beugla-t-il. Ce fumier, cet enculé… !

De loin, on aurait dit que les deux hommes faisaient tout leur possible pour secourir les blessés. Malko tenta de soulever la voiture. Maintenant qu’il était fixé, il ne voulait pas causer de nouvelles tortures à l’inconnu. Mais la carrosserie retomba avec un dernier hurlement de Erwin. Du sang jaillit de ses oreilles et brusquement, il ne bougea plus.

Dix minutes plus tard, quand une dizaine d’hommes furent parvenus à remettre la voiture sur ses roues, on sortait deux cadavres. Heinz Felfe avait été tué sur le coup, écrasé par les tôles. Malko et Krisantem s’éclipsèrent discrètement. Décidément, ce n’était pas encore les vacances. Malko se souvenait de la promesse qu’il avait faite à Marisa. Elle se croyait en sécurité chez lui. Il n’aimait pas qu’on lui fasse renier sa parole.

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