11

À ma montre, il va être deux heures et je me demande ce qu’on a foutu de tout ce temps. Je m’assois quand même, de travers, je sais plus de qui j’ai vraiment peur : d’elle, ou de moi, ou des deux. Si elle n’avait pas été là, j’aurais mis une balle dans la tête à Tonton, juste en plein front, là où on se tape avec la main quand on a complètement oublié de se souvenir de quelque chose et qu’on s’en rend compte, généralement un peu trop tard, je l’aurais buté et maintenant j’aurais les flics au cul, les flics et ses copains.

Si elle n’avait pas été là…

Elle me prend le poignet, elle enlève le verre. Dans mes veines, c’est comme un thermomètre en ébullition. Elle pose le verre à nos pieds, elle s’approche encore. C’est incroyablement fort, je m’aperçois seulement qu’elle porte un pantalon en Skaï noir trop juste qui la moule comme une statue, une espèce de boléro vulgaire et un sweat-shirt en coton noir très fin avec rien dessous, de quoi crever d’une overdose de fantasmes, et en plus, il y a ses yeux et sa bouche d’idole païenne, ses yeux aveugles qui voient en dedans, de quoi se taper la tête contre les murs, son visage…

Elle emmêle ses doigts avec les miens. J’ai dû trop écluser, ces temps-ci ; j’essaie de prendre du champ, de la distance, mais macache, elle a les doigts frais et brûlants, l’air vachement sérieux, elle me pousse avec son épaule et ses seins, je sais pas comment. Du champ, mon cul.

Je déconne dans son oreille, doucement :

— Ça, c’est pas dans le contrat.

Elle a une voix sourde, grave, je vois pas sa figure. Elle me dit en me touchant avec les lèvres :

— Gâche pas tout.

— C’est quand même pas dans le contrat.

— Je te plais pas, c’est ça ?

Je rigole, mais c’est pas un rire chouette, c’est un rire d’arrière-garde. Elle se redresse, je la sens qui se lève du divan. Elle éteint la lumière. Dans la pénombre, devant moi, elle murmure :

— Déshabille-moi.

À ma montre, il est six heures vingt et un tordu gratte à la porte. Un tordu, à cette heure, neuf fois sur dix, c’est un poulet, sauf que j’ai jamais vu un flic prendre des gants : il sonne carrément et tant pis pour les voisins. La gosse dort en chien de fusil, son bras en travers de ma taille. J’ai de la limaille de fer sous les paupières, la gorge en carton d’emballage et du mou dans la direction.

J’enlève le bras, je me lève.

On gratte encore un peu. J’enfile mon pantalon, je cherche pas les chaussures et je vais à la porte, sans bruit. J’aurais vachement besoin de café pour décoller les soupapes. Tokyo n’a pas pensé à mettre un judas et c’est bien dommage.

Je tourne le verrou, j’entrouvre…

Je m’attendais pas à une entrée en force, je m’attendais à rien en définitive, je sais seulement que le jour se lève et qu’il fait frais, qu’on a dû faire fort chez Tonton la veille au soir, que je devrais arrêter de boire, parce que dans mon job, c’est le ticket pour les emmerdes…

La porte pivote sous la poussée, au ralenti. Je fais un pas en arrière ; j’ai juste le temps de plier les genoux, de pencher un peu le buste ; elle se répand sur mon épaule et on fait un pas de deux assez grotesque. J’assure sous les aisselles, je pivote et sa tête roule contre ma figure ; je recule et elle suit le mouvement, ses pointes de pied à dix heures dix. J’arrive à refermer la porte derrière moi, je sais pas comment.

Elle, c’est Tokyo.

Je l’emporte sur le divan. Elle a la figure plus grise que le petit matin, les ailes du nez violacées et la bouche noire et ça doit rien au maquillage. Elle me regarde, de l’autre bout du quai ; j’entrouvre sa veste de jean. En dessous, elle porte une chemisette lavande. Elle a le flanc gauche empesé de sang.

— Tokyo, je dis doucement. Qui, Tokyo ?

Elle fait un effort, elle me regarde, mais c’est un effort nonchalant, comme si elle était vraiment trop fatiguée, que ça avait plus tellement d’importance. Elle a une main sur le sang, je lui enlève les doigts, j’ouvre la chemisette, elle bouge les doigts pour dessiner quelque chose dans l’air, quelque chose de mince et de confus, de longues algues au fil de l’eau.

— Tokyo, dis-moi qui…

Deux orifices d’entrée, pas du gros : 6,35 ou .22, bien groupés, mais c’est pas difficile de grouper deux impacts à bout touchant. Elle fait un vilain bruit de soufflet ; on sent qu’elle se bat, qu’elle s’accroche, mais il y a des ratés. Ce qui m’inquiète, c’est son masque gris. Je l’assois ; elle redresse la tête et je mets mon oreille contre sa bouche, mais c’était pour respirer et une bulle rosâtre crève au coin de ses lèvres.

Je vais me lever, appeler Myriam. Elle m’accroche le poignet, ses yeux me cherchent, ils me trouvent. Elle est déjà à l’autre bout de la gare, très loin ; je sais pas si elle me voit vraiment ou si elle aperçoit seulement une silhouette dans la lumière. Elle fait un effort, j’essaie de comprendre, mais c’est presque impossible ; elle bouge les lèvres, une seule syllabe, une seule syllabe, un mot court, elle remue la tête pour s’endormir.

Un mot court.

— Flics ? je dis. Les flics ?

Elle tousse et du sang lui coule de la bouche. Je la tiens. Elle me regarde en face, ses yeux dans les miens, ça dure une seconde ou deux et je comprends que c’est oui pour flics, mais les flics je m’en fous, je veux savoir qui lui a tiré dessus. Je le lui demande, elle me regarde et tout d’un coup, dans ses yeux, c’est comme une lumière qui s’éteint dans une trop grande pièce sombre ; je la sens frémir comme un grand arbre, un grand peuplier qu’on déracine…

Quand je la couche sur le divan, elle se laisse faire. Pendant un moment, elle va encore se laisser faire et après elle ne se laissera plus faire, elle sera dure comme du bois, et encore après…

À elle non plus, je fais pas de promesse. Je lui mets les mains sur la ceinture, je cherche quelque chose pour la figure et je trouve rien. Je passe à côté réveiller Myriam.

— Une tuile…

Elle se lève, va voir sans rien sur le dos.

Je la laisse cinq minutes, me fringue en vitesse, refixe l’étui dans la ceinture, vérifie le barillet du revolver. Dans la rue, je repère une 604 rangée à la va-comme-je-te-pousse devant l’immeuble. La portière du conducteur est entrouverte, le cligno tape régulièrement.

Juste en face de la descente de garage, du bon côté de stationnement, il y a une autre grosse bagnole, une Rover ancien modèle. Je vois l’épaule et la manche du type au volant et la face du passager arrière gauche levée vers l’immeuble. Deux ou trois types, peut-être quatre…

J’ai jamais vu de poulets en Rover, même ancien modèle. Vite fait, je ramasse les affaires qu’on a laissées autour du lit. Myriam revient, toujours aussi nue.

— Elle est morte, elle annonce d’une voix qui me fait froid dans le dos. « Elle a les yeux secs et ses mains ne tremblent pas. » Y a longtemps ?

— Non.

— Comment je m’habille ?

Je la regarde. J’essaie pas de comprendre parce que je gamberge le coup pour sortir de l’impasse avec la cargaison d’affreux devant. Je réponds pas, alors elle remet le couvert, un sein dans chaque main comme deux très gros pamplemousses.

— Comment tu veux que je m’habille, Simon ?

— Comme tu étais. Comment tu veux ?

Elle hausse les épaules.

— Comme tu veux, toi…

Brusquement, j’ai envie de mordre et la seconde d’après, je me retrouve en train de fouiller dans son sac, je sors la première robe qui me tombe sous la main et je la lui expédie en port dû. Pendant qu’elle l’enfile, je retourne à côté. Tokyo n’a pas bougé. Je suppose qu’elle en a assez vu et je fais un truc que j’aime pas ; avec le pouce et l’index je lui ferme les yeux.

— Remets toutes les affaires dans ton sac, je dis à travers la cloison. On se tire…

Je vérifie dans la rue, depuis le balcon. Ils me voient comme je les vois mais ils ne bougent pas. J’ai une phrase au violon de Ray Nance dans la tête : une phrase sur un tempo harcelant, va savoir laquelle… Le ciel est très bleu et il va faire une chaleur à crever. Pas la peine de tenter une sortie en force, ils n’auront aucune peine à coincer la bagnole. Ce que je comprends pas, c’est pourquoi ils sont pas montés avec elle.

Quand je rentre dans le living, Myriam est près de la porte, le sac au pied. Je décroche le téléphone et je fais le 17. Ils sont pas pressés de répondre, nom de Dieu… Une voix de gros émerge. Je m’étale pas, je lui signale cependant qu’une personne tuée par balle se trouve dans son appartement, je donne l’adresse, le type essaie de prolonger mais je raccroche.

Je prends Myriam par les épaules, je lui explique ce qu’on va faire. Je m’attends à ce qu’elle dise ci ou ça, quelque chose, que c’est pas possible que ça marche, elle dit rien, elle prend son sac et elle me suit sans un mot.

Tokyo a laissé des traces, sur le palier, dans l’ascenseur, une empreinte de paume sur le tableau de commande de la cabine. Même la dernière des bourriques de province n’aurait pas le moindre mal à en déduire que Tokyo était poivrée avant de monter, par conséquent que les occupants de son appartement n’y sont pour rien mais j’ai pas envie de me taper quarante-huit heures de garde à vue, ni que la gosse écope dans l’affaire.

On descend au deuxième sous-sol, je passe devant, le .38 le long de la cuisse et on récupère la bagnole là où Tokyo l’avait laissée, je démarre et je la sors dans l’allée. Le bruit d’un J 9 diesel ; si les flics le rangent devant la descente, on est bons comme la romaine. J’avance, la porte remonte. Ils ont collé le fourgon juste devant la 604, nez à nez ; ils sont tout aussi mal garés et ils s’agglutinent autour de la voiture comme des guêpes sur une tartine de miel. Il y en a un, le képi en casseur d’assiette, qui sonne en bas de l’immeuble. S’il attend qu’elle vienne répondre, il va pas être déçu du voyage. Il est massif, large d’épaules et le dos tourné, il discute avec les autres en gesticulant mais c’est quand même pas la surexcitation.

Entre la sortie du garage et eux, il y a soixante-dix bons mètres. Plus de Rover en face ; à croire que j’ai rêvé, mais il y a déjà un moment que je rêve plus. Je m’étais fait une montagne, en définitive on sort sans problème, pépère, on respecte le stop en haut de la rampe, Myriam regarde à droite, je mouline à gauche…

C’est tout juste si on se salue pas.

Dans le rétro, ils sont toujours sur la voiture. Je prends pas le temps d’épiloguer, je descends la rue en direction de la gare, sans bourrer, et toujours pas de Rover ; il fait plutôt frisquet dans la bagnole ; il reste un fantôme de parfum dans l’habitacle, du lourd, mûri sur une peau très brune… J’essaie de repérer les bagnoles au passage, celles que je peux, s’il y a quelqu’un à bord, les antennes de cibi.

J’essaie.

Myriam me pose le poing fermé sur la cuisse droite. Elle est glacée, elle me sourit quand même, elle a un sourire muet à la fois brûlant et triste, un sourire qui diffuse comme une lentille à flou, elle secoue la tête, elle me dit, comme une litanie :

— Me laisse pas. Me laisse jamais.

Jamais, ça n’a pas de sens. Ça n’en n’a jamais eu, mais j’éprouve pas un besoin viscéral de le lui dire. On roule, on traverse le centre derrière une arroseuse, on sort sur la route. Tout en roulant, je lui explique qu’on va récupérer son frangin, qu’il faut le sortir de sa planque, que le trottoir est devenu archibrûlant pour lui dans le coin.

Elle me tape une cigarette dans la poche de poitrine, je lui reprends et je l’allume, je la lui tends. Elle me happe les doigts avec ses lèvres.

— C’est pour ça que tu veux le récupérer ? elle demande en jouant.

— Pour ça ?

— C’est pour ça ou pour autre chose ?

— Quoi d’autre ?

Elle me mordille le majeur.

— Ça pourrait être pour le descendre, elle dit froidement.

— À ton avis ?

Elle me regarde vaguement, elle tire sur la cigarette et j’en profite pour racheter mes doigts. Elle me regarde moins vaguement, elle attend que la fumée se dilue devant sa figure et après elle s’enfonce dans le siège, elle se taille sa place.

— J’en sais rien. (Elle fixe la route, droit devant.) J’aurais jamais pensé que ça se pouvait, remarque, que Tokyo se fasse descendre un jour, comme ça.

— Elle s’est pas fait descendre comme ça. Le type qui lui a tiré dessus aurait aussi bien pu lui mettre deux balles dans la tête. Il l’a blessée en sachant très bien où elle irait et ce qu’elle ferait. L’inconnue, c’était le temps qu’elle mettrait à y aller, ce qui lui restait à durer avec un poumon rempli de sang.

Elle fixe plus la route. Elle fixe l’extrémité de la cigarette, ses mains, ou rien.

— C’est comme ça que tu aurais fait à la place du type. Tu aurais fait le même calcul, à sa place. Verlaine et toi, vous étiez à l’armée ensemble, vous avez fait les quatre cents coups ensemble, après. Simon par-ci, Simon par-là… Le calcul… Qui envoyer d’autre que toi, Simon ?

Elle ne pleure pas, elle ne crie pas.

Je me range sur le parking, derrière un routier.

— Qui d’autre ?

— Personne d’autre, elle dit pour elle.

— Où il est ?

Elle baisse la vitre, elle jette la cigarette dans la poussière, loin d’elle. Elle se tourne vers moi. Elle est pliée au bord du siège, comme un billet de dix balles qui attend sa monnaie.

— Une baraque, en ville. Une vieille baraque. C’est tout ce que je peux te donner.

Elle a un rire fragile, obligé. C’est pas besoin. Je lui prends le poignet ; le ciel est d’un bleu presque insoutenable et parfaitement distendu. Il y a des trucs impossibles à dire. Je lui serre le poignet, je le broie entre mes doigts. Pour lui expliquer, il faudrait sortir la photo, sa photo avec la mob’, dans les roseaux, et encore ça expliquerait rien. J’ai une pile de plaques d’égout sur la poitrine, et ce ciel n’arrange rien, bordel. Elle bouge un peu les doigts.

— Écoute, je lui dis, normalement je suis venu pour sortir Verlaine. (J’enlève les clés du contact, je les dépose dans le creux de sa robe, devant, tout en haut des cuisses.) Maintenant, on est à un quart d’heure de l’autoroute…

— L’autoroute pour où ?

— Le soleil, le Sud, où tu veux…

— Le soleil. (Elle tripote les clés, je lui lâche le poignet et elle m’adresse un regard opaque, pénible.) J’aime pas le soleil.

Je devrais pas, mais je gueule. Je lui gueule qu’on peut prendre l’autoroute et se tirer, maintenant, tout de suite, si loin que même le percepteur mettra au moins un an à nous retrouver, qu’elle a autre chose à me donner que Verlaine, tout autre chose. Je gueule des conneries et je devrais pas, avec ma gueule esquintée, hideuse.

Se tirer. Est-ce qu’on se tire jamais, ailleurs qu’au Boulevard des Allongés ? Le ciel, mince comme une laque trop tirée. Je fous les deux mains sur le volant, en haut, je pose le front dessus. Quand c’est que ça a commencé, toute cette histoire ? Quand j’ai trouvé Cora ou avant, à l’époque où je me suis mis à boire trop sec ? Ou avant, avec Verlaine, dans ce trou où…

Cora morte. Pierrot mort. Tokyo…

Et le reste.

Je lève les yeux. Il y a un type en bleu graisseux qui monte dans un bahut, au bout du parking. Des moineaux qui pépient à tue-tête, dans un avant-toit. Je tourne la tête, je panoramique. Myriam a toujours les mains sur les genoux et ses doigts jouent en aveugle avec le porte-clés. Elle a pas pris la peine de se rajuster, elle reste comme ça, et c’est triste comme une plage en hiver, quand il y a trop de lumière pour ce qu’on en fait, ses seins nus et vulnérables.

Je referme sa robe, elle me tend les clés.

Quand c’est que ça a commencé ?

— Me laisse pas, Simon, elle dit à ma chemise. Pas avant que je sois morte.

J’ai pas trop fait gaffe, je pensais à autre chose, à l’autoroute et au soleil, Myriam avec un string et une chemise de batik dans les roses indiens, ses chevilles fines croisées sur le rotin d’une chaise longue, une piscine couleur de jade ; peut-être, je pensais au goût de sa peau, à la fournaise de son ventre…

— Ça risque d’être dans pas longtemps. Pas que je te laisse : qu’on soit morts…

Elle lève la tête.

Elle voit comme moi le mufle bas de la Rover qui avance. Une Rover deux litres avec trois types à bord, une antenne de cibi sur le coffre. Ils roulent pas vite : ils ont fait le tour du routier, ils se sont faufilés entre les remorques en stationnement. Je donne un coup d’œil dans le rétro, machinalement.

Derrière, il y a un coupé Alfa.

Ils roulent pas vite non plus. Je colle la clé de contact et je démarre. La Rover accélère pour me couper la route devant, l’Alfa pique à gauche, derrière, pour verrouiller. Je prends pas le temps de mettre la ceinture, j’enclenche la marche arrière, plein pot, et je braque tout. La voiture part, on glisse.

Ils ont pas laissé une grosse fenêtre, mais ils l’ont laissée quand même, alors j’attaque à fond. Et je sors en soulevant un nuage de poussière et de gomme brûlée haut d’un étage.

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