14

On rentre au bungalow, bras dessus, bras dessous, et il faut croire que mon radar personnel s’est foutu en grève sans rien me dire : je mets la clé dans la serrure, on rentre.

Dans le seul fauteuil, les pieds sur le couvre-lit, il y a un type. Il mâchouille vaguement un cigarillo long et fin comme un crayon, à la peau ocellée, pas allumé. Les pouces dans la ceinture, il est plus immobile qu’une souche à fleur d’eau. Il dit, sans bouger la figure :

— Fait plaisir de te revoir, après tout ce temps.

Je peux pas en dire autant. Il fait un geste avec le menton, tranquille.

— Bouclez la lourde, les gosses, il faut qu’on parle.

— Ferme, j’ordonne à Myriam.

Elle ferme d’un coup de reins ; je sens ses doigts derrière, sous mon blouson ; je sais ce qu’elle va prendre mais avec Guyenne, c’est pas la peine. Il a un .44 chromé en travers des cuisses, il a eu le temps de retourner les affaires, parce que mon .38 gît dans son étui au bout de ses pieds et à cent contre un le barillet est plus vide qu’un vieil os.

— Laisse, petite, je dis doucement.

Elle s’écarte. Une seconde, je me demande de quel côté elle va jouer cette partie-ci, mais c’est trop tard pour parer le coup, il va falloir faire avec et la donne est loin d’être fameuse.

— T’es devenu vachement raisonnable. Dans le temps…

— Dans le temps, c’est fini, je réponds doucement.

— Laisse tes mains où elles sont, que je les voie…

Je les laisse où elles sont. Elles pendent comme des battoirs au milieu des cuisses, parfaitement inutiles. Myriam me tape une cigarette dans la poche de poitrine, elle l’allume.

— Qui c’est, ce gonze ? elle me demande en relevant une mèche sur son front, du ton de quelqu’un qui n’en a rien à foutre.

— Commissaire principal Guyenne, je dis.

Il a une espèce de ricanement sec, assez désagréable. Il a pas pris un gramme de panne, il est toujours aussi maigre et lisse, les cheveux peut-être un peu trop longs pour un poulet de haut vol comme lui, un des dix mecs réellement au top niveau en France, un des trois ou quatre vrais chasseurs implacables.

Guyenne, dit Le Viet. Il a toujours la même flamme dans ses yeux bridés, quand on peut les voir, il est toujours aussi décontracte…

— Vous pouvez vous asseoir, il dit à Myriam.

Là où il a mis la chaise, il a aucun mal à nous couvrir tous les deux. Elle s’assoit tout au bord. Guyenne sort une John Courage de sous le fauteuil, il me regarde au-dessus du goulot et dit, d’une voix beaucoup trop unie :

— Tu vas avoir des problèmes. On dirait qu’une fois ça t’a pas servi de leçon.

Il a dit de pas bouger les mains, alors je les bouge pas mais je m’adosse au chambranle, je croise les pieds.

— Une fois ! je ricane pour jouer le temps. Seulement une fois ?

— Tu es dans la merde. Dans la merde jusqu’aux épaules. Il y a deux équipes qui sont arrivées, juste après ta promenade au lac avec les cow-boys de la P. J… On pourrait discuter à perte de vue comment ça s’est fait, mais ça s’est fait. Il y a eu du doublage sur toute la ligne, depuis le début, de la vilaine saloperie…

— Deux équipes plus toi…

— Ils ont sous-estimé ta rapidité. Ils pensaient qu’ils auraient plus de temps alors ils ont traîné.

— Des types de ta boîte ?

— Pas seulement. Les types de la boîte, tu en as envoyé deux à l’hosto, mais ça c’est les risques du métier, si ça tourne mal, ils auront toujours une pension, eux ou leurs ayants droit… Les autres…

— Les autres, la dernière fois c’est eux qui m’ont envoyé au tas. Je me souviens comme si c’était hier.

— À voir ta gueule, c’était hier.

Il se tape un coup de bière. Si je le connaissais pas, je pourrais être tenté de sortir le Browning, histoire d’équilibrer un peu les chances, mais je me laisse pas prendre à sa figure et ses gestes ensommeillés.

Il fait un mouvement négligent, avec le cul de la canette.

— Elle est avec toi ?

— Elle est avec moi.

— T’as toujours eu un certain goût pour les putains, Sim, mais d’habitude, tu les prenais quand même moins fraîches, non ?

Je sais plus ou moins ce qu’il attend, mais je reste adossé à la porte : j’attends. Elle est immobile sur la chaise, les mains à plat sur les genoux. Putain, il y a bien longtemps que ça veut plus rien dire, pour elle et pour moi, mais je reconnais que d’une certaine façon il lui laisse sa chance de tirer son épingle du jeu.

— Ta manie de pas avoir de voiture perso, il sourit, le cigarillo dans une main, la canette dans l’autre. (Je bouge pas.) Suffisait de t’attendre quand tu irais rendre la Ford.

— Je pouvais aller la rendre ailleurs.

— Tu pouvais. Sans Verlaine, tu pouvais même te tirer en Patagonie du Sud, seulement, il y a Verlaine et je te connais assez pour savoir que tu laisses jamais un boulot entamé…

— Un boulot ?

— Verlaine. Tu as besoin de lui. Le coup du contrat, ça pouvait abuser le quart de la planète, à condition que le quart de la planète connaisse pas le personnage, mais pas plus, parce que c’était aussi futé que se faire une mouche avec une enclume… Moreau a marché, surtout parce qu’il s’était fait intoxiquer avant. Comme ils sont aux abois, ils t’ont pris pour Dieu le Père, sans se douter un seul instant qu’ils introduisaient le loup dans la bergerie.

Pour faire joli dans le tableau, je le tâte un peu.

— Moreau marche avec l’Organisation ?

Guyenne regarde dans le goulot de la bouteille.

— Il le sait ou il le sait pas, mais il marche avec, en tous les cas, il roule pour elle. Morin, c’était plein pot, il se servait de tout un tas de boîtes fictives et de magouilles croisées pour commander la came et la traiter, en plus il s’était fourré dans une combine d’armes en direction de… divers États du Moyen-Orient.

— La Grande Maison était au courant ?

— De A à Z… Seulement, avec les gens au pouvoir à ce moment-là, c’était chasse gardée. Ils voyaient pas l’affaire d’un bon œil dans la mesure où ils en croquaient pas au passage, seulement Morin rendait un tas de services et plus il s’enferrait, plus ça permettait à l’équipe en place de disposer d’un moyen de pression sur les gens à Moreau… si ça finissait par tourner trop mal.

Je me marre doucement, je complète :

— Brusquement, ça a tourné trop mal quand l’équipe en place a changé, c’est ça ? Morin devenait tout d’un coup beaucoup plus qu’encombrant et il servait plus à rien, question moyen de pression. C’est ça ?

— Ça peut se voir de cette manière, concède Guyenne. Moreau jure ses grands dieux qu’il est pour rien dans la tuerie, il ignorait tout des activités annexes de Morin, même les vagues projets d’attentat pour déstabiliser… Rien de rien. N’empêche quand même qu’il envoie une torpille à Verlaine… (Il se tape une vieille lampée à notre santé.) Il peut y avoir une autre façon de voir ce merdier.

— Je vais prendre une sèche, Guyenne, j’annonce pour qu’il n’y ait pas d’ambiguïté.

Il sourit et toute sa petite face se plisse comme un cul de poule, il fait « vas-y » avec la bière, grand seigneur. Myriam récupère un cendrier sur la petite table, j’allume ma Peter, je remets le briquet dans la poche de poitrine. Sous l’ongle, je sens les deux photos, celle du bahut et l’autre, elles sont toujours là. J’ai pas tellement envie de l’entendre me briefer sur l’autre façon de voir alors j’attaque direct.

— Qu’est-ce que tu veux, au juste ? je lui demande, la figure tordue à cause de la fumée.

— Verlaine.

Je vois ses yeux, pas longtemps, un quart de seconde. On peut pas dire qu’ils débordent de bienveillance. Myriam ne bouge pas (elle a les épaules droites, à croire qu’elle a avalé un cintre en bois), elle est trop occupée à secouer la cendre de sa cigarette, elle tire encore deux tafs et elle l’écrase, méticuleusement.

Au billard, j’ai toujours aimé les longues bandes, alors je bouge un peu la tête dans sa direction :

— Verlaine, il y a qu’elle qui sait.

C’est gros comme une maison, mais comme j’ai vraiment l’air de m’en foutre, on sait jamais, ça peut passer. Pour voir. Elle a le front baissé.

— Elle ? rigole Guyenne. Te fous pas de ma gueule, tu as eu le temps pour qu’elle te mette au gaz, surtout que tu as dû lui promettre monts et merveilles, le grand Sud et le reste, non ? Le vieux coup de raïta du nouveau départ… (Il se penche, pas beaucoup.) C’est pas vrai, qu’il t’a promis la lune et les étoiles ? il demande à la fille.

— Si, c’est vrai, elle dit sans le regarder.

Il retourne le couteau dans la plaie, tout doucement. Je fume, c’est tout. À sa place, je ferais pareil, je jouerais la différence. C’est un professionnel et ça se sent, un spécialiste. Le drame, avec les spécialistes, c’est qu’ils se font bordurer comme les autres, des fois. Elle fait comme avec moi, elle bouge pas, elle se défend pas…

— Je sais pas où il est, elle dit seulement.

Elle me regarde pas.

Guyenne repose la bière par terre, il allume son crapulos. Il s’adresse à moi et il est toujours aussi indolent, encore plus décontracte ; on dirait presque que ça lui botte, cette situation.

— Tu devrais lui expliquer, il me dit.

Il tripote la crosse du .44, mine de rien. J’explique à la gosse qu’on est en mauvaise position pour négocier, vu le côté du calibre où on se trouve. Au mieux, il a un téléphone sous la main, une carte de flic, et le moyen de nous embarquer et s’en tirer avec les honneurs. Question condamnations, ça irait pas loin, mais elle comprend à demi-mot ce que je veux dire.

Je reste très neutre. Elle bouge à peine les épaules, les genoux serrés.

— Je sais pas où il est, elle répète.

Guyenne fume.

— Où il est ? il me demande.

J’ouvre les mains.

— Vous êtes en train de jouer aux cons, il grimace. Je sais pas si vous vous rendez bien compte, mais vous êtes vraiment en train de faire les cons. (Il s’adresse à moi :) On t’a fait une fleur, Simon. Une Ford, ça se confond pas avec une BMW, jamais. Okay ? (Je le laisse venir, avec ses gros rangers.) Les malfaiteurs internationaux… Il y a deux types à l’hosto, ils sont tellement mal arrangés que ça sera un miracle s’ils s’en sortent… Tu es plutôt mal vu dans le coin, non ? Si ça se trouve, l’identité judiciaire a peut-être fait un relevé d’empreintes chez Pierrot…

Je tire doucement sur ma cigarette.

La cendre tombe.

On se regarde.

— Elle sait où est Verlaine. Toi, tu sais pas. Okay ? (Il donne un coup de poignet, il regarde sa montre.) Il est deux heures vingt… Tu te tires avec armes et bagages, tu tires une bagnole, ce que tu veux, tu t’évanouis dans la nature, tu as jamais été là et on reprend l’affaire plus tard où on l’avait laissée. Qu’est-ce que tu en dis ? Tu t’en sors les cuisses propres. Tu as manqué le coup, mais c’est pas de ta faute et personne pourra t’en vouloir. Qu’est-ce que tu en dis ?

— Avec armes et bagages, hein ?

Il donne un coup de pied vague au .38.

— Ouais.

— Combien de temps tu me laisses ?

— Jusqu’à dix-sept heures. Presque trois heures pour sortir du décor, honnête, non ?

Je fais mine de réfléchir et je dis :

— Et elle ?

— Elle ? (Il rigole un peu, derrière la fumée du cigare.) Elle ? Elle m’emmène à Verlaine. Qu’est-ce que tu en dis ?

— J’en dis qu’elle t’emmènera peut-être pas.

— On parie ? il propose d’une voix feutrée.

— Avec Pierrot, ça s’est mal passé, je rappelle.

Il ne rigole plus. Il enlève le cigare des lèvres :

— Pierrot savait rien. Il savait seulement que Verlaine était passé en ville, il savait pas où il était. Il savait que la fille lui apportait de quoi bouffer, régulièrement, mais il ne savait pas quand.

Je change de pied d’appui, je lève les mains, un geste conciliant. Il ne bouge pas d’un millimètre.

— Admettons, je dis. Tu me laisses un moment. Et alors ? Qu’est-ce qui me prouve que tu vas pas te ruer sur le premier téléphone venu ?

— J’ai besoin de cinq minutes. Peut-être un peu plus, on sait jamais.

— Tokyo, je dis doucement. Au .44, c’était pas faisable, hein ? Il valait mieux un .22, qu’elle ait du temps mais pas trop.

Il retrousse les lèvres.

— Pas .22, Simon : 6,35. Règlement de comptes entre gousses. Ça te va ? Tokyo apprend que sa femme s’est tirée avec un homme, elle vient chez Tonton faire du bordel, elle se fout en rage quand elle apprend qu’en plus la gonzesse s’est réfugiée chez elle pour tirer un coup. Elle monte et elle se fait descendre et…

— Ça tiendra pas.

— On parie ? Sur le papier, ça tient pas, d’accord, mais personne ne veut de vagues, ici ou ailleurs. Trop d’intérêts en jeu, trop de trucs… La gonzesse finit par se tirer une balle dans la bouche, quand elle se rend compte dans quel guêpier elle s’est fourrée en descendant son amie.

— Ça tiendra pas, je répète, têtu.

Il a la crosse du .44 dans le poing, il relève le canon, doucement, il le braque devant lui, il vise une cible imaginaire. Il me dit, sans regarder :

— Tire-toi, Simon. Ça vaudra mieux pour tout le monde.

Je ricane très distinctement. Il lève les sourcils, l’air tranquille, il me balaye le thorax avec son flingue, il fait signe vers la porte, l’air de dire : « du balai ».

— Elle vaut pas un clou, il déclare. Y a trois jours, tu savais même pas qu’elle existait et dans une semaine, tu te rappelleras même plus qui c’était, à supposer que tu dures encore une semaine. Tu crois que ça vaut le coup de monter en première ligne ?

J’enlève la cigarette de ma bouche, je me penche plus qu’il le faudrait et je l’écrase dans le cendrier sur les genoux de la gosse, je prends plein les poumons de son odeur, je vois le haut de ses seins, ses genoux doux comme de la soie, je me redresse :

— Ça vaut pas le coup.

— Tu vois…, il dit.

Il baisse le nez du flingue, il commence à se mettre debout. Comme un con, il manque de rentrer dans le canon du Browning que j’ai sorti du dos.

Загрузка...