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Je mouline ; le type de l’Alfa s’emmêle plus ou moins les crayons ; il s’attendait pas à ce que je dégage à contre-pied ; on est sur la nationale, par un beau matin d’été, plein de soleil encore doré et de touristes belges. Avec ma Ford de location contre une Rover et une Alfa, sur le papier c’est sûr que je vais pas faire des miracles, tout juste si j’arrive à les décramponner, et encore…

Je voudrais pas dire, mais le pilote de la Rover, avec sa veste prune, il me rappelle une petite gueule de Rital famélique, seulement les arcans de cet acabit ils ont tous partout la même tronche de crevards ; à croire qu’ils vont attaquer tout de suite l’Empire State Building à coups de dents.

N’empêche, j’aime pas.

Comme pilotes, ils sont pas farouches. Professionnellement, je dirai qu’ils manquent de cohésion ; ils trafiquent dans leur radio. La Rover remonte canon sur la file de gauche et l’Alfa refait le chemin perdu sur celle de droite, mais ça flotte nettement. À leur place, c’est l’Alfa que je mettrais en flèche ; ses occupants ont de quoi stopper leur gibier sans trop de barouf, ils ont tous les deux une carte de flic en bonne et due forme et pas moins d’une dizaine de raisons de me causer entre six yeux.

C’est pourtant la Rover qui attaque à gauche, en refusé. Pas fortiche. J’accélère à mort, on se course plein pot sur trente mètres mais ils n’ont aucun mal à me passer. Alors d’un coup, sans prévenir, je freine super-sec en maintenant la voiture dans l’axe. Les deux autres freinent aussi, mais avec un temps de retard ; elles referment la nasse. Le reste, ça dure une seconde et demie. Je refreine en balançant la voiture en travers, en tête-à-queue et tant pis pour la casse, mais je l’ai déjà fait des centaines de fois à l’entraînement chez Tony. Le cul part, l’avant de la Ford sinue, les pneus gueulent à déjanter, toute la carcasse tremble et proteste. On est sur les chevaux de bois. Je tâte l’adhérence, c’est pas farouche. Une Renault 5 déboule du fond de l’horizon. Elle est dans le bon sens, mais plus nous. Elle pique à droite comme un avion touché par la D.C.A. Une autre voiture qui nous évite de justesse ; on entend un bang sourd, derrière, matelassé. Je passe la première et j’accélère ; les roues cirent, mais c’est reparti.

Deux gros cubes roulent tranquillement quand je débouche devant eux, venant de leur gauche en oblique. C’est pas évident qu’ils me votent des félicitations, mais on passe.

Derrière, sur l’autre voie, c’est un peu le bordel. Il y a au moins quatre bagnoles qui ont tapé et le ciel m’est témoin que je le voulais pas, que c’est un accident, monsieur le procureur.

Dans tout ça, j’ai un peu oublié la gosse. Je me tourne vers elle ; je crois que je lui souris, mais elle est trop occupée à se masser le front, à droite. Elle me dit :

— La prochaine fois, préviens…

— J’essaierai.

— Tu connais les mecs de l’Alfa Romeo ?

— À peine…

— C’est des flics du Central.

— Les copains à Tonton ?…

Elle fait oui de la tête. À mon époque, je dis pas qu’on faisait pas des conneries, la preuve, mais au moins on jouait les deux mi-temps dans le même camp ou alors j’idéalise. Quand les charlots nous ont pris au pif je suis sorti du parking vers la ville, maintenant on est repartis en lui tournant le dos. Dans vingt bornes il va falloir se décider, les routes du Sud ou repartir au charbon, mais je ne dis rien ; c’est comme quand la boule se promène le long du cylindre en prenant les extérieurs.

Personne derrière, pour le moment.

— On va chercher Verlaine, décide la gosse.

Je continue à rouler plein sud.

Dans le feu de l’action, à partir du moment où j’ai vu arriver les deux bagnoles, j’ai mis la gamberge en roue libre mais maintenant c’est reparti et il y a deux choses qui me plaisent pas. Que des petits poulets bouffent au râtelier à Tonton, avec ce qu’ils gagnent c’est un peu fatal. Qu’ils embarquent un lascar déjà sous la ligne de flottaison pour discuter coolos, même si c’est pour l’interdire de séjour dans le coin, ni plus ni moins, je dirai pas que c’est propre mais ça se fait. Collaborer avec des arcans, au vu et au su de tout le monde, c’est quand même autre chose…

Sauf si les arcans, c’est pas tellement des arcans. D’un autre côté, je me rappelle la Rover, en bas de l’immeuble, ce qui m’avait frappé mais que j’ai pas analysé : j’ai bien fait gaffe aux types, dedans, mais j’ai pas tellement percuté l’espèce de porte-skis en travers du pavillon, au niveau du montant de portière. En général, pour des skis ou des vélos, il en faut deux.

Il y en avait un. Un seul…

Un cadre gonio.

Ils avaient pas besoin de filocher à vue ; je suis sûr que si je cherche bien je trouverai un disque magnétique, sous le châssis, derrière un pare-chocs, n’importe où, pas beaucoup plus gros qu’une pièce de cinquante balles, un de ces bidules comme les affectionnent les douanes, un émetteur qui balance un bip régulier dans un rayon d’une borne…

Le moment où ils l’ont mis ? Quand je tapais la perquise chez Pierrot, ou devant l’Astragale, il faut pas longtemps, quelques secondes… Mais à ce compte-là, pourquoi ils ont descendu Tokyo, s’ils savaient où me reprendre ? Deux possibilités : ou bien il y a deux équipes qui travaillent sur le coup en parallèle et l’information ne passe pas entre les deux, ou bien ils nous ont paumés quand on a rentré la voiture dans le garage souterrain. Aucune des deux possibilités ne me plaît sérieusement.

Le plus simple, s’ils avaient un bip, c’était de laisser du mou, de s’évanouir dans la nature et de nous coxer quand on aurait été chez Verlaine. Je me tourne vers la gosse :

— Il savait, pour Verlaine, Tonton ?

— Je crois pas.

— Pourquoi il t’avait embarquée chez lui, alors ?

— Pourquoi, à ton avis ?

— Jamais parlé de Verlaine ?

— Jamais avec lui. Il avait déjà essayé, un coup : il voulait me filer une voiture, un appartement, il voulait en installer, pouvoir dire que j’étais sa femme… (Elle rit durement.) Je dis pas que j’étais pas sa femme, mais c’était pas mon homme.

— Les types de la Rover, l’autre bagnole, tu les avais déjà vus, chez Tonton ?

Elle réfléchit. Elle ne se masse plus le front, elle se pétrit doucement le coude droit, comme si elle n’était plus très sûre de pouvoir s’en resservir un jour.

— J’étais pas souvent chez Tonton. Depuis hier, ils sont pas venus, en tout cas.

— À l’Astragale ?

— Jamais.

— Et avant, chez Pierrot ?

— Jamais.

— Pourtant, ils sont en cheville avec les flics. Et les flics marchent la main dans la main avec Tonton.

Plus ça va, moins j’aime mon idée. Je roule encore un peu pour réfléchir à fond, mais à part que j’aime pas, je trouve rien, alors je fais demi-tour, je prends la départementale et je contourne la ville pour arriver par la route de Paris. Je commence par récupérer le sac que j’avais laissé à la consigne automatique de la gare ; j’ai toujours mon idée, elle est grosse et molle, mais je sais pas par où la prendre, par quel bout commencer.

On rend la Ford et il ne se passe rien.

À leur place, pourtant, à supposer que j’aie eu les moyens, j’aurais laissé quelqu’un en planque sur Hertz, à tout hasard, et je suis sûr qu’ils ont les moyens, mais rien ne bouge, personne ne pointe son nez calibre .45 ou une belle carte barrée de tricolore.

Rien.

Pas question de passer au Paris-Londres récupérer les fringues et ça sera pas une grosse perte, ni un gros bénef pour les gens d’en face. Près du kiosque à journaux, il y a un arrêt de bus. On poireaute facilement deux minutes ; le bus se pointe. Je prends deux tickets.

On se tasse l’un contre l’autre sur deux sièges orange, larges comme des cuillères à Miko.

L’idée informe, comme une montre molle à Dali, elle fait son chemin. Je regarde derrière le bus ; de temps en temps, le tohu-bohu habituel de huit heures et demie. Je commence à avoir la dalle. Je sens l’épaule froide de Myriam, sous le tissu de la robe. Je sais pas d’où elle a sorti ses escarpins avec huit centimètres de talon en cuir bleu, il manque le sac à main et le Knirps pour être sûr qu’elle va au ruban, mais elle ne trimbale pas un sac à main, seulement son gros sac de sport en Skaï fatigué, celui que j’ai récupéré chez Pierrot.

Je lui passe le bras autour des épaules.

— Je te promets pas des jardins de roses, petite, je lui dis dans l’oreille et elle bouge la tête pour que j’aie pas à parler fort. Je te promets même pas qu’on sera encore vivants demain, ou dans huit jours… Je te promets rien. On va dégager ton frangin, et si tout se passe bien, il s’en sortira avec assez de monnaie pour se tirer à l’autre bout de la planète, là où personne pourra plus jamais le faire chier.

Elle met son front contre ma joue ; je crois bien qu’elle a fermé les yeux ; je sais pas ce qui se passe sur sa figure, ni s’il s’y passe quelque chose. J’ai ses cheveux durs, crépus, contre ma bouche et ils ont une odeur de citron et de marie-jeanne, mélangés. Elle me prend la main que j’ai sur son épaule gauche, elle la saisit et elle tire comme sur un harnais de siège éjectable.

— Plus personne peut vraiment le faire chier, Simon, elle me dit. Ou alors, il faudrait faire drôlement fort. (Elle lève la tête, elle me regarde en face, grave et triste.) Verlaine est en train de crever, il est au bout du rouleau…

— Crever ? De quoi ?

Elle hausse les épaules, doucement.

— Je suis pas toubib. Crever… Il mange plus ni rien, dans le temps il faisait un peu un tour dans le parc, derrière, quand il y avait un rayon de soleil, maintenant il sort plus, il regarde sans voir… On dirait un mort, sauf qu’il bouge et qu’on le voit respirer, un vrai mort-vivant. (Elle baisse la tête, elle fixe ses genoux, les stries dans le plastique par terre…) Je voudrais jamais être comme ça, plus rien que la peau et les os. (Elle me regarde une seconde.) On n’a pas beaucoup de temps, quand même. Hein ?

— Où il est ?

— Pas tout de suite. Pas tout de suite, je t’en prie. Il s’envolera pas, tu sais…

— Il s’envolera pas, d’accord, mais les autres risquent de le trouver avant nous.

— Ça m’étonnerait. (Elle sourit.) Depuis un an qu’ils le cherchent, ils l’ont pas eu, alors… (Elle sourit encore, plus aveugle et de nouveau pénible, comme si c’était une blague sinistre, une contraction involontaire des muscles de la face, une histoire entre elle et elle. Elle me balaye avec ses yeux vides, le sourire plaqué en bas comme un drapeau mouillé.) La seule qui peut dire où il est, Verlaine, c’est moi. C’est moi et personne d’autre. Et moi, je suis avec toi.

Je pourrais demander : « Pour combien de temps ? » Je me rappelle, le gag, le Crétois dit : « Tous les Crétois sont des menteurs. » Est-ce qu’il dit la vérité ou non, je me souviens plus, je me laisse bercer par le ronron du bus, son long ballottement. Elle emmêle nos doigts sur son épaule gauche, elle tire un peu et j’ai son sein dur dans le creux de la paume, la pointe en carbure.

On descend aux confins de la ville ; on est chargés comme des mulets mais pas question de faire du stop. C’est marrant, l’idée informe est en train de prendre corps, petit à petit. On commence par se taper le petit déjeuner dans un vieux bistrot bas de plafond où ils servent le café au pichet dans un baquet et où on a droit au pack de lait, franco, et au pain-beurre hectométrique.

On s’empiffre tous les deux, j’achète deux paquets de Peter et deux Dunhill que la taulière va tirer d’une armoire à papillons vitrée. Je sais pas pourquoi mais ça se voit qu’on l’intrigue. Blonde et maigre, elle a un maximum d’heures de vol et c’est sûr qu’elle a pas décollé à vide ce matin. Les plaques rondes en haut des joues, grosses comme des pièces de cent sous, c’est pas en suçant de la glace qu’elle les a ramassées.

Elle allume la radio derrière le bar, un appareil à lampes qui date de la fin de la guerre. Je commande un express et un gin sec. Myriam me prend la main :

— Tu as besoin ?

— De quoi ?

— Le gin, tu as besoin ?

— Ouais, j’ai besoin.

Elle remet ses doigts entre les miens. La taulière me sert, on commente pas, et elle retourne essayer de prendre Europe 1. Je regarde Myriam de l’autre côté de la table, à au moins soixante-cinq centimètres de distance. Le tissu de la robe est tendu à craquer sur ses seins volumineux ; ça fait même une espèce de bandeau de chaque côté sous les bras ; on dirait qu’ils essayent de se tirer vers le bas, chacun pour soi. J’allume une cigarette, comme chaque fois que je sens que ça se met à trop bouillir dans mes veines. Je pinaille :

— Tu aurais quand même pu mettre quelque chose, dessous.

Elle gazouille :

— Tu crois ?

— Non, je crois pas.

— Tu me l’as pas dit.

— D’accord…

Elle me serre les phalanges entre les siennes, je tire sur ma cigarette et elle comprend tout de suite ce que je veux dire ; elle remue un peu les épaules ; il y a une espèce de sensualité sauvage qui émane d’elle, un feu intérieur, quelque chose de brutal et de capiteux. J’ai jamais été un ange, mais avec elle c’est autre chose, fort comme la mort.

La taulière a fini par choper Europe. On a droit à un flash spécial d’information : deux officiers de police de la Brigade de Recherche et d’intervention de Lyon viennent d’être grièvement blessés à Dijon dans un accident de la circulation alors qu’ils poursuivaient deux dangereux malfaiteurs internationaux circulant à bord d’une BMW volée dans la nuit à Paris. Les deux policiers ont été hospitalisés dans un état que les médecins jugent critique ; quant aux malfaiteurs, ils ont pris la fuite en profitant de la confusion et pour l’instant ils n’ont pas été retrouvés.

Myriam et moi, on se regarde.

Dangereux malfaiteurs internationaux ! On a pris du galon. B.R.I. de Lyon… Je torche mon express, je finis ma Peter. Dire que ça commence à puer, c’est un minimum. Je me tape le gin et on s’arrache gentiment. Dehors, il commence à faire chaud ; le ciel se couvre déjà d’une taie vitreuse. Depuis une cabine, je fais mes deux numéros. Le premier m’apporte rien ; ils ont entendu le flash comme tout le monde à l’écoute, c’est tout. Je demande qu’on se renseigne. Le second m’apprend que Tony s’est tiré à la plage. Je me marre doucement. Non il n’y a pas de commission à lui laisser, je rappellerai… Je rappellerai si je suis encore vivant, bien sûr. Je le précise pas, ça ferait mélo et après tout, les autres n’ont pas à être au courant de ces choses-là.

Myriam marche dans la poussière du trottoir ; son popotin roule agréablement en faisant tout un tas de huit serrés, mais elle a la figure crispée. Je lui prends le sac ; j’ai l’air d’un con lesté, un truc au bout de chaque bras. Pour tout arranger, comme elle a les mains vides, elle me prend au coude, elle se colle comme elle peut.

Le Motel 75, c’est un clapier tout en longueur, en contrebas, avec une piscine, quand même, et un golf miniature tellement miniature qu’il faut vachement faire gaffe à pas lui marcher dessus sans faire attention. Les bungalows, c’est du préfabriqué Fibrociment et bois, du préfa triste pour cour de bahut triste au fin fond de la Haute-Saône, ou pour cour de F.P.A., même…

On négocie une piaule pour deux trois jours ; ils sont rassurés seulement quand je sors une flopée de cartes et une liasse de billets de cent francs. La fille de la caisse examine Myriam de haut en bas, puis de bas en haut en s’attardant aux bons endroits, quand même. Elle entortille une mèche au bout de son crayon à bille, rêveusement.

— Prendrez-vous vos repas ici ? elle demande, mais visiblement c’est le cadet de ses soucis : elle cache même pas qu’elle a l’esprit ailleurs et que les godasses à talons de huit centimètres, elle approuve, avec les jambes que ça fait, la cambrure des reins, la démarche prudente et lascive, chargée d’arrière-pensées inavouables.

Je lui réponds par un titre de Gene Vincent dans les années cinquante, je lui réponds par Maybe, baby et je récolte seulement un vilain sourire en forme de morsure.

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