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Je zone un chouia, pas longtemps, à peine deux jours entre La Courneuve et les routes du Sud, je fais un tour, je passe un max de coups de grelot et au trentième, j’ai Tony l’Arméno en ligne sur la quatre. Tony, la dernière fois que je l’ai vu, il stationnait entre deux pandores sur un quai de la gare du Nord. Il portait un big bada en poil de loutre, sa paire de moustaches en guidon de vélo, un costard impec à quatre cents sacs et des écrase-merde deux tons, impossibles à homologuer.

Au bout de la chaîne des menottes, il trimballait la Grenouille, une grosse du genre, dans les quinze à seize balais, qu’on en dégotte une dizaine dans n’importe quelle shrimp-salade sur les Champs-Élysées, sauf que ses quinze balais, ça remontait déjà à l’époque du Lambretta et des Chaussettes Noires, quand on avait tous (sauf elle) une bonne vingtaine de kilos de moins…

On commence par se bigophoner.

Ensuite, on tombe d’accord pour un vieux rembour en pleine nature, vite fait. Tony, comme d’habitude, il chipote ; il fait trop chaud, ça fait des bornes, des conneries. On se retrouve sur un parking le long de l’autoroute, un peu au nord d’Avallon.

Quand j’arrive, il fait gris et lourd. Tony est solo ; il a toujours les mêmes moustaches qui ont l’air d’être passées au brou de noix, un chouette costard en alpaga noir, une chemise noire en soie et une cravetouze jaune citron, comme les godasses.

On commence par se taper dans le dos cinq bonnes minutes, on se serre les mains, parce que l’Arméno, c’est un tendre, le mec, un affectif, même si c’est aussi un champion du fosbury flop, de la chaussette et du .44.40.

Après, il écarte les mains et il me dit, comme pour s’excuser de la bagnole et du reste :

— Je suis sans un. Plus un flèche. Ils m’ont tout bouffé, ces putains de bavards, des vrais morbacks, les salopes. Il me reste plus que le pain de fesses, mec, le pain de fesses ou l’Agence pour l’Emploi, tu te rends compte ?

Je me rends compte.

La bagnole, c’est une vieille Jaguar quinze ans d’âge. Sans la perquisitionner, je sais que dedans il y a une chaîne stéréo avec des bandes d’Artie Shaw et de Carlos Gardel, un frigo avec du bourbon et de l’anisette, des verres en cristal et un humidor.

Tony s’active. Il va au coffre, il l’ouvre et sort un casse-dalle pour bétonnière, une table de camping et deux chaises de metteur en scène pliantes. Il prend celle où il y a marqué Tony et il me file l’autre. Sur l’autre, il y a peint M. Monrœ.

— Tu te fous de ma gueule ?

Il me dit, l’air sombre et la moustache en bas :

— C’était celui de la Grenouille.

— C’était ?

— C’était.

— Ah ! merde…

— Tu veux du bayonne, Sim ?

— Ouais.

— Un coup de chablis ?

— Ouais. Elle a calanché, Tony ?

— Non. Elle s’est tirée.

On se regarde plus ou moins dans le jaune des yeux, on secoue les épaules, les deux ; il y a des tas de trucs qu’on n’a jamais pu bien comprendre. Le chablis est juste frais. Je regarde les bagnoles qui filent au bout du parking ; il y a de tout ; des Chevrolet et des Porsche, des 4 L bourrées comme des œufs ; on commence à voir les premiers camping-cars à l’américaine. Tony bouffe et me regarde. Il déclare :

— C’est duraille, Simon. On dirait presque que c’est pas le même type. Il faut pas m’en vouloir, mais ça fait une vache d’impression, c’est comme de rencontrer un autre mec, si tu vois ce que je veux dire.

Je vois tellement que j’aurais presque envie de l’étrangler entre mes doigts, tout doucement. Je vois d’autant mieux que c’est ce qui m’arrive tous les matins, avec ou sans G de B, pendant que je me rase, cette tronche venue d’ailleurs, à peu près aussi mobile qu’une boule de pâte à modeler. Heureusement, il reste les yeux. On dirait que ces deux cons m’observent, tranquilles, et qu’ils n’en perdent pas une miette. Avec le temps, ça va se passer ; il n’y a pas de raison.

C’est comme une reconversion.

Une reconversion dans la peau d’un autre : la mienne. Costaud, hein ?

— C’est à cause de quoi, tes tifs ? il me demande.

— Les toubibs savent pas. Ils ont dit que c’était le choc, pour dire quelque chose.

Il secoue la tête, comme quoi il a compris :

— Ils ont mis un sacré bout de temps à te sortir du trou. Des heures et des heures. La Grenouille voulait même rentrer des Baléares, quand elle a su.

Je me marre tout seul. Ça m’arrive.

— Tu reveux du bayonne ? il demande.

— Merci…

— Il y a de la mortadelle, aussi.

Je fais non de la tête ; lui, il fait oui et, résultat des courses, il me fourre une assiette en carton entre les doigts. En même temps, il n’arrête pas de me regarder à la dérobée. Il essaie de superposer deux images : Simon avant et Simon après, et il n’y arrive pas.

J’ai pas envie de l’écouter déconner cent sept ans. Je pose l’assiette sur le bord de la table, je sors une cigarette.

— Tu as du nouveau ?

— Pas tellement. (Il se bagarre encore avec le gras du bayonne, le schlass en l’air au risque de s’éborgner. En même temps, il regarde une camionnette Ford qui se pointe au ralenti. Le mec descend pisser un coup. Une Camargue défile en face, avec deux planches à voile sur le pavillon. On pourrait le prendre pour un charlot, Tony, à le voir comme ça en train de saucissonner. Remarquez, rien n’interdit non plus de prendre un piranha pour un poisson rouge.)

— Pas de nouveau ?

Il fait non, en tirant sur le gras avec les dents. Des grandes pelles à tarte. Bien larges bien bidon.

— Tu remonterais sur le coup ?

— Sur ce coup-là, y a intérêt, je ricane. Tu sais combien ça peut rapporter ?

— Ouais : des Hutchinson en béton.

— Et alors ?

— Alors, rien.

Il finit par mastiquer, lentement, placidement. Il gamberge fort et clair. Il pèse le pour et le contre, tout en jouant avec son eustache. Moi, je fume. Le type du Ford se tire. Une Visa se pointe au même endroit. Une fille, mignonne, en cache-cœur bleu et futal rose indien. Elle est infiniment plus chouette que le mec d’avant, mais elle va au même endroit faire la même chose, à la différence qu’elle laisse le moulin tourner. Il y a des nuages de plus en plus lourds qui s’entassent de plus en plus haut dans le ciel, comme des ballots de paille dans un grenier surchauffé, et qui n’attendent plus que l’allumette qui mettra le feu aux poudres.

— Bon, je dis sans m’énerver, qu’est-ce qui manque pour avancer, Tony ?

— L’endroit.

— Ça va. Et qui c’est qui a une idée de l’endroit ?

Il se tourne vers moi, son verre de chablis entre les doigts. Il me dévisage.

— Un mec. Il a pas une idée de l’endroit, parce que l’endroit, personne le connaît d’un coup sur l’autre, sinon il y a une paye que la combine serait à l’eau. Non, il connaît des endroits, trois ou quatre coins où on pourrait accrocher la remorque…

— Ils ont une vidéo, dedans.

— Je sais, dit Tony.

— On va quand même pas s’amuser à filocher un bahut avec une tourelle vidéo sur la remorque. Sans compter que les caméras, elles sont pratiquement invisibles…

— On va pas filocher, il annonce. On va ratisser, comme tu en as eu l’idée. On va quadriller un coin…

Je me passe la main sur la figure.

— Qui c’est, le mec, Tony ?

— Verlaine, il lâche. Verlaine…

Je jette la cigarette au pif. Une goutte grosse comme une pièce de dix balles s’écrase sur l’aile de la Jaguar. Tony sort un étui à cigares et une pochette d’allumettes et me tend le tout. Il veut faire la paix.

La fille se tire après avoir tout remis dans son fute à grands coups de cul. J’allume un havane à Tony. On se retape un chablis.

— Il faut trouver Verlaine, Simon.

— Bon.

— Tu as une idée ?

— Non, je lui mens.

— Il bossait pour Antoine Morin. À force, un beau jour, il est tombé sur une facture de la boîte, des produits chimiques. Il y connaissait que pouic dans le bizeness de la came, mais il s’est tuyauté. Après, il a attendu qu’une autre facture repasse et il s’est mis au boulot. (Tony attaque un chausson aux pommes.) Il leur voulait pas de mal, remarque. Il voulait un petit bout du gâteau…

— Et ils n’ont pas voulu ?

— Morin n’a pas voulu. Verlaine a eu tout juste le temps de se tirer avant qu’ils le coulent dans un pilier en ciment, quelque part dans une marina quelconque.

— Il a aussi eu le temps de passer à la banque.

— Qu’est-ce que tu veux, des fois, les amateurs, c’est meilleur que les pros. C’était sa peau qu’il défendait, Verlaine.

— Tu crois qu’il est au gaz ?

— Y a intérêt, opine Tony. Il connaissait tout sur leurs boîtes, les achats de terrain, les participations, tout le tremblement… Sur la fin, Morin, il était de moins en moins prudent, il frayait avec les politicards, ça fait qu’il avait tendance à se reposer sur Verlaine, question intendance. (Il se rembrunit, mâchouille un bout de chausson.) Il a un contrat au cul, Verlaine.

— Un contrat ?

Tony me fixe, l’air emmerdé.

— Ouais. Un contrat. Un soliste de la Grande Ville.

Je tire sur mon cigare, les jambes étendues devant moi.

Une autre goutte de pluie éclate, en plein milieu de la table, et une troisième. On a tout juste le temps de remballer. On se réfugie dans la Jaguar. Tony met une bande au hasard. On carbure un peu de Chivas. On examine le coup sur un certain nombre de coutures.

Quand j’étais encore dans la Grande Maison, j’avais déjà entendu parler de ce bahut, le Hollandais Volant de la came : un tracteur avec une remorque qui se baladait entre Menton et le Perthus, avec un labo à bord, des chimistes de Marseille, le cauchemar des Stups, un bahut qui était censé circuler en transport sous douane avec une couverture digne du Nimitz, rien que des Italo-Américains dotés de M. 16 et de Winchester à pompe calibre .12.

— On tire le bahut, Tony, d’une manière ou d’une autre. On le garde sous cloche. Après, on négocie avec les Ritals : le bahut contre le gros paquet.

— Ils ont blindé la remorque, mec. C’est pour ça qu’elle se traîne sur la route. Quand ils opèrent, ils sont au moins une dizaine, au bas mot, à faire le chouffe.

Je lui tape un autre cigare.

— Donne-moi deux jours, Tony.

— La semaine, si tu veux.

— Deux jours, j’insiste.

Je lui tape son sachet d’allumettes. La pluie claque sur les tôles et le parking s’est mis à fumer. Je devine à peine le mufle de ma Shelby, vingt mètres derrière.

— Verlaine, me dit Tony. Si on l’a pas, ou si les autres l’ont avant nous, on a le cul dans l’eau.

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