9

Pierrot…

Pierrot, c’était un morceau du passé, de ceux qu’on essaie toujours de pas se rappeler ; il créchait avec Moon, dans le temps, ils avaient une baraque pas loin de la zone de Moon, c’était pour ainsi dire sa mère, une grande femme qui écaillait des huîtres à la terrasse du Central Bar, une femme à la figure triste avec un long nez, interminable comme un jour sans télé, presque aussi long que ses longues jambes minces et allez savoir pourquoi elle s’obstinait à s’habiller sexy, avec ses minis et ses grandes mains qui sentaient toujours un peu la marée, des nostalgies grandes et vides comme la Concorde, et pourquoi aussi elle servait de paillasson à pas loin de la moitié des crevards de la zone, allez savoir…

Pierrot bossait en usine, plus ou moins.

Il grattait aussi un peu de la guitare, forcé, une vieille Ibanez de récup’, il écrivait des trucs presque sur du P.Q., des histoires pleines de nuages dingues, tout le monde disait qu’il avait tendance à se défoncer mais il faisait chier personne : quand il y avait besoin d’un chouffe, ou d’un chauffeur, ou d’un quatrième ou d’un cinquième sur un coup, il disait d’accord et il montait avec les autres.

Je dis pas qu’il regrettait pas un peu la gratte, ou ses putains de nuages, mais il montait sur le coup, c’était toujours plus ou moins foireux, il ramassait mille ou quinze cents balles et il les filait à Moon, histoire de dire pour le loyer. Le reste du temps, on savait pas : il se shootait, il avait ses chats mais pas dans le genre dame patronnesse, des greffiers tous plus maigres, tous plus tarés les uns que les autres, des raclures de barrière, de la merde pas décorative, même des bancals, ils avaient la pièce du haut où il pieutait, celle qui donnait sur les jardins ouvriers, ils allaient et ils venaient comme il leur laissait la fenêtre ouverte et il y en avait toujours des nouveaux, même un vieux borgne, un coup, lamentable…

On l’avait appelé Socrate, ce con.

J’aurais pu le faire dix fois, quinze fois, Pierrot, tellement il s’embringuait dans des trucs à la noix, des combines à la mords-moi-le-pneu, tellement il était branque, mais je l’ai jamais fait et tant pis pour les autres connards qui ont profité de la charrette pour se tirer les flubes, je montais dans sa piaule, je tapais, j’avais toujours un sac plastique de supermarché, j’apportais du carburant pour nous deux et Moon, des boîtes pour ses greffiers ou de la bidoche, ça dépendait, on attendait que la nuit tombe, il tirait de temps en temps des accords de sa passoire, des harmonies pensives, on se tapait des bières…

Il avait pas de fille, rien qu’une petite tabby efflanquée qui pieutait contre lui quand il faisait trop froid dehors et un jour qu’on était encore plus pleins que d’habitude, il m’a avoué que c’était elle, sa reine, celle qui lui racontait tout sur les nuages, le vent et la ville autour et que sans elle, il avait jamais valu un pet de coucou, de toute façon.

Quand je suis tombé, forcément, les autres ont essayé de faire Moon et Pierrot. Moon, avec ses mains esquintées et sa tronche cafardeuse, elle avait rien à se reprocher, même pas un petit recel, rien. Pierrot, il y avait la horse et ça leur aurait vachement plu qu’il leur raconte qu’on s’envoyait en l’air, les deux, même qu’ils auraient été compréhensifs pour la came. C’est vrai, quoi ? Deux mecs tout seuls des heures, un poulet et un petit casseur, ça se comprenait, même qu’il pouvait dire que je l’avais forcé pour lui filer un condé, après.

Pierrot n’avait pas la santé, mais il a pas cané. C’était pas vrai. Ils ont pas tardé à trouver la dope qu’ils avaient amenée avec eux, un coup vieux comme la Maison, ils ont encore essayé de négocier au Central, mais il s’est obstiné, c’était pas vrai, et il a ramassé deux ans sec.

Quand je suis sorti de taule, j’ai pu le voir. Il m’a demandé des nouvelles de Moon, il avait sa dignité, le mec : il m’a demandé ce qu’était devenue Queenie, sa tabby, si je pouvais savoir. Comment je pouvais savoir ? J’avais plus rien, Cora était morte, j’ai jamais pu lui dire où était passée sa petite femelle tabby.

Voilà à quoi je pense, en remontant sa rue, à Pierrot, à tout ça et pas aux enflures qui roupillent autour, bien enroulées dans leur mobilier à crédit et leurs certitudes, je pense à cette bête et où elle a pu passer quand ils ont foutu Pierrot au trou, les surnourris du commissariat central, où elle est allée crever, parce qu’elle pouvait pas vivre sans lui, c’était pas possible.

Je range la voiture dans une rue derrière, beaucoup plus loin, je vais prendre le chemin de ses potes du soir, j’assure le .38 dans son étui… Il fait tiède ; incroyable, on dirait que le ciel va crever comme une bulle brûlante, le trottoir est déjà presque sec, mes Adidas font pas le moindre bruit ; la mort, je suis sûr, si elle se pointait maintenant, serait moins silencieuse.

J’escalade par la véranda ; derrière, je pousse la fenêtre entrouverte. Pas de lumière, nulle part. Je me glisse à l’intérieur. Je sors une torche-crayon de mon blouson.

Dans la cuisine, au rez-de-chaussée, Pierrot est assis dans un fauteuil de Skaï, le dos tourné. Ils l’ont ligoté au dossier avec du fil électrique et sa tête de côté fait un angle bizarre avec la colonne vertébrale. Pas besoin de crobard.

Pierrot est mort.

Je passe devant, je braque le faisceau sur sa gueule. Elle n’a plus rien de vraiment humain. Je sais pas à quoi ils l’ont travaillé, mais ils ont tout bousillé ; c’était peut-être pas la peine, mais ils lui ont même sorti un œil et il pend dans la barbaque d’une ancienne joue ; je projette la lumière sur son torse ; à travers le sang noirci on devine des brûlures, le grand jeu. Du boulot de dégueulasse, mais le grand jeu. Je passe la torche dans la main gauche, je pose le gras du pouce sur un bout de bidoche à peu près intacte, près de la carotide.

Froid.

Je pense à la tabby. Je pense… Pas trente-six façons de prendre les choses. J’éteins la lampe : j’en ai pas besoin pour le moment. On se retrouve seuls dans le noir. Si Pierrot a parlé, ils ont intérêt à me le mettre sur le dos, histoire que les flics m’embarquent, et j’en connais une paire à qui ça ferait plutôt plaisir. S’il a pas parlé, j’ai encore un peu de temps devant moi : une heure ou deux. Quelque chose me dit que je suis en train de me planter. Je sais pas, alors je lui demande.

Dans le .38, j’ai six cartouches. Je remonte au premier, je rallume la lampe et je tape une perquise en règle sans déplacer quoi que ce soit. Je dégotte un automatique .22 italien et deux chargeurs pleins, un stock de quadrillées et un douze superposé avec une bonne centaine de cartouches. Je mets aussi la main sur une dizaine de doses. Je glisse le .22 dans la ceinture, le reste je le laisse.

Dans une autre pièce, il y a un sac en Skaï avec des fringues de fille, de fille jeune, pas celles de Moon. De Moon, je trouve rien. Dans la même pièce, glissée derrière une plinthe, il y a une mauvaise photo jaunie, mal fixée. Je braque la torche. C’est un bahut qui attaque une rampe en première, pris au télé. C’est flou ; on sent l’effort du tracteur et le photographe n’avait sûrement pas de pied mais sur la remorque on lit INTERCO. Si ça se trouve, Pierrot ne savait même pas.

J’embarque le sac de fringues, je glisse la photo dans une poche de devant et je redescends dans la cuisine. Pierrot n’a pas bougé. Je lui résume l’affaire, je lui parle de la tabby que j’ai pas été foutu de retrouver, je lui parle pas de Moon, je lui fais pas de promesses, rien.

J’éteins la lampe et je me tire comme je suis venu : par le jardin. Je fais un long détour. Dehors, dedans, c’est pareil, on se croirait dans un bouillon de veau tiède, à cause de la température et des yeux.

Dans la bagnole, je bois un coup de bourbon ; trop, c’est sûr. J’attends un peu avant de mettre le contact, que ça me descende au fond des godasses. Y a pas mal de trucs que j’aurais encaissés, mais pas qu’ils mettent Pierrot dans cet état. C’était un type qui croyait que la cavalerie arrivait toujours avant que ça tourne trop au vinaigre, mais il le savait pas. Moi, je sais : la cavalerie s’en fout et on va crever, tous, d’un moment à l’autre la gueule ouverte. Quand l’alcool commence à faire effet, je démarre doucement ; pas la peine de faire de l’esbroufe, je roule serré. À la pendule de bord, il est déjà minuit. Je trouve l’Astragale sans problème, je me range devant mais je laisse le calibre dans la boîte à gants.

Fixée avec de l’Albuplast au mollet gauche, j’ai ma dague de combat dans son étui. Normalement, ça doit suffire.

Je rentre comme un bulldozer.

On essaie de me refouler.

Je suis un pacifique, je veux pas l’incident. La taulière se pointe, une nana à la redresse, elle évacue le personnel et elle m’emmène derrière, dans son bureau. J’allume une cigarette, je lui dis :

— Tu peux appeler les flics, si tu veux.

— C’est pas le genre de la boutique ! elle ricane.

Elle a une bouche mince et rouge comme une blessure à vif.

— Myriam, où elle est ?

— Chez Tonton. Qu’est-ce qu’il y a, mec, qui va pas ?

— Ils ont négocié Pierrot.

— Pierrot ? Pourquoi Pierrot ?

— Pour elle.

— Quand ça ?

— Où elle est ?

— Ils sont venus la chercher.

— Qui ça ?

— Les hommes à Tonton.

— Où elle est ?

— À la villa. Il donne une soirée.

— Qu’est-ce que ça veut dire ?

— Rien, mec. (Elle a un rire amer, usé.) Ils sont venus la chercher, voilà ce que ça veut dire. Tonton voulait la voir. Voilà ce que ça veut dire.

Je vais me tirer. Elle m’accroche le coude, on se regarde.

— Je viens avec toi.

— Tu crois ?

— Ouais. Tu as une bagnole ?

— J’ai une bagnole. Pourquoi tu viens ?

— Si je viens pas, tu rentres pas.

— Tu crois ?

— Sûre.

Je lui file la clé de la bagnole. Elle roule trop vite, penchée sur le volant. Je reprends un coup de bourbon, on sort de la ville.

— Pourquoi ils l’ont buté ? elle demande, mais pas à moi.

On fait vingt bornes, à fond la caisse. Elle conduit bien, un peu crispé, mais bien ; elle regrette qu’on n’ait pas un lecteur dans la voiture. Je lui dis rien, je sors le .38 de la boîte à gants, je bascule le barillet, elle voit les cartouches dedans. Je visse le silencieux au bout. Je lui demande :

— Tu aimes les chats ?

Elle me regarde.

— C’est toi, Simon, hein ?

— Quel Simon ?

— Ils t’attendent.

La villa, il fallait trouver. On remonte une longue allée, on passe un portail. Au bout, il y a un perron et on se range le long. Dans ces coups de temps-là, il y a des politesses à faire, des précautions à prendre, des trucs de métier… Le premier loufiat qui se pointe, je l’explose du pied en pleine gueule et il s’étale de travers, il roule en bas des marches, le second essaie de se défiler mais il fait l’erreur de tourner le dos, alors je le coince en haut près de la porte, je lui martèle la gueule contre le crépi et ça salit ; il a l’avant-bras droit qui craque dans le dos.

— Reste au volant, je dis à la fille par-dessus l’épaule.

Elle redescend.

Je pousse le type devant moi, comme il est, en lui relevant la tête, empoigné par les cheveux. On avance dans un couloir champagne et au bout, il y a Tonton, les bras ballants. Je lâche le bras du type, je sors le revolver et Tonton lève un peu ses mains grassouillettes. Le silencieux est juste braqué entre ses yeux.

— Tu as un bureau, quelque chose ?

Il fait un geste en reculant.

Il sait qu’il aurait pas le temps, avec le chien du .38 relevé. Il fait oui, de la tête.

— Recule dedans.

Je pousse toujours le type, il s’appuie au mur et je le décolle, je le remets dans l’axe, il tombe sur les genoux, il tourne la tête.

— Je vous en prie.

Je le relève, on rentre dans le bureau et il s’affale sur la moquette, comme s’il avait déjà trop servi. Tonton a les fesses contre le dessus du bureau. Je rentre le revolver dans la ceinture, le mufle en bas.

— Je te laisse ta chance, Tonton.

— Avec toi, j’en ai pas, il dit, inaudible.

Je m’approche pas. Je me casse en deux, sans le quitter des yeux. Quand je me relève, il voit la dague.

— Quand tu veux, je lui dis en m’adossant à la porte.

— Non, il répond. Qu’est-ce que tu veux, Simon ?

— La gosse.

Il contourne le bureau, il appuie sur une touche du téléphone. Il a le droit de tenter sa chance. J’ai les mains le long des cuisses, je me tapote le genou droit avec le manche de la dague, mais je suis pas sûr que ce soit vraiment rassurant. Une porte s’ouvre dans la cloison. La fille est seule. Elle rentre. Elle est tout en noir. Elle regarde Tonton exactement comme s’il n’existait pas, elle voit le type répandu par terre. En remontant, elle voit un autre type, debout, un grand gaillard maigre à la gueule esquintée, une espèce de Cheyenne avec les cheveux blancs, les traits bouffis de rage.

— Elle va venir avec moi, Tonton, j’annonce.

Elle s’approche de moi. Je colle la lame le long de la cuisse, derrière. Elle n’est ni grande ni petite ; je peux pas dire comment elle est faite, sinon qu’elle a des cheveux à l’afro et qu’elle fait tout un périple au ralenti, sans se presser, et qu’elle me regarde juste dans les yeux, comme si tout le reste n’existait pas, comme si elle allait se mettre sur la pointe des pieds et me rouler une pelle. Quand elle est près, je lui dis :

— Ils ont tué Pierrot, petite.

Elle ouvre les mains.

— Ils lui ont défoncé la gueule, ils l’ont brûlé avec des cigarettes et pour finir, ils lui ont tiré une balle dans la tête, je lui dis lentement pour qu’elle comprenne bien.

Je sais pas si elle comprend, mais ses lèvres font comme si. Elle écarquille presque les yeux, elle me regarde. Tonton s’agrippe au bureau. Je passe la lame dans la main gauche, je sors le revolver de la ceinture et je le lève mais le silencieux lui alourdit la gueule.

La gosse se colle contre moi.

— Emmenez-moi. Emmenez-moi, s’il vous plaît…

Je relève le chien avec le pouce.

Ces trucs, ça devrait se passer assez solennellement, au moins au ralenti, mais non, on redescend les marches à toute vitesse, on s’entasse derrière dans la bagnole et elle démarre sur les chapeaux de roues. Pendant qu’on roule, elle me prend la main et me dit :

— Moi, c’est Myriam.

Je crois que je me marre, assez doucement, à cause de la fatigue surtout. Verlaine, maintenant, c’était il y a dix siècles, au bas mot. Le bahut, idem. Le fric, kif-kif. D’accord, ça serait marrant d’enfouiller deux ou trois cents briques, mais sans plus. Elle me tient le poignet, elle bouge la tête.

— Vous l’auriez tué. Vous les auriez tous descendus, du temps que vous y étiez.

La fille au volant se retourne pas. Elle dit, comme si ça pouvait éclairer les choses, tout en changeant de vitesse :

— C’est lui, Simon.

Elle conduit toujours viril, mais un peu moins sec maintenant qu’on a pris de la distance. Myriam me regarde de tout près, pour un peu elle prendrait une loupe. J’aimerais bien lui présenter un autre profil, celui d’avant par exemple ; je cligne des yeux comme un vieux hibou. Elle me serre plus fort le bras.

— Simon, elle dit doucement. Simon… Verlaine parle tout le temps de vous. Tout le temps. Il dit tout le temps que vous allez venir et le tirer de là où il est. Il dit…

Elle se met à pleurer.

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