17

L’orage, j’ai pas fait gaffe, il nous tombe dessus sans crier gare, un éclair bleu qui vrille jusqu’à la moelle des os, et aussitôt la pluie s’écrase sur le pare-brise ; je mouline pour remonter la vitre, je tripote pour trouver les essuie-glaces et je me paye un début de travers ; une longue masse grise surgit et défile à droite, à dix centimètres de la caisse ; je me débats dans les rideaux de flotte comme à travers des draps mouillés qui collent de partout au pare-brise.

Plus la peine de frimer, je tombe le régime de quinze cents tours ; la bagnole se vautre sur la route. Il y a un matelas d’eau sur le macadam et vingt centimètres de flotte en suspension au-dessus. Je me taperais bien un coup de quelque chose, mais c’est pas le moment. J’allume les veilleuses.

On débouche sur la nationale sans personne au cul. J’ai pas encore gagné, mais j’ai pris une bonne option sur le résultat final. On tourne à gauche ; il pleut toujours aussi fort, il y a toujours autant d’éclairs, mais j’y fais plus attention. La gosse me tape une cigarette, je lui tends le briquet allumé et elle me tient le poignet en tirant sur la cigarette. Elle remarque :

— Tu aurais pu négocier, avec le flic.

Je rempoche le briquet.

— J’aurais pu.

— Tu aurais aussi pu te tirer.

— Tu rigoles ?

Elle dit, d’un ton amer :

— Je rigole pas. Tu crois que j’aurais fini par parler ?

— J’en sais rien, je mens. Ce que je peux te dire, c’est que Guyenne, c’est pas un charlot. Je sais pas si tu aurais parlé ou pas, mais ce que je sais, c’est que tu en aurais méchamment bavé, avant.

Elle m’examine, je le sens sans avoir besoin de tourner la tête, et je prends pas la peine de sourire ni de faire quoi que ce soit, je roule juste assez vite pour conserver de l’avance sans courir de risques inutiles.

— C’est vrai ? elle demande.

— Vrai, quoi ?

— Tu es resté parce que ça contrariait tes plans que je l’ouvre, ou tu es resté parce que tu as pensé qu’il allait me faire du mal ?

— Devine ?

— Je sais pas, elle dit au pare-soleil. Avec toi, je sais pas au juste… Tu es un curieux type. À des moments, on dirait…

Elle se tait, elle fume les sourcils serrés, les poings au creux du ventre. Je la regarde un quart de seconde, le temps de manquer de m’emplafonner une respectable Rambler sans âge.

— On dirait quoi ?

— On dirait que tu es pas là, elle profère d’une voix lente, hésitante. Un fantôme, un type qui existerait pas vraiment ; à d’autres moments, tu pèses vingt tonnes et tu bouches tout, pire que… (elle tend l’index en direction du pavillon, en haut)… pire que l’orage. (Elle tourne la tête de l’autre côté, vers la pluie épaisse qui défile.) Tu es autre chose que ce que tu dis.

— Pas confiance ?

— C’est pas la question.

— Peur ?

Elle se prend les coudes à tâtons, elle croise les bras sous sa gorge, elle se berce les seins, le clope à la bouche.

— Un peu. De moi, y a des chances, de toi… C’est trop intense par moments, si tu veux. Y a trois quatre jours, j’y pensais même pas et maintenant…

— Maintenant ?

— Maintenant, y a plus d’avant. Plus d’après non plus. (Elle a un rire amer, plutôt étouffé, et qui tient à rien.) Ça t’est jamais arrivé, d’entendre une musique, quelque chose, de voir un truc et que ça soit tellement chouette, tellement fort que ça fait mal, mais en même temps… en même temps, tu voudrais pas que ça finisse ? (Elle se penche ; je sais qu’elle me scrute.) Hein, ça t’est arrivé ?

— Des fois, pas souvent.

Il pleut moins, alors je reprends le régime maxi ; la gosse est chahutée contre la portière et elle s’agrippe comme elle peut.

— Pas souvent, je répète.

— Une fille comme moi, ça rentre pas dans ton contrat, elle dit doucement. Une petite putain, comme y en a des dizaines dans des dizaines de villes, la nuit…

Je ralentis. Elle a la voix trop plate, trop amère ; je lui retire la cigarette qu’elle a aux lèvres et je l’écrase. Je sais pas au juste où elle veut en venir, ou je le sais trop bien, elle pense au coup de poker, qu’elle aura plus rien à me vendre quand elle m’aura dit où est Verlaine, qu’on l’aura vu, ou ce qu’il en reste.

Elle a l’avant-bras glacé.

Je rentre sur le premier parking, je trouve une place au fond, un endroit d’où on peut dégager vite fait, je range la 504 et je laisse tourner le moteur.

— On n’a pas beaucoup de temps, petite, je dis aussi doucement que possible. En plus, je peux rien t’expliquer pour le moment, à part que c’est un gros coup. Un coup énorme.

— Et moi ? Et moi dans tout ça ?

— Toi ? (Je ris doucement, je dis pas que c’est rassurant, mais je ris.) Toi, à ton avis ?

— J’en sais rien, elle murmure. Quand je pense à certaines choses, je me dis que…

Elle secoue la tête de gauche à droite, de droite à gauche. Je lui laisse le temps, mais pas trop. Après je lui prends la nuque, je la caresse un peu et j’approche son oreille de ma bouche ; elle s’appuie contre moi. C’est sûr que je la serre un peu trop, mais elle écoute et quand j’ai fini, je lui passe les doigts sur la figure, comme un aveugle. Elle se redresse, elle me dit :

— Tu es vraiment un type curieux.

— Tu m’indiques où c’est. Tu ne me donnes pas d’adresse, tu cites pas de nom de rue, des fois que Guyenne aurait sonorisé la voiture. Tu m’indiques droite, gauche, ça suffira. Okay ?

Elle sourit, rêveusement.

— Okay. Tu as pas peur que je te prenne au mot ?

— Tu rigoles ?

Je décolle du parking ; il pleut nettement moins. Je roule en père peinard. Pas la peine de se faire remarquer par les flics au dernier moment. Tout en roulant, je vois le coup, gros comme une maison, ce que je dois faire s’il me reste un gramme de cervelle et comment je dois le faire. Je dis pas que j’aurai pas quelques mauvais soirs, mais c’est une maladie qui se calme au Chivas, et au moins je resterai en vie plus longtemps.

Myriam est un excellent copilote.

De la route, on voit d’abord la masse des arbres dans les murs ; en approchant, on voit que la moitié des murs s’est vomie par places dans le chemin de terre qui passe devant, en approchant encore que le portail est complètement déglingué et ouvert à tous vents.

Passé le portail, la voiture se fraye un chemin entre les branches de noisetier qui ont poussé en travers ; les feuilles caressent paresseusement le pare-brise, elles plient en longeant la caisse ; j’avance au pas ; il n’y a pas que du noisetier, il y a aussi de jeunes hêtres, des sapins, le tout à l’abandon. J’arrête les essuie-glaces.

On débouche brusquement sur un terre-plein envahi de hautes herbes et d’orties. Devant nous, il y a un long machin d’un étage, une bâtisse qui part en couille, à la toiture crevée, avec un perron de trois marches et du lierre. À part les portes et les volets qui ont l’air costauds, je donnerais pas cent balles du reste.

Une gouttière crevée dégueule à tout va.

Avant de couper le contact, je jette un coup d’œil alentour mais macache. Dans le silence, on entend les gouttes éparses qui claquent sur la tôle, le bruit de l’eau qui s’écrase devant la maison. Quand j’entrouvre la portière, une bouffée froide de bois pourri et de vieille cave envahit l’habitacle.

Il y a deux radios dans la boîte à gants. Je les allume l’une après l’autre, je parcours les fréquences. R.A.S. Compte tenu de ce que j’ai cru comprendre, ça m’étonnerait qu’un indépendant comme Guyenne ait équipé sa voiture d’une balise radio.

Myriam me sourit vaguement. On dirait qu’elle vient de prendre le train pour ailleurs, ou c’est l’appréhension. J’écoute, dehors, ce que me racontent les arbres et la baraque et ce qu’ils me disent ne me plaît pas. Ils me disent : « Fais gaffe, tu joues sur le fil du rasoir et ça serait trop con de paumer pour rien, pour presque rien, une grognasse comme il y en a pas des dizaines, mais des milliers, à partir du moment où tu peux les allonger ; et tu peux les allonger. » À perte de vue.

Simon le joueur.

Je me retourne, un pied dehors, je fouille dans le sac devant la banquette, je sors le Browning, je monte une balle dans le canon et j’enlève la sécurité, puis je le lui tends, la crosse vers elle. Elle enroule les doigts autour. Je remplis le barillet du .44.

À partir de ce moment, je sais que la roue se met à tourner, de plus en plus vite, comme dans les foires, encore plus vite… Le type va la lâcher et elle tournera toute seule. Je suis le type.

Je prends mon Tessina, à tout hasard, avec un flash électronique carré. Je pose la main sur le genou de la gosse : il est poli et froid comme un galet au fond du torrent. Elle m’adresse une grimace contractée.

On descend, je contourne la voiture ; Myriam se tord deux trois fois les chevilles dans le gravier ; je vois son popotin qui se tortille devant moi ; elle monte les trois marches plates ; la clé n’est ni sur la porte ni sous le paillasson, alors elle plonge la main par un carreau cassé, elle ouvre…

Il y a assez de lumière dans le hall pour y constater des traces de lutte, une chaise haute gît en travers, un porte-parapluies a roulé sur le dallage et son contenu s’est répandu comme un jeu de mikado anémique. J’ai pas besoin de chercher longtemps pour dégotter trois étuis de .22 que j’empoche sans commentaire. Quand je me redresse, elle me tend une grosse torche. Les quatre pièces du bas et la cuisine sont à peine meublées ; et il n’y a personne dedans. Elles sont sombres, vaguement hostiles. C’est sûr qu’on n’a pas dû y donner de concert pendant le dernier demi-siècle.

On monte à l’étage ; j’essaie de faire le vide dans ma tête, de comprendre pourquoi le radar s’est allumé, pourquoi exactement. J’ai la gosse sur les talons et ses chaussures claquent un peu trop à mon goût, mais je sais que c’est pas d’en haut que va venir le danger.

Verlaine s’était retranché dans une petite chambre, la plus proche des chiottes sur le palier. Dire que ça pue, c’est encore peu dire ; mais ça pue pas la charogne, seulement le moisi, le rance, la crasse, le graillon et la merde. Je balaye les murs avec la torche, et c’est vrai qu’il s’était défoulé, le con, à crobarder ses bilans et ses organigrammes un peu partout, dans tous les sens. Pas seulement, il y a aussi des cons et des pafs, une dizaine de fabuleuses paires de nichons, des conneries.

Un grabat avec des couvertures de l’armée, des fringues un peu partout… J’ouvre la fenêtre, je pousse les volets. La gosse est debout au milieu de la pièce, le flingue le long de la cuisse.

Il devait se faire la bouffe ici, il y a une table de cuisine contre le mur à gauche, couverte de saloperies, de verres sales et de bouteilles, il reste du manger moisi au bord d’une assiette en terre, une bouteille de Johnny Walker qui a essuyé une claque de fossoyeur, un Camping-gaz avec une casserole dessus. Des paquets de Gitanes vides.

Je pose le .44 sur les paquets.

Ce que j’ai à faire maintenant, quelqu’un d’autre l’a déjà fait, mais en amateur, en foutant encore plus la pagaille. Les poches des fringues sont retournées ; on a même fouillé dans le carton où il balançait ses merdouilles, ses petites vengeances ; je marche sur les feuilles couvertes de son écriture rageuse, tout en zébrures ; on a même sorti la guitare de sa boîte couchée par terre, on l’a appuyée au mur, une Gibson pas très jeune mais une Gibson quand même, la gratte de notre jeunesse, le rêve à l’époque.

Verlaine était jeune, il jouait comme un dieu, mieux que Pierrot. Je me penche un peu, je passe l’ongle du pouce sur les cordes. Il aurait quand même pu l’accorder, avant de partir, mais il savait pas non plus qu’il allait s’en aller. Je lis ce qu’il a marqué en gros, devant mes yeux, je comprends… Il s’est quand même payé son rêve, question guitare.

Dans l’étui, il y a des partitions en foutoir, un jeu de cordes neuves, des médiators extra-souples neufs, sans une griffure, rien. Pas d’ampli, mais il n’avait pas de courant non plus, alors… Je me mets dans sa peau : cette baraque que j’aime pas, il n’a pas dû l’aimer non plus, tout le spongieux, le silence autour et le reste. Tel que je connaissais mon tordu, il a laissé le message quelque part.

Je pinaille, je me tape un coup de whisky à sa santé. Myriam n’a pas bougé ; elle ne tient pas de place, elle fixe quelque chose dehors, les frondaisons mouillées, je ne sais pas quoi, mais elle ne gêne pas. Je lui demande :

— Qu’est-ce que tu cherchais ?

— Du fric, elle me dit avec la même expression que si elle venait de prendre un coup de poing entre les seins. Du fric pour me tirer, me tirer loin de toute cette merde.

Je rebois un coup, je pointe l’index sur les inscriptions.

— Il avait indiqué la couleur, non ? Tu as trouvé ?

— Rien du tout. Au bout d’un moment, j’ai entendu du bruit, en bas, j’ai eu peur qu’il soit seulement blessé, qu’il remonte…

— Avec trois balles dans le caisson.

Elle soulève les épaules et le reste remonte avec, en plus doux et incertain, vulnérable. Elle me regarde toujours pas ; j’ai l’impression qu’elle fredonne, ou qu’elle récite quelque chose entre ses dents, quelque chose qui lui appartient à elle toute seule. Elle a les chevilles bien écartées, les bras le long du corps.

Tout le temps que je photographie les murs, elle bouge pas. Je me penche pour ramasser les feuilles, par terre, pour embarquer le carton. Brusquement je relève la tête et je sais que j’ai trouvé ; j’avance d’un pas, le buste penché, je rafle le petit tube en alu au fond de la boîte de la Gibson. D’habitude, c’est le genre de truc qui contient un diapason à bouche à dix balles.

S’il y en avait eu un dedans, Verlaine s’en serait servi, au moins une fois, avec sa maniaquerie. Je dévisse le petit bouchon.

Dedans, il n’y a pas de diapason : il y a du film, très serré, une ou plusieurs bobines, je prends pas le temps de le sortir, mais je sais que j’ai trouvé et je sais aussi pourquoi Verlaine avait levé le pied, avec une meute de loups sur ses talons, seulement les loups ne savaient certainement pas à quel point ils avaient intérêt à lui remettre la main dessus.

Les murs et le carton de papiers, c’était moitié fumée, moitié déconnographie. Je revisse le tube, je tourne la tête…

La gosse a reculé de trois pas ; elle est debout dans l’encadrement de la porte, plus ici et pas encore ailleurs. Je me retourne face à elle, le .44 est sur la table à moins d’un mètre, pas tout à fait au diable mais juste assez loin pour compliquer la situation et le canon du Browning me regarde le nombril sans passion, presque négligemment.

Le genre de négligence que j’aime pas chez un amateur. La roue vient de s’arrêter, à fond de cale.

Elle se tapote les cheveux du bout des doigts, elle me dit d’une voix morne et usagée :

— Tu as trouvé ce que tu cherchais, Simon.

C’est pas une question. C’est une constatation.

Elle baisse la main ouverte, la paume en haut, dans ma direction, son regard est à la fois résolu et mortellement fatigué, et elle dit encore :

— C’est aussi ça que les autres cherchaient. C’est ce que vous cherchiez tous.

Je ne réponds rien. Elle fait en agitant les doigts :

— Donne.

Je m’adresse à l’étui.

— Il va falloir que tu finisses, je murmure à mi-voix. Il va falloir que tu me descendes. Si tu le fais pas…

— Donne ! elle répète durement.

Je lui lance l’étui et elle le bloque, presque sans bouger le corps. Je me tasse un peu sur moi-même ; le canon du Browning remonte de quelques millimètres, comme s’il cherchait l’endroit. Je repasse tout dans ma tête, tout ce qu’elle m’a donné en si peu de temps ; son goût de terre noire et de sel, ses jambes minces aux chevilles émouvantes et son ventre ; je me tasse encore, je m’en fous que ça dure, je repasse le coup, à l’entraînement, glisser en pivotant, saisir le .44 et tirer sans armer, je revois le ralenti au magnétoscope, à l’entraînement, chez Tony, mais c’était à l’entraînement… Même plombé, si je suis pas foudroyé en plein cœur, avec les réflexes, elle aura pas le temps de s’effacer de la porte. Je dis, doucement :

— Un sac que je vais pas au tapis le premier, Myriam…

J’ai pas besoin de regarder où est le .44. Je sens où il est. Je laisse pendre les bras, les épaules basses et les doigts souples.

— Tenu, je l’entends dire au fond d’un puits.

Elle a changé. Elle est dure, sûre d’elle et en même temps amère, mortellement amère et fatiguée. J’essaie pas d’argumenter, de savoir pourquoi et comment, ni de quel côté elle a joué sa partie, ni depuis quand. J’essaie de pas penser non plus au dégât que ça va faire, du .44 Magnum, pas tellement à l’entrée mais dans son dos à la sortie, le fracas…

Elle glisse l’étui dans sa poche. Elle me regarde.

Maintenant.


J’aurais jamais eu le temps, jamais. J’ai les semelles collées au sol, les deux, à plat. Elle rit comme on pleure en se déchirant et elle m’envoie le pistolet en travers de l’estomac ; j’arrive à peine à la bloquer, elle renverse la tête en arrière comme si elle hurlait mais pas un son ne sort de sa bouche, ou alors je l’entends pas ; de chaque côté de son cou, les tendons, les muscles saillent comme des cordages prêts à casser.

Je m’approche, comme un somnambule, je m’approche. Elle ne bouge pas : elle reste où elle est, elle se contente de baisser la tête, de me regarder.

J’aurais jamais eu le temps parce que je n’aurais pas fait un geste, elle ne le sait pas, mais moi je le sais : j’aurais pas tiré. Je me passe la main sur la figure, peut-être pour y effacer quelque chose que je veux pas qu’elle voie. Je m’approche encore, je la prends par les cheveux.

Elle pose les deux paumes à plat contre ma poitrine, pas pour me repousser, elle crispe son visage.

— J’aurais pu te descendre, chérie, je dis en tâtonnant.

— C’est peut-être ce que je voulais.

Je fourre le pistolet dans ma ceinture, derrière. Je sais que je lui fais mal, je sais aussi qu’on n’a pas le temps, qu’on a autre chose à foutre. Je sais aussi qu’elle n’a rien sous la robe. J’avance et elle recule jusqu’au moment où elle sent le mur contre son dos.

Je prends même pas le temps de défaire les boutons, je lui remonte la robe par en dessous, devant, presque jusqu’au nombril, je lui prends les hanches à pleines mains, elle s’adosse en écartant les genoux.

— Simon, elle gémit, Simon…

En même temps, ses doigts s’affairent fébrilement.

On entend l’eau qui goutte des chéneaux ; le reste, c’est du silence meublé par deux souffles qui se cherchent et se calment, mais pas très vite. Elle m’a ouvert la chemise, elle a posé ses lèvres contre ma peau ; elles sont souples et brûlantes, faites pour dire et faire des millions de choses, merveilleusement vivantes.

J’essaie de pas écouter ce qu’elles me racontent.


Il reste un truc.

Peut-être pas le plus marrant.

Je l’emmène au sous-sol en la tirant par le bras. C’est la puanteur qui nous accueille, une odeur collante et vaguement sucrée, douceâtre, gonflée, le genre d’odeur qui s’insinue partout et imprègne les fringues. Il y a des soupiraux plus ou moins grillagés ; de place en place, je balaie le passage devant avec la torche.

La resserre à charbon est au fond, une porte en bois à claire-voie. On avance et, brusquement, quelque chose nous déboule dans les jambes en couinant. Myriam hurle ; ça me remplit les oreilles : un hurlement strident ; je pousse la porte du pied, je braque la torche au petit bonheur.

Un tas de charbon.

Ce qui a été une jambe.

J’ai jamais vu un tas de charbon grouiller. Le cri monte jusqu’au toit, il rebondit contre les murs. Ils sont une bonne vingtaine, des gros à la queue longue et luisante et aux yeux couleur de haine, une vingtaine à s’arracher quelque chose qui a été un homme dans un passé pas trop lointain, c’est tout juste s’ils font gaffe à nous, des importuns qui viennent foutre le boxon dans leur raout. La gosse a la main devant la bouche et je ris, je ris comme un dingue ; je suis sûr que Verlaine apprécierait la blague. Bouffé par les rats… Une sacrée blague… Nettoyé jusqu’à l’os…

Je me marre et en même temps je pense à sortir le Browning, à tirer dans le tas, à les envoyer au diable, à les écrabouiller, Je lâche la gosse, je vais les négocier à coups de torche, à coups de godasses, je me marre toujours, de plus en plus fort, je suis complètement bourré de haine, je sens les ongles de la gosse dans mon épaule, elle me tire, j’ai la torche dans la main droite, le Browning dans la gauche.

— Non, Simon ! elle hurle.

Je la secoue ; je sens qu’elle trébuche. J’abaisse le museau du Browning sur le tas, à pas trois mètres. Une jambe de treillis ; le jaune, c’est les tendons. Merde ! elle s’accroche à moi…

Quand je reviens dans l’axe, on est en train de se tirer à reculons ; on remonte les marches, je verrouille la porte, Myriam s’abat contre moi, elle pleure, elle pleure, elle m’embrasse la figure, elle bafouille des trucs parfaitement incohérents ; je me sens aussi crevé, aussi vidé, que si j’avais trop baisé. Je balance la torche au hasard, je prends la gosse à la taille et on se tire.

Dans la voiture, elle me rend l’étui. Entre les nuages, du côté du couchant, il y a une grande déchirure d’un bleu lavé et du soleil frais et limpide darde ses grands rayons roux droit devant lui.

On abandonne la 504 sur le parking de la gare. J’ai laissé le .44 et les papiers de Guyenne sous le siège du conducteur, et j’ai rangé la voiture bien en vue sous le nez des flics qui font la circulation, le soir, devant la salle des pas perdus.

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