Onze

Je me demanderai longtemps ce qui m’a poussé de pervers et de malsain, cet ignoble besoin de savoir, toute cette journée-là et les suivantes, ce que je cherchais en définitive de pas très admissible et qui ne pouvait rien me procurer de bon. Je ne me rappelle pas tout, seulement qu’un jeune type de l’identité judiciaire m’attendait avec sa grosse mallette à appareils devant l’entrée de service de l’institut médico-légal et qu’il s’est présenté à moi, puis que je me suis présenté au portier à travers le judas. Nous étions attendus au premier. J’ai répondu que je connaissais le chemin, et l’homme s’est contenté de rire entre ses dents. Il n’avait pas l’air plus vivant que la plupart de ses habitants, pas moins non plus.

Je me rappelle qu’il avait cessé de pleuvoir et que plusieurs grandes fenêtres étaient ouvertes, sans que cela changeât rien à l’odeur. Les couloirs étaient encombrés de civières, sans qu’il y en eût trop. Les contes de la mort ordinaire. Il y avait une vieille très jaune sur la droite, les mains sur le bas-ventre, et dans sa bouche ouverte comme un trou de falaise, on voyait encore le dentier mal mis. Il y avait un homme sans âge au ventre gonflé et dont les membres inférieurs étaient calcinés jusqu’aux genoux. Il y avait aussi, je m’en souviens bien, rangé un peu à l’écart, peut-être pour la bonne bouche, un jeune homme en habit de noces, vêtu de pied en cap alors que les autres étaient nus, avec même des bottines et des guêtres, et autour de la tête une ou deux fleurs blanches qui commençaient à faner. J’aurais dû m’enquérir de ce qu’il boutiquait là, lui aussi, ne serait-ce que pour calmer mon tourment.

Je suis rentré dans une salle, qui n’était pas la bonne. La fille sur la table avait déjà été préparée. Elle ne regardait rien. Plus rien. Elle était grêle, les seins flasques, et une maigre toison en haut du ventre lui donnait l’air pauvre et abandonné. Elle était de la couleur de la choucroute froide. Le jeune de l’I.J. me suivait comme un petit chien qui redoute les coups de pied en vache. Il n’avait rien à craindre de moi, pourtant, et pas davantage des autres. À ma montre, il était onze heures dix. Si j’avais eu un semblant de raison, j’aurais été dans mon lit. Je sais que je n’y aurais pas trouvé le sommeil. J’ai manqué m’énerver, parce que le légiste était en retard et que je ne parvenais pas à mettre la main sur Franck. Les légistes ne sont jamais à l’heure. Franck était dans la première salle de droite où une coursive à mi-hauteur, à laquelle on accède par une échelle en fer, sert à prendre les vues d’ensemble du corps. Comme tous ses pareils, il portait une plaque d’identité à la cheville gauche, avec son numéro d’ordre, sa taille et son poids. J’ai tout relevé au dictaphone, pendant que le jeune remplissait son Nikon-moteur. Pour un type de son âge, il se débrouillait bien. Il a gravi l’échelle et son flash a troué la lumière du jour avec une froideur terrifiante.

Un assistant que je ne connaissais pas m’a aidé à tourner le corps sur le flanc, puis sur le dos et enfin sur l’autre flanc. Il portait un tablier en caoutchouc et fumait une Gitane maïs qu’il rallumait sans cesse. Il n’avait pas d’âge et si je le rencontrais aujourd’hui dans la rue, je ne le reconnaîtrais pas — pas plus qu’il ne me reconnaîtrait. Il m’a annoncé que Carmona était en retard, ce que je savais déjà. Lorsqu’on a eu fini les photos, il a emmené un chariot sur lequel il a transféré Franck sans effort apparent et nous l’avons suivi dans la salle où il y avait déjà la fille. L’homme a observé qu’on ne risquait pas de la déranger et il s’est mis à son affaire, pour avancer Carmona. Il a glissé une cale en bois sous la nuque de Franck et il a commencé à l’inciser un peu partout, d’une lame très aiguisée qui faisait le bruit de couper dans de la soie, longitudinalement. J’ai allumé une Camel et le garçon de l’identité judiciaire est sorti une seconde, je n’ai eu ni la force ni l’intelligence d’en faire autant, et presque tout de suite, Carmona est entré. Nous nous sommes serré la main, comme chaque fois que nous nous rencontrions, en vitesse, sans un mot. À lui non plus, je ne pouvais pas donner d’âge et je n’ai jamais su ce qu’il pensait de ce qu’il était en train de fabriquer. Peut-être me l’aurait-il dit, si je le lui avais demandé, depuis le temps. Ensuite, il a parcouru ma commission rogatoire de bout en bout, puis il me l’a rendue et il est allé se laver les mains au savon de Marseille au petit lavabo qui se trouve sur la gauche. Il s’est mis à prendre toute une série de clichés au Polaroid et il les a regardées apparaître l’une après l’autre en les classant avec soin, pendant que je donnais mes instructions au jeune. C’est le problème quand on n’a jamais travaillé avec quelqu’un, il faut en dire un peu plus sur ce qu’on veut. J’avais presque oublié qu’il s’agissait de Franck, ou c’était ma façon de me défendre. Je voulais des gros plans de tout.

— Gros plans ou plans rapprochés ?

— Gros plans.

Personne n’aime, mais c’était son boulot. Je voulais toute l’histoire, d’un bout à l’autre, et c’était celle d’une agonie dont je ne voulais rien ignorer, une agonie que je prenais à mon compte personnel pour ainsi dire. À l’Usine, j’avais toujours passé pour un pinailleur, un maniaque et un caractériel — je m’en foutais. Blessures au flanc, blessures aux bras et à la face, je voulais tout, la mâchoire démantibulée et les trous dans le crâne, je voulais tout. Les doigts éclatés, tout. Le jeune a œuvré, même si c’était pas un job pour un jeune type sportif et sain, et aussi plein de vitalité que lui. Carmona l’a regardé faire sans trahir d’impatience ou d’irritation, sans se permettre la plus petite remarque. Lui aussi connaissait ma minutie et il ne la désapprouvait pas. Lui et moi savions qu’on cherchait des histoires là où il n’y en avait plus, c’est ce qui nous rendait plus indulgents et accessibles au doute que d’autres, plus usés également. Carmona et moi, on l’a regardé se contorsionner avec le Nikon dans la figure pour prendre ses angles, on a écouté le bruit du moteur et supporté avec autant d’impassibilité apparente que Franck les éclairs de flash. Je me suis rappelé qu’à mes débuts au 36, on se servait d’ampoules qu’il fallait changer chaque fois et que les moteurs étaient inconnus, de même que les zooms optiques. C’est peut-être à cause de cela que les choses avaient l’air un tout petit moins glacé et inhumain. Quand la photo a été finie, Carmona a ouvert.

Même si je le voulais, maintenant, je ne me rappellerais pas tout. Je risquerais de baver d’une autopsie sur l’autre et il y en a eu tellement. Ce sont des cérémonies que je n’ai jamais aimées, car elles sont la plupart du temps vaines et décevantes comme seuls savent l’être le démontage d’une arme à feu et la gymnastique, le tir à sec et les parties carrées — tout ce qui est bidon et dont on connaît d’avance le résultat. On le fait quand même pour tout un tas de raisons. On reste toujours entre deux, finalement bien couillon à regarder un peu de sang dilué qui s’en va, à se demander pourquoi… Je me rappelle le ciel incolore, qui pouvait aussi bien être celui du soir que de midi, les grandes vitres de collège qui caractérisent tous les édifices publics qui ont échappé dans leur disgrâce à la froide folie du béton et de l’aluminium brossé, je me rappelle l’odeur de mort, pas si inconfortable que cela après tout, qui me collait au palais… Je me rappelle Franck disponible à présent, les yeux au ciel comme un de ces Jean-Sébastien de Mantegna dont on a perdu la facture, placide en quelque sorte, très ouvert. Je me rappelle Franck éviscéré, vain et vide, le sexe sombre et inerte reposant sur la cuisse droite, ainsi que les paquets de sang violet dans son ventre qui avaient révélé une forte et longue hémorragie interne, provoquée par les deux petites balles de calibre .22 bosquette qui n’avaient pas eu la force de traverser, que Carmona avait retrouvées sans grand mal et qu’il m’avait remises, comme il se devait. On aurait dit deux projectiles de jouet d’enfant. Je devais avoir, en les regardant dans ma paume, un air d’abruti parfait. Je ne connaissais personne d’assez idiot pour se servir de ce genre de camelote qu’on utilise d’habitude au stand dans l’espoir chimérique de gagner une bouteille de mauvais mousseux avec une carabine réglée pour tirer dans les coins.

Je me rappelle à peine les remarques que Carmona émettait au fur et à mesure qu’il avançait dans sa besogne, je me rappelle le foie qu’il m’a montré, ainsi que les poumons dans lesquels il a taillé sous mes yeux, en écartant chacune des tranches successives :

— Cancer. Ce type n’aurait plus dû tenir debout.

Carmona et moi avions le tort de raisonner de façon logique, et même académique. Ce type avait eu plus de force et de courage que nous n’en aurions jamais. Plus de sagacité aussi. Carmona ne m’apprenait rien. Son assistant avait décalotté le crâne à la scie électrique — le crâne d’un homme qui s’était appelé Franck. Carmona en a sorti le cerveau — du moins ce qu’il en restait.

L’hémisphère droit était en bouillie, et le gauche ne présentait rien d’impressionnant, rien de plus impressionnant ou de plus propre à la consommation qu’une demi-cervelle de veau décongelée. J’avais déjà fumé un paquet et le jeune en était à son deuxième film. Carmona a réfléchi :

— Une seule balle de gros calibre.

Il ne m’apprenait toujours rien. Tirée dans l’oreille gauche à bout touchant, je le savais déjà, à cause des traces de poudre dans la peau et le cuir chevelu. Une balle suffisamment puissante et lourde pour tout pousser devant elle et champignonner à la sortie. Le crâne à droite ressemblait à une noix de coco éclatée à coups de marteau — des coups de marteau portés de l’intérieur, ce que nul individu pratique et doué d’un embryon de raison ne commet jamais, ne serait-ce que parce que c’est un exercice malcommode et inutile. Une balle de n’importe quel gros calibre, tirée par n’importe quelle arme d’épaule ou de poing, du moment que c’était une arme de gros calibre. Ça m’aurait bien arrangé, d’avoir la balle, mais je ne l’avais pas. Carmona a épluché la face de Franck, puis ses bras et ses mains. Il m’a dit :

— Travaillé avec un objet contondant. Ils lui ont cassé à peu près tout ce qu’on peut casser dans un corps humain. Les auteurs ne devaient pas l’aimer beaucoup.

— Quelle sorte d’objet contondant ?

— Métallique.

Je pensais toujours à un démonte-pneu, parce que c’est facile, c’est pratique et ça ne risque rien à transporter. Un démonte-pneu, une clé anglaise. Carmona n’a rien objecté à mes suppositions. Il a seulement observé de manière pensive :

— À un moment ou à un autre, on lui a passé les bracelets.

Léon avait remarqué la même chose, que Franck avait été menotté. N’importe quel voyou peut s’acheter une paire de pinces, et même de meilleure qualité que celles des flics. Les Smith & Wesson, par exemple, sont en vente libre. Leur seul inconvénient est de coûter la peau des fesses, alors qu’on peut en avoir de très solides chez n’importe quel armurier pour cent trente balles. Elles sont certainement plus esthétiques que d’autres, en revanche, elles s’adaptent moins bien à des bras de déménageur et leur dessin est maintenant un peu désuet. Pour ma part, je n’avais jamais ressenti le besoin de me servir d’autre chose que des pinces de l’Usine. Autant pour moi le choix d’une arme était réfléchi, autant celle d’une paire de menottes était accessoire. J’aurais dû mieux écouter Carmona — Carmona et Léon. Je les avais peut-être trop bien entendus, mais avec une partie de mon cerveau qui ne voulait plus fonctionner du tout et me donnait l’impression d’être engourdie. Franck était en pièces, il y en avait dans des bocaux et d’autres en vrac, et vraiment il ne ressemblait plus à rien, avec sa grosse queue molle et ses yeux avec plus rien au-dessus. Il ne ressemblait plus au Franck que j’avais connu. Personne ne se ressemble plus en pièces détachées. Le type de l’identité judiciaire avait fini. C’était la première fois qu’il assistait à l’autopsie d’un flic. Moi aussi. J’ai écouté Carmona résumer :

— Deux blessures par balles ayant provoqué une hémorragie interne. Plusieurs heures avant la mort. Ensuite, il a été frappé à la face et au thorax à l’aide d’un objet dur, qui lui a occasionné des fractures multiples mais non mortelles. Enfin, on lui a tiré une balle dans la tête. Mortelle. J’ai enlevé tout le charabia médical. Vous saisissez ?

— Je saisis. Autrement dit, il a ramassé deux balles, il s’est traîné jusque quelque part où des types l’ont pris en charge et lui ont fait subir un deuxième degré au tuyau de plomb, à l’issue duquel ils lui en ont mis une dans le crâne. Correct ?

— Charabia de flic. Vous connaissez cet homme ?

— Je le connaissais.

— Vous le connaissiez.

Le jeune remballait son appareil. Mon Oméga marquait déjà treize heures et il me semblait qu’il faisait très chaud, mais il ne faisait pas très chaud. Carmona avait encore du boulot, à commencer par la fille d’à côté dont les pieds marquaient dix heures dix. Les morts ne vous apprennent jamais grand-chose. Ils ne sont pas plus nus que nous, seulement encore plus vides. Plus démunis et encore plus précaires. Carmona a enfoncé les poings dans ses poches de veste, il m’a laissé allumer ma cigarette avant de m’en aller. Le jeune avait déjà son sac à l’épaule. Au moment de sortir, je me suis tourné vers Carmona et j’ai remarqué avec un coup de menton vers les restes de Franck :

— Vous seriez bien emmerdé, docteur, si je vous disais de tout remettre en place.

Carmona n’a pas souri. Il n’a presque pas bougé non plus. Il m’a seulement répondu :

— Pas autant que vous, monsieur le Divisionnaire. Pas autant que vous.

Nous sommes partis. L’odeur de mort nous a quittés bien après la place de Lyon. J’ai pris un premier bourbon chez Saïd avec le jeune, qui m’a promis un exemplaire de travail des photos pour le lendemain matin, du moment que j’allais le prendre au 36, puis je m’en suis débarrassé et je suis allé taper l’autopsie à l’Usine. Je ne sais pas quel genre de bouillon je leur ai servi, mais une chose est sûre, le parquet n’a jamais toussé, personne d’autre non plus. J’avais toujours été bon à la bécane, même si Vauthier pensait autrement. L’opinion des sénateurs romains m’a toujours été indifférente, qu’elle s’attache à ma personne ou à d’autres. J’ai remis mon arme administrative au coffre et je suis retourné chez Saïd.

Moins d’une heure plus tard, j’avais replongé. J’étais à deux grammes à l’éthylomètre. Ça ne pouvait pas faire revenir Franck, c’est sûr, mais ça ne pouvait pas me faire de mal non plus, pas plus que le reste. C’était toujours le même jour, ou la même nuit. Plus tard, j’ai appris que j’avais failli me jambonner avec des képis sur le douzième, ce qui n’aurait rien ajouté à ma gloire, c’est certain, et que Saïd et ses fils avaient tout fait pour arrondir les angles de manière à ce que je ne sois pas embarqué, au risque d’être emmerdés eux à ma place, surtout avec le brigadier qui était intervenu, un triste crétin des Alpes dont l’un des rares rêves était de se payer un flic en civil. Pourtant, je ne voulais plus ennuyer personne — pas même un brigadier de police. J’en avais trop sur les endosses.

Quand j’ai plongé dans le noir, Saïd a appelé un numéro. Lorsque j’ai repris connaissance, c’était dans le fauteuil du passager d’une voiture qui m’emmenait je ne sais où sans que je fasse quoi que ce soit pour me défendre. Je ne connaissais pas beaucoup de bagnoles aussi souples et silencieuses. Cuir havane, direction assistée, boîte automatique. Vitres électriques. Farida n’avait pas quitté sa tenue de travail. J’ai laissé tomber la main sur sa cuisse nue, bronzée et soyeuse. Je lui ai dit :

— Ça va, toi ?

Elle a répondu avec douceur et gentillesse. Elle avait pourtant laissé tomber son boulot pour venir. Au fond, elle m’aimait beaucoup, Farida. Plus que bien d’autres et plus que je m’aimais moi-même. Beaucoup de noblesse, Farida. Elle avait des jambes longues qui paraissaient prendre sous les bras, des attaches graciles. Beaucoup de tendresse et d’amabilité. À partir de deux grammes, j’avais tendance à trouver bien des femmes aimables, même les moins convenables. Elle a roulé doucement et longtemps en s’arrêtant de temps à autre pour que je rende. Ce que j’ai surtout dégueulé, à part de la bile et de l’alcool, c’est Vauthier, Moll et sa clique, et Calhoune aussi, tout ce qu’il y avait de triste et de mauvais en moi — et Franck, tous les faux-semblants et les histoires en plâtre, toutes les conneries, toutes ces saletés qui m’empêchaient de vivre et même, certaines, de mourir.

Cette nuit-là, quand je me suis réveillé, c’était comme si je me retrouvais sur la case départ, la gueule dans le sac, mais sur la case départ, avec à côté une fille trop vivante et trop bien pour moi, qui était d’accord quand même pour s’encombrer d’un baltringue dans mon genre, sans plus d’avenir que l’hymne républicain, sans plus de vrai avenir que lui maintenant que même les promoteurs immobiliers et les publicistes se disaient démocrates. Elle m’a emmené partout où je voulais, sur le périphérique et place des Ternes, nous avons fait un tour au bois de Boulogne comme les ploucs et j’ai un peu discuté avec des traves que j’avais connus aux Mœurs. Je lui ai montré le petit commissariat du treizième où j’avais commencé jeune O.P.A, puis nous sommes remontés sur Pigalle. Yvonne nous a offert le champagne, du vrai champagne, comme au temps des hommes — des vrais hommes. J’avais bien connu Eddy-Vite-Fait et Lucien Le Bègue, et tous deux étaient morts, Eddy truffé de balles de .45 à l’Estaque et Lucien dans son lit, bêtement, d’un crabe qui l’avait mangé de partout en rien de temps, j’avais connu le Petit Paul qui venait du Touquet et n’aimait rien tant que les gailles, je l’avais stoppé deux fois — les deux fois aux courtines, tous des anciens à Yvonne auxquels elle avait survécu sans le faire exprès, tous des braqueurs et des casseurs, des voyous qui ne valaient guère plus cher que ceux de maintenant et n’avaient pas beaucoup plus de parole, mais qui dataient pour la plupart de l’époque des 15 CV, et de l’Occupation, puis des gros V8, des Vedettes et du trafic des blondes. Une autre époque. Yvonne m’a parlé des tapis où on flambait jusqu’au matin, et pas pour des haricots, je me suis rappelé les cercles où régnait encore en douce Monsieur Jo, les académies de billard. Je me suis souvenu de Mona, la grande Mona qu’on appelait Ficelle, et qui ne l’avait pas été tant que ça puisqu’elle avait fini sous les roues d’une voiture sur le cours de Vincennes — résultat d’un différend commercial aggravé d’une querelle de territoire. Le type lui était passé dessus à trois reprises, tranquillement, puis il était reparti comme il était venu par la place de la Nation et nul ne l’avait jamais retrouvé. Farida écoutait sans rien dire, en me tenant la main sur ses genoux serrés. Elle était trop jeune pour avoir connu tout ça. Ce qu’elle avait connu n’était pas mieux.

Yvonne s’est penchée en arrière, elle a allumé un petit cigare et m’a regardé droit dans les yeux à travers la fumée. Elle était maquillée comme une voiture volée, mais son regard couleur de jade était froid et attentif. Dans sa face peinte et anguleuse, il ne restait plus que lui de réellement vivant. Elle m’a demandé :

— Dis-moi ce qui est arrivé à Franck.

— Il est mort.

— Calibré ?

— Entre autres.

— Il venait de temps à autre. Il se mettait au bar, au bout.

— Il buvait un coup…

— Pas toujours. Il avait trouvé une fille, une gentille môme qui venait de Gagny. Une toute petite gosse de quatre sous… Il l’attendait des heures, ici ou dans sa voiture.

— Qu’est-ce qui n’a pas marché ?

Yvonne a fait une grimace, puis le geste de se shooter à la saignée du bras. Elle a eu l’air brusquement très vieille et très amère, elle a ajouté sans cesser de me regarder droit dans les yeux :

— La pompe, mon grand.

— Franck savait ?

— Il savait. Il l’avait envoyée voir Olivenstein. Ça a tenu autant que les beaux jours, c’est-à-dire pas longtemps. Patou, on l’appelait. Me demande pas Patou comment, j’en sais rien. Elle a replongé. Franck était comme fou. Il lui mettait sur la gueule, mais ça n’y changeait rien. Il aurait dû la laisser. Il était bel homme, Franck, il avait un succès fou avec les jeunesses. Les filles, ici, l’appelaient Monsieur le Comte et pas pour se moquer de sa figure, je te prie de le croire. Il aurait emmené ce qu’il voulait, mais c’était elle qu’il voulait. Patou.

— Où elle est, maintenant ?

Yvonne a ri à la manière d’une vieille coquette, mais sans trace de joie dans ses yeux fixes, sans gaieté, sans paraître s’amuser d’elle, de Franck ou de nous, mais sans dureté non plus. Elle avait levé une main maigre criblée de taches hépatiques comme en ont les vieux, elle a examiné ses doigts et le petit cigare qui fumait entre le pouce et l’index, et elle m’a prévenu :

— Pas la peine de chercher, grand. Elle est passée au crématorium du Père-Latrappe il y a de ça un an, presque jour pour jour. Il n’y avait pas grand monde pour suivre le sapin, rien que Franck, moi et une autre femme qui était venue avec lui.

Elle a observé la fumée monter presque droite jusqu’au plafond qui n’était qu’à un mètre au-dessus de nos têtes. Il n’y avait pas beaucoup de mouvement dans la petite pièce qui lui servait de bureau, presque pas de bruit non plus, rien que quelques tristes relents de slows lents et plats comme des trottoirs. Elle a remué un peu la tête, Yvonne, comme un âne triste.

— Overdose. Je ne me souviens pas que Franck soit repassé depuis.

— Qui sait qui vendait la came à la fille ?

Yvonne m’a scruté de loin, avec un peu d’étonnement.

— Tu veux dire, qui c’est qui vendait la came à Franck ? Elle avait jamais de thune. C’est Frank qui l’achetait pour elle.

— À qui ?

— À une pourriture qui se fait appeler Ali-Baba Mike. Une ordure qui se dit batteur de jazz.

— Qui est batteur de jazz.

— Une saleté.

On peut être batteur de jazz et une saleté en même temps. On peut être guitariste et une saleté, tout comme on peut être flic, garagiste ou pute et être une saleté aussi. Ali-Baba Mike. Je n’ai pas fini mon verre. Farida et moi sommes sortis sans qu’Yvonne bouge de son fauteuil, nous avons traversé la petite boîte toute en longueur — le Bali Bar — sans susciter l’attention des consommateurs et des filles, ni celle de la grande gouine en cuir qui tenait le bar, et nous nous sommes retrouvés sur le trottoir dans la pluie qui avait repris. Nous avons remonté la rue Fontaine sans un mot. Farida me tenait le bras. Elle semblait considérer cela comme un fait entendu. Tout ce temps et ce fric qu’elle perdait avec moi ! Je n’étais plus très rond, mais pas encore bien clair. Il était temps de rentrer. Nous sommes rentrés. Elle a rangé son cabriolet en bas de chez moi et branché l’alarme, puis nous sommes montés. À mi-chemin j’étais déjà très amoureux, elle aussi. L’alcool et les deuils me rendent toujours très amoureux, c’est pourquoi j’avais cessé de boire et que je me tenais rangé des cimetières depuis quelque temps. Yellow Dog était occupé à ses affaires de toits et de nuit, aussi avons-nous eu tout le lit pour nous tout seuls. Le temps que je m’attaque à mes vêtements et que j’allume une bougie, Farida avait tout enlevé et s’était glissée sous la couette. Lorsque je me suis étendu près d’elle, j’ai senti qu’elle tremblait et qu’elle avait froid. Les choses auraient pu être infiniment plus tristes. Quand je l’ai prise, Farida m’a supplié :

— Je t’en prie, tiens-toi tranquille.

Elle ne pensait pas à ce qui était en train de se passer, elle faisait allusion à tout le reste, à tout ce qui était arrivé depuis des mois et des mois, à tout ce que j’avais descendu pour pas grand-chose, puis je lui ai vu une grimace avide qui ne parvenait pas à l’enlaidir et elle a commencé à me griffer les épaules et les flancs en remuant le bassin en tous sens. J’ai compris qu’elle avait raison et moi tort, qu’il valait mieux que je me tienne tranquille, que je n’étais pas à plaindre, puisque nous nous entendions si bien au fond, l’un dans l’autre.

Vers le matin, je me suis endormi en la tenant dans mes bras comme Yellow Dog lorsqu’il était bébé. Elle m’avait promis de s’arrêter, de rester avec moi tout le temps que je voudrais, que c’était fini, tout le reste de ma vie, si je voulais. Paroles de blues, paroles de femmes… J’avais promis… Parole de flic. J’avais promis de laisser béton. Faut jamais croire un flic. Moi-même, je ne me croyais. Elle était blottie comme une enfant qui a peur. Elle avait raison d’avoir peur.

Загрузка...