23 L’épreuve

Très méfiante, Nynaeve inspecta la grande salle nichée dans les entrailles de la Tour Blanche. Puis elle jeta un regard tout aussi peu confiant à Sheriam, qui se tenait à ses côtés. La Maîtresse des Novices attendait visiblement quelque chose, et elle trahissait un peu d’impatience. Pourtant, depuis qu’elle était à Tar Valon, la Sage-Dame n’avait vu chez les Aes Sedai qu’une imperturbable sérénité fondée sur la conviction que ce qui devait arriver finissait immanquablement par se produire en temps voulu.

La salle au plafond voûté avait été creusée à même la roche de l’île sur laquelle se dressait la Tour Blanche. Sur les murs lisses et clairs, la lumière des lampes accrochées à de hauts supports dansait un incessant ballet. Au centre précis de la vaste pièce trônait une étrange structure. Disposées sur le périmètre d’un grand anneau d’argent, trois arches du même métal, juste assez hautes pour laisser passer un homme, formaient un cercle parfait, puisque les flancs des trois ouvertures se touchaient. Faits d’une seule pièce, l’anneau et ses trois arches intriguaient Nynaeve, car elle ne parvenait pas à voir ce qu’il y avait à l’intérieur. Et si elle insistait, plissant les yeux, une lumière étrangement fluctuante lui faisait très vite tourner la tête.

Assises en tailleur sur le sol face aux trois points de contact des arches, des Aes Sedai étudiaient la construction métallique. Une autre sœur, non loin de là, se tenait près d’une table où reposaient trois grands calices d’argent. D’après ce qu’on avait dit à Nynaeve, ils étaient remplis d’eau claire.

Comme Sheriam, qui appartenait à l’Ajah Bleu, les quatre autres Aes Sedai portaient toutes leur châle. Celui de la femme au teint mat debout près de la table arborait des franges rouges alors que les trois sœurs assises affichaient leur filiation aux Ajah Vert, Blanc et Gris.

Nynaeve portait une des robes qu’on lui avait offertes à Fal Dara. Le vêtement vert pâle brodé de petites fleurs blanches convenait merveilleusement à son teint, sinon à son humeur, qui n’avait rien de printanière.

— Pour commencer, je meurs d’ennui du matin au soir, marmonna-t-elle, et voilà qu’il faut tout faire à la vitesse du vent.

— Le temps n’attend personne, répondit Sheriam, et, si la Roue tisse comme elle l’entend, elle tisse aussi quand elle l’entend. La patience est une vertu que nous devons toutes posséder, mais il convient aussi de savoir s’adapter aux changements de rythme.

Nynaeve se retint de foudroyer du regard la Maîtresse des Novices. L’Aes Sedai aux cheveux roux tirant sur les flammes avait un défaut terriblement agaçant : même quand ce n’était pas le cas, elle donnait l’impression de réciter par cœur des proverbes.

— C’est quoi, cette structure ? demanda Nynaeve, de plus en plus agacée.

— Un ter’angreal

— Et ça devrait me dire quelque chose ? Au moins, expliquez-moi à quoi ça sert.

— Mon enfant, les fonctions d’un ter’angreal sont multiples. Comme les angreal et les sa’angreal, ce sont des vestiges de l’Âge des Légendes qui obéissent au Pouvoir de l’Unique. Mais les ter’angreal ne sont pas aussi rares que les deux autres artefacts. Si certains ont besoin pour fonctionner de l’intervention d’une Aes Sedai, d’autres réagissent à la présence de n’importe quelle femme capable de canaliser le Pouvoir. On dit même que certains fonctionneraient pour n’importe quel profane. Contrairement aux angreal et aux sa’angreal, ils sont conçus pour accomplir une tâche bien spécifique. Nous en avons un autre, dans la tour, qui scelle les serments – en d’autres termes, qui engage pour de bon ceux qui les prêtent. Lorsque tu seras élevée au statut de sœur à part entière, tu prononceras tes vœux en le touchant. Tu jureras de ne jamais proférer autre chose que la vérité, de ne jamais fabriquer une arme susceptible d’aider un homme à en tuer un autre, et de ne jamais utiliser agressivement le Pouvoir de l’Unique, sauf pour tuer un Suppôt ou un monstre – et dans les cas de légitime défense, pour préserver ta vie, celle de ton Champion ou celle d’une autre sœur.

Nynaeve secoua la tête, pas convaincue. Ces engagements lui semblaient trop lourds, et en même temps trop légers, et elle ne se gêna pas pour le dire.

— Il fut un temps où les Aes Sedai ne prêtaient pas serment… On savait qui elles étaient et quelle cause elles défendaient, et ça suffisait largement. Beaucoup de sœurs regrettent qu’il n’en soit plus ainsi, mais la Roue tourne et les choses changent. Notre serment, qui n’a rien de secret, rassure les nations et leur permet d’établir des rapports avec nous sans craindre que nous retournions contre elles le Pouvoir de l’Unique. Entre les guerres des Trollocs et la guerre des Cent Années, nous avons adopté ces nouvelles règles, et c’est grâce à elles que la Tour Blanche est encore debout. Grâce à elles, mon enfant, que nous pouvons toujours lutter contre les Ténèbres… (Sheriam prit une profonde inspiration.) Par la Lumière ! j’essaie de t’apprendre en quelques minutes ce que n’importe quelle autre femme présente ici à ta place aurait eu des années pour assimiler ! C’est impossible, tout simplement. Pour l’heure, tu dois t’intéresser aux ter’angreal. Nous ne savons pas pourquoi ils furent fabriqués, et nous n’en utilisons qu’une infime partie. À des fins, tu dois le savoir, qui n’ont peut-être aucun rapport avec ce que visaient les concepteurs de ces artefacts.

» Ceux que nous n’utilisons plus ont coûté des vies, il faut également que tu le saches. Au fil des siècles, plus d’une Aes Sedai est morte, ou a perdu tout son pouvoir, en tentant de se servir d’un de ces mystérieux dispositifs.

— Et vous voulez que j’entre dans celui-ci ? demanda Nynaeve, indignée.

La lumière fluctuait moins, désormais. Cela dit, la Sage-Dame ne voyait toujours pas ce qu’il y avait à l’intérieur du ter’angreal.

— Nous savons très bien comment il fonctionne… Pour faire simple, il te confrontera à tes pires peurs. (Sheriam eut un sourire engageant.) Personne ne te demandera de quoi il s’agissait, et tu en diras uniquement ce que tu auras envie d’en dire. Les angoisses d’une femme n’appartiennent qu’à elle…

Nynaeve pensa à sa phobie des araignées, surtout dans le noir. Mais ce n’était sûrement pas ce genre de peur qu’évoquait Sheriam.

— J’entre par une arche, je sors par une autre, et cela à trois reprises. C’est vraiment tout ce que j’aurai à faire ?

L’Aes Sedai ajusta son châle d’un mouvement d’épaules un peu agacé.

— Si tu veux présenter les choses comme ça, la réponse est « oui »… En chemin, je t’ai dit ce que tu devais savoir sur la cérémonie – plus précisément, tout ce qu’on est autorisée à savoir avant de passer l’épreuve. Une novice parvenue à ce point aurait appris tout ça par cœur, mais n’aie pas peur de commettre des erreurs. Si nécessaire, je te rafraîchirai la mémoire. Tu es sûre d’être prête ? Si tu veux reculer, je suis toute disposée à ajouter ton nom dans le registre des novices.

— Non !

— Comme tu voudras… Maintenant, je vais te dire deux choses qu’aucune femme n’entend jamais avant d’être entrée dans cette salle. Pour commencer, lorsque tu seras engagée dans le processus, sache que tu devras aller jusqu’au bout. Si tu refuses l’obstacle, quel que soit ton potentiel, on t’expulsera gentiment de la tour avec assez d’argent pour tenir un an – et le conseil « amical » de ne plus jamais revenir.

Nynaeve voulut se récrier qu’elle n’était pas du genre à abandonner, mais Sheriam lui fit signe de se taire.

— Écoute-moi, et réponds quand tu sauras de quoi tu parles. Deuxième point, si tu persévères, tu te mettras en danger. Ici même, je veux dire. Certaines femmes sont entrées dans le ter’angreal et n’en sont jamais sorties. Tu entends ce que je dis ? Elles se sont volatilisées ! Pour survivre, tu devras être très forte. Si tu faiblis… (Le silence de Sheriam en dit plus long qu’un discours entier.) Je t’offre ta dernière chance de rebrousser chemin, mon enfant. Si tu le fais, j’ajouterai ton nom dans le registre des novices, et tu n’auras qu’un blâme dans ton dossier. Tu pourras revenir ici deux fois, et au troisième refus on t’expulsera de la tour. Mais se dérober n’a rien de honteux. Tu ne serais pas la première, d’ailleurs… Moi-même, j’ai reculé lors de mon premier passage dans cette salle.

» Maintenant, tu peux parler.

Nynaeve coula un regard de biais aux arches d’argent. La lumière ne fluctuait plus, soudain devenue stable et tamisée, comme pour suggérer la confiance. Pour apprendre ce qu’elle désirait apprendre, Nynaeve avait besoin de la liberté de manœuvre d’une Acceptée. Sinon, elle ne pourrait pas observer et poser des questions à sa guise.

Moiraine doit payer le mal qu’elle nous a fait. Et c’est moi qui lui rendrai la monnaie de sa pièce.

Sheriam avança lentement et la Sage-Dame lui emboîta le pas.

Comme si c’était un signal, la sœur rouge campée près de la table prit la parole :

— Qui nous amènes-tu, ma sœur ? demanda-t-elle à la Maîtresse des Novices.

— Une candidate à l’Acceptation, ma sœur, répondit Sheriam.

— Est-elle prête ?

— Elle laissera derrière elle ce qu’elle fut, surmontera ses peurs et deviendra une Acceptée.

— Connaît-elle ses plus intimes angoisses ?

— Elle n’a jamais eu à les affronter, mais aujourd’hui, elle le désire.

— Alors, qu’elle regarde en face ce qui la terrorise.

Sheriam s’arrêta à quatre pas des arches et Nynaeve l’imita.

— Ta robe, soupira la Maîtresse des Novices sans regarder la Sage-Dame.

Nynaeve s’empourpra, honteuse d’avoir oublié ce « détail » que Sheriam lui avait pourtant confié en chemin.

Elle retira très vite sa robe, ses chaussures puis ses bas. Tandis qu’elle pliait soigneusement ses habits, elle parvint à oublier l’écrasante présence des arches. Discrètement, elle glissa la bague offerte par Lan sous le petit tas de vêtements. Personne ne devait lui poser de questions sur ce bijou, ni le regarder avec curiosité. Quand elle eut terminé, le ter’angreal ne lui ayant pas fait la grâce de disparaître, elle attendit, un peu crispée.

Le sol de pierre était glacé sous la plante de ses pieds nus. Frissonnant, la chair de poule remontant de ses jambes dans tout son corps, la Sage-Dame s’efforça de ne pas broncher et se concentra pour respirer lentement. Ces femmes ne devaient pas voir qu’elle mourait de peur.

— Le premier passage, dit Sheriam, est pour ce qui fut. La sortie se présentera à toi, mais une seule fois. Sois forte.

Nynaeve hésita un peu, puis elle avança, franchit l’arche et se retrouva immergée dans la douce lumière, comme si elle allait s’y noyer.

Plus rien n’existait que cette lumière.


Nynaeve sursauta en s’apercevant qu’elle était nue. Puis elle vit qu’elle se trouvait dans une sorte de couloir dont les cloisons lisses étaient deux bonnes fois plus hautes qu’elle. Sur le sol de pierre inégal et poussiéreux, ses orteils s’agitaient comme indépendamment de sa volonté. Bien qu’il n’y eût pas de nuages, le ciel était grisâtre et le soleil ressemblait à une boule rouge boursouflée. Devant et derrière la Sage-Dame, des arches ménagées dans le mur permettaient des changements de direction. Les cloisons limitaient son champ de vision, mais elle vit nettement que le sol montait à partir de l’endroit où elle était – devant et derrière, comme si elle était au fond d’une cuvette. À travers les arches, Nynaeve voyait des alignements d’autres arches et cloisons. Elle était dans un labyrinthe géant.

Où suis-je ? Et comment y suis-je arrivée ?

Une autre pensée traversa l’esprit de Nynaeve, comme si une autre voix mentale la prononçait :

« La sortie se présentera à toi, mais une seule fois. Sois forte. »

La Sage-Dame s’ébroua.

— S’il n’y a qu’une sortie, je ne la trouverai sûrement pas en restant plantée ici. (Au moins, elle ne frissonnait plus, car l’air était chaud et sec.) Avant de rencontrer des gens, j’espère que je dénicherai de quoi m’habiller…

Elle se souvint d’avoir joué avec des labyrinthes dessinés sur du parchemin, quand elle était enfant. Il y avait une astuce pour trouver la sortie, mais elle ne parvenait pas à se la remémorer. Tout ce qui était lié au passé semblait flou et indéfini, comme s’il s’agissait des souvenirs de quelqu’un d’autre. Ses pieds soulevant de la poussière, elle avança, une main posée contre la cloison.

Arrivée devant la première ouverture, elle découvrit un couloir en tout point semblable à celui dans lequel elle était. N’ayant aucune raison de s’y engager, elle alla tout droit et dépassa d’autres intersections similaires. Puis « son » couloir fit une fourche, et elle obliqua sur la gauche. À la fourche suivante, elle fit de même, et suivit également son instinct à la troisième.

Pour se retrouver dans une impasse.

Revenant en arrière, elle tourna à droite et répéta quatre fois la manœuvre avant d’aboutir dans un autre cul-de-sac. Un moment, elle resta plantée là à foudroyer du regard le mur bien trop lisse pour qu’elle songe à l’escalader.

— Comment suis-je arrivée ici ? demanda-t-elle à voix haute. Et où suis-je ?

« La sortie se présentera à toi, mais une seule fois. Sois forte. »

Nynaeve revint de nouveau sur ses pas. Il y avait sûrement un truc pour réussir. Une méthode très simple. Tournant à gauche là où elle avait pris à droite, elle atteignit une nouvelle fourche et choisit la droite. Puis elle continua selon ce modèle : gauche, droite, gauche, droite…

Au début tout se passa à merveille. Après une bonne dizaine de fourches, elle n’avait toujours pas fini dans une impasse.

Alors qu’elle approchait d’une nouvelle fourche, elle capta un mouvement dans son dos, du coin de l’œil. Se retournant, elle ne vit rien dans l’étroit couloir. Alors qu’elle allait tourner à gauche, elle pivota de nouveau sur elle-même. Toujours rien, mais cette fois elle n’avait plus le moindre doute : il y avait quelqu’un derrière elle. Très nerveuse, elle s’engagea dans le nouveau couloir.

Presque à chaque fourche, le phénomène se reproduisit. Elle voyait quelque chose, se retournait trop tard, et choisissait une nouvelle direction en se demandant qui la traquait.

Cette fois, elle se mit à courir. Peu de garçons parvenaient à la battre, quand elle était enfant à Deux-Rivières.

Deux-Rivières ? Qu’est-ce que c’est ?

Un homme jaillit d’une arche, juste devant elle. Ses vêtements noirs élimés et à moitié décomposés, il semblait très âgé. Impossiblement vieux, même. Sa peau plus craquelée que du vieux parchemin était tendue comme s’il n’y avait pas de chair entre elle et les os de son visage de cauchemar. Au-dessus de ses yeux enfoncés dans leurs orbites comme s’ils étaient tombés au fond de puits, quelques touffes de cheveux secs et cassants se dressaient sur son crâne couvert de croûtes.

Nynaeve s’arrêta net, les pavés irréguliers du sol lui blessant la plante des pieds.

— Je me nomme Aginor, dit l’homme, souriant, et c’est pour toi que je suis là.

Le cœur de Nynaeve bondit dans sa poitrine. Un des Rejetés !

— Non, c’est impossible !

— Tu es très jolie, petite… Je vais prendre du bon temps.

Nynaeve se souvint soudain qu’elle était nue comme un ver. Rouge comme une pivoine, et pas seulement de colère, elle fit demi-tour et fonça en direction de la fourche précédente. Un rire grinçant retentit dans son dos, puis des bruits de pas qui semblèrent indiquer que son poursuivant était plus rapide qu’elle.

Aginor marmonnait en courant : la description de ce qu’il lui ferait, s’il la rattrapait. Même si elle entendit seulement la moitié de ces horreurs, la Sage-Dame en eut l’estomac retourné.

Les poings serrés, elle continua à courir, cherchant désespérément la sortie.

« La sortie se présentera à toi, mais une seule fois. Sois forte. »

Rien en vue, à part les interminables couloirs du labyrinthe. Si vite que courût Nynaeve, les obscénités d’Aginor la suivaient. Lentement, sa peur se transforma en colère.

— Que la Lumière le brûle ! Il n’a pas le droit de me faire ça !

En elle, Nynaeve sentit quelque chose s’ouvrir puis s’épanouir, comme une fleur qui s’épanouit sous la caresse de la lumière.

— Tu n’as pas le droit ! cria-t-elle en tendant le bras dans son dos, la main ouverte comme si elle venait de lancer quelque chose.

Elle fut à peine surprise de voir une lance de feu jaillir de sa paume. Le projectile percuta Aginor à la poitrine, l’envoyant bouler sur le sol. Un instant, il y resta, à demi sonné, puis il se redressa sur des jambes tremblantes.

— Tu as osé ? cria-t-il. Tu as osé ?

De la bave coulait de son menton, comme s’il n’était plus qu’un vieillard impuissant.

Des nuages se matérialisèrent brusquement dans le ciel, masse noir et blanc étrangement menaçante. Un éclair jaillit de ce magma, visant le cœur de Nynaeve.

Comme si le temps ralentissait, la Sage-Dame sentit battre son cœur, et elle eut l’impression que cette pulsation durait une éternité. Quelque chose déferla en elle – le saidar, pensa-t-elle très vaguement – et s’opposa à l’énergie qui venait de fuser des nuages. Sans effort, alors que le temps reprenait son cours normal, Nynaeve altéra la trajectoire de l’éclair, qui vint percuter le mur, juste au-dessus de la tête d’Aginor.

— C’est impossible ! Tu ne peux pas faire ça ! beugla le Rejeté.

Un nouvel éclair venant s’écraser là où il était, il dut sauter sur le côté pour sauver sa peau.

Folle de rage, Nynaeve chargea Aginor… qui tourna les talons et s’enfuit.

Le saidar se déversa comme un torrent dans le corps de la Sage-Dame. Autour d’elle, elle sentait la pierre et l’air, captant la minuscule étincelle de Pouvoir qui leur permettait d’exister. Elle eut aussi conscience qu’Aginor faisait… quelque chose. C’était confus et très lointain, comme s’il s’agissait d’une réalité qu’elle ne pourrait jamais vraiment connaître. Mais elle en voyait les effets et ne se méprenait nullement sur leur nature.

Le sol tremblait sous ses pieds. Devant elle, des cloisons s’écroulaient, des piles de gravats lui bloquant le chemin. Elle les escalada, se fichant que ses genoux et ses mains s’y écorchent jusqu’au sang. L’essentiel était de ne pas perdre Aginor de vue.

Le vent se leva, hurlant dans les couloirs tandis qu’il venait lui cingler le visage, lui arrachant des larmes et tentant de la faire basculer en arrière. Une nouvelle fois, elle inversa le flux, et ce fut au tour d’Aginor d’affronter les assauts de cette tempête. Pareillement, Nynaeve inversa la direction des secousses telluriques, et les cloisons s’écroulèrent sur le passage du Rejeté, le piégeant dans le labyrinthe. Les éclairs obéissaient désormais à Nynaeve et frappaient à l’endroit où elle regardait. Aginor mobilisait toutes ses forces pour renvoyer ces attaques à leur expéditrice, mais il n’était pas de taille à lutter contre elle.

Quelque chose attira l’attention de la Sage-Dame, sur sa droite. Quelque chose qu’elle n’aurait pas vu si la cloison ne s’était pas écroulée.

Aginor s’épuisait, ses contre-attaques devenant de plus en plus faibles et de plus en plus désordonnées. Mais il n’avait pas renoncé pour autant. Si elle le laissait partir, il se lancerait de nouveau sur sa piste, convaincu qu’elle n’était pas assez forte pour le vaincre et l’empêcher, au bout du compte, de faire ce qu’il voudrait d’elle.

Une arche d’argent remplie d’une douce lumière se dressait derrière la cloison écroulée.

La sortie…

Certes, mais le Rejeté venait de renoncer à toute résistance. Comprenant qu’il était le plus faible, il ne cherchait même plus à dévier les éclairs de son adversaire, courant simplement en zigzag pour les éviter et ne pas être blessé par les éclats de pierre qui volaient dans les airs. L’onde de choc des explosions le fit tomber une nouvelle fois.

« La sortie se présentera à toi, mais une seule fois. Sois forte. »

Les éclairs ne pleuvaient plus du ciel. Se détournant d’Aginor, Nynaeve étudia l’arche. Puis elle jeta de nouveau un coup d’œil au Rejeté, qui se jeta derrière une pile de gravats et disparut. La plus grande partie du labyrinthe était encore debout, mais les tas de débris laissés par l’affrontement à distance fournissaient des dizaines d’endroits où se cacher. Débusquer Aginor prendrait longtemps mais, si elle lui permettait de fuir, elle le regretterait un jour, car il reviendrait l’attaquer, ses forces recouvrées, au moment où elle s’y attendrait le moins.

« La sortie se présentera à toi, mais une seule fois. »

Soudain terrorisée, Nynaeve se tourna pour voir si l’arche n’avait pas disparu. Mais elle était toujours là. Donc, si elle trouvait Aginor très vite…

« Sois forte. »

Avec un cri de rage, Nynaeve escalada les gravats, se dirigeant vers l’arche.

— Les gens qui m’ont envoyée ici, marmonna-t-elle, je leur ferai regretter de n’avoir pas eu le coup de chance d’Aginor ! Je…

Elle franchit l’arche et se laissa emporter par la lumière.


— Oui, je…

Dès qu’elle fut sortie de l’arche, Nynaeve cessa de maugréer. Tout était comme dans son souvenir – le ter’angreal d’argent, les Aes Sedai, la grande salle – mais sa mémoire lui semblait pour l’instant appartenir à quelqu’un d’autre. Des images floues qui tremblotaient tout au fond de sa tête sans éveiller grand-chose en elle. Distraitement, elle nota qu’elle venait de sortir par l’arche qu’elle avait empruntée pour entrer.

La sœur de l’Ajah Rouge leva très haut un des grands calices d’argent et versa de l’eau sur la tête de la Sage-Dame.

— Te voilà lavée de tout péché que tu as pu commettre, récita l’officiante. Et de tous ceux dont tu fus la victime. Te voici également purifiée des crimes dont tu t’es rendue coupable, et de ceux qui furent commis contre toi. Ainsi, tu viens à nous lavée et pure, en ton cœur comme en ton âme.

Tandis que l’eau coulait le long de son corps avant de s’écraser sur le sol, Nynaeve se mit à trembler de froid.

Sheriam lui prit le bras comme pour montrer qu’elle était soulagée, mais quand elle parla, rien dans son ton n’indiqua qu’elle avait pu s’inquiéter un instant.

— Jusque-là, tu t’en sors très bien… Le simple fait de revenir est louable. N’oublie surtout pas quel est ton but ultime, et tout continuera à aller comme il faut.

La Maîtresse des Novices guida Nynaeve jusqu’à une deuxième arche.

— C’était si réel…, souffla la jeune femme.

Elle se souvenait de chaque détail, y compris d’avoir canalisé le Pouvoir comme si c’était la chose la plus naturelle au monde. Elle se rappelait aussi Aginor… et les horreurs qu’il voulait lui faire.

— C’était réel, Sheriam ?

— Personne ne saurait le dire… Les souvenirs qu’on en garde semblent réels, et certaines femmes sont sorties en arborant les blessures ou les contusions récoltées durant leur expérience. D’autres avaient été atrocement mutilées, et elles nous sont revenues sans une égratignure… C’est différent pour chaque personne, mon enfant… Les anciens étaient convaincus qu’il existait une multitude de mondes. Ce ter’angreal est peut-être un moyen de passer d’un univers à l’autre. Moi, je veux bien, mais, s’il s’agit d’une sorte de véhicule, ses conditions d’utilisation me semblent beaucoup trop strictes. Selon moi, les événements qui se déroulent à l’intérieur ne sont pas réels. Mais ne perds pas de vue que le danger, lui, est aussi concret qu’une lame qui plonge vers ton cœur.

— J’ai canalisé le Pouvoir… et c’était si facile.

Sheriam se décomposa.

— Enfin, c’est impossible ! Tu ne devrais même pas te souvenir d’avoir canalisé le Pouvoir… (La Maîtresse des Novices examina attentivement Nynaeve.) Pourtant, tu n’as pas souffert… Je sens le don en toi, aussi fort qu’avant.

— À vous entendre, ce qui m’est arrivé est dangereux, dit Nynaeve, sincèrement troublée.

L’Aes Sedai hésita avant de répondre :

— On ne juge pas utile de prévenir la candidate, parce qu’elle est condamnée à tout oublier, une fois entrée dans l’artefact, mais… Sache que ce ter’angreal fut découvert pendant les guerres des Trollocs. Dans les archives, nous conservons le rapport d’études originel. La sœur qui a franchi une arche pour la première fois était bardée de protections, puisqu’elle ne savait pas à quoi s’attendre. Elle n’a pas perdu la mémoire, ayant utilisé le Pouvoir de l’Unique lorsqu’elle se sentit menacée. Elle ressortit « carbonisée », son don réduit en cendres au point qu’elle ne sentait même plus la Source Authentique. La deuxième sœur se protégea aussi, et elle subit le même sort. La troisième entra sans prendre de précautions particulières, oublia tout de sa vie pendant qu’elle était à l’intérieur, et se tira de l’expérience en pleine santé. C’est en partie pour ça que nous ne protégeons pas les candidates. Nynaeve, tu ne dois pas canaliser de nouveau le Pouvoir quand tu seras dans le ter’angreal. Je sais que tu auras du mal à mémoriser cette consigne, mais fais de ton mieux pour y arriver.

Nynaeve se souvenait de tout – y compris d’avoir oublié sa vie « antérieure ».

— Je ne toucherai pas au Pouvoir, promit-elle.

Si je me souviens de cette interdiction…

À l’idée d’être dans une telle situation, elle eut envie d’éclater d’un rire hystérique.

Sous la deuxième arche, la lueur était assez forte pour envelopper la jeune femme et sa formatrice.

Sheriam s’écarta de sa protégée.

— La deuxième fois est pour ce qui est. La sortie se présentera à toi, mais une seule fois. Sois forte.

Nynaeve regarda l’arche d’argent, se demandant ce qui l’attendait. Puis elle entra et s’immergea dans la lumière.


Après avoir baissé les yeux sur la robe marron très ordinaire qu’elle portait comme par miracle, la Sage-Dame sursauta. Pourquoi s’étonnait-elle d’avoir mis une robe aujourd’hui ?

« La sortie se présentera à toi, mais une seule fois. Sois forte. »

Nynaeve regarda autour d’elle et sourit. Elle se tenait à la lisière de la place Verte, à Champ d’Emond. Des maisons à toit de chaume l’entouraient, et sur sa droite se dressait l’Auberge de la Cascade à Vin. Jaillissant d’un affleurement rocheux, la cascade elle-même, à l’eau tumultueuse mais d’un goût délicieux, allait alimenter la rivière qui serpentait près de l’auberge, coulant en direction de l’est.

Les rues du village étaient vides – rien d’étonnant à cette heure matinale où la plupart des habitants se consacraient à leurs corvées quotidiennes.

Lorsqu’elle regarda plus attentivement l’auberge, la Sage-Dame cessa de sourire. Avec sa façade défraîchie – un volet pendait même lamentablement sur ses gonds – et son toit auquel il manquait plusieurs tuiles, l’établissement semblait à l’abandon.

Qu’arrive-t-il à Bran ? Ses fonctions de bourgmestre sont trop prenantes pour qu’il entretienne son auberge ?

La porte de l’auberge s’ouvrit pour laisser passer Cenn Buie, qui se pétrifia en apercevant la Sage-Dame. Le vieux couvreur était toujours noueux comme une racine de chêne, et le regard qu’il jeta à Nynaeve lui glaça les sangs.

— Tu es revenue ? Eh bien, tu ferais mieux de repartir sans demander ton reste !

Après avoir craché à ses pieds, le vieil homme s’éloigna en marmonnant. Cenn n’avait jamais été un parangon d’amabilité, mais de là à se monter si rustre avec la Sage-Dame… Le suivant du regard, Nynaeve vit des signes tout aussi inquiétants que le délabrement de l’auberge. Des toits de chaume qui auraient dû être réparés, des jardins potagers envahis par le chiendent… La porte de maîtresse al’Caar, quasiment dégondée, allait et venait au gré du vent en grinçant sinistrement.

Très mécontente, Nynaeve entra dans l’auberge.

Je vais en toucher bien plus qu’un mot à Bran, et il se souviendra longtemps de notre conversation.

La salle commune de l’auberge était vide, à l’exception d’une femme à la longue natte grise occupée à nettoyer une table. À la façon dont elle regardait son ouvrage – ou, plutôt, dont elle ne le regardait pas – Nynaeve eut l’impression qu’elle se comportait comme un automate. D’ailleurs, la salle était loin d’avoir sa netteté d’antan.

— Marin ?

La femme de Bran al’Vere sursauta, sa main droite vola jusqu’à sa gorge et elle écarquilla les yeux. En quelques mois, elle semblait avoir vieilli de vingt ans. Une vieille femme usée par la vie.

— Nynaeve ? C’est vous, Sage-Dame ? Avec Egwene ? Me ramenez-vous Egwene ?

— Je…

Où est Egwene ? Je devrais réussir à me le rappeler, non ?

— Eh bien… Elle ne m’accompagne pas, et…

« La sortie se présentera à toi, mais une seule fois. Sois forte. »

Maîtresse al’Vere se laissa tomber dans un fauteuil à haut dossier droit.

— J’espérais tellement… Depuis la mort de Bran…

— Bran est mort ?

Nynaeve n’en crut pas ses oreilles. Ce colosse souriant semblait avoir été taillé pour vivre éternellement.

— Je n’aurais jamais dû partir…

Marin se leva, alla se camper devant une fenêtre et sonda anxieusement la place Verte puis ce qu’elle pouvait voir du village.

— Si Malena sait que vous êtes là, il va y avoir du grabuge… Cenn vient de sortir pour aller à sa recherche. C’est lui le bourgmestre, désormais.

— Cenn ? Comment ces crétins d’hommes ont-ils pu le choisir ?

— L’œuvre de Malena… Elle a convaincu toutes les femmes du Cercle de faire campagne pour lui auprès de leur mari. (Comme si elle voulait regarder partout en même temps, Marin plaqua son visage à la vitre.) Avant de mettre un bulletin dans une urne, ces imbéciles ne se consultent pas. Chacun a dû croire qu’il était le seul à céder à la pression de son épouse. La bonne vieille théorie selon laquelle une voix de plus ou de moins ne change rien. Eh bien, nous avons eu la preuve qu’elle était fausse.

— Qui est cette… Malena… qui règne sur le Cercle des Femmes ? Je n’avais jamais entendu son nom jusqu’à ce jour.

— Elle vient de Colline de la Garde. C’est la Sa… Malena Aylar est notre nouvelle Sage-Dame. Comme vous ne reveniez pas… Au nom de la Lumière ! je prie pour qu’elle ignore votre présence ici !

Cette fois, ce furent ses yeux que Nynaeve eut de la peine à croire.

— Marin, tu as si peur d’elle que tu en trembles comme une feuille. Comment est-elle, pour t’effrayer ainsi ? Et pourquoi le Cercle l’a-t-il élue à sa tête ?

Marin eut un rire amer.

— Nous sommes devenues folles, j’en ai peur… Malena est venue voir Mavra Mallen, ta remplaçante, la veille de son départ pour Promenade de Deven – elle devait bien finir par rentrer, pas vrai ? Cette nuit-là, des enfants sont tombés malades, et Malena est restée pour s’en occuper. Puis les moutons commencèrent à mourir les uns après les autres, et elle régla ce problème-là aussi. Après ça, il semblait naturel de la choisir… Mais c’est une furie, Nynaeve. D’un simple froncement de sourcils, elle impose sa volonté à n’importe qui. Et quand ça ne marche pas elle insiste et insiste encore, jusqu’à ce que sa victime finisse par céder. Mais il y a plus grave : elle a flanqué une correction à Alsbet Luhhan.

L’image d’Alsbet et Haral, son mari – le forgeron du village –, se forma dans l’esprit de Nynaeve. Presque aussi grande que son époux, Alsbet, une fort jolie femme au demeurant, était bâtie tout en muscles, comme lui.

— Alsbet est presque aussi forte que Haral… Je ne peux pas croire que…

— Malena n’est pas bien grande, mais c’est une teigne. Elle a frappé Alsbet avec un bâton, la poursuivant tout autour de la place Verte. Aucun témoin n’a eu le courage de s’interposer. Quand ils ont appris ça, Bran et Haral ont décidé que Malena devait partir – et tant pis s’ils se mêlaient des sacro-saintes affaires du Cercle des Femmes. Je ne sais pas si une des fidèles de Malena a entendu, mais ils sont tombés malades le même jour, et ils ont quitté ce monde à vingt-quatre heures d’intervalle. (Marin regarda autour d’elle, inquiète comme si les murs avaient pu avoir des oreilles.) Malena s’est occupée d’eux. Même s’ils s’étaient dressés contre elle, c’était son devoir, nous expliqua-t-elle. Parmi les herbes médicinales qu’elle a utilisées pour les soigner, j’ai vu… du fenouil gris, Nynaeve.

— Tu es sûre ? sûre et certaine ? (Au bord des larmes, la veuve de Bran acquiesça.) Marin, si tu as eu des soupçons d’empoisonnement, pourquoi ne t’en es-tu pas ouverte au Cercle des Femmes ?

— Malena a dit que Bran et Haral ne marchaient pas dans la Lumière. Sinon ils n’auraient pas pu s’opposer ainsi à la Sage-Dame ! D’après elle, ils sont morts parce que la Lumière les a abandonnés. Elle parle sans arrêt de « péché ». Elle a affirmé que Paet al’Caar était un pécheur, parce qu’il a parlé contre elle après la mort de Bran et de Haral. Il avait seulement dit qu’elle n’avait pas votre don pour la guérison, mais elle a dessiné le Croc du Dragon sur sa porte – en plein jour, afin que tout le monde la voie avec son morceau de charbon dans la main. Les deux fils du forgeron sont morts au cours de la semaine suivante. La pauvre Nela les a trouvés comme ça un matin, alors qu’elle allait les réveiller. Elle est sortie dans la rue, hagarde, riant et pleurant à la fois, comme une folle. Elle criait que Paet était le Ténébreux en personne – et l’assassin de ses fils. Le lendemain, le pauvre homme s’est pendu. (Marin baissa craintivement le ton.) J’ai encore quatre filles vivantes sous mon toit. Comprenez-vous ce que ça veut dire, vivantes ? Il est hors de question que je les mette en danger.

Nynaeve se sentit glacée jusqu’à la moelle des os.

— Marin, tu ne peux pas laisser faire ça…

« La sortie se présentera à toi, mais une seule fois. Sois forte. »

La Sage-Dame repoussa cette pensée parasite.

— Si le Cercle des Femmes parle d’une seule voix, vous vous débarrasserez de cette « furie ».

— S’opposer à Malena ? Nous tremblons toutes de peur devant elle. De plus, elle veille sur les enfants… Ils tombent souvent malades, ces derniers temps. Heureusement, elle fait de son mieux. À votre époque, presque personne ne mourait de maladie…

— Marin, écoute-moi ! N’as-tu pas compris pourquoi les enfants sont malades ? Quand la peur ne marche pas, Malena vous fait croire qu’elle est indispensable pour sauver les petits. Elle les empoisonne, mon amie. Comme Bran, comme Haral…

— C’est impossible… Pas les enfants. Non, pas eux !

— Crois-moi, Marin, elle le fait.

« La sortie se présentera… »

Cette fois, Nynaeve refoula impitoyablement la pensée.

— Y a-t-il dans le Cercle une femme qui m’écoutera ? Quelqu’un qui ne tremble pas de peur devant Malena ?

— Tout le monde a peur, mais Corin Ayellin te prêtera peut-être une oreille attentive. Dans ce cas, deux ou trois autres femmes pourraient se laisser dessiller les yeux. Nynaeve, si le Cercle vous soutient, vous redeviendrez notre Sage-Dame ? Vous êtes la seule capable de résister à Malena, même une fois que ses crimes seront connus. Si vous saviez comment elle est…

— Je reprendrai mon poste, oui.

« La sortie… »

Assez, avec la sortie ! Ce sont mes villageois !

— Prends ta cape, nous allons chez Corin.

Avant que les deux femmes soient à mi-chemin de chez Corin, Nynaeve vit une grande harpie décharnée se diriger vers l’auberge à longues enjambées tout en détruisant les fleurs sur son passage avec un gros bâton en bois de saule. Maigre ou non, elle avait l’air puissante – et d’une détermination sans faille. Cenn Buie la suivait en boitillant.

— Malena…, souffla Marin.

Elle tira Nynaeve à l’abri, entre deux maisons, et murmura :

— J’étais sûre que Cenn Buie irait la chercher.

Pour une raison inconnue, Nynaeve regarda par-dessus son épaule… et vit qu’une arche d’argent se dressait dans son dos, faisant toute la largeur du passage. Une lumière blanche y dansait.

« La sortie se présentera à toi, mais une seule fois. Sois forte. »

— Elle nous a vues ! cria Marin. Et elle vient par ici.

Malena avait planté là le vieux Cenn, qui ne savait que faire. Un sourire cruel sur les lèvres, la Sage-Dame de Champ d’Emond avançait lentement vers des proies qui ne pouvaient plus lui échapper.

Marin tira sur la manche de Nynaeve.

— Il faut courir, puis nous cacher… Cenn lui a certainement dit qui vous êtes. Elle déteste qu’on ose seulement prononcer votre nom.

L’arche d’argent attirait irrésistiblement le regard de Nynaeve.

« La sortie… »

Elle secoua la tête, tentant de raviver sa mémoire.

Ce n’est pas réel…

Pourtant, la terreur qui tordait les traits de Marin semblait bien réelle.

« Pour survivre, tu devras être très forte. »

— Nynaeve, elle m’a vue avec vous ! Par pitié ! Elle m’a vue !

Malena approchait toujours, implacable.

Mes villageois… Mais ce n’est pas réel, et la sortie…

Ravalant un sanglot, Nynaeve brisa l’étreinte de Marin, qui lui avait pris le bras.

— Pour l’amour de la Lumière, au secours, Nynaeve ! Au secours !

Sachant que ces mots la hanteraient longtemps, Nynaeve franchit l’arche.


Alors que l’ultime cri de Marin retentissait encore à ses oreilles, la Sage-Dame émergea dans la vaste salle dont elle distinguait à peine les contours. Et cette fois, lorsqu’on lui versa de l’eau sur la tête, elle ne tressaillit même pas.

— Te voilà purifiée de la fausse fierté et de la fausse ambition. Ainsi, tu viens à nous lavée et pure, en ton cœur comme en ton âme.

Dès que la sœur rouge se fut écartée, Sheriam vint prendre le bras de Nynaeve. Quand elle reconnut la Maîtresse des Novices, la Sage-Dame la saisit par le col de sa robe.

— Dites-moi que ce n’était pas réel ! Pas réel !

— C’était dur ? (Sheriam se dégagea sans mal, comme si elle avait l’habitude des réactions violentes.) C’est de pire en pire, et la troisième fois n’échappe pas à la règle…

— Pour revenir, j’ai abandonné mes amis… mes villageois… dans la Fosse de la Perdition.

Lumière, fais que ce n’ait pas été réel ! Je ne voulais pas… Mais je dois punir Moiraine, je le dois !

— Il y a toujours une raison de ne pas revenir… Un obstacle ou une diversion… Ce ter’angreal tend aux femmes des pièges qu’il puise dans leur esprit. Ce sont des rets plus résistants que l’acier et plus mortels que le poison. Voilà pourquoi cette épreuve existe. Une candidate doit désirer devenir une Aes Sedai à n’importe quel prix. Rien ne doit la détourner de son chemin. La Tour Blanche ne peut pas se satisfaire de moins. Et c’est ce que nous exigeons de toi.

— C’est demander beaucoup, souffla Nynaeve.

Campée devant la troisième arche, la sœur rouge l’attendait déjà.

La troisième sera la pire ? Comment est-ce possible, après ce que je viens de vivre ?

— J’ai peur, Sheriam…

— Une très bonne chose, mon enfant ! Tu veux devenir une Aes Sedai et canaliser le Pouvoir. Qui peut envisager un tel destin sans angoisse ? La peur t’inspirera la prudence et, grâce à la prudence, tu resteras en vie. (La Maîtresse des Novices força Nynaeve à se placer face à la dernière arche, mais elle ne l’abandonna pas tout de suite.) Personne ne te contraindra à entrer une troisième fois…

— Si je refuse, on me jettera dehors sans espoir de retour, c’est ça ? (Sheriam acquiesça.) Bien, je suis prête.

— La troisième fois est pour ce qui sera. La sortie se présentera à toi, mais une seule fois. Sois forte.

Nynaeve courut vers l’arche et s’y jeta comme pour s’y noyer.


Riant aux éclats, Nynaeve courait au milieu des papillons qui formaient un nuage tourbillonnant au-dessus des fleurs sauvages dont le sommet de la colline, un plateau verdoyant, était recouvert d’une extrémité à l’autre. Voyant que sa jument grise, attachée à un arbre, à la lisière d’un versant, piaffait nerveusement, sa maîtresse cessa de courir afin de ne pas l’exciter inutilement. S’enhardissant, des papillons vinrent se poser sur sa robe aux motifs floraux rehaussés de perles ou voletèrent autour des pierres précieuses piquetées dans la longue traîne que lui faisait sa chevelure.

Au pied de la colline, le collier géant composé de mille pièces – mille lacs, en vérité – brillait au cœur même de la capitale du Malkier. Dans cette onde limpide, les Sept Tours se reflétaient fièrement, leurs étendards à la Grue Dorée ondulant mollement au vent. Des milliers de jardins se nichaient entre les maisons de Malkier, mais aucun n’avait le charme de l’étendue sauvage au sommet de la colline.

« La sortie se présentera à toi, mais une seule fois. Sois forte. »

Un martèlement de sabots incita Nynaeve à se retourner.

Le roi du Malkier, al’Lan Mandragoran, descendit souplement de selle et courut vers la jeune femme, effarouchant à peine les papillons devenus trop confiants. S’il avait toujours le visage dur d’un homme de pierre, le sourire qu’il réservait à Nynaeve lui conférait une douceur presque enfantine.

La jeune femme cria de surprise quand il la prit dans ses bras et l’embrassa. Un moment, elle s’abandonna à son étreinte. Lui rendant son baiser, elle ne s’aperçut même pas que ses pieds ne touchaient plus le sol.

Soudain, elle repoussa le souverain.

— Non ! Lâche-moi ! Repose-moi par terre !

Intrigué, Lan obéit puis la regarda reculer comme si son contact lui brûlait la peau.

— Pas ça…, murmura-t-elle. Je ne peux pas affronter ça ! Tout le reste, oui, mais pas ça !

Je préfère lutter de nouveau contre Aginor !

Aginor ?

Mais qui était-ce donc ? Sa mémoire se lézardait comme un glacier, des fragments entiers dérivant comme si les flots du temps voulaient les emporter.

— Tu vas bien, mon amour ? demanda Lan, sincèrement inquiet.

— Ne m’appelle pas ainsi ! Je ne suis pas ton amour, et je ne peux pas t’épouser !

Surprise des surprises, Lan renversa la tête en arrière et éclata de rire.

— Sais-tu que nos enfants pourraient être traumatisés, s’ils t’entendaient dire que nous ne sommes pas mariés ? Et qui devrais-je appeler « mon amour », selon toi ? Je n’ai personne d’autre dans mon cœur, et il en sera ainsi pour toujours.

— Je dois rentrer…

Cherchant à repérer l’arche, Nynaeve ne vit qu’un ciel et un paysage radieux.

« Ce sont des rets plus résistants que l’acier et plus mortels que le poison… » Lan et les bébés de Lan ! Lumière, je t’en prie, viens à mon secours !

— Je dois rentrer, et tout de suite !

— Rentrer ? Où ça ? Champ d’Emond ? Si c’est ce que tu veux, je vais faire prévenir Morgase, puis lever pour toi une escorte…

— Rentrer seule…, marmonna Nynaeve sans cesser de chercher.

Où est cette maudite arche ? Il faut que je m’en aille !

— Je ne veux pas m’engluer dans cette toile. C’est plus que j’en peux supporter. Partir, oui, partir !

— T’engluer dans quoi, Nynaeve ? Et qu’est-ce qui t’est insupportable ? Désolé, mais si tu peux chevaucher ici seule, à la rigueur, Morgase serait stupéfiée, voire choquée que la reine du Malkier déboule sans escorte dans le royaume d’Andor. Tu ne voudrais pas troubler Morgase, pas vrai ? C’est ton amie, si je ne me trompe pas…

Nynaeve se sentit sonnée comme si elle venait de recevoir une volée de coups de poing, tous à la tête.

— Reine ? Et nous avons des enfants ?

— Tu es sûre que ça va ? Je devrais te conduire chez Sharina Sedai, pour qu’elle t’examine.

— Non… (Nynaeve recula encore de quelques pas.) Aucune Aes Sedai, surtout.

Ce n’est pas réel ! Et, cette fois, je ne me laisserai pas piéger !

— Si nous récapitulions ? proposa Lan. Étant mon épouse, comment pourrais-tu ne pas être reine ? Nous sommes des Malkieri, ici, pas des hommes du Sud ! Tu as été couronnée au cœur des Sept Tours, le jour même où nous avons échangé nos anneaux.

Sans y penser, Lan leva légèrement la main gauche, révélant l’alliance qu’il portait à l’index. Nynaeve baissa les yeux sur la bague qu’elle portait également. Elle posa la main droite dessus, mais était-ce pour la cacher, pour nier sa présence ou pour empêcher qu’elle disparaisse ?

— Tu te souviens, maintenant ?

Lan tendit une main, comme pour caresser la joue de sa femme – qui recula de six bons pas.

— Comme tu voudras, mon amour… Nous avons trois enfants, un seul étant assez petit pour qu’on puisse parler d’un bébé. Maric t’arrive presque à l’épaule, et il a l’âge de décider s’il préfère les chevaux ou les livres. Elnore s’entraîne déjà à faire tourner la tête des garçons – enfin, quand elle n’est pas occupée à harceler Sharina pour savoir quand elle aura l’âge d’aller à Tar Valon, dans la Tour Blanche.

— Elnore était le prénom de ma mère…

— C’est bien pour ça que tu l’as choisi… Nynaeve…

— Non, pas question de me laisser entraîner, cette fois ! Non, non et non !

Derrière Lan, au milieu des arbres qui bordaient la prairie, Nynaeve vit enfin l’arche d’argent. Jusque-là, les troncs la lui avaient cachée.

« La sortie se présentera à toi, mais une seule fois. Sois forte. »

— Je dois partir !

Nynaeve voulut se détourner, mais Lan lui prit la main et elle eut le sentiment que ses jambes s’enracinaient au sol.

— J’ignore ce qui te torture, mon épouse, mais confie-moi ton secret, et j’arrangerai tout, c’est juré. Je sais que je ne suis pas le meilleur des maris. Au moment de notre rencontre, j’étais dur comme la pierre et coupant comme l’acier, mais tu as su arrondir bien des angles…

— Tu es le plus formidable des maris…, murmura Nynaeve.

Horrifiée, elle se surprit à raviver des souvenirs de leur union : les rires et les larmes, les disputes amères et les douces réconciliations. Des souvenirs fragiles, comme s’ils ne lui appartenaient pas vraiment, mais il ne tenait qu’à elle de les laisser grandir et s’épanouir…

— Je ne peux pas !

L’arche se dressait à quelques pas à peine.

« La sortie se présentera à toi, mais une seule fois. Sois forte. »

— Nynaeve, je ne sais pas ce qui se passe, mais j’ai le sentiment de te perdre. Et c’est insupportable.

Lan avança, tendit le bras et lissa les cheveux de sa femme, qui pressa une joue contre le dos de sa main.

— Reste avec moi pour toujours.

— Je veux rester… (Nynaeve ferma les yeux.) Oui, c’est ce que je désire…

Quand elle rouvrit les yeux, l’arche n’était plus nulle part en vue.

Une seule fois !

— Non, non… Non !

Lan la força à se tourner vers lui.

— Qu’est-ce qui te torture ? Si tu veux que je t’aide, il faut me le dire !

— Ce n’est pas réel…

— Pas réel ? Avant de te rencontrer, je pensais que rien ne l’était, à part mon épée. Regarde ce qui t’entoure ! Tout est vrai. Ensemble, nous pouvons rendre réel tout ce que tu voudras, parce que rien ne nous est impossible.

Troublée, Nynaeve regarda effectivement autour d’elle. La prairie était toujours là, et les Sept Tours se dressaient fièrement au-dessus des Mille Lacs. Si l’arche avait disparu, tout le reste était inchangé.

Je pourrais m’installer ici, avec Lan… Rien n’a changé…

Les pensées de la jeune femme prirent un autre tour.

Non, rien n’a changé ! Egwene est seule dans la Tour Blanche. Rand canalisera encore le Pouvoir, et il deviendra fou. Quant à Mat et Perrin, retrouveront-ils ce qu’ils ont perdu ? Et Moiraine, qui a dévasté nos vies, reste libre et impunie.

— Je dois rentrer…

Incapable de supporter la détresse de Lan, Nynaeve se détourna de lui. Puis elle fit naître dans son esprit l’image d’un bouton de fleur blanche sur sa tige hérissée d’épines. Des épines acérées capables de déchirer sa chair, voilà ce qu’elle voulait. Comme si elle entendait se jeter dans une haie de prunelliers…

Presque trop loin pour qu’elle l’entende, la voix de Sheriam Sedai lui rappela qu’il était dangereux de canaliser le Pouvoir pendant l’épreuve. Mais le bouton de fleur s’ouvrit, et le saidar emplit de lumière l’esprit de Nynaeve.

— Mon amour, dis-moi ce qui ne va pas…

La voix de Lan risquant de briser sa concentration, Nynaeve refusa de l’écouter. La sortie ne pouvait pas avoir complètement disparu. Pourtant, il n’y avait plus rien à l’endroit où se dressait un peu plus tôt l’arche d’argent.

— Nynaeve…

La Sage-Dame tenta de se représenter mentalement l’arche, jusqu’aux plus infimes détails. Une image vacillante se forma devant son œil intérieur, puis se précisa, une lumière blanche comme enchâssée dans le cadre de métal brillant.

Devant Nynaeve, les contours de l’arche apparurent, scintillant entre les arbres comme s’ils hésitaient entre l’existence et le néant.

— Je t’aime…

La jeune femme puisa dans le saidar, s’enivrant de Pouvoir jusqu’à ce qu’elle ait le sentiment d’être sur le point d’exploser. La lumière qui l’emplissait se répandit autour d’elle, lui blessant les yeux. Alors que la chaleur menaçait de la consumer, l’arche reprit toute sa substance, structure de métal redevenue bien réelle et ancrée dans l’espace et le temps. La douleur et le feu se déversant dans le corps de la jeune femme, elle eut l’impression que la moelle de ses os se consumait. Sa tête n’était plus qu’une fournaise rugissante…

— … Je t’aime de tout mon cœur…

Sans regarder en arrière, Nynaeve courut vers l’arche d’argent. Un peu plus tôt, elle avait pensé que le cri de Marin al’Vere la hanterait jusqu’à la fin de ses jours. Mais, alors qu’elle abandonnait un nouvel être aimé, la protestation de la villageoise sonna soudain à ses oreilles comme une douce musique.

— Nynaeve, je t’en prie, ne me quitte pas !

Cette supplique-là, c’était certain, la poursuivrait jusqu’à son dernier souffle.

Miséricordieusement, la lumière blanche l’enveloppa une nouvelle fois.


De nouveau nue, Nynaeve sortit en titubant de l’arche, tomba à genoux et éclata en sanglots. Quand Sheriam vint s’agenouiller à ses côtés, elle la foudroya du regard.

— Je vous hais ! réussit-elle à crier. Et j’abomine toutes les Aes Sedai.

La Maîtresse des Novices soupira, puis elle aida Nynaeve à se relever.

— Mon enfant, presque toutes les femmes qui subissent l’épreuve disent cela à la fin. Être confrontée à ses peurs n’est pas une petite affaire… (Sheriam prit les mains de Nynaeve et les retourna, paume vers le haut.) Qu’est-ce que c’est ?

Nynaeve frémit à cause d’une soudaine douleur, dans ses paumes. Baissant les yeux, elle découvrit qu’une longue épine noire était plantée au centre de chacune, la transperçant. Avec mille précautions, Sheriam retira les deux dards végétaux, utilisant son don de guérison afin de ne laisser que deux minuscules cicatrices aux points d’entrée et de sortie.

— Il ne devrait pas y avoir de cicatrices du tout, marmonna-t-elle lorsqu’elle eut terminé. Et comment as-tu fait pour ne récolter que deux blessures, à des endroits tellement précis ? Si tu avais traversé une haie de prunelliers, tu devrais être couverte d’égratignures et criblée d’épines.

— Je devrais, oui, approuva Nynaeve, amère. Mais j’ai peut-être estimé avoir payé un prix assez élevé…

— Il y en a toujours un à payer, acquiesça l’Aes Sedai. Viens, à présent. Tu t’es acquittée d’un premier tribut, et tu mérites d’avoir ton dû…

Sheriam poussa doucement sa protégée en avant.

Nynaeve s’aperçut alors qu’il y avait dans la pièce d’autres Aes Sedai que l’officiante rouge et ses assistantes. Flanquée de représentantes de tous les Ajah, la Chaire d’Amyrlin était là, arborant son étole aux sept rayures. Toutes ces femmes regardaient Nynaeve. Se souvenant des instructions de Sheriam, celle-ci avança et alla s’agenouiller devant la Chaire d’Amyrlin.

Levant le troisième et dernier calice, la dirigeante le vida lentement sur la tête de l’ancienne Sage-Dame.

— Te voilà purifiée de Nynaeve al’Meara, native de Champ d’Emond. Et libérée de tous les liens qui t’enchaînaient à ce monde. Ainsi, tu viens à nous lavée et pure, en ton âme et en ton cœur. Tu es désormais Nynaeve al’Meara, une Acceptée de la Tour Blanche. (La Chaire d’Amyrlin confia le calice à une des sœurs et tendit la main à Nynaeve.) Relève-toi, mon enfant. À présent, tu es une part de nous.

Quand elle vit la lueur sombre qui brillait dans les yeux de la Chaire d’Amyrlin, Nynaeve frissonna – et ça n’avait vraiment rien à voir avec sa nudité ni avec l’eau qu’on venait de lui verser dessus.

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