16 Dans le miroir des Ténèbres

— Seigneur, tu n’aurais pas dû faire ça, dit Hurin lorsque Rand réveilla ses deux compagnons, aux premières lueurs de l’aube.

Le soleil était encore invisible, mais les rayons avant-coureurs de son avènement fournissaient une lumière très suffisante. Le brouillard n’était plus qu’un mauvais souvenir et l’obscurité se dissipait comme à regret.

— Si tu t’épuises afin de nous ménager, seigneur, insista le renifleur, qui nous ramènera chez nous ?

— J’avais besoin de réfléchir, mentit Rand.

Plus rien ne témoignait de la venue du Ténébreux, voire du brouillard. Mais il restait une preuve du premier événement : la main hâtivement bandée de Rand.

— Si nous voulons rattraper Fain et ses sbires, dit-il, pressé de quitter ce lieu maléfique, il faut sauter en selle. Nous mangerons du pain en chevauchant…

Occupé à s’étirer, Loial se pétrifia soudain, ses bras levés atteignant la hauteur où aurait culminé Hurin s’il s’était perché sur les épaules de Rand.

— Ta main, mon ami ! Que t’est-il arrivé ?

— Je me suis fait mal… Rien de grave.

— J’ai des onguents dans mes sacoches…

— Ce n’est pas grave, te dis-je !

Rand s’en voulut de cet éclat mais, si ses amis voyaient la « marque », ils l’accableraient de questions auxquelles il ne voulait pas répondre.

— Ne perdons plus de temps… Allez, en route !

Il entreprit de seller Rouquin – pas un jeu d’enfant, avec une main blessée – et Hurin alla s’occuper de sa monture.

— Inutile d’être si grognon…, marmonna Loial.

Trouver une piste physique, décida Rand quand ils furent en route, semblait la moindre des choses dans ce monde où il n’existait presque rien de naturel. Une seule petite empreinte de sabot le comblerait d’aise. Fain, ses Suppôts et ses Trollocs devaient bien laisser des traces, non ? Les yeux baissés, Rand chevaucha en sondant le sol.

Il ne vit pas une pierre délogée de son trou ni l’ombre d’une motte de terre retournée. Une idée lui traversant l’esprit, il se retourna et étudia le terrain, derrière lui. Non qu’il crût vraiment que le sol absorbait les empreintes, mais savait-on jamais, en terre étrangère ? Mais leurs chevaux laissaient bel et bien une piste. En revanche, devant, c’était toujours le néant.

Sans doute, mais Hurin insistait : il sentait toujours les voleurs – de plus en plus faiblement – qui se dirigeaient encore vers le sud.

Comme la veille, Hurin se concentra sur la piste, le nez au vent tel un chien de chasse lancé aux trousses d’un cerf. Quant à Loial, il se replongea dans sa morosité, marmonnant dans sa barbe tout en lissant du bout des doigts le bâton accroché en travers de sa selle.

Moins d’une heure après le départ, Rand aperçut une grande flèche de pierre, droit devant eux. Comme il n’avait plus levé les yeux du sol depuis un moment, l’imposante colonne était relativement proche lorsqu’il la repéra.

— Je me demande ce que c’est…

— Navré, Rand, dit Loial, mais je n’en sais rien.

— Si nous étions dans notre monde, seigneur Rand, dit Hurin, eh bien… Tu te souviens du monument dont a parlé le seigneur Ingtar ? Celui qui célèbre la victoire d’Artur Aile-de-Faucon sur les Trollocs ? C’était une flèche de pierre, mais elle fut détruite il y a dix bons siècles. Aujourd’hui, il n’en reste rien, à part une sorte de tertre. Je l’ai vu quand je suis allé en mission au Cairhien pour le seigneur Agelmar.

— Ce monument devrait être à trois ou quatre jours de cheval, intervint Loial. S’il est encore intact. Franchement, je ne vois pas pourquoi ce serait le cas. D’autant plus qu’il n’y a pas âme qui vive dans ce monde, selon moi…

Le renifleur baissa de nouveau les yeux.

— Eh bien, c’est comme ça, voilà tout, Bâtisseur… Pas d’êtres vivants, c’est vrai, mais cette flèche devant nous… Seigneur Rand, nous devrions la contourner. Dans un endroit pareil, comment savoir ce qui nous y attend ? Ou qui nous y attend ?…

Pour s’aider à réfléchir, Rand pianota en rythme sur le pommeau de sa selle.

— Non, dit-il enfin, il ne faut pas nous écarter de la piste… En la suivant au plus près, nous ne semblons pas gagner de terrain sur Fain. Inutile de perdre du temps en faisant des détours. Si nous voyons quelque chose d’inquiétant, il sera toujours temps d’aviser. Jusque-là, on continue tout droit !

— À tes ordres, seigneur Rand… (L’air bizarre, le renifleur jeta un coup d’œil en coin au jeune homme.) À tes ordres…

Perplexe, Rand mit un moment à comprendre, et la conclusion à laquelle il arriva lui déplut. Les seigneurs n’expliquaient pas leurs actes aux manants, mais uniquement à leurs pairs.

D’accord, mais je ne lui ai jamais demandé de me prendre pour un fichu seigneur !

Non, mais il l’a fait, répondit une petite voix, et tu es entré dans son jeu. Maintenant, assume tes responsabilités.

— Guide-nous, Hurin, ordonna Rand.

Avec un sourire qui en disait long sur son soulagement, le renifleur obéit.

Alors que le soleil pâlichon approchait de son zénith, les voyageurs estimèrent qu’ils étaient à moins de deux mille pas de la flèche. Tandis qu’ils traversaient un cours d’eau encaissé dans un ravin, Rand étudia la butte de terre au sommet plat qui servait de socle au monument. La flèche elle-même frôlait les deux cents pieds de hauteur, et de si près on voyait que le sommet sculpté représentait un oiseau aux ailes déployées.

— Un faucon, dit Rand. C’est bien le monument à la gloire d’Artur. À une époque, il y avait des gens ici, c’est évident. Comme chez nous, ils ont érigé cette flèche, mais pas au même endroit, et personne ne l’a jamais détruite. Tu te rends compte, Hurin ? Quand nous serons de retour, tu pourras dire que tu as vu un monument qui n’existe plus depuis des siècles ! Dans tout notre monde, nous serons les seuls à avoir posé les yeux dessus.

Le renifleur acquiesça.

— Oui, seigneur… Mes enfants seront fiers d’entendre que leur père a vu la flèche d’Artur Aile-de-Faucon.

— Rand, souffla soudain Loial, l’air inquiet.

— Si nous galopions jusqu’à la flèche ? Allez, ça nous fera du bien ! Dans un monde mort, il faut se prouver qu’on est vivant !

— Rand, j’ai peur que…

N’écoutant plus l’Ogier, Rand talonna Rouquin, qui partit au galop.

Hurin imita son seigneur.

Entendant que Loial les appelait, Rand éclata de rire et lui fit signe de se joindre à la course. Puis il continua son chemin, savourant la caresse du vent sur son visage. Quand on gardait le regard braqué devant soi, la distorsion visuelle devenait supportable, et un peu d’action ne faisait jamais de mal.

Le « socle » s’étendait sur l’équivalent de deux fermes moyennes, champs compris, mais la pente herbeuse fut facile à négocier. Au milieu du monticule, la flèche de pierre grise, malgré sa taille, se révéla carrée et assez large pour paraître massive – voire un peu empâtée. Cessant de rire, Rand fit avancer Rouquin au trot.

— C’est le monument à la gloire d’Artur, seigneur ? demanda Hurin. Il a quelque chose d’étrange, je trouve…

Sur la façade et les flancs de l’édifice, Rand reconnut immédiatement les caractères et les symboles rudimentaires gravés dans la pierre. Rudimentaires et d’une taille inhabituelle, puisque certains idéogrammes atteignaient la taille d’un homme.

Les différents clans de Trollocs, fièrement représentés… Le crâne cornu des Dha’vols, le poing de fer des Dhai’mons, le trident des Ko’bals et le cyclone des Ahf’fraits.

Il y avait également un faucon représenté près du pied de la tour. Gisant sur le dos, ses ailes d’une envergure de dix pieds largement écartés, il venait d’être foudroyé par un éclair et des corbeaux lui becquetaient les yeux.

Au sommet de la flèche, les grandes ailes de ce que Rand avait pris pour un faucon semblaient occulter la lumière du soleil.

— J’ai essayé de te prévenir, dit Loial lorsqu’il eut rejoint ses compagnons. C’est un grand corbeau, pas un faucon ! Je l’ai très bien vu, même de loin…

Révulsé, Hurin fit faire demi-tour à sa monture afin de ne plus voir la flèche.

— Comment est-ce possible ? demanda Rand. Ici même, Artur a écrasé les Trollocs, si on en croit Ingtar.

— Non, pas ici, fit Loial. À l’évidence, pas ici… Tu te souviens ? « De Pierre en Pierre courent les chemins du “si”, serpentant entre les mondes qui pourraient être. » J’ai beaucoup réfléchi à cette phrase, et je pense avoir trouvé ce que sont les « mondes qui pourraient être ». En tout cas, ça semble logique…

» Il s’agit de ce que notre monde aurait pu devenir si certains événements avaient été différents. C’est peut-être pour ça que tout semble si… délavé… ici. Parce que c’est une virtualité, pas vraiment un monde réel. Un « si » qui serait le reflet de notre univers, mais un reflet distordu. Et, dans ce monde-ci, je pense que les Trollocs ont été victorieux. C’est pour ça que nous n’avons vu ni villages ni gens…

Rand en eut la chair de poule. Quand ils gagnaient, les Trollocs ne laissaient pas d’humains survivants, sauf pour garnir leur garde-manger. S’ils avaient conquis tout un monde…

— Loial, s’ils avaient gagné, ils grouilleraient partout. Nous en aurions déjà vu un bon millier. Et, à vrai dire, nous serions sans doute déjà morts depuis hier.

— C’est vrai, mais… Eh bien, après avoir massacré les humains, ils se sont peut-être entre-tués. Tu sais que le meurtre est leur seule raison d’exister. Enfin, c’est une hypothèse, rien de plus…

— Seigneur Rand, dit Hurin, quelque chose a bougé, là-bas !

Rand se retourna, prêt à découvrir une horde de Trollocs, arme au poing. Mais le renifleur désignait l’endroit d’où ils venaient – et où il n’y avait rien à voir.

— Qu’as-tu aperçu, Hurin ? Et à quel endroit exactement ?

— À la lisière de ce bosquet, à environ quinze cents pas… On aurait dit une femme… et une autre créature que je n’ai pas identifiée… Mais… Seigneur, il est si difficile de voir les choses, quand on ne les a pas devant le nez… Cet endroit me rend fou, je crois ! Si on ne bride pas son imagination… (Hurin se recroquevilla comme si l’ombre de la flèche pesait trop lourd pour ses épaules.) Ce devait être le vent, seigneur…

— Il faut tenir compte d’un autre facteur, j’en ai peur, dit Loial. (Il désigna le sud, l’air perplexe.) Que vois-tu dans cette direction, Rand ?

Le jeune homme plissa les yeux, un réflexe normal quand le paysage semblait vous fondre dessus.

— Une plaine comme celle que nous avons traversée, quelques arbres, puis des collines et, plus loin, des montagnes. Rien d’autre. Que voudrais-tu donc que je voie ?

— Ces montagnes, soupira l’Ogier, les oreilles et les sourcils en berne, doivent être la chaîne qu’on nomme la Dague de Fléau de sa Lignée… Il n’y a aucune autre possibilité, sauf si ce monde est radicalement différent du nôtre. L’ennui, c’est que la Dague se dresse à plus de cent lieues au sud de l’Erinin. À beaucoup plus de cent lieues, en fait. Et nous y serons avant la nuit…

L’Ogier n’eut pas besoin d’en dire plus. En trois jours, ils n’avaient pas pu couvrir cent lieues, et encore moins beaucoup plus de cent lieues.

— Cet endroit est peut-être comme les Chemins, dit Rand sans réfléchir.

Entendant Hurin gémir, il regretta aussitôt de ne pas avoir tourné sept fois sa langue dans sa bouche.

De fait, l’idée n’avait rien d’agréable. Les Portails qui se trouvaient devant les Sanctuaires des Ogiers, ou dans leurs bosquets, permettaient de couvrir en très peu de temps des distances incroyables. Après un jour de marche, quand on empruntait un autre Portail, on pouvait se retrouver à bien plus de cent lieues de son point de départ. Mais les Chemins étaient désormais obscurs et souillés, et y voyager impliquait le risque de perdre la raison… ou la vie. Les Blafards eux-mêmes les évitaient…

— Si tu as raison, dit Loial, un seul faux pas suffira-t-il à nous tuer ? Ou existe-t-il des entités capables de nous faire subir un sort pire que la mort ?

Hurin gémit de nouveau.

Depuis leur arrivée, les trois voyageurs s’étaient comportés comme si tout allait bien, se risquant même à boire l’eau de ce monde. Sur les Chemins, une telle nonchalance n’aurait pas pardonné.

— Ce qui est fait est fait, dit Rand, optant une nouvelle fois pour donner l’exemple. Mais, à partir de maintenant, nous serons plus prudents…

Il observa discrètement Hurin. La tête rentrée dans les épaules, il regardait autour de lui, se demandant quel monstre allait bientôt lui sauter dessus. Cet homme avait été engagé pour poursuivre des voleurs. Depuis, il avait senti et vu des horreurs en série, et il approchait dangereusement de son point de rupture.

— Ne panique pas, Hurin. Nous ne sommes pas encore morts, et personne n’aura notre peau ! Il va falloir faire plus attention, c’est tout.

À cet instant précis, un cri retentit dans le lointain.

— Une femme ! cria Hurin, un peu remonté, peut-être parce qu’il était rassuré qu’un événement à peu près normal se produise enfin. J’étais sûr d’avoir vu…

Un deuxième cri se fit entendre, plus désespéré encore que le premier.

— Ça ne peut pas être la même femme, dit Rand, sauf si elle sait voler. Celle-là est au sud de notre position !

Sur ces mots, il talonna Rouquin et partit au galop.

— Tu as dit qu’on devait être prudents ! lui cria Loial. Par la Lumière ! Rand, c’est ça que tu appelles la prudence ?

Rand se coucha sur l’encolure de Rouquin afin de mieux fendre le vent. Les cris agissaient sur lui comme un aimant sur le fer. Prêcher la prudence était facile, mais il y avait de la terreur dans la voix de cette femme. À l’évidence, elle ne pouvait pas s’offrir le luxe d’avoir affaire à des sauveteurs prudents.

À l’approche d’un cours d’eau qui serpentait dans un ravin encore plus profond que les autres, le jeune homme tira sur les rênes de sa monture, qui s’arrêta dans un tourbillon de poussière et de petits cailloux.

Les appels venaient…

… De là !

Rand évalua la situation en un clin d’œil. À quelque deux cents pas de là, la femme était debout près de son cheval. Acculée à la berge, elle tentait de repousser avec une branche morte une créature qui semblait bien décidée à la tailler en pièces.

Rand en resta bouche bée. Si une grenouille avait pu avoir la taille d’un ours, ou si un plantigrade s’était baladé dans la peau verte et visqueuse d’un crapaud, le monstre aurait parfaitement pu exister dans le monde « normal ». Mais là…

L’essentiel restant la taille de la créature, Rand s’arracha à ses spéculations et sauta à terre. Conscient qu’il n’aurait pas le temps de rejoindre la femme avant qu’il lui soit arrivé malheur, il s’empara de son arc et prit une flèche dans son carquois.

La femme avait de plus en plus de mal à tenir le monstre en respect. Plissant les yeux, Rand essaya d’évaluer la distance qui le séparait de sa cible. Avec la distorsion visuelle, ce n’était pas facile, mais il parvint à se faire une idée raisonnable. Son objectif étant gros et grand, viser serait assez simple, et ceci compenserait cela. Armer l’arc avec sa main bandée ne se révéla pas aisé, pourtant Rand décocha son premier projectile avant même d’avoir pris des appuis solides sur le sol.

La flèche s’enfonça dans la peau verte sur la moitié de sa longueur. Quand la créature se retourna pour faire face à la menace, Rand recula d’un pas – un réflexe primal, en dépit de la distance. Aucun animal qu’il connaissait n’avait jamais arboré une tête pareille. Une sorte de gros fer de lance affublé d’un bec dur et crochu conçu, comme celui d’un vautour, pour déchiqueter la chair. Et que dire des trois yeux brillants de férocité qui se nichaient dans des orbites protégées par une arcade chitineuse saillante ?

Rand aurait bien vomi de dégoût, mais le monstre bondissait déjà vers lui dans de grandes gerbes d’éclaboussures. Alors que chacun de ses sauts devait en toute logique lui faire couvrir la même distance, Rand eut la désagréable impression que la créature modifiait en permanence le rythme de son approche. Encore un tribut à payer à la distorsion visuelle…

— Un œil ! lança la femme. (Eu égard à ses cris désespérés, elle semblait bizarrement calme.) Pour le tuer, il faut lui loger une flèche dans un œil !

Rand arma de nouveau son arc. Non sans réticence, il invoqua le vide. Ça ne lui disait rien de bon, mais Tam lui avait appris cette technique en prévision de ce genre de cas d’urgence. Sans le vide, toucher une cible si petite serait impossible.

Tam, mon père…, pensa Rand, le cœur serré comme s’il portait déjà le deuil de cet homme remarquable.

Dans le vide, la flamme maladive du saidin brûlait toujours, mais il parvint à la repousser hors de son champ de vision mental. Soudain, il sentit qu’il ne faisait plus qu’un avec l’arc, la flèche, le monstre verdâtre et le petit œil qui luisait au milieu de son front.

Dans cet état second, le jeune homme ne s’aperçut même pas que la flèche avait quitté son arme.

Alors que le monstre atteignait l’apogée d’un de ses bonds grotesques, le projectile se planta dans son orbite centrale. Foudroyé en plein vol, l’ours-grenouille tomba comme une pierre dans l’eau et ne bougea plus.

— Une très bonne flèche, lança la femme, et des nerfs d’acier !

Remontée en selle, elle galopait déjà vers son sauveur. Dans un coin de sa tête, Rand s’étonna qu’elle n’ait pas détalé à l’instant même où il avait attiré sur lui l’attention de la créature.

Passant près du cadavre immobile dans l’onde encore ridée par l’impact de sa chute, la cavalière ne daigna pas lui accorder un regard. Quand elle eut atteint Rand, elle fit monter son cheval sur la terre sèche, puis elle sauta souplement de selle.

— Mon seigneur, très peu d’hommes auraient eu le courage de ne pas broncher face à la charge d’un grolm.

Tout de blanc vêtue, sa tenue d’équitation fendue sur les cuisses comme il se devait, l’inconnue avait une ceinture en argent, et ses bottines, dont on apercevait la pointe sous l’ourlet de sa jupe, portaient des ornements également en argent. Sa selle aussi était blanche et décorée du même métal. Sa jument blanche à l’encolure délicatement arquée et au maintien élégant était presque aussi grande que le cheval de Rand. Mais c’était la cavalière – du même âge que Nynaeve, à peu de chose près – qui attirait irrésistiblement le regard de Rand. Très grande, il lui manquait à peine une tête pour pouvoir regarder le jeune homme dans les yeux. Ce détail était déjà piquant, mais il y avait mieux : avec sa peau d’une blancheur d’ivoire, ses longs cheveux noirs et ses yeux sombres, c’était la plus belle femme que Rand ait jamais eu l’occasion de voir.

Malgré sa froideur, Moiraine était splendide. Quand son tempérament ne lui jouait pas des tours, Nynaeve n’avait rien à lui envier. Pareillement, Egwene et Elayne, la Fille-Héritière, avaient de quoi couper le souffle à n’importe quel homme. Mais cette inconnue… Eh bien, aucune comparaison n’était possible, tout simplement…

— Tes domestiques, seigneur ? demanda la femme en désignant Loial et Hurin, qui venaient d’arriver.

Le renifleur écarquillait les yeux, trahissant son émerveillement exactement comme Rand venait de le faire. L’Ogier lui-même ne songeait pas à cacher sa fascination.

— Non, mes amis, répondit Rand. Ils se nomment Loial et Hurin. Moi, je m’appelle Rand. Rand al’Thor.

— Je n’avais jamais abordé le sujet avant ce jour, dit soudain Loial, mais si la notion de perfection existe en matière de beauté humaine, qu’il s’agisse du visage ou de la silhouette, vous êtes…

— Loial, la ferme ! rugit Rand.

Les oreilles de l’Ogier s’en raidirent d’embarras. Rand aurait juré que les siennes étaient rouges, tant la tirade exaltée de son géant d’ami était proche de ce qu’il brûlait d’envie de dire.

La femme eut un rire léger et musical, puis elle redevint l’incarnation même de la ferme autorité, comme une reine sur son trône.

— Je me nomme Selene, annonça-t-elle. Tu as risqué ta vie pour sauver la mienne, seigneur, et, en remerciements, je t’appartiens à partir de ce jour.

Sous le regard horrifié de Rand, la stupéfiante inconnue s’agenouilla devant lui.

Sans regarder ses deux amis, il l’aida à se relever, la tirant presque un peu trop fort par la main.

— « Un homme qui n’est pas prêt à mourir pour secourir une femme n’est pas digne d’en être un. »

Une belle repartie, vraiment ! Hélas, Rand sabota ses propres effets en s’empourprant jusqu’aux oreilles. Ce proverbe du Shienar était bien trop pompeux, il le savait avant même de le réciter, mais il n’avait pas pu s’en empêcher, car la grâce et la finesse de son interlocutrice le poussaient à faire assaut de courtoisie et d’esprit.

— Je veux dire… Eh bien, c’était…

Crétin, tu ne peux pas dire non plus à une femme que voler à son secours était un jeu d’enfant !

— Tout l’honneur fut pour moi, ma dame…

Une phrase contenant le mot « honneur » ne pouvait pas totalement déplaire à une ressortissante du Shienar. De toute façon, il faudrait que ça fasse l’affaire, parce que Rand n’avait pas de meilleure idée, comme si son esprit restait sous la coupe du vide.

Soudain, il s’avisa que la femme l’examinait de la tête aux pieds. S’ils ne trahissaient rien de ses sentiments, ses yeux noirs semblèrent traverser les vêtements de Rand, qui eut bientôt l’impression d’être nu comme un ver devant Selene.

Par association d’idées, il imagina qu’il voyait la jeune femme dans la même absence de tenue, et ses oreilles tournèrent au rouge vif.

— Et d’où viens-tu, dame Selene ? demanda Rand. Depuis notre arrivée ici, nous n’avons vu aucune créature vivante – enfin, jusqu’à ces dernières minutes. La ville où tu résides est-elle proche d’ici ?

Sous le regard de la jeune beauté, Rand recula de quelques pas. Quand elle le dévisageait, il devenait trop douloureusement conscient qu’il lui aurait suffi de tendre la main pour la toucher.

— Je ne suis pas de ce monde, seigneur… Ici, il n’y a pas d’humains, ni d’autres créatures vivantes, à part les grolms et quelques abominations du même genre. Moi, je viens du Cairhien. Et si vous voulez savoir comment je suis arrivée ici, désolée, mais je n’en sais rien. J’étais sortie à cheval, je me suis arrêtée pour faire une sieste et, au réveil, j’étais dans ce monde et ma monture aussi. Mon seul espoir, seigneur, c’est que tu consentes à me sauver une deuxième fois en me ramenant chez moi.

— Selene, je ne suis pas… Appelle-moi Rand, ça suffira…

Le jeune homme sentit qu’il s’empourprait de nouveau.

Par la Lumière ! quel mal ça fait, si elle me prend pour un seigneur ? Aucun, bien entendu !

— Si c’est ce que tu veux, Rand… (Selene eut un sourire qui coupa le souffle à son interlocuteur.) Tu m’aideras ?

— Bien entendu !

Que la Lumière me brûle ! elle est belle comme le jour ! Et elle me regarde comme si j’étais un héros sorti des légendes d’un trouvère.

Rand secoua la tête pour s’arracher à ses douteuses fantaisies.

— Mais nous devons d’abord rattraper les hommes que nous poursuivons. Je ferai mon possible pour ne pas t’exposer au danger, mais la mission prime. Et il me semble que nous accompagner serait préférable pour toi…

Selene se tut un moment, le visage de marbre. Rand n’aurait su dire ce qu’elle pensait en le dévisageant avec une intensité presque gênante.

— Un homme de devoir…, finit-elle par dire avec un petit sourire. J’aime ça. Qui sont les mécréants que vous traquez ?

— Des Suppôts des Ténèbres et des Trollocs, ma dame, répondit Hurin. (Il s’inclina maladroitement sur sa selle.) Ils ont tué des gens dans la forteresse de Fal Dara, et volé le Cor de Valère. Mais le seigneur Rand le retrouvera…

Rand foudroya du regard le renifleur, qui eut un sourire penaud.

Au temps pour le secret !

Dans ce monde, ça n’avait guère d’importance. Mais de retour chez eux…

— Selene, tu ne devras parler à personne du Cor. Si la nouvelle s’ébruite, des centaines d’aventuriers nous colleront aux basques pour s’en emparer.

— Il ne faudrait pas qu’un tel trésor tombe entre de mauvaises mains. Le Cor de Valère… Si vous saviez combien de fois j’ai rêvé de le toucher ! Oui, tenir entre mes mains cet incroyable artefact ! Rand, quand tu l’auras récupéré, jure que tu me laisseras le toucher.

— Pour commencer, il faut le récupérer… Et, donc, se remettre en chemin. (Rand tendit une main à Selene pour l’aider à monter en selle. Se penchant, Hurin réussit à lui tenir l’étrier.) Quoi que soit la créature que j’ai tuée – un grolm, c’est ça ? –, elle doit avoir des compagnons dans le coin…

La poigne de Selene se révéla étrangement puissante. Sa peau, elle, était douce comme de la soie, ainsi que Rand l’aurait parié.

Non, plus douce encore, et plus lisse, si une telle chose est possible…

— Les monstres sont toujours en meute, confirma Selene.

Sa jument piaffa et montra les dents à Rouquin, mais sa maîtresse la calma en tirant légèrement sur ses rênes.

Rand remit son arc à l’épaule, puis il monta en selle.

Par la Lumière ! comment peut-on avoir la peau si douce ?

— Hurin, la piste ? Hé ! Hurin, réveille-toi !

Le renifleur sursauta et détourna le regard de Selene.

— Oui, seigneur Rand ? La piste ? Au sud… Toujours au sud…

— Alors, en route !

Jetant un regard au cadavre du grolm, Rand regretta le joyeux temps où il pensait que ses amis et lui étaient les seules créatures vivantes dans ce monde.

— Nous te suivons, Hurin !

Au début, Selene chevaucha avec Rand. Parlant de tout et de rien, elle lui posa pas mal de questions et l’appela « seigneur » tout du long. Chaque fois qu’il ouvrit la bouche pour dire qu’il n’était qu’un berger, les sons moururent dans sa gorge. Une dame comme Selene ne se montrerait pas si amicale avec un berger, il en aurait mis sa main au feu, et ce même si elle lui devait la vie.

— Quand tu auras trouvé le Cor, dit-elle à un moment, tu seras un grand homme. Un héros de légende… Car celui qui soufflera dans l’instrument écrira sa propre saga !

— Je ne veux pas souffler dans le Cor, ni entrer dans la légende…

Selene portait-elle un parfum ? Rand n’aurait su le dire, mais il émanait d’elle une fragrance qui lui donnait le tournis. À la fois épicée et douce, cette délicate senteur lui mettait littéralement l’eau à la bouche.

— Tous les hommes rêvent de grandeur, et tu pourrais être le plus grand de cet Âge et de tous les autres.

Un discours dangereusement proche de ceux de Moiraine. À coup sûr, la gloire du Dragon Réincarné brillerait à travers tous les Âges…

— Ça ne m’intéresse pas, dit Rand, parce que je suis seulement…

Il s’interrompit avant de dire « un berger »… S’il lui révélait la vérité maintenant, Selene serait furieuse d’avoir été abusée ainsi.

— … Seulement un homme qui cherche le Cor. Et qui entend aider un ami.

Selene se tut un moment, puis elle souffla :

— Tu t’es fait mal à la main…

— Ce n’est rien…

Rand voulut glisser sa main droite sous sa cape, car tenir les rênes finissait par être douloureux, mais Selene lui saisit le poignet au vol. Trop surpris, le jeune homme ne songea pas à se dégager lorsqu’elle entreprit de dénouer le « pansement » d’une main à la fois sûre et délicate.

La peau de Rand était rouge et boursouflée, mais on distinguait toujours nettement le héron. Selene toucha la marque du bout d’un index, sans émettre de commentaire ni demander ce qui s’était passé.

— Si on ne fait rien, ta main pourrait se paralyser… J’ai un onguent qui devrait t’aider…

D’une poche intérieure de sa cape, Selene sortit une petite fiole, la déboucha et appliqua doucement l’onguent sur la chair tuméfiée.

Le médicament glaça d’abord la peau de Rand, puis il sembla se fondre à elle et la réchauffer. À la grande surprise du blessé, il semblait aussi efficace que les meilleures préparations de Nynaeve. Peu à peu, la rougeur se dissipa et la chair désenfla sous les doigts de Selene.

— Certains hommes, dit-elle en continuant ses soins, cherchent la grandeur alors que d’autres sont contraints de l’accepter. Dans la vie, il vaut toujours mieux choisir qu’être choisi, Rand. Quand il cède à la contrainte, un individu ne peut plus jamais redevenir son propre maître. Quand on tire ses ficelles, il faut qu’il exécute la volonté du marionnettiste…

Rand dégagea sa main. La blessure semblait presque guérie, comme si elle datait d’une bonne semaine.

— Que veux-tu dire ? demanda-t-il à sa nouvelle amie.

Selene lui sourit et il baissa les yeux, honteux de lui avoir repris sa main ainsi.

— Je parle du Cor, bien entendu… (La jeune femme reboucha la fiole et la remit à sa place.) Si tu le trouves, il te sera impossible d’échapper à la grandeur et à la gloire. Mais les accepteras-tu, ou faudra-t-il te les imposer ? Toute la question est là…

Rand fit lentement bouger les doigts de sa main droite. Selene parlait tellement comme Moiraine que…

— Tu es une Aes Sedai ? demanda-t-il brusquement.

La jeune femme fronça les sourcils. Une ombre passa dans son regard, mais elle répondit très sereinement :

— Une Aes Sedai, moi ? Non.

— Désolé, je ne voulais pas t’offenser.

— M’offenser ? Je ne le suis pas, mais je n’ai rien à voir avec une Aes Sedai… (Selene fit une moue qui n’enleva rien à sa beauté.) Elles se tapissent dans ce qu’elles croient être un refuge, alors qu’elles pourraient faire tant de choses. Ces femmes servent alors qu’elles devraient régner, et elles laissent les hommes guerroyer au lieu de mettre enfin un peu d’ordre dans le monde. S’il te plaît, ne redis plus jamais que je suis une Aes Sedai !

Selene sourit et tapota le bras de Rand pour lui montrer qu’elle n’était pas fâchée – un contact qui fit frémir le jeune homme. Pourtant, il fut soulagé quand elle se laissa distancer pour chevaucher à côté de Loial, Hurin inclinant la tête pour la saluer, tel un vieux serviteur de sa famille.

Rand fut soulagé, certes, mais la présence de Selene lui manqua aussitôt. Se tournant sur sa selle, il vit qu’elle n’était pas loin, occupée à parler avec l’Ogier, qui se pliait en deux pour que leurs têtes soient au même niveau. Mais ça n’était pas comme l’avoir à côté de lui, son parfum enivrant lui caressant les narines. Assez près pour pouvoir la toucher, s’il le désirait…

Non qu’il le désirât vraiment ! Après tout, se souvint-il, il aimait Egwene – avoir dû faire un effort de mémoire pour se le rappeler le remplit de honte – et elle lui suffisait amplement. Mais Selene était superbe, elle le prenait pour un seigneur et elle lui prédisait un grand avenir.

Moiraine aussi te voit un grand avenir. Le Dragon Réincarné, rien que ça ! Mais Selene n’est pas une Aes Sedai. C’est une noble dame du Cairhien, et toi, tu restes un berger de Deux-Rivières. Elle ne connaît pas la vérité – pendant combien de temps comptes-tu lui mentir ? Jusqu’à ce que nous quittions tous cet endroit ? Si nous y parvenons un jour…

Arrivé à ce point de son dilemme intérieur, Rand préféra se plonger dans un pesant mutisme intérieur.

Selene ayant confirmé qu’il n’y avait pas qu’un seul grolm, il s’efforça de surveiller les environs. Concentré sur la piste, Hurin aurait tout aussi bien pu porter des œillères. Fasciné par sa conversation avec Selene, Loial n’aurait pas aperçu une falaise avant de lui être rentré dedans.

Mais la distorsion visuelle continuait à compliquer les choses à Rand. Quand les distances fluctuaient sans cesse, il n’était pas facile de se montrer vigilant.

Rand avait cependant une certitude : ils approchaient régulièrement des montagnes. Se découpant contre le ciel, la Dague de Fléau de sa Lignée, une succession de pics déchiquetés couronnés de neige, projetait son ombre sur un terrain qui s’apparentait de plus en plus à des contreforts. Bien avant la nuit, les quatre voyageurs seraient au pied de la chaîne de montagnes. Dans une heure ou deux, peut-être, selon l’influence de la distorsion sur la distance réelle à parcourir.

Plus de cent lieues en moins de trois jours… Non, c’est encore plus que ça ! Dans le monde réel, nous avons passé presque toute une journée au sud du fleuve Erinin. Ici, cela nous fait plus de cent lieues en moins de deux jours…

— Elle dit que tu as raison au sujet de cet endroit, Rand !

Le jeune homme sursauta avant de s’apercevoir que Loial chevauchait désormais à côté de lui. Cherchant Selene, il vit qu’elle avançait avec Hurin. À chacune de ses paroles, le renifleur souriait, hochait la tête et se cognait le front du poing, comme s’il regrettait de ne pas avoir été frappé plus tôt par de telles évidences.

— Tu l’as laissée partir ? demanda Rand en jetant un coup d’œil en biais à l’Ogier. À vous voir tête contre tête, j’aurais cru le contraire… Raison en quoi, exactement ?

— C’est une femme fascinante, non ? Beaucoup d’Anciens en savent moins long qu’elle sur l’histoire, en particulier sur l’Âge des Légendes, et sur… Oh ! excuse-moi, je bavarde encore. Elle dit que tu as raison de comparer cet endroit aux Chemins. Jadis, des Aes Sedai ont étudié ces « mondes qui pourraient être », et c’est à partir de là que sont nés les Chemins. D’après Selene, il existe des mondes où c’est le temps qui change, pas les distances. Si tu y restes un jour, tu peux en sortir et constater qu’un an s’est écoulé dans le monde réel. Un an ou vingt, en fait… Et ça fonctionne bien entendu dans les deux sens ! Tous ces mondes sont le reflet du nôtre, toujours d’après Selene. Celui où nous sommes paraît terne et flou parce que c’est un pauvre reflet – une virtualité qui a peu de probabilités de se réaliser. Mais d’autres sont beaucoup plus proches du modèle, parce qu’ils sont presque aussi réels. On y trouve des gens, bien sûr. Les mêmes que dans notre univers… Tu te rends compte, mon ami ? Tu pourrais te rencontrer toi-même ! Il existe une infinité de variations de la Trame, et chacune est, sera ou a été…

Rand secoua la tête… et le regretta aussitôt, car il eut l’impression qu’elle tournait comme une toupie. Pour calmer sa nausée, il prit une grande inspiration.

— Comment sait-elle tout ça ? Tu es un véritable puits de science et, à propos de ce monde, tu n’avais jamais entendu que des rumeurs…

— Elle vient du Cairhien, Rand… La bibliothèque royale est une des plus grandes du monde, et peut-être bien la plus grande à part celle de Tar Valon. Quand ils ont incendié Cairhien, la capitale, les Aiels ont épargné cet unique bâtiment. Sais-tu qu’ils ne détruiraient un livre pour rien au monde, et qu’ils… ?

— Je me fiche des Aiels ! s’écria Rand. Puisque Selene sait tant de choses, j’espère qu’elle a trouvé dans un livre le moyen de nous ramener chez nous. Et j’aimerais qu’elle…

— Tu aimerais qu’elle fasse quoi ? demanda la jeune femme en rejoignant les deux amis.

Rand la regarda comme s’il ne l’avait pas vue depuis des mois. Et c’était exactement l’impression qu’il avait…

— J’aimerais qu’elle vienne de nouveau chevaucher avec moi…, dit-il.

Loial ricana et le jeune homme rougit pour la énième fois de la journée.

— Tu nous excuses, alantin ! lança Selene à l’Ogier.

Les oreilles en berne, Loial fit contre mauvaise fortune bon cœur et se laissa distancer de quelques longueurs.

Rand chevaucha un moment en silence, savourant la présence de Selene. De temps en temps, il la regardait du coin de l’œil, surpris d’éprouver pour elle des sentiments si complexes.

Malgré ses dénégations, était-elle une Aes Sedai ? Une sœur envoyée par Moiraine afin de pousser le « Dragon Réincarné » sur la voie que Tar Valon avait choisie pour lui ? Mais comment Moiraine aurait-elle su que Rand et ses amis se retrouveraient dans ce monde ? Et quelle Aes Sedai, face à un grolm, se serait défendue avec une branche morte au lieu de le carboniser ou de le mettre en fuite en recourant au Pouvoir ?

Bien, bien… Si elle le prenait pour un seigneur, pourquoi la détromper, puisque personne au Cairhien ne savait la vérité ? Il n’avait jamais rencontré une si belle femme. Intelligente et cultivée, elle le tenait en outre pour un héros. Que pouvait-on attendre de plus d’une épouse ?

Qu’est-ce que je raconte ? Si je me mariais, je choisirais Egwene, bien entendu. Mais comment condamner une femme à épouser un type qui va devenir fou et qui finira peut-être par lui faire du mal ?

Certes, mais Selene était si belle…

Voyant qu’elle observait son épée, Rand prépara un petit discours dans sa tête. Non, il n’était pas un maître escrimeur, mais son père lui avait offert l’arme…

Tam, au nom de la Lumière ! pourquoi ne t’es-tu pas débrouillé pour être vraiment mon père ?

— Un coup de maître ! s’exclama soudain Selene.

— Non, je ne suis pas un…, commença Rand. (Il sursauta.) Plaît-il ? Quel coup de maître ?

— La flèche dans l’œil du grolm… Une si petite cible, et en mouvement, qui plus est. Tu es un formidable archer.

— Hum… Oui, merci beaucoup… C’est grâce à une technique que mon père m’a apprise…

Rand parla à Selene du vide et des avantages que pouvait en tirer un archer. Il lui confia même que Lan lui avait donné des cours d’escrime qui allaient un peu dans le même sens.

— Le principe de la Fusion, dit la jeune femme, ravie par ses explications.

Remarquant le regard perplexe de Rand, elle précisa :

— C’est le nom qu’on donne à cette méthode… dans certains endroits. La Fusion. Pour tirer le meilleur parti de ce que tu appelles « le vide », il est préférable de s’en envelopper en permanence – bref, de vivre à tout moment dans le cocon. C’est du moins ce que j’ai entendu dire.

Même s’il n’avait pas su ce qui l’attendait désormais au cœur du vide, Rand n’aurait eu aucune hésitation face à cette proposition. Mais il préféra éluder :

— J’y réfléchirai…

— Invoque ton vide à chaque seconde, Rand al’Thor, et tu lui découvriras des usages que tu n’as jamais soupçonnés.

— Je viens de dire que j’y réfléchirai…

Selene voulut reprendre la parole, mais il la devança :

— Tu sais tant de choses… Sur la Fusion, comme tu dis… Sur ce monde… Loial est sans arrêt en train de lire. Il a dévoré plus de livres que j’en verrai dans ma vie et, au sujet des Pierres, il n’a trouvé qu’un fragment…

Selene se redressa sur sa selle. En se tenant ainsi, elle lui rappela Moiraine ou la reine Morgase, quand elles étaient en colère.

— Un ouvrage entier est consacré aux mondes qui pourraient être. Il est intitulé : Miroirs et reflets de la Roue. Tu vois, l’alantin ne connaît pas tous les livres qui existent.

— Que veut dire ce mot, alantin ? C’est la première fois que je l’entends.

— La Pierre-Portail près de laquelle je me suis réveillée est dans les montagnes, un peu à l’est de la route que nous suivons. Si tu m’y conduis, tu pourras me renvoyer chez moi, comme tu l’as promis. C’est à moins d’une heure de cheval.

Devant tant de froideur, Rand regretta le beau sourire et la douceur de son amie. Mais il daigna à peine regarder dans la direction qu’elle lui indiquait. Pour utiliser la Pierre – ou, plutôt, la Pierre-Portail – il lui faudrait recourir au Pouvoir de l’Unique, sinon Selene ne reviendrait pas dans le monde réel.

— Hurin, comment est la piste ?

— Plus faible que jamais, seigneur Rand, mais toujours présente… (Le renifleur sourit à Selene et lui fit un petit signe de tête.) Les voleurs se déplacent un tout petit peu plus vers l’ouest, où on trouve des cols plus praticables, sur la pointe de la Dague. Je le sais parce que je suis passé par là, lors de mon voyage jusqu’au Cairhien.

Rand soupira à pierre fendre.

Fain doit connaître un autre moyen d’utiliser les Pierres. Lui ou un de ses Suppôts… Nos ennemis ne peuvent pas canaliser le Pouvoir de l’Unique, et ils sont pourtant ici…

— Selene, je dois suivre le Cor.

— Comment sais-tu que ton précieux instrument est ici ? Dans ce monde, je veux dire ? Accompagne-moi, Rand, et tu entreras dans la légende, je te le jure ! Viens avec moi !

— Tu sais te servir de la Pierre, celle que tu appelles la Pierre-Portail ! lança agressivement Rand.

Bien entendu, il regretta ses paroles avant même d’avoir fini de les prononcer.

Pourquoi ne cesse-t-elle d’évoquer les légendes ?

Jugeant légitime son exaspération, Rand se décida à continuer :

— La Pierre-Portail ne t’a pas amenée ici d’elle-même. C’est ton œuvre, Selene. Et si tu as pu voyager dans un sens, tu pourras le faire dans l’autre. Je veux bien t’escorter jusque là-bas mais, ensuite, je reprendrai ma quête du Cor.

— Rand, je ne sais pas me servir d’une Pierre-Portail. Si j’ai fait quelque chose, ce n’était pas volontaire.

Rand observa sa compagne. Elle se tenait toujours très droite sur sa selle, un authentique port de reine, mais sa douceur était en partie revenue. Une femme fière, certes, mais vulnérable, et qui avait besoin de lui. Au début, il lui avait donné l’âge de Nynaeve, soit quelques années de plus que lui, mais c’était une erreur. Elle était à peine son aînée, sa beauté avait de quoi couper le souffle, et elle ne pouvait pas retourner chez elle sans son aide.

Rand songea à la lumière maladive qui avait insidieusement envahi le vide. Le saidin… Pour activer la Pierre-Portail, il devrait se replonger dans ce cloaque…

— Reste avec moi, Selene, proposa-t-il. Après avoir trouvé le Cor et la dague, nous rentrerons chez nous, je te le promets. Reste, et tout ira bien.

— Tu es toujours… (Comme si elle avait besoin de se calmer, Selene prit une grande inspiration.) Toujours aussi têtu ! C’est une qualité que je peux parfois admirer chez un homme. Quand ils sont trop aisément influençables, les mâles ne valent pas grand-chose…

Rand s’empourpra de nouveau. Egwene lui tenait des propos très semblables, et ils étaient promis l’un à l’autre depuis l’enfance. Venant de Selene, ces paroles – et le regard provocant qui allait avec – déclenchaient une tempête sous son crâne.

En guise de diversion, il se retourna pour demander à Hurin où il en était avec la piste.

À cet instant, un grognement se fit entendre dans le lointain. Un cri semblable lui répondit, un peu plus proche, et trois autres lui firent écho. Son mouvement ayant été trop rapide, Rand ne vit rien du tout au début, à cause de la distorsion visuelle. Puis cela s’arrangea, et il distingua des silhouettes à la lisière d’un bosquet qui couronnait une colline.

Cinq silhouettes, pour être précis, à moins de mille pas derrière les quatre cavaliers, mais fondant sur eux en une série de bonds impressionnants.

— Des grolms, dit Selene, très calme. Une petite meute, mais qui a senti notre odeur, semble-t-il…

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