2 Bienvenue

L’arrivée imminente de la Chaire d’Amyrlin mettait en ébullition la forteresse de Fal Dara. Dans les couloirs parcimonieusement décorés de tapisseries très sobres et de paravents peints, les serviteurs en tenue noir et or s’agitaient comme des abeilles dans une ruche. Alors que certains s’occupaient de préparer les chambres, d’autres couraient d’une cuisine à l’autre afin de distribuer des instructions très précises. Avec un bel ensemble, tous marmonnaient que rien ne serait prêt – mais comment aurait-il pu en être autrement, alors qu’on avait omis de leur annoncer la venue d’une si noble visiteuse ? Les guerriers au crâne rasé, à part un court toupet tenu par une lanière de cuir, ne s’abaissaient pas à courir, mais leur visage et leur démarche trahissaient une excitation qu’ils réservaient d’ordinaire au champ de bataille.

Certains de ces soldats s’adressèrent à Rand lorsqu’il les croisa :

— Tu te montres enfin, Rand al’Thor ? Que la Paix veille sur ta lame. Tu es en route pour les thermes ? Envie d’être à ton avantage quand tu seras face à la Chaire d’Amyrlin ? Elle voudra te voir, ainsi que tes amis et les deux femmes. Ne te fais surtout pas d’illusions, tu n’y couperas pas !

Rand courut jusqu’au grand escalier – assez large pour laisser passer vingt hommes de front – qui conduisait aux quartiers des hommes.

— La Chaire d’Amyrlin qui arrive sans prévenir, comme un colporteur ? C’est sûrement à cause de Moiraine Sedai et de ses péquenots du Sud…

La porte bardée de fer des quartiers masculins était grande ouverte et des dizaines de guerriers, devant et derrière, discutaient de la « surprise du jour ».

— Hé ! le bouseux du Sud, la Chaire d’Amyrlin est là ! Tu paries qu’elle vient pour tes amis et toi ? Un sacré honneur qu’elle te fait là ! La Chaire d’Amyrlin quitte rarement Tar Valon, et à ma connaissance, elle n’était jamais venue dans les Terres Frontalières.

Rand n’engagea pas le dialogue avec les soldats, se contentant de les rabrouer en quelques mots. Il devait effectivement se laver, puis dénicher une chemise propre. Dans ces conditions, haro sur les bavardages ! Croyant comprendre de quoi il s’agissait, les guerriers ne tentèrent pas de le retenir. En réalité, ces hommes ne savaient rien, sinon que Rand et ses amis avaient voyagé avec une Aes Sedai. Les mieux informés avaient entendu dire que Nynaeve et Egwene, deux amies du berger à l’épée au héron, partiraient bientôt pour Tar Valon, où elles suivraient une formation d’Aes Sedai. Bref, ces types parlaient dans le vide, mais leurs lazzis poignardaient Rand au cœur comme s’ils avaient vraiment su de quoi ils parlaient.

La Chaire d’Amyrlin est ici pour moi…

Entrant en trombe dans la chambre qu’il partageait avec Mat et Perrin, Rand se pétrifia, bouche bée de surprise. Dans la pièce, une nuée de servantes en noir et or travaillaient avec une énergie confondante. La chambre n’était pas bien grande et la lourde tenture qui pendait devant la fenêtre – avec vue imprenable sur une des cours intérieures – ne faisait rien pour la faire paraître plus grande. Les trois lits placés sur des plates-formes carrelées en damier – chacun ayant un coffre posé à son pied – laissaient à peine assez de place pour abriter trois chaises, une vasque rudimentaire, près de la porte, et une armoire imposante qui semblait carrément énorme dans cet espace exigu.

Les huit femmes qui s’affairaient devant l’armoire étaient serrées comme des sardines, mais ça ne les empêchait pas de s’agiter frénétiquement. Y regardant de plus près, Rand vit qu’elles étaient en train de sortir du meuble ses vêtements et ceux de ses deux amis, les remplaçant par des tenues neuves. Tout ce que les domestiques trouvaient dans les poches était soigneusement empilé sur les coffres. Ensuite, les vieux vêtements étaient roulés en boule comme de vulgaires torchons sales.

— Que faites-vous ? demanda Rand quand il se fut remis de sa surprise. Ce sont mes habits !

Méprisante, une des femmes passa l’index à travers le trou qui béait sur la manche de la seule veste de Rand. Comme si cette démonstration suffisait, la servante ajouta le vêtement sur la pile de linge bon à jeter.

Une brune à la taille ceinte de toute une collection de clés – on eût dit un gardien de prison – braqua un regard noir sur le jeune homme. C’était dame Elansu, la gouvernante (shatayan dans la langue locale) de la forteresse. Alors que Rand avait tendance à la prendre pour une irascible maîtresse de maison, cette femme au visage plutôt ingrat régnait sur un immense complexe et des légions de domestiques lui obéissaient au doigt et à l’œil.

— Moiraine Sedai a dit que vos affaires à tous les trois étaient en lambeaux. Du coup, dame Amalisa vous en a fait fabriquer de nouvelles. Allons, mon garçon, ne nous traîne pas dans les jambes ! Si tu ne nous ralentis pas, ce sera vite terminé.

Très peu d’hommes pouvaient s’opposer à la volonté de la gouvernante – même le seigneur Agelmar s’en abstenait, selon certaines mauvaises langues –, et elle n’allait sûrement pas se laisser impressionner par un gandin assez jeune pour être son fils.

Rand ravala ses objections, car l’heure n’était plus aux polémiques stériles. La Chaire d’Amyrlin risquait à tout moment de l’envoyer chercher…

— Honneur à dame Amalisa pour son cadeau, dit le jeune berger, et honneur également à toi, dame shatayan… Rapporte mes propos à ta maîtresse, je t’en prie, et assure-la que je suis prêt à me dévouer à elle corps et âme.

Au Shienar, on était friand de protocole ronflant. Avec un peu de chance, Rand se serait fendu de la bonne dose…

— Mais si vous voulez m’excuser, mes dames, il faut que je me change…

— Très bonne idée, dit Elansu, pas le moins du monde troublée. Moiraine Sedai nous a bien dit de tout jeter. Jusqu’au dernier morceau de tissu, y compris le linge de corps…

Plusieurs femmes évaluèrent Rand du coin de l’œil, mais aucune ne fit mine de sortir.

Le jeune berger serra les dents pour ne pas éclater d’un rire nerveux. Bien des coutumes du Shienar étaient différentes de celles de Deux-Rivières, et il aurait pu passer sa vie entière dans le pays sans jamais s’habituer à certaines. Après avoir découvert les particularités des thermes – aux heures normales, n’importe quelle femme pouvait décider de venir faire trempette avec lui –, il s’était résigné à se laver aux petites heures de l’aube, lorsque tout le monde dormait encore. Sinon, il risquait de faire ses ablutions en compagnie d’une fille de cuisine ou de dame Amalisa – la sœur du seigneur Agelmar –, car, au Shienar, les barrières sociales se volatilisaient dès qu’il était question d’eau et de savon. Cerise sur le gâteau, la dame en question, quand on se laissait piéger, n’hésitait pas à demander qu’on lui lave le dos et à proposer le même service à son compagnon de baignoire.

Mais pourquoi Rand était-il rouge comme une pivoine ? s’étonnait la gente dame quand il baissait pudiquement les yeux. Un coup de soleil, peut-être…

Très vite, les femmes avaient percé à jour la tendance à s’empourprer du jeune berger, et elles ne manquaient pas une occasion de le mettre dans l’embarras, histoire de provoquer le fascinant phénomène.

Je serai peut-être mort dans une heure – ou pire ! – et elles s’amusent à me faire rougir !

— Si vous attendez dehors, dit Rand, je vous donnerai tout ce que je porte, c’est juré sur mon honneur !

Une des servantes gloussa et Elansu elle-même eut l’ombre d’un sourire, mais elle finit quand même par faire signe à ses filles de sortir avec les ballots de vêtements usés. Sortant la dernière, elle prit le temps de préciser :

— Les bottes aussi. Moiraine Sedai a bien précisé « toutes leurs affaires »…

Rand voulut répliquer, mais il s’en abstint. Ses bottes, au minimum, ne méritaient pas de finir à la poubelle. Fabriquées par Alwyn al’Van, le cordonnier de Champ d’Emond, elles s’étaient faites à son pied, devenant hautement confortables. Mais si les immoler pouvait convaincre la gouvernante de le laisser seul, il était prêt à en passer par là – et même à consentir d’autres sacrifices, si nécessaire. Parce que le temps pressait, il n’était pas en position de faire des caprices.

— Oui, oui, les bottes… Sur mon honneur.

Rand ferma la porte, poussant dehors la fâcheuse.

Dès qu’il fut seul, il s’assit sur le lit pour retirer ses bottes – effectivement, elles étaient encore en très bon état, malgré quelques éraflures, et il lui faudrait longtemps pour s’habituer à une paire neuve – puis il se déshabilla à la vitesse de l’éclair, empilant ses vêtements sur les malheureuses bottes victimes d’un ostracisme injustifié. Expédiant ses ablutions faites à l’eau froide – la variante chaude était inconnue dans les quartiers des hommes –, il alla ouvrir la porte du milieu de l’armoire, un meuble délicatement décoré par des sculptures qui représentaient de façon plutôt abstraite une série de cascades et de bassins rocheux.

Cette partie du meuble contenait une bonne dizaine de vestes à col montant en pure laine et d’une coupe digne de celles que portaient les marchands les plus riches et les nobles. Sans parler des broderies qui les faisaient ressembler à des tenues de fête ! Une dizaine, par la Lumière ! avec trois chemises pour chacune, en soie ou en lin, avec des manches bouffantes resserrées au poignet. Et tout ça pour un seul homme, bien évidemment, puisque l’armoire avait trois portes.

Dans le même esprit, Rand découvrit deux capes, lui qui portait la même chaque jour que faisait le Créateur, qu’il pleuve ou qu’il vente. La première, acceptable, ressemblait à celle dont il avait l’habitude, n’était la couleur vert foncé. Mais l’autre, bleu ciel, était ridicule avec son col amidonné brodé d’une série de hérons en fil d’or…

Un autre ornement attirait l’œil. Placé sur le côté gauche du vêtement, à l’endroit où un seigneur arborait son emblème, il s’agissait d’un…

Comme si elle avait une volonté propre, la main du jeune berger vint frôler la stupéfiante broderie : un serpent quasiment enroulé sur lui-même, mais doté de quatre pattes et d’une crinière de lion. Un reptile aux écailles pourpre et or, cinq griffes dorées terminant chacune de ses énormes pattes.

Lumière, viens à mon secours ! Est-ce l’œuvre d’Amalisa ou de Moiraine ? Et combien de gens l’ont vu ? Combien savent ce que ça signifie ? Une seule personne serait déjà de trop… Que la Lumière me brûle ! cette femme essaie de me faire tuer ! Cette maudite Moiraine ne daigne pas me parler, mais elle m’offre des nouveaux vêtements pour que je crève dedans un peu plus vite !

Quelqu’un gratta à la porte, manquant valoir à Rand une embolie foudroyante.

— Tu as fini ? demanda Elansu. Tout ce que tu portes, ai-je dit… Mais j’aurais peut-être mieux fait de…

Un grincement indiqua que la gouvernante tentait d’entrer.

Affolé, Rand s’avisa qu’il était nu comme un ver.

— J’ai terminé ! cria-t-il. Mais, par pitié, restez dehors ! (En hâte, il rassembla ses affaires condamnées à l’épuration vestimentaire.) Je vous apporte tout ça !

Se cachant derrière le battant, il l’entrouvrit juste assez pour laisser tomber le ballot improvisé entre les mains avides de la gouvernante.

— Il y a tout, sur mon honneur !

— C’est bien vrai, ça ? Moiraine a été très précise. Je devrais peut-être vérifier.

— Non, non ! J’ai tout enlevé, c’est juré !

Fermant la porte au nez de la gouvernante, Rand l’entendit éclater de rire dans le couloir.

Pestant contre les « maudites bonnes femmes », le jeune berger entreprit de s’habiller. Il se dépêcha, histoire de ne pas fournir à la mégère un nouveau prétexte pour tenter une entrée en force.

Le pantalon gris, plus épais que ceux dont il avait l’habitude, restait néanmoins confortable. Et la chemise, avec ses manches gonflées comme une voilure, se révéla d’une blancheur assez immaculée pour satisfaire n’importe quelle femme de Champ d’Emond, au soir d’une journée de lessive. Quant aux bottes montantes, elles s’adaptèrent à ses pieds comme s’il les portait depuis un an. L’œuvre d’un bon artisan, espéra-t-il, et pas celle d’une Aes Sedai trop zélée…

Sa nouvelle garde-robe l’aurait contraint à se trimballer un sac plus grand que lui. Cela dit, il avait depuis toujours l’habitude de changer régulièrement de chemise et de ne pas attendre qu’un pantalon tienne debout tout seul pour songer à le laver. Sortant ses sacoches de selle du coffre qu’on lui avait alloué, le jeune homme y fourra tout ce qu’il put. Puis il déplia sur le lit la cape bleu ciel et la « farcit » d’un mélange de chemises et de pantalons. Transformé en ballot, l’emblème mortellement dangereux à l’intérieur, bien entendu, ce vêtement ressemblait aux baluchons tenus par une corde que les jeunes voyageurs portaient volontiers sur l’épaule.

Une double sonnerie de trompette, filtrant des meurtrières de la chambre, rappela à Rand qu’il devait se presser. Les nouveaux venus s’annonçaient et les hérauts des tours de garde leur répondaient. Bref, le moment ou jamais de s’éclipser.

— Je découdrai la maudite broderie dès que j’aurai cinq minutes…, marmonna Rand.

Quand elles se trompaient ou changeaient d’avis, les femmes le faisaient, et ça ne paraissait pas bien compliqué.

Rand remit dans l’armoire les vêtements qu’il n’emportait pas – la plus grande partie des tenues, en fait. Si quelqu’un jetait un coup d’œil dans la chambre après qu’il en serait sorti, pourquoi laisser en évidence les indices de son « évasion » ?

Le jeune homme s’agenouilla ensuite à côté de son lit. Les plates-formes carrelées étaient en fait des poêles spéciaux où un feu, étouffé afin de brûler des heures, gardait le dormeur au chaud malgré l’extrême rigueur des nuits d’hiver du Shienar. Pour le printemps, les nuits restaient très fraîches, au goût de Rand, mais une couverture suffisait à résoudre le problème. Du coup, les fours miniatures étaient éteints. Ouvrant la porte du sien, Rand en sortit un baluchon qu’il ne pouvait pas laisser derrière lui. Par bonheur, Elansu n’avait pas imaginé que quelqu’un aurait l’idée de garder des vêtements dans un chauffe-lit !

Posant le baluchon sur le couvre-lit, Rand le dénoua à demi. C’était la cape d’un trouvère, pliée à l’envers pour dissimuler la kyrielle de carrés colorés – des ornements, car le vêtement en lui-même était d’excellente qualité, contrairement à ce qu’on pouvait croire. Mais les grands carreaux étaient en quelque sorte l’emblème des trouvères.

Deux étuis étaient enveloppés dans la cape. Le plus grand contenait une harpe à laquelle Rand ne touchait jamais.

« Ce n’est pas un instrument conçu pour les grosses pognes maladroites d’un paysan, mon garçon ! »

L’autre abritait la flûte revêtue d’or et d’argent que Rand avait utilisée plus d’une fois pour se gagner le gîte et le couvert, depuis son départ de Champ d’Emond. Avant de mourir, Thom Merrilin lui avait appris à jouer et il lui suffisait de toucher l’instrument pour se souvenir du trouvère, le dernier jour. Après lui avoir lancé le baluchon et crié de courir, Thom s’était jeté sur le Myrddraal qui venait les tuer, Mat et lui. Comme par magie, des couteaux étaient apparus dans les mains du trouvère, et…

Frissonnant, Rand renoua le baluchon.

— C’est du passé…

Repensant au vent qui avait failli le tuer, au sommet de la tour, il ajouta :

— Si près de la Flétrissure, d’étranges choses peuvent arriver.

Le jeune berger n’y croyait pas vraiment – en tout cas, pas dans le sens où Lan avait prononcé ces mots. Quoi qu’il en soit, même sans l’arrivée de la Chaire d’Amyrlin, il était grand temps pour lui de quitter Fal Dara.

Enfilant la veste qu’il avait choisi de porter – une verte, qui le faisait penser à la forêt de l’Ouest, où Tam avait une ferme, et au bois de l’Eau où il avait appris à nager –, il boucla son ceinturon d’armes, le fourreau de son épée reposant sur sa hanche gauche, et suspendit son carquois rempli de flèches à son épaule droite. Son arc long non bandé reposait à côté de ceux de Mat et de Perrin. Plus haut d’un bon pied que lui, l’arc était fait de sa propre main – un moyen de passer le temps depuis qu’il séjournait à Fal Dara –, et, à part lui, seuls Perrin et Lan parvenaient à l’armer.

Quand il eut accroché sa couverture et sa nouvelle cape à ses baluchons, il mit le tout en bandoulière sur son épaule gauche, s’arrangeant pour que les baluchons reposent entre ses omoplates, puis il jeta ses sacoches de selle sur la corde et saisit son arc.

Toujours garder la main droite libre…, pensa-t-il. Si je tente de faire croire aux gens que je suis dangereux, certains mordront à l’hameçon…

Entrouvrant la porte, Rand constata que le couloir était quasiment désert. Un serviteur le remontait, mais il n’accorda pas la moindre attention au jeune homme qui jetait un coup d’œil hors de sa chambre. Dès qu’il n’entendit plus les bruits de pas du type, Rand sortit et tenta de marcher le plus naturellement possible. Hélas, avec deux baluchons dans le dos et des sacoches sur l’épaule, il devait avoir exactement l’air de ce qu’il était : un voyageur en partance qui n’avait aucune intention de revenir un jour.

Les trompettes sonnèrent de nouveau, à peine audibles lorsqu’on était ainsi au cœur de la forteresse.

Un grand étalon bai attendait Rand dans les écuries dites du Seigneur, au nord du complexe. Lorsqu’il sortait à cheval, Agelmar passait y prendre sa monture, parce qu’il empruntait volontiers les portes secondaires de la forteresse. Le seigneur et sa famille étant peu susceptibles de s’offrir une promenade aujourd’hui, ces écuries seraient désertes, n’étaient les palefreniers et leurs aides.

À partir de sa chambre, Rand pouvait suivre deux chemins pour gagner sa destination. Le premier l’amènerait à faire tout le tour de la forteresse, en passant derrière les jardins privés d’Agelmar puis en traversant l’atelier du maréchal-ferrant. Certainement déserts à cette heure de la journée, ces locaux possédaient un autre accès qui donnait sur la cour des écuries. S’il optait pour cet itinéraire, Rand risquait de ne pas réussir à rejoindre son cheval avant qu’on se soit lancé à ses trousses. Le deuxième chemin, beaucoup plus rapide, l’obligerait à traverser la cour extérieure où la Chaire d’Amyrlin était en train d’arriver avec une petite légion d’Aes Sedai.

Rand frissonna rien qu’à cette idée. Il avait eu son compte d’Aes Sedai pour toute une vie, et peut-être même deux ! Une seule sœur était déjà de trop. Tous les récits le disaient, et rien n’était plus vrai. Pourtant, il prit tout naturellement le chemin de la cour extérieure, et cela ne l’étonna pas vraiment. La légendaire Tar Valon étant bien trop dangereuse pour lui, il ne s’y risquerait jamais, ça coulait de source. Mais, avant de quitter Fal Dara, il avait une occasion d’apercevoir la Chaire d’Amyrlin, et c’était le genre de spectacle qu’on ne voulait pas manquer. Après avoir été face à une reine, il pourrait se targuer d’avoir presque tout vu et presque tout vécu.

Regarder de loin ne peut pas être dangereux, non ? De toute façon, j’aurai filé avant même qu’elle soit informée que je suis bien ici.

Quelques minutes plus tard, le jeune berger ouvrit une lourde porte bardée de fer et la franchit pour déboucher fort discrètement dans la cour extérieure. Le chemin de ronde était bondé de monde : des soldats au crâne rasé, bien sûr, mais aussi des domestiques en livrée et des hommes de peine aux vêtements tout crottés. Des résidants de la forteresse étaient là aussi, souvent avec un enfant sur les épaules, afin qu’il ne rate pas une miette du spectacle. Toutes les plates-formes de tir des archers étaient prises d’assaut et on voyait même des visages derrière les meurtrières les moins hautes du mur d’enceinte. Formant comme une seconde muraille, un grand cercle de curieux, patients et silencieux, entourait la cour pavée.

Rand longea le mur, passant devant les ateliers des maréchaux-ferrants et des fabricants de flèches qui s’alignaient sur tout le périmètre de la cour. Malgré sa taille et sa splendeur, Fal Dara n’était pas un palais mais une forteresse, et sa vie tournait bel et bien autour des besoins d’une armée. S’excusant chaque fois qu’il bousculait quelqu’un, Rand s’attira quelques regards noirs, mais très peu de gens remarquèrent ses sacoches de selle et ses baluchons. À dire vrai, la plupart des curieux ne daignèrent même pas tourner la tête vers le malotru qui venait de les percuter.

Grâce à sa taille, il lui était facile de voir au-dessus des têtes et de suivre ainsi les événements qui se déroulaient dans la cour. Près du portail, des hommes se tenaient en ligne, debout à côté de leur monture. Rand en compta seize, tous vêtus d’une armure différente et armés chacun à sa façon. Même si aucun ne ressemblait à Lan, le jeune berger ne douta pas une seconde qu’il s’agissait de Champions. Qu’ils aient le visage rond, carré, étroit ou long, tous partageaient ce regard qui semblait voir ce que les hommes ordinaires ne pouvaient distinguer. Pareillement, ils semblaient capables d’entendre ce qui échappait à l’oreille du commun des mortels. Bien qu’ils soient au repos, ils paraissaient plus dangereux qu’une meute de loups.

Ils n’avaient à part ça qu’un autre point commun : tous portaient la cape aux couleurs fluctuantes que Rand avait vue pour la première fois sur Lan. Grâce à ce vêtement, un Champion se transformait à volonté en véritable caméléon. Voir seize guerriers ainsi équipés faisait une drôle d’impression, quand on n’avait pas l’habitude.

Une dizaine de pas devant les Champions, des femmes à la capuche abaissée attendaient en rang à côté de leur cheval. Puisqu’elles se tenaient tranquilles, Rand put enfin les compter. Quatorze… Quatorze Aes Sedai ! Des grandes, des petites, des maigres et des enrobées, avec des cheveux courts ou longs, parfois des tresses, et faisant montre d’autant d’indépendance vestimentaire – et de fantaisie – que les Champions. Pourtant, elles avaient elles aussi un point commun, mais presque impossible à déceler lorsqu’on ne les voyait pas en groupe, comme à présent. Toutes semblaient sans âge ! De loin, elles paraissaient très jeunes, mais en approchant, Rand savait qu’elles lui feraient le même effet que Moiraine : une juvénilité trompeuse, une peau trop lisse pour leur évidente maturité et des yeux exprimant une antique sagesse.

En approchant ? Crétin que je suis ! Je suis déjà trop près ! Que la Lumière me brûle ! j’aurais dû prendre l’autre chemin.

Rand accéléra le pas en direction de son objectif : une autre porte bardée de fer, tout au fond de la cour. Mais, malgré son angoisse, il ne put s’empêcher de continuer à regarder.

Ignorant les curieux, les Aes Sedai se concentraient sur le palanquin aux rideaux toujours tirés. Les deux chevaux qui le portaient, immobiles au milieu de la cour, ne bronchaient pas, à croire qu’un palefrenier invisible les tenait par la bride. Pourtant, il n’y avait qu’une Aes Sedai à côté du palanquin, et elle se désintéressait totalement des équidés. Le visage fermé, elle brandissait un sceptre bien plus grand qu’elle au bout duquel se dressait un fer de lance en forme de flamme dorée.

À l’autre bout de la cour, imposant et impassible, le seigneur Agelmar attendait la suite des événements. Sa veste à haut col arborait les trois renards roux courant de la maison Jagad, mais également le Faucon Noir du Shienar. La peau parcheminée par l’âge mais le dos toujours bien droit, Ronan se tenait à côté de son seigneur, et il brandissait un sceptre surmonté de trois renards sculptés dans de l’avatine rouge. Intendant de la forteresse – le shambayan, complément indispensable de la shatayan –, Ronan était en principe l’égal d’Elansu. Mais la terrible mégère lui laissait fort peu d’espace – à part la responsabilité des cérémonies et le rôle de secrétaire du seigneur.

Le toupet qui se dressait au sommet du crâne des deux hommes était blanc comme la neige…

Aucun des protagonistes de la scène – les Champions, les Aes Sedai, le seigneur de Fal Dara et son shambayan – ne bougeait davantage qu’une statue. Les imitant, les curieux semblaient également pétrifiés. Par réflexe, Rand ralentit le pas.

Ronan frappa soudain à trois reprises les pavés avec la base de son sceptre, puis il lança dans un silence de mort :

— Qui vient ici ? Qui vient ici ? Qui vient ici ?

L’Aes Sedai debout près du palanquin frappa elle aussi le sol – trois fois, comme l’intendant.

— La Gardienne des Sceaux, répondit-elle. La Flamme de Tar Valon. Celle qu’on nomme la Chaire d’Amyrlin.

— Pourquoi devons-nous être vigilants ? demanda Ronan.

— Pour préserver l’espoir de l’humanité.

— Et que devons-nous empêcher ?

— La tombée des Ténèbres à midi.

— Combien de temps devons-nous guetter ?

— D’un lever de soleil au suivant, tant que la Roue du Temps tournera.

Agelmar inclina noblement la tête.

— Fal Dara offre le pain et le sel à la Flamme de Tar Valon. Que la Chaire d’Amyrlin soit la bienvenue en ces lieux où, respectant le Pacte, nous veillons inlassablement. Bienvenue !

L’Aes Sedai écarta un rideau du palanquin et la Chaire d’Amyrlin se montra enfin. Les cheveux noirs, sans âge comme toutes ses sœurs, elle balaya l’assemblée du regard dès qu’elle fut hors du palanquin. Quand leurs yeux se croisèrent, Rand tressaillit comme si quelqu’un venait de le toucher. Mais le regard de la Chaire d’Amyrlin le survola pour venir se river sur le seigneur Agelmar.

Un serviteur vint s’agenouiller devant la dirigeante suprême des Aes Sedai, lui présentant sur un plateau d’argent des serviettes chaudes. Respectant le rituel, la Chaire d’Amyrlin se lava les mains et se tamponna le visage.

— Je te remercie de m’accueillir ainsi, mon fils, dit-elle. Puisse la Lumière briller sur la maison Jagad, sur Fal Dara et sur tous ses habitants.

Agelmar s’inclina de nouveau.

— Mère, tout l’honneur est pour nous.

L’utilisation des mots « fils » et « mère » n’avait rien de choquant, une constatation des plus paradoxales lorsque le « fils » était marqué par l’âge alors que la « mère » resplendissait de jeunesse. Mais l’aura d’autorité de l’Aes Sedai et sa prestance rendaient ces détails secondaires.

— La maison Jagad est la vôtre, mère, et Fal Dara vous appartient.

Des vivats saluèrent ce dialogue, faisant presque trembler les murs de la forteresse.

Paniqué, Rand reprit son chemin sans se soucier des malheureux qu’il bousculait.

Allons, c’est encore un tour de ton imagination ! Elle ne sait même pas qui tu es… Par le sang et les cendres ! si elle s’en doutait…

Mieux valait ne pas penser à ce qu’aurait fait cette femme si elle avait su. Et moins encore à ce qu’elle voudrait faire le jour où elle découvrirait la vérité.

Avait-elle un rapport avec le vent qui l’avait piégé au sommet de la tour ? Les Aes Sedai pouvaient réussir ce genre d’exploit…

Quand il eut enfin atteint puis franchi la porte, la refermant sur la cour qui bruissait toujours d’acclamations, Rand ne put s’empêcher d’exhaler un soupir de soulagement.

Les couloirs étant déserts, comme les précédents, il s’autorisa à courir. Déboulant dans une cour intérieure où se dressait une fontaine, il la traversa, remonta un long corridor et déboucha enfin dans la cour dallée des écuries du seigneur. Le bâtiment lui-même, adossé au mur de la forteresse, était un alignement de stalles disposées sur deux niveaux. Aucun son ne sortait de l’atelier du maréchal-ferrant, parti voir le spectacle avec ses apprentis.

Le garçon d’écurie en chef, Tema, un vieil homme au visage parcheminé, vint accueillir Rand à la porte des écuries. Pour le saluer, il se toucha d’abord le front puis la poitrine.

— Esprit et cœur pour te servir, seigneur… Que puis-je pour toi ?

N’étant pas un guerrier, Tema échappait au crâne rasé, mais il n’avait pas pu se soustraire à une coupe au bol pas très réussie.

— Tema, pour la centième fois, je ne suis pas un seigneur.

— Si mon seigneur le dit…

Le vieil homme se fendit d’une profonde révérence.

Tout venait du nom du jeune berger, une source de confusion… Rand al’Thor et al’Lan Mandragoran. Dans le cas du Champion, et selon les coutumes du Malkier, le « al » signifiait qu’on avait affaire à un roi. Même si Lan l’omettait toujours, c’était ainsi. Le « al » de Rand n’était qu’une partie de son nom. D’après ce qu’on disait, en des temps reculés où le territoire de Deux-Rivières s’appelait autrement, ce préfixe signifiait « fils de ». Se méprenant, quelques domestiques de Fal Dara avaient cru que Rand était lui aussi un roi, ou au minimum un prince. Ses dénégations lui avaient simplement valu d’être ramené au rang plus modeste de « seigneur ». Enfin, pour la modestie, il n’était sûr de rien, car les serviteurs lui faisaient encore plus de courbettes qu’au seigneur Agelmar.

— Tu dois seller Rouquin, Tema, dit-il. (Inutile d’essayer de s’en charger lui-même, car le vieil homme ne le laisserait pas se salir les mains.) Je vais visiter un peu la région, autour de la ville…

Dès qu’il serait sorti de Fal Dara, la promenade se transformerait en une fuite éperdue vers le fleuve Erinin ou en direction de l’Arafel.

Quelque part où on ne me retrouvera jamais…

Le garçon d’écurie s’inclina encore plus bas et ne se redressa pas.

— Pardonne-moi, seigneur, mais je ne peux pas t’obéir…

Rouge d’embarras devant tant de dévotion mal placée, Rand regarda autour de lui – il n’y avait personne en vue – puis il prit Tema par les épaules, le forçant à se relever. S’il ne pouvait pas empêcher certains serviteurs de le traiter comme un roi, il devait réussir à éviter que ce spectacle choquant ait des témoins…

— Pourquoi ? Tema, regarde-moi et réponds !

— Ce sont les ordres, seigneur…

Le vieil homme garda les yeux baissés. Pas parce qu’il avait peur, mais parce qu’il mourait de honte de ne pas pouvoir faire ce que lui demandait Rand. Au Shienar, les gens se sentaient honteux pour un rien – tout ça à cause de l’importance qu’ils accordaient à l’honneur, sans doute…

— Jusqu’à ce qu’on nous dise le contraire, aucun cheval ne pourra quitter ces écuries. Ni les autres, d’ailleurs…

Rand allait dire au vieil homme qu’il ne lui en voulait pas, mais un détail le frappa :

— Aucun cheval, d’aucune écurie ?

— Oui, seigneur… L’ordre est arrivé il y a très peu de temps… (Tema reprit un minimum d’assurance.) Toutes les portes de la forteresse sont fermées. Personne ne peut entrer ou sortir sans une autorisation spéciale. Pas même la patrouille municipale.

Rand eut l’impression qu’une main géante lui serrait la gorge.

— Et ces ordres, Tema, ils viennent d’Agelmar ?

— Bien sûr, seigneur ! De qui d’autre pourraient-ils venir ? Agelmar ne me les a pas transmis en personne – ni d’ailleurs à l’homme qui me les a communiqués – mais c’est bien lui, le maître de Fal Dara.

Certes, mais, dans ce cas précis, j’ai comme un doute…

La plus grosse cloche de la tour principale sonna, faisant sursauter Rand. Toutes les cloches de la forteresse lui répondirent, vite imitées par celles de la ville.

— Si je puis me permettre, seigneur, tu devrais être content…

— Content ? cria Rand pour être entendu malgré le vacarme. Pourquoi ça ?

— Le Rituel de Bienvenue est terminé, seigneur… La cloche nous l’a annoncé. À présent, la Chaire d’Amyrlin va pouvoir vous recevoir, tes amis et toi.

Rand détala si vite qu’il eut à peine le temps de voir Tema écarquiller les yeux de surprise. Mais ce que pensait le garçon d’écurie n’importait plus.

Nous recevoir ? Elle va envoyer des gens me chercher…

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