39 S’éclipser de la Tour Blanche

Alors qu’elles traversaient la Tour Blanche, Egwene et Elayne s’efforcèrent de saluer d’un petit signe de tête tous les groupes de femmes qu’elles croisaient sur leur chemin.

L’abondance de visiteuses en ce jour était une excellente chose, eu égard au projet d’Egwene et de ses compagnes. Face à un tel afflux, il était bien sûr impossible que chaque personne ait pour escorte une Aes Sedai ou une Acceptée. Seules ou par petites délégations, vêtues de riches atours ou d’humbles guenilles, certaines encore couvertes de la poussière récoltée sur la route, des dizaines d’inconnues attendaient de poser leurs questions aux Aes Sedai ou de leur présenter leur pétition.

Quelques-unes de ces visiteuses, sans doute des nobles, des négociantes ou des femmes de marchand, avaient avec elles deux ou trois servantes ou dames de compagnie. Une poignée d’hommes étaient également venus présenter leurs doléances à la tour. Se tenant à l’écart, ils semblaient mal à l’aise et regardaient à la dérobée les femmes qui allaient et venaient avec une grande assurance.

Ouvrant la marche, sa cape lui faisant une traîne, Nynaeve avançait avec la détermination d’une personne qui sait où elle va – c’était le cas, à condition que nul n’ait l’idée de l’intercepter – et qui a parfaitement le droit de s’y rendre. Et, là, c’était une tout autre affaire…

Ayant revêtu les tenues qu’elles portaient avant d’arriver à Tar Valon, les fugitives en puissance ne ressemblaient en rien à des résidantes de la tour. En jupe fendue d’équitation, une cape en laine ornée de broderies sur les épaules, Egwene, Elayne et l’ancienne Sage-Dame avaient toutes les chances de passer inaperçues de quiconque ne les connaissait pas très bien. Nouvelles dans la tour, elles étaient relativement à l’abri du danger sur ce plan-là.

— Ce serait parfait pour une promenade dans les jardins d’un seigneur, avait maugréé Nynaeve tandis qu’Egwene l’aidait à boutonner sa robe de soie grise brodée de fil d’or et décorée de motifs floraux – en perles ! – sur la poitrine et aux poignets. Cela dit, ça nous aidera peut-être à filer sans nous faire remarquer.

Alors qu’Egwene ajustait sa cape sur ses épaules puis tirait sur les plis de sa robe en soie verte également brodée de fil d’or, elle regarda Elayne, superbe dans une tenue bleu rayé de crème et espéra que l’ancienne Sage-Dame aurait raison jusqu’au bout. En tout cas, pour l’instant, tout le monde les avait prises pour des nobles ou au minimum des dames aisées venues présenter une pétition. Malgré tout, Egwene se sentait mal à l’aise, comme si on la regardait en permanence. Non sans surprise, elle comprit la raison de cette étrange sensation : après quelque deux mois passés à porter une tenue ordinaire de novice, on se trouvait bizarrement fagotée dans une robe raffinée.

Des villageoises en jupe de laine sombre s’inclinèrent sur le passage des « dames ». Une fois que ces femmes furent derrière elles, Egwene jeta un coup d’œil à Min, qui fermait la marche. Toujours habillée en homme, son amie avait en outre opté pour un chapeau à larges bords qui cachait entièrement ses cheveux coupés court.

— Il faut bien que l’une de nous joue les domestiques, s’était justifiée Min en riant. Si nous devons courir, vous regretterez de ne pas avoir un pantalon !

Elle était chargée comme un baudet : quatre jeux de sacoches de selle bourrées de vêtements chauds, en prévision de l’hiver qui arriverait sans doute avant qu’elles soient revenues à la Tour Blanche. Les jeunes femmes avaient aussi emporté des vivres – plus que ce qu’il fallait, puisqu’elles pourraient en acheter en chemin, mais deux précautions valaient toujours mieux qu’une.

— Min, tu ne veux vraiment pas que je t’aide ? demanda Egwene.

— C’est encombrant, mais pas lourd, répondit la jeune femme avec un grand sourire. (À l’évidence, elle prenait toute cette aventure pour un jeu – en tout cas, elle faisait comme si…) Les gens se demanderaient pourquoi une princesse telle que toi porte ses bagages. Mais tu pourras les prendre, et les miens avec, dès que…

Soudain sérieuse, Min murmura :

— Aes Sedai en vue !

Egwene regarda devant elle et vit qu’une sœur aux longs cheveux noirs et lisses et à la peau cuivrée – ou, plutôt, couleur de vieil ivoire – avançait vers elles tout en conversant avec une fermière en robe de laine et cape à carreaux. L’Aes Sedai ne les avait pas encore vues, mais Egwene la reconnut au premier coup d’œil : Takima, une sœur de l’Ajah Marron qui enseignait l’histoire de la Tour Blanche et des Aes Sedai. Dotée d’un œil d’aigle, elle aurait reconnu une de ses élèves à cent pas de distance par un jour de brouillard.

Nynaeve s’engagea dans un couloir sans ralentir le pas – une manœuvre qui aurait mérité un prix d’interprétation, tant elle parut naturelle. Mais, dans ce corridor, les quatre fugitives tombèrent nez à nez avec une Acceptée à l’air pas commode qui tirait par l’oreille une novice rouge comme une pivoine.

Egwene eut quelque peine à déglutir lorsque la furie et sa victime passèrent à côté d’elle.

— C’était Irella, dit-elle quand elle se fut reprise. Nous a-t-elle repérées ?

— Non, répondit Min après s’être laissé le temps de la réflexion. Elle n’a vu que nos vêtements…

Egwene soupira de soulagement et elle entendit Nynaeve l’imiter sans fausse pudeur.

— Je crains que mes nerfs ne résistent pas jusqu’aux écuries, avoua Elayne. C’est ça, une aventure ? Le cœur qui bat la chamade et l’estomac retourné ? Tout le temps ?

— C’est une bonne description, oui…, admit Egwene.

Et dire qu’en des temps pas si lointains elle avait hâte de se frotter au danger, comme les héros des récits et des légendes. Aujourd’hui, elle n’était plus dupe : les seules choses qui valaient la peine, c’étaient les souvenirs qu’on gardait de ses « exploits » – à condition d’avoir une mémoire très sélective.

Elle fit part de son expérience à Elayne.

— Je te crois, dit la Fille-Héritière. Mais c’est bien la première fois que je vis quelque chose d’exaltant. Et la dernière, tant que ma mère aura son mot à dire. En d’autres termes, jusqu’au jour où je monterai sur le trône.

— Taisez-vous un peu ! lança Nynaeve.

Les quatre fugitives étaient seules dans un couloir, pour une fois. L’ancienne Sage-Dame désigna un escalier étroit qui s’enfonçait dans le sol.

— Ce devrait être le bon endroit… Si tous ces tours et détours ne m’ont pas fait perdre le nord…

Elle s’engagea néanmoins dans l’escalier avec une belle assurance. À raison, puisque la petite porte que les quatre femmes franchirent, au pied des marches, leur permit de déboucher dans la cour en terre battue des écuries sud, où étaient gardés les chevaux des novices. Enfin, de celles qui en avaient, et qui devraient attendre, pour goûter de nouveau aux joies de l’équitation, d’avoir accédé au statut d’Acceptée. Ou de s’être fait ficher à la porte…

La Tour Blanche se dressait désormais dans le dos des fuyardes. Mais le complexe de dépendances défendu par un mur plus haut que les fortifications de bien des cités s’étendait sur une surface considérable.

Nynaeve entra dans les écuries comme si elle en était la propriétaire. Humant l’air qui sentait la paille et le crottin de cheval, elle sonda la longue double rangée de stalles éclairée par une série de soupiraux. Coup de chance étonnant, Bela la jument à long poil et la monture grise de Nynaeve avaient pris leurs quartiers dans des stalles proches de la porte. Dès qu’elle vit Egwene, Bela pointa la tête par-dessus le portillon de son fief et hennit gentiment.

Le seul garçon d’écurie présent, un bel homme à la barbe déjà grisonnante, regarda les quatre dames sans cesser de mâchouiller un brin de paille.

— Il faut que tu selles nos chevaux, ordonna Nynaeve, y allant au culot. D’abord, tu commenceras par ces deux-là… Min, va donc chercher ta monture et celle d’Elayne.

La jeune femme posa les sacoches de selle et entraîna la Fille-Héritière dans les entrailles du bâtiment.

Le front plissé, le garçon d’écurie retira le brin de paille de sa bouche.

— Il doit y avoir une erreur, ma dame… Ces chevaux…

— … Nous appartiennent, acheva Nynaeve. (Elle croisa les bras, prenant garde à bien montrer sa bague au Serpent.) Et tu vas les seller plus vite que ça !

Egwene retint son souffle. C’était le plan d’urgence, en cas d’obstacle imprévu. Nynaeve devait se faire passer pour une Aes Sedai, si son interlocuteur était susceptible de la croire. Aucune sœur ne serait tombée dans le piège – idem pour les Acceptées – et il aurait fallu une novice bien naïve, mais un palefrenier…

L’homme regarda un moment la bague, puis il releva les yeux.

— On m’avait parlé de deux personnes, dit-il, pas plus perturbé que ça. Une Acceptée et une novice. Il n’a jamais été question de quatre.

Egwene eut envie de ricaner. Liandrin les croyait bien entendu trop gourdes pour décider de récupérer leurs chevaux sans autorisation…

Nynaeve se rembrunit et passa à un ton moins conciliant :

— Tu vas faire sortir ces chevaux de leurs stalles et les seller ! Sinon, tu auras besoin des talents de guérisseuse de Liandrin, si elle consent à t’en faire profiter.

Le palefrenier articula en silence le nom de l’Aes Sedai, comme s’il avait du mal à avaler la couleuvre. Un coup d’œil à Nynaeve le dissuada pourtant de résister. En râlant, mais dans sa barbe, fort heureusement, il fit ce que la jeune femme lui demandait. Min et Elayne revinrent avec leurs montures au moment où il finissait de serrer la sangle de la deuxième selle. Il passa alors au hongre gris de Min et à la jument baie à l’élégante encolure d’Elayne.

Lorsque les quatre femmes furent en selle, Nynaeve s’adressa de nouveau au garçon d’écurie :

— On t’a sûrement demandé de tenir ta langue, et cette partie-là du contrat reste valable, que nous ayons été deux, quatre ou une centaine. Si tu as un doute, pense à ce que Liandrin te fera quand elle apprendra que tu as bavardé à tort et à travers.

En sortant, Elayne lança une pièce au type.

— Pour la peine que tu t’es donnée, mon brave. Tu as été très efficace. (Une fois hors des écuries, la Fille-Héritière se tourna vers Egwene et lui sourit.) La carotte et le bâton, comme dit souvent ma mère, c’est une excellente stratégie, à condition de ne pas oublier la carotte…

— J’espère que nous n’aurons besoin ni de l’une ni de l’autre avec les gardes. Si Liandrin est passée avant nous…

À la porte de Tarlomen, celle qui perçait le mur sud du complexe, bien malin qui aurait dit si les gardes avaient été ou non soudoyés. Accordant à peine un regard aux cavalières – et un salut de la tête plus que distrait –, les soldats leur firent simplement signe de passer. En toute logique, leurs ordres devaient être d’empêcher les fauteurs de troubles d’entrer. Du coup, ils se fichaient de qui pouvait bien sortir…

Venant du fleuve, une bise mordante fournit le prétexte qu’attendaient les cavalières pour remonter la capuche de leur cape. Dans les rues pavées, le bruit des sabots de leurs chevaux fut vite couvert par le vacarme de la foule qui grouillait en tous sens et par la musique qui sortait d’un certain nombre de bâtiments. Comme une rivière qui contourne un rocher, la foule se scindait en deux pour laisser passer les « nobles dames ». De la mode stricte du Cairhien à l’exubérance colorée des Zingari, tous les styles vestimentaires étaient représentés dans les artères surpeuplées de Tar Valon.

Egwene ne prêta aucune attention aux tours géantes, aux passerelles suspendues et aux nombreux bâtiments qui évoquaient davantage des vagues pétrifiées ou des falaises creusées par le vent que de prosaïques structures de pierre conçues pour être habitées ou abriter des commerces. Les Aes Sedai ne boudaient pas la cité et, dans cette foule, les fugitives pouvaient en croiser une à tout moment sans avoir le temps de voir venir le danger. Tendue à craquer, Egwene fut un peu rassurée de constater que ses compagnes sondaient la foule au moins aussi intensément qu’elle. Cela dit, quand le bosquet fut en vue, elle ne put retenir un soupir de soulagement. Les Grands Arbres étaient désormais visibles au-dessus des toits des maisons. Comparés à ces géants, les chênes, les ormes, les hêtres et les pins, pourtant imposants, seraient aisément passés pour des nabots. Une sorte de muraille entourait le bosquet, qui devait bien faire dans les trois mille pas de longueur, mais ce n’était qu’une succession de grandes arches de pierre qui n’avaient à l’évidence aucune vocation défensive. Au-delà de cette enclave, des charrettes, des chariots et des badauds se pressaient dans une rue. À l’intérieur, on se serait crue dans un autre monde, encore un peu sauvage. Les bosquets n’étaient jamais bien « domestiqués », comme les parcs, par exemple, et ils ne cédaient pas à l’anarchie qui régnait dans les forêts. Du coup, ils incarnaient une sorte de « nature idéale », comme s’il ne pouvait pas exister de bois ou de forêt plus proches de l’originelle perfection.

Les feuilles arboraient déjà leurs couleurs automnales, mais encore timidement, comme si le vert refusait pour l’instant de leur céder la place. Malgré sa timidité, Egwene trouva que cet automne était décidément un des plus beaux qu’elle ait jamais vécus.

Quelques promeneurs flânaient entre les arches. Aucun ne parut surpris de voir les quatre cavalières en franchir une et s’enfoncer au milieu des arbres. La cité fut très vite dissimulée par les feuillages, son vacarme lui-même finissant par renoncer à percer la frondaison et le rideau de broussaille. En moins de trois minutes, les quatre femmes eurent le sentiment d’être à des lieues et des lieues de la ville la plus proche.

— La lisière nord du bosquet, marmonna Nynaeve. On ne peut pas être plus au nord que ça, et…

L’ancienne Sage-Dame se tut. Deux chevaux venaient d’émerger à la lumière. Une jument au pelage noir brillant, vit Egwene, et un cheval de bât assez légèrement chargé. Délicate comme tous les équidés, la jument renâcla quand Liandrin la talonna sans ménagement.

— Vous ne deviez en parler à personne ! rugit l’Aes Sedai, folle de rage. Personne !

Egwene remarqua que des lanternes accrochées à des perches étaient attachées au paquetage de la bête de bât. Un détail qui l’intrigua…

— Ce sont des amies…, commença Nynaeve.

— Liandrin Sedai, intervint Elayne, elles n’ont pas manqué à leur parole. Nous avons entendu votre conversation, voilà tout. Nous n’avions pas l’intention de jouer les espionnes, mais ce qui est fait est fait. Min et moi, nous voulons aider Rand al’Thor – et ses deux amis aussi, bien entendu.

Liandrin regarda un long moment les deux « intruses », dont le visage était à demi noyé dans les ombres de leur capuche.

— Eh bien, puisque vous êtes là…, soupira-t-elle. J’avais prévu qu’on prenne soin de vous, mais à quoi bon vous renvoyer, maintenant ? Quatre ou deux, ça ne change rien, pour ce voyage…

— Qu’on prenne soin de nous ? répéta Elayne. Liandrin Sedai, que voulez-vous dire ?

— Mon enfant, toi et ton amie êtes liées aux deux autres, tout le monde le sait. Une fois leur absence découverte, crois-tu qu’on n’aurait pas songé à vous interroger ? Elayne, penses-tu que l’Ajah Noir te ménagerait sous prétexte que tu es la Fille-Héritière ? Si tu étais restée à la Tour Blanche, tu n’aurais peut-être pas vu le soleil se lever, demain matin…

Cette révélation fut suivie d’un long silence.

— Suivez-moi ! finit par lancer Liandrin.

Elle guida ses quatre compagnes jusqu’à une haute clôture, au cœur du bosquet. En fer forgé et couronnée par une haie de pointes acérées, cette enceinte arrondie devait protéger une assez grande zone, car on la perdait de vue parmi les arbres, à droite comme à gauche. Sortant une clé de sous sa cape, Liandrin se pencha, ouvrit la porte qui rompait la monotonie de cette haie de métal, la poussa, entra dans l’enclave, attendit que les autres l’aient imitée, referma le battant et le verrouilla.

Sur une branche, juste au-dessus des cavalières, un écureuil se mit à pépier. Plus lointain, un martèlement régulier retentit : le bruit caractéristique d’un pivert jouant de son bec comme d’un marteau.

— Où allons-nous ? demanda Nynaeve.

Liandrin ne répondit pas.

— Pourquoi nous enfonçons-nous dans ces bois ? insista l’ancienne Sage-Dame. Pour quitter Tar Valon, il faut traverser un pont ou prendre un bateau. Il n’y a ni port ni passerelle ici, et…

— Nous y voilà, dit soudain Liandrin. La clôture sert à éloigner les innocents qui risqueraient de se blesser, mais aujourd’hui nous n’avons pas le choix…

Elle désignait ce qui semblait être une large pierre dressée. Sur la face avant, de délicates sculptures représentaient des sarments de vigne et une multitude de feuilles différentes.

Egwene sentit sa gorge se serrer. À présent, elle savait pourquoi l’Aes Sedai avait emporté des lanternes. Et cette découverte lui déplaisait au plus haut point.

— Un Portail…, souffla Nynaeve.

Les deux femmes se rappelaient très bien les Chemins – beaucoup trop bien, même !

— Nous avons réussi une fois, dit Egwene à Nynaeve – au moins autant pour s’en convaincre elle-même. Et nous réussirons encore !

Si Rand et les autres ont besoin de nous, il n’est pas question de reculer. C’est clair et net.

— Est-ce vraiment… ? commença Min sans pouvoir terminer sa phrase.

— Oui, c’est un Portail, confirma Elayne. Mais je croyais qu’on ne pouvait plus utiliser les Chemins. Ou, plutôt, que ce n’était plus permis…

Liandrin avait déjà mis pied à terre et retiré de son logement la feuille d’Avendesora. Devant elle, le Portail qui semblait désormais couvert de végétaux réels était déjà en train de s’ouvrir, révélant une surface argentée sombre où l’image de l’Aes Sedai se reflétait faiblement.

— Tu n’es pas obligée de venir, dit Liandrin en se tournant vers la Fille-Héritière. Tu peux m’attendre ici, bien à l’abri derrière la clôture. En espérant que l’Ajah Noir ne te trouve pas le premier.

L’Aes Sedai eut un sourire qui n’avait rien d’engageant. Dans son dos, le Portail venait de s’immobiliser, car il était ouvert en grand.

— Ai-je dit que je ne viendrais pas ? demanda Elayne.

Mais elle eut pour le bois environnant un regard plein de mélancolie qui en disait long.

— S’il faut le faire, déclara Min, faisons-le, qu’on en finisse !

Alors qu’elle fixait le Portail, Egwene crut entendre son amie murmurer :

— Que la Lumière te consume, Rand al’Thor !

— Je dois passer en dernier, dit Liandrin. Allez-y et je vous suivrai. (Elle aussi regardait le bois, comme si elle craignait qu’on les ait suivies.) Vite ! Vite !

Egwene n’aurait su dire ce que redoutait l’Aes Sedai. Mais, si des gens arrivaient, ils les empêcheraient sûrement de franchir le Portail.

Rand, espèce d’imbécile heureux, tu ne pourrais pas, au moins une fois, te fourrer dans des ennuis qui ne me forcent pas à jouer les héroïnes de légende ?

Egwene talonna Bela. Après un trop long séjour dans sa stalle, la jument fut ravie de se lancer au galop.

— Lentement ! cria Nynaeve.

Mais c’était trop tard.

Egwene et Bela se ruèrent vers le pâle reflet. Deux juments à long poil se retrouvèrent nez à nez, puis semblèrent se fondre l’une dans l’autre. Ensuite, les sangs glacés, Egwene se fondit elle aussi dans sa propre image. Le temps suspendit son vol, comme si le froid s’emparait d’elle cheveu après cheveu, chaque glaciation prenant plusieurs minutes.

Bela déboula soudain dans une obscurité plus noire que la nuit, si vite qu’elle faillit trébucher et manqua de peu éjecter sa cavalière. Par miracle, elle évita le pire et finit par s’immobiliser. Sautant à terre, Egwene alla vérifier que l’équidé ne s’était pas cassé une jambe. Au moins, l’obscurité avait l’avantage de dissimuler ses joues, qui devaient être rouge sang de honte. Depuis sa première expérience, elle savait que le temps et la distance étaient différents de l’autre côté d’un Portail. Mais elle avait agi sans réfléchir.

À part le rectangle faiblement lumineux du Portail, l’obscurité était partout. Aucune lumière ne parvenant à traverser la surface argentée, Egwene avait l’impression que les ténèbres se pressaient contre cette fenêtre opaque, avides de la franchir ou de la détruire. Derrière, la jeune fille voyait ses compagnes, qui se déplaçaient au ralenti, comme dans un cauchemar. Intraitable, Nynaeve insistait pour que chacune reçoive une lanterne et l’allume. Pressée que tout le monde ait traversé, Liandrin faisait contre mauvaise fortune (très relativement) bon cœur.

Lorsque Nynaeve eut traversé très lentement – presque pouce après pouce –, Egwene eut envie d’aller se jeter dans ses bras. En grande partie à cause de la lanterne, dut-elle s’avouer. Le cercle lumineux était plus petit qu’il aurait dû, comme si l’obscurité tentait de le repousser par la force, et ça n’étonnait pas la jeune fille, car elle aurait juré que cette nuit oppressante pesait bel et bien sur elle.

S’interdisant toute exubérance, elle resta où elle était et dit placidement :

— Bela n’a rien et je ne me suis pas rompu le cou, comme je l’aurais mérité.

Jadis, les Chemins étaient éclairés. Mais la souillure du Pouvoir dont ils étaient issus – le saidin corrompu par le Ténébreux – les avait peu à peu infectés.

Nynaeve leva bien haut la lanterne qu’elle tenait, puis, de sa main libre, elle en dégagea une de sous la sangle ventrale de sa selle.

— Si tu as conscience de mériter un châtiment, souffla-t-elle, c’est que tu mérites d’y échapper… (Elle eut un petit rire.) Parfois, je me dis que ce sont les sophismes de ce genre, plus que tout le reste, qui ont fait la grandeur des Sages-Dames… Comme je suis en verve, en voici un autre : avise-toi de te briser le cou, et je te le réparerai pour pouvoir le briser de nouveau à mains nues.

Une menace pour du beurre, comprit Egwene, qui ne put s’empêcher de rire avec sa compagne. Jusqu’à ce qu’elle se rappelle où elle était. L’hilarité de Nynaeve ne dura pas très longtemps non plus.

Min et Elayne franchirent à leur tour le Portail en tenant comme Nynaeve leur monture par la bride. Portant elles aussi des lanternes, elles semblaient s’attendre à découvrir des monstres rugissants et furent d’abord soulagées d’être accueillies par de banales ténèbres. Mais elles sentirent très vite le poids de cette obscurité peser sur leurs épaules, menaçant de les écraser.

Liandrin remit la feuille d’Avendesora en place et traversa en selle, le cheval de bât à sa traîne.

Sans attendre que le Portail ait fini de se fermer, elle lança à Min la bride de son deuxième équidé et entreprit de suivre une ligne blanche dessinée sur le sol et à peine visible à la lueur de sa lanterne.

Apparemment en pierre, le sol des Chemins semblait dévoré par de l’acide et frappé d’une sorte de petite vérole.

Egwene remonta en selle, mais elle attendit les autres avant de suivre l’Aes Sedai dans un univers où rien n’existait, semblait-il, à part la roche que martelaient les sabots des chevaux.

Droite comme la hampe d’une flèche, la ligne blanche conduisit les voyageurs devant une grande dalle de pierre couverte d’inscriptions en ogier. La petite vérole qui s’attaquait au sol affectait également ces lignes d’écriture.

— Une Plaque d’Orientation, murmura Elayne, très mal à l’aise, en regardant autour d’elle. Elaida m’a un peu parlé des Chemins. Sans m’en dire assez, je crois… Ou en m’en disant trop, au contraire.

Liandrin sortit de sous sa cape une feuille de parchemin, compara le texte aux inscriptions, puis remit en place l’énigmatique document – avant même qu’Egwene ait pu jeter un coup d’œil indiscret dessus.

Le cercle lumineux des lanternes – plus petit qu’il aurait dû être – s’arrêtait abruptement, la frontière entre le distinguable et l’invisible tombant comme un couperet. Alors que Liandrin se remettait en chemin, s’éloignant de la Plaque d’Orientation, cet éclairage suffit à Egwene pour apercevoir les contours d’une balustrade de pierre elle aussi rongée par la maladie. Un pont se dressait devant les cavalières, en déduisit la jeune fille, et donnait sûrement accès à ce qu’on appelait une « île » dans cet univers incompréhensible. Avec l’obscurité, il était difficile d’évaluer la taille de cette île.

Des ponts secondaires et des rampes formaient plusieurs intersections sur la bande de terre. Devant chaque structure, sur une borne, figuraient quelques mots en ogier. Vus de là, les ponts paraissaient se perdre dans le néant. Les rampes, en revanche, montaient ou descendaient. Mais, dans les deux cas, il était impossible de voir plus que la naissance de ces stupéfiantes structures.

S’arrêtant exclusivement pour étudier les bornes de pierre, Liandrin continua encore un peu tout droit, puis elle tourna sur sa droite, s’engageant sur une rampe qui descendait dans un puits de ténèbres où le silence devint encore plus sinistre.

La rampe sinueuse finit par déboucher sur une autre île. Là aussi, des ponts et des passerelles interrompaient la balustrade à intervalles réguliers. Comme un peu plus tôt, Liandrin compara les textes gravés sur les Plaques d’Orientation aux notes de sa feuille de parchemin. Comme la précédente, l’île que traversaient les voyageurs paraissait solide et assise sur de bonnes bases. Egwene regretta cependant d’être obligée de supposer que la première masse de terre se trouvait très exactement au-dessus de sa tête.

Nynaeve prit la parole et, d’une voix qui ne tremblait pas perceptiblement, exprima tout haut les inquiétudes de la jeune fille.

— L’île peut être au-dessus de nous, lui confirma Elayne d’une petite voix. (Elle leva les yeux et les rabaissa presque aussi vite.) Selon Elaida, les lois de la Nature n’ont pas cours sur les Chemins. En tout cas, ce ne sont pas les mêmes que dans notre monde…

— Par la Lumière ! c’est de la folie…, murmura Min. (Puis elle haussa le ton.) Combien de temps sommes-nous censées rester ici ?

Ses tresses blondes zébrant l’air, l’Aes Sedai tourna vivement la tête vers la jeune femme.

— Jusqu’à ce que je vous fasse sortir, répondit-elle, impitoyable. Et plus vous me perturberez, plus longtemps ça prendra.

Egwene et les autres fugitives se turent.

Liandrin passa de Plaque en Plaque en empruntant des rampes et des ponts qui semblaient flotter dans les ténèbres infinies. Se désintéressant totalement de ses compagnes, l’Aes Sedai donnait l’impression de ne pas être disposée à rebrousser chemin si l’une d’entre elles tombait ou avait besoin d’aide. Cette observation déprima Egwene. Ses amies devaient avoir le même sentiment, car, à son exemple, elles chevauchaient aussi près que possible de la jument noire.

Egwene s’étonna de constater qu’elle était toujours sensible au charme du saidar. Sentant l’existence de la moitié féminine de la Source Authentique, elle brûlait d’envie d’entrer en contact avec elle et de canaliser le Pouvoir. Sans trop savoir pourquoi, elle avait cru que la souillure des Ténèbres – la cause de la déliquescence des Chemins – l’en empêcherait. Ce n’était pas le cas, même si elle captait aussi la présence de la moitié corrompue du Pouvoir. En revanche, tenter d’atteindre la Source Authentique, ici, reviendrait à passer la main dans la fumée noire et grasse d’un incendie avec l’espoir de récupérer une tasse de porcelaine propre. Tout ce qu’elle ferait avec le Pouvoir serait affecté par la maladie qui rongeait le saidin. Pour la première fois depuis des semaines, la jeune fille n’eut pas besoin de lutter pour résister à l’envie de canaliser.

En termes de temps écoulé depuis le départ, on pouvait considérer qu’il faisait « nuit » sur les Chemins. En prenant pied sur une île, Liandrin annonça que la colonne allait marquer une pause. Juste le temps de manger et de dormir un peu.

— Qu’on déballe les réserves de nourriture que charrie le cheval de bât, ordonna-t-elle sans daigner citer un nom correspondant à cette corvée. Il nous faudra encore deux jours pour atteindre la pointe de Toman, et je ne voudrais pas que vous arriviez mortes de faim. Vous n’avez pas été assez idiotes pour partir sans emporter de vivres, mais comment aurais-je pu m’attendre à ça de vous ?

L’Aes Sedai dessella sa jument et la bouchonna rapidement. Puis elle s’assit sur la selle posée par terre et attendit que quelqu’un lui apporte à manger.

Elayne lui donna son morceau de pain et sa part de fromage. Voyant qu’elle n’était toujours pas calmée, les quatre autres femmes s’installèrent un peu à l’écart, assises en rond sur leurs selles. Au-delà du cercle lumineux des lanternes, l’obscurité paraissait de plus en plus « pesante ».

— Liandrin Sedai, demanda Egwene après un long silence, que se passera-t-il si nous rencontrons le Vent Noir ? (Min articula muettement le nom du phénomène et écarquilla les yeux.) Moiraine Sedai dit que Massin Shin ne peut pas être tué – ni même blessé – et je sens ici l’impatience de la souillure, comme si elle attendait que nous canalisions pour corrompre le résultat de nos efforts.

— Jusqu’à ce que je vous dise le contraire, intervint Liandrin, péremptoire, ne vous avisez pas de seulement penser à la Source Authentique. Si l’une d’entre vous essaie de canaliser le Pouvoir ici, elle risque de sombrer dans la folie, exactement comme un homme. Vous n’êtes pas assez formées pour défier la souillure laissée par les créateurs des Chemins. Quant au Vent Noir, s’il se montre, je m’en chargerai…

Liandrin marqua une courte pause, étudiant gravement un petit morceau de fromage.

— Moiraine en sait beaucoup moins long qu’elle le pense…

Sur ces mots, l’Aes Sedai goba le fromage avec un sourire cruel.

— Je ne l’aime pas…, souffla Egwene, assez bas selon elle pour que Liandrin ne l’entende pas.

— Si Moiraine a pu collaborer avec elle, dit Nynaeve, nous en serons également capables. Je n’aime pas plus l’une que l’autre, note-le bien, mais s’il faut les supporter pour aider Rand et les garçons…

L’ancienne Sage-Dame se tut et resserra sur son torse les pans de sa cape. Il ne faisait pas froid dans l’enclave de lumière, au milieu de l’obscurité infinie, mais ce décor glacial aurait fait frissonner n’importe qui.

— C’est quoi, le Vent Noir ? demanda Min.

Quand Elayne le lui eut expliqué, puisant dans les enseignements de sa mère et d’Elaida, la jeune femme soupira.

— La Trame est confrontée à bien des obstacles… Je doute qu’un homme – n’importe lequel – soit digne de tels efforts.

— Tu n’étais pas obligée de venir, rappela sèchement Egwene. Personne n’aurait tenté de t’arrêter si tu avais voulu quitter la tour…

— C’est vrai, j’aurais pu ficher le camp, admit Min. Aussi facilement qu’Elayne ou toi. La Trame ne se soucie pas de nos désirs, mon amie. Que ressentiras-tu si Rand, alors que tu consens tant de sacrifices, finit par ne pas t’épouser ? s’il choisit une femme que tu ne connais pas, ou Elayne, ou moi ?

— S’il m’épousait, ma mère ne serait pas contente, c’est sûr…, ne put s’empêcher de murmurer la Fille-Héritière.

Egwene ne répondit pas tout de suite. Rand risquait de ne pas vivre assez longtemps pour prendre femme. Et s’il le faisait… Eh bien, il n’était pas du genre à blesser les gens volontairement.

Et quand il sera devenu fou ?

Une question inutile. Il fallait empêcher ça.

Les Aes Sedai étaient capables de nuire aux autres, elle le savait. Et quand elles s’y mettaient, fort peu de choses leur résistaient.

Alors pourquoi n’interviennent-elles pas ?

La seule réponse, pour l’instant, semblait être qu’elles ne pouvaient pas, et Egwene n’aimait pas du tout ce que ça impliquait.

— Je doute de l’épouser un jour, dit-elle, s’efforçant de parler d’un ton léger. Les Aes Sedai se marient rarement, vous le savez… Mais à ta place, Min, je ne me verrais pas à son bras. Et à la tienne non plus, Elayne. Je ne crois pas que… (Sentant sa voix trembler, elle toussa pour que les autres ne s’en aperçoivent pas.) Eh bien, je ne crois pas qu’il prendra femme un jour. Mais, si je me trompe, bonne chance à la bienheureuse qu’il choisira, y compris si c’est une de vous deux. (Je suis convaincante, non ?) Il est têtu comme une mule et obstiné comme un caillou, mais c’est un très gentil garçon…

Cette fois, Egwene dissimula sa détresse en éclatant de rire.

— Tu peux dire ce qui te chante, fit Elayne, je parie que tu serais encore moins contente que ma mère. Rand est intéressant, Egwene. Plus que tous les hommes que je connais, même si c’est un berger de Deux-Rivières. Si tu es assez bête pour ne pas vouloir de lui, ne t’étonne pas si je décide de vous défier toutes les deux, ma mère et toi. Ce ne serait pas le premier Prince d’Andor à ne pas avoir eu de titre avant son mariage. Mais tu ne seras pas si stupide, alors n’essaie pas de nous rouler dans la farine. Voyons, tu choisiras l’Ajah Vert, et tu feras de lui un de tes Champions. Les seules sœurs vertes qui n’en ont qu’un sont mariées avec lui…

Egwene entra dans le jeu de son amie. Si elle choisissait l’Ajah Vert, déclara-t-elle, elle aurait dix Champions, pas un de moins.

Min regarda pensivement la jeune fille – et Nynaeve lorgna bizarrement Min. Alors qu’elles se changeaient, enfilant des vêtements de voyage, les quatre femmes ne dirent plus un mot. Dans un endroit pareil, il n’était pas facile de garder le moral et de plaisanter.

Egwene s’endormit lentement, fit d’atroces cauchemars et se réveilla plusieurs fois. Elle ne rêva pas de Rand, mais de l’homme aux yeux de flamme. Il ne portait pas de masque, se révélant plus hideux que jamais avec ses brûlures presque cicatrisées. Il se contenta de regarder la jeune fille et de rire. Pourtant, ce cauchemar fut pire que ceux qui suivirent. À jamais perdue sur les Chemins, Egwene était poursuivie par le Vent Noir, et elle ne parvenait jamais à lui échapper.

Après une « nuit » pareille, elle fut soulagée lorsque Liandrin lui taquina les côtes du bout d’une botte pour la réveiller. Pour être franche, elle avait le sentiment de ne pas avoir dormi du tout.

L’Aes Sedai imposa un rythme infernal à la petite colonne, la forçant à avancer à la lueur des lanternes jusqu’à ce que les quatre femmes s’endorment sur leur selle.

Après quelques heures passées à tenter de se reposer sur la pierre inconfortable, Liandrin réveilla ses quatre compagnes et sauta en selle sans même attendre qu’elles se soient étirées.

Des rampes, des ponts et des Plaques d’Orientation… À force d’en voir, Egwene finit par perdre le compte. Déjà désorientée au point de ne plus avoir conscience du passage du temps, elle sentit les ténèbres peser comme jamais sur ses épaules. Liandrin exceptée, les autres n’allaient pas mieux qu’elle. Affalées sur leur selle comme des sacs de patates, elles chevauchaient tels des automates.

Insensible à la fatigue, tout aussi peu affectée par l’obscurité, l’Aes Sedai était fraîche comme une rose… et glaciale comme une banquise. Refusant que quiconque jette un coup d’œil à sa mystérieuse feuille de parchemin, elle répondit évasivement lorsque Nynaeve lui demanda pourquoi.

— Vous ne comprendriez pas, de toute façon…

Un jour, après avoir consulté une Plaque d’Orientation, elle ne prit pas la direction d’une rampe, ni d’un pont, mais suivit une ligne blanche à demi rongée qui s’enfonçait dans les ténèbres. Alarmées, Egwene et ses compagnes s’empressèrent de la suivre. Et, quand elles la rattrapèrent, l’Aes Sedai était déjà en train de retirer la feuille d’Avendesora de son logement.

— Nous y voilà, dit-elle en désignant le Portail. Je vous ai conduites là où vous deviez venir.

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