35 Le Sanctuaire Tsofu

Après une demi-journée de cheval, les plaines très vallonnées qui bordaient Cairhien cédèrent la place à un terrain plus plat et plus densément boisé. Alors que les soldats n’avaient toujours pas remis leur armure, histoire de passer inaperçus, Rand se demanda qui aurait bien pu s’alarmer de leur présence dans ce coin perdu où les villes et les villages étaient plus rares que les pièces d’or dans la sébile d’un mendiant.

Dans ce désert où les ornières de chariots tenaient lieu de pistes, Verin insistait pour que les cavaliers se pressent. Alors qu’il répétait sans cesse que c’était un piège, parce que Fain n’aurait jamais dit où il allait vraiment, Ingtar obéissait à l’Aes Sedai sans discuter. En même temps, et avec un beau manque de logique, il râlait parce que la colonne se dirigeait dans la direction opposée à celle de la pointe de Toman. Laquelle pointe était à des mois de cheval, faisait-il mine d’oublier, sauf par les Chemins que ses compagnons se proposaient d’emprunter…

Rand chevauchait avec une sombre détermination et en évitant toute conversation avec Verin. Il avait une tâche à accomplir (Ingtar aurait parlé de devoir), et ensuite il s’éloignerait à tout jamais des Aes Sedai. Aussi maussade que son ami, Perrin chevauchait lui aussi en silence, les yeux rivés droit devant lui.

Lorsque le petit groupe s’arrêta enfin pour la nuit à la lisière d’une forêt, l’apprenti forgeron interrogea Loial sur les Sanctuaires. Si les Trollocs ne pouvaient pas y entrer, qu’en était-il des loups ? La réponse de l’Ogier fut courte et précise. Seules les créatures des Ténèbres refusaient de pénétrer dans les Sanctuaires. Et les Aes Sedai, dans une moindre mesure, puisqu’il leur était impossible d’entrer en contact avec la Source Authentique et de canaliser le Pouvoir de l’Unique.

Bizarrement, l’Ogier semblait le plus réticent du groupe à l’idée de gagner le Sanctuaire Tsofu. Mat, lui, était le plus enthousiaste de tous – un enthousiasme presque désespéré, à vrai dire. Désormais pâle comme s’il n’avait pas vu le soleil depuis un an, les joues incroyablement creuses, il se déclarait prêt à disputer une course à pied, mais c’était de l’esbroufe. Le soir avant qu’il s’endorme, Verin lui avait imposé les mains, et elle avait recommencé à l’aube, juste avant le départ. Hélas, ça ne changeait absolument rien. Même Hurin, qui le connaissait à peine, se rembrunissait dès qu’il regardait Mat.

Le deuxième jour, alors que le soleil était à son zénith, Verin se redressa soudain sur sa selle et regarda autour d’elle. À ses côtés, Ingtar sursauta.

Rand ne vit rien de particulier dans la forêt qu’ils traversaient. Comme elle n’était pas très dense, ils n’avaient guère de difficulté à avancer entre les chênes, les hickorys, les hêtres, les diverses variétés de pin, les érables pourpres et même quelques magnifiques amélanchiers aux feuilles d’un blanc immaculé.

Mais, alors qu’il suivait l’Aes Sedai et l’officier, Rand eut soudain des frissons glacés, comme s’il avait sauté en plein hiver dans une mare du bois de l’Eau, près de son village natal. L’impression s’estompa très vite, le laissant avec une sensation étrange de bien-être et… de deuil, comme s’il venait de perdre quelque chose, mais sans être en mesure de dire quoi.

Chaque cavalier, en passant devant ce point précis, sursauta ou lâcha une exclamation. Hurin en resta bouche bée et Uno marmonna un « Fichu, maudit… » qu’il ne parvint pas à compléter avec des termes plus précis.

En revanche, une lueur passa dans les yeux jaunes de Perrin, comme s’il reconnaissait un lieu ou une atmosphère.

Loial inspira à pleins poumons, expira lentement et murmura :

— Il est agréable d’être de retour dans un Sanctuaire…

Perplexe, Rand regarda autour de lui. Aucune différence… Alors qu’un Sanctuaire, selon lui, aurait dû être un endroit hors du commun, la forêt ressemblait à toutes celles qu’il avait traversées depuis leur départ. À part les étranges frissons et la sensation d’être détendu et reposé, Rand ne voyait pas ce qui avait changé.

Jusqu’à ce qu’une Ogier sorte de derrière un arbre.

Plus petite que Loial – ce qui la laissait quand même bien plus grande que Rand –, elle arborait les mêmes grands yeux, un nez épaté et une large bouche très similaires et des oreilles poilues presque identiques. En revanche, ses sourcils étaient beaucoup moins longs que ceux de Loial et ses traits semblaient globalement beaucoup plus fins. Vêtue d’une longue robe verte et d’une cape de la même couleur à motifs floraux, elle tenait un bouquet de fleurs qu’elle venait probablement de cueillir.

Sereine, elle regardait les cavaliers, attendant de voir ce qu’ils feraient. Loial descendit de sa monture géante et se hâta de saluer sa congénère. Rand et les autres l’imitèrent, avec moins d’empressement quand même, et Verin elle-même inclina légèrement la tête.

Loial fit des présentations très protocolaires, le péché mignon des Ogiers, mais omit cependant de mentionner son Sanctuaire d’origine.

La jeune Ogier – Rand aurait parié qu’elle n’était pas plus âgée que Loial – étudia les cavaliers en silence, puis leur sourit.

— Soyez les bienvenus au Sanctuaire Tsofu…

Sa voix aussi, en plus doux, ressemblait à celle de Loial. On eût simplement dit le bourdonnement d’un insecte plus petit…

— Je suis Erith, fille d’Iva fille d’Alar. Soyez les bienvenus, vraiment… Depuis que nos maçons ont quitté Cairhien, si peu d’humains nous ont rendu visite. Et en voilà toute une colonne ! Bien entendu, nous avons reçu quelques Gens de la Route, comme d’habitude, mais ils sont partis quand le… Allons, je bavarde beaucoup trop ! Suivez-moi, je vais vous conduire aux Anciens…

Erith chercha du regard qui pouvait bien commander la colonne, et elle se décida pour Verin.

— Aes Sedai, il y a tant d’hommes armés avec toi… Certains peuvent-ils attendre à l’Extérieur ? Pardonne-moi, mais il est toujours très perturbant d’avoir beaucoup de soldats en armes dans un Sanctuaire.

— Aucun problème, assura Verin. Ingtar, veux-tu bien organiser ça ?

L’officier donna quelques ordres à Uno. En fin de compte, il fut le seul homme du Shienar, avec Hurin, à suivre Erith dans le Sanctuaire.

Tenant sa monture par la bride, comme les autres, Rand leva les yeux quand Loial vint se placer à côté de lui – en regardant sans cesse Erith, qui marchait entre Ingtar et Verin.

Hurin était seul au milieu de la petite colonne. Les yeux écarquillés, il regardait tout avec un émerveillement dont Rand aurait eu du mal à identifier la cause.

— Rand, n’est-elle pas magnifique ? fit Loial d’un ton mesuré. Et sa voix chante comme un ruisseau au printemps !

Mat ricana mais, quand l’Ogier le regarda, l’air peiné, il rectifia le tir :

— Jolie comme un cœur, mon ami… Un peu grande pour moi, tu t’en doutes, mais vraiment très belle.

L’Ogier se demanda si c’était du lard ou du cochon, mais il finit par acquiescer.

— Je suis très content d’être de retour dans un Sanctuaire… Mais ne vous inquiétez pas, les amis, je ne suis pas encore victime du Mal du Pays…

— Le Mal du Pays ? répéta Perrin. De quoi parles-tu, Loial ?

— Les Ogiers sont liés à leurs Sanctuaires, Perrin… D’après ce qu’on dit, avant la Dislocation du Monde, nous pouvions aller où nous voulions et y rester aussi longtemps que ça nous chantait. Comme les humains, en somme… Mais tout a changé avec la Dislocation. À l’instar des autres peuples, les Ogiers furent dispersés et ils ne purent pas retrouver les Sanctuaires. Tout était bouleversé : les montagnes, les cours d’eau, les mers et…

— Tout le monde sait ce qu’était la Dislocation, s’impatienta Mat. Quel rapport avec ton… mal ?

— Les premières manifestations furent sensibles pendant l’Exil, alors que nous étions perdus dans ce qui restait du monde. C’était le désir de retrouver un Sanctuaire, d’être de nouveau chez soi… Beaucoup d’Ogiers sont morts de ce mal… En fait, très peu ont survécu. Lorsque nous avons commencé à retrouver les Sanctuaires, l’un après l’autre, à l’époque du Pacte des Dix Nations, nous avons cru en avoir fini avec le Mal du Pays, mais cette affection nous avait radicalement altérés. Désormais, quand un Ogier reste trop longtemps à l’Extérieur, cette affection le frappe. Il s’affaiblit et finit par mourir s’il ne rentre pas chez lui.

— Tu as besoin de rester ici un moment ? demanda Rand. Inutile de risquer ta vie en nous accompagnant…

— Je saurai quand il faudra rentrer ! Mais je suis loin du stade où c’est dangereux. Très loin, même. Dalar a passé dix ans avec le Peuple de la Mer, sans même voir un Sanctuaire, et elle est revenue vivante.

Une Ogier sortit soudain de l’abri des arbres et conversa un moment avec Erith et Verin. Elle examina Ingtar de la tête aux pieds puis sembla le classer dans les « quantités négligeables », ce qui fit ciller le vaillant officier. L’Ogier regarda ensuite Loial, passa très rapidement sur Hurin et les trois garçons de Champ d’Emond puis se détourna et s’enfonça de nouveau dans la forêt.

Loial se plaça derrière son cheval comme s’il cherchait une cachette.

— De plus, dit-il en jetant un regard soupçonneux à la femme qui s’éloignait, la vie dans un Sanctuaire est beaucoup plus ennuyeuse que voyager en compagnie de trois ta’veren.

— Si tu recommences avec ça…, grogna Mat.

Loial rectifia précipitamment le tir :

— Trois amis, je veux dire… Parce que vous êtes mes amis, n’est-ce pas ?

— Oui, fit simplement Rand.

Perrin hocha sobrement la tête.

— Comment ne pas être ami avec un type qui joue si mal aux dés ! plaisanta Mat.

Rand et Perrin le foudroyant du regard, il capitula :

— Bon, d’accord, je t’aime bien, Loial, et tu es mon ami… Simplement, ne m’ennuie pas avec… Bon sang ! parfois, tu es aussi pénible à fréquenter que Rand. (Il baissa la voix.) Au moins, dans un Sanctuaire, on ne risque rien à cause de lui…

Rand fit la grimace. Ce que voulait dire Mat était évident.

Dans un Sanctuaire, je ne peux pas canaliser le Pouvoir…

Perrin flanqua une tape sur l’épaule de Mat – et regretta son geste dès qu’il vit le rictus de souffrance de son ami.

En avançant, Rand entendit d’abord des notes de musique – des flûtes et des violons, détermina-t-il – puis il capta des éclats de rire et les paroles d’une chanson :

Retourne la terre et aplanis-la

Ne laisse aucun caillou, pas de chiendent

Ici nous travaillons à chaque instant

Ici un arbre géant poussera.

Presque simultanément, Rand s’avisa que l’imposante silhouette qu’il apercevait entre les arbres était… un arbre, tout simplement, mais au tronc qui devait bien faire une soixantaine de pieds de diamètre. Alors que des tuteurs contribuaient à le faire tenir bien droit, le fabuleux végétal s’élançait à une hauteur bien supérieure à celle de ses congénères – comme s’il avait voulu tutoyer le ciel ou transpercer les nuages. Les premières branches devaient bien être à trois cents pieds du sol et, au-delà, l’arbre était encore plus haut.

— Que la Lumière me brûle ! s’exclama Mat. Si on le débitait, il y aurait assez de bois pour construire dix maisons. Que dis-je ? cinquante maisons !

— Couper un Grand Arbre ? rugit Loial, à la fois scandalisé et furieux. (Les oreilles tétanisées par la rage, il avait les sourcils en berne.) On n’abat jamais un Grand Arbre, sauf lorsqu’il meurt, ce qui ne se produit pas souvent. Peu d’entre eux ont survécu à la Dislocation du Monde mais, parmi les plus grands, certains étaient de jeunes pousses durant l’Âge des Légendes.

— Ne t’énerve pas, dit Mat. Je m’extasiais sur la taille de cet arbre, sans aucune intention de lui faire du mal.

Loial hocha la tête, un peu apaisé.

De plus en plus d’Ogiers allaient et venaient au milieu des arbres. Très concentrés sur la tâche qu’ils avaient en cours – quelle que soit sa nature –, ils prirent tous le temps de regarder les nouveaux venus et de les saluer d’un geste de la main ou d’un signe de tête. Cependant, aucun ne s’arrêta ni n’adressa la parole aux étrangers.

Rand fut frappé par la curieuse façon de se déplacer de ces géants. Un mélange de détermination hautement sérieuse et d’insouciance presque enfantine, comme s’ils entendaient manifester à chaque instant qu’ils savaient précisément qui ils étaient et où ils se trouvaient – mais, mieux encore, qu’ils en étaient heureux et se sentaient en paix avec eux-mêmes et leur environnement. Rand se surprit à les envier, ce qui ne l’étonna pas vraiment…

Parmi les mâles, peu étaient aussi grands que Loial, mais un autre signe permettait de repérer ceux qui étaient plus âgés que lui. Les Ogiers mûrs portaient tous une moustache et une longue barbe pointue. Les jeunes, en revanche, arboraient des joues parfaitement glabres, comme celles de Loial. Très souvent en manches de chemise, benjamins comme aînés charriaient des pelles, des pioches, des scies ou des seaux de résine. Ceux qui ne travaillaient pas, en revanche, portaient une longue veste boutonnée jusqu’au col et dont les pans tombaient sur leurs genoux, évoquant vaguement un kilt.

Les femmes semblaient adorer les motifs floraux dès qu’il s’agissait de broderies, et beaucoup d’entre elles avaient piqué des fleurs dans leurs cheveux. Si les plus jeunes portaient une robe unie, les ornements étant réservés à leur cape, les plus âgées avaient également droit à une robe brodée – et certaines Ogiers aux cheveux grisonnants arboraient des fleurs et des sarments de vigne du cou jusqu’aux chevilles !

Parmi ces dames, plusieurs laissèrent leur regard s’attarder sur Loial. Les yeux rivés devant lui, le jeune Ogier fit mine de ne rien remarquer, mais ses oreilles frémissantes le trahirent, du moins pour qui savait interpréter les signes.

Rand fut stupéfait de voir un Ogier sortir soudain de terre – en réalité, émerger d’un des tertres herbeux et couverts de fleurs sauvages qui se dressaient entre les arbres. Puis il distingua des fenêtres dans ce qu’il prenait pour des tertres, et vit même derrière l’une d’elles une Ogier occupée à rouler de la pâte à tourte.

Des maisons ! Et, si l’encadrement des fenêtres était en pierre, il semblait non seulement naturel mais aussi façonné par les intempéries au fil des années et des générations.

Vu leur circonférence, les Grands Arbres devaient être généreusement éloignés les uns des autres. Plusieurs poussaient cependant au cœur même de la ville, de petites rampes de terre permettant de passer au-dessus de leurs racines. À dire vrai, abstraction faite des chemins déblayés, il n’y avait aucune différence entre la cité et la forêt. Sauf à un endroit précis : un grand terrain découvert au milieu duquel trônait la souche d’un Grand Arbre. Large d’au moins trois cents pieds, cette scène géante était munie d’escaliers taillés à même son flanc et son « sol » semblait aussi lisse et aussi poli que celui d’une salle de bal.

Alors que Rand tentait de se représenter l’arbre gigantesque qui avait dû se dresser ici, Erith annonça d’une voix haute et claire :

— Et voici nos autres invitées !

Trois femmes avançaient à la rencontre du groupe de Rand. La plus jeune portait une grande coupe en bois.

— Des Aielles…, souffla Ingtar. Des Promises de la Lance. Heureusement que j’ai laissé Masema avec les autres…

Contredisant ses propos pacifistes, l’officier s’écarta de Verin et d’Erith, puis tendit une main derrière son épaule pour dégager la poignée de son épée de la fixation de cuir qui l’empêchait de glisser inopinément.

Rand observa les Aielles avec une curiosité mêlée de gêne. Ces femmes arboraient toutes les caractéristiques que des gens tentaient de lui attribuer de force… Deux d’entre elles étaient d’âge mûr, alors que la troisième sortait à peine de l’adolescence. Mais elles étaient anormalement grandes pour des femmes, avec des cheveux coupés court, n’était une longue tresse qui battait dans leur dos, dont la couleur allait du roux foncé au cuivré. Portant un pantalon ample dont le bas des jambes était enfoncé dans leurs bottes, ces femmes devaient passer inaperçues parmi les rochers ou dans une forêt, car tous leurs vêtements étaient dans des tons de gris, d’ocre ou de vert qui devaient faire d’elles des « caméléons » presque aussi réussis que les Champions. Un arc court passé à l’épaule, la ceinture garnie d’un carquois et de plusieurs couteaux, ces guerrières portaient au bras gauche une rondache de cuir et serraient dans leur main un petit faisceau de lances courtes à la pointe très acérée. Et toutes trois, même la plus jeune, se déplaçaient avec une souplesse et une assurance qui ne laissaient guère de doute sur leurs qualités de combattantes.

Soudain, les trois Aielles virent l’autre groupe d’humains. Apparemment stupéfaites, elles n’en réagirent pas moins à la vitesse de l’éclair.

— Guerriers du Shienar ! cria la plus jeune.

Sans perdre une fraction de seconde, elle se détourna pour poser délicatement sa coupe derrière elle. Les deux autres saisirent leur écharpe et entreprirent de se l’enrouler autour de la tête. Tout en se redressant, la jeune fille les imita. Puis, comme ses aînées, elle tira un voile noir devant son visage, ne laissant visibles que ses yeux.

Ramassées sur elles-mêmes, les trois Promises de la Lance avancèrent d’un pas déterminé, rondache et faisceau de lances brandis devant elles – à l’exception de l’arme mortelle que chacune serrait désormais dans sa main droite.

— Écartez-vous, Verin et Erith…, souffla Ingtar en dégainant son épée. Écartez-vous !

Hurin s’empara de sa dague à lame crénelée, hésita un instant entre sa massue et son épée, et opta pour la seconde après avoir jeté un regard inquiet aux lances des Aielles.

— Il ne faut pas ! s’écria Erith. (Se tordant les mains, elle regarda alternativement les deux groupes d’humains.) Il ne faut pas !

Rand s’avisa soudain qu’il avait dégainé l’épée au héron. La main sur le manche de sa hache, Perrin hésitait encore, comme s’il n’était pas sûr de ce qui allait suivre.

— Vous êtes tombés sur la tête, tous les deux ? demanda Mat, qui n’avait pas touché à son arc. Bon sang ! Aielles ou pas, ce sont des femmes !

— Arrêtez ! ordonna Verin. Je vous dis que ça suffit !

Les Aielles ne ralentissant pas, l’Aes Sedai serra les poings de rage.

Mat s’appuya à sa monture et glissa le pied dans un étrier.

— Je m’en vais… Vous m’entendez ? Je ne les laisserai pas m’embrocher avec leurs lances, et je refuse d’utiliser mon arc contre une femme !

— Le Pacte ! cria Loial. Souvenez-vous du Pacte !

Une intervention qui n’eut pas plus de succès que celles d’Erith et de Verin.

Rand remarqua que l’Aes Sedai et la jeune Ogier s’étaient effectivement écartées du chemin des trois Aielles. Un instant, il se demanda si Mat n’avait pas raison. Même si elle tentait de le tuer, il n’était lui-même pas sûr de pouvoir frapper une femme. Hélas, il y avait un problème… S’il parvenait à sauter en selle, les guerrières n’étaient plus qu’à une trentaine de pas, et ces lances semblaient parfaites pour les distances de ce genre.

Alors que les trois femmes avançaient toujours, armes brandies, il cessa de se soucier de leur sécurité et commença à se demander comment il allait les empêcher de lui trouer la peau.

Il invoqua le vide, qui vint à lui aussitôt. Mais seul, sans la lueur maladive du saidin. Et, sans elle, le cocon semblait plus grand et plus désolé que jamais, lui communiquant une sorte de faim assez dévorante pour le consumer entièrement. Le désir de quelque chose de plus – une entité qui aurait dû être là !

Un Ogier s’interposa soudain entre les deux groupes d’humains, sa longue barbe frémissant d’indignation.

— Que pensez-vous faire ? s’écria-t-il. Rangez tous vos armes ! (Il foudroya du regard Ingtar, Rand, Hurin, Perrin et même le pauvre Mat, pour une fois bien innocent.) Pour vous, on peut imaginer quelques excuses… (Il se tourna vers les Aielles, qui s’étaient immobilisées.) Avez-vous oublié le Pacte ?

Les trois femmes retirèrent leur voile à une incroyable vitesse, comme si elles tentaient de faire croire qu’elles ne l’avaient jamais mis. La plus jeune était rouge comme une pivoine, et les deux autres semblaient pour le moins… confuses.

— Pardonne-nous, Frère des Arbres, dit la guerrière aux cheveux roux. Nous nous souvenons du Pacte, et nous n’aurions pas dû brandir nos armes, mais… Mais nous sommes dans le pays des Assassins de l’Arbre, où tout le monde est contre nous, et nous avons vu des hommes en armes…

Rand vit que la femme avait des yeux gris, comme les siens.

— Tu es dans un Sanctuaire, Rhian, rappela gentiment l’Ogier. Petite sœur, ici, tout le monde est en sécurité. On ne s’y bat pas, et personne ne nuit à personne.

La guerrière acquiesça comme une petite fille honteuse d’avoir voulu voler un pot de confiture.

L’Ogier se tourna alors vers Ingtar et ses compagnons.

L’officier rengaina son arme. Rand l’imita, mais pas aussi vite que Hurin, qui semblait aussi embarrassé que la guerrière. Perrin lâcha simplement le manche de sa hache, puisqu’il n’avait jamais été au bout de son geste. Alors qu’il desserrait sa prise sur la poignée de son épée, Rand bannit le vide et frissonna de tous ses membres. Derrière lui, le vide lui laissait une terrible sensation de désolation et un désir brûlant que quelque chose vienne l’en débarrasser.

— Aes Sedai, dit l’Ogier en saluant Verin de la tête, je suis Juin, fils de Lacel fils de Laud. On m’a chargé de te conduire devant les Anciens. Ils sauront découvrir pourquoi une Aes Sedai est venue chez nous avec l’un de nos jeunes et plusieurs hommes armés.

Verin eut un regard attristé pour les Aielles, comme si elle regrettait de ne pas avoir parlé avec elles. Puis elle fit signe à Juin d’ouvrir la marche.

L’Ogier obéit sans même accorder l’ombre d’un regard à Loial.

Quelques instants durant, Rand et les autres firent face aux trois guerrières – un moment de grande tension, Ingtar restant immobile et inexpressif comme une statue. Même si elles avaient retiré leur voile, les Aielles brandissaient toujours des lances et elles scrutaient les humains comme si elles entendaient lire leurs pensées. Rand semblait les intéresser tout particulièrement, mais pas parce qu’elles le trouvaient avenant ou sympathique…

— Il porte une épée, souffla la jeune guerrière avec un mélange de mépris et d’horreur.

Puis elle se retourna, récupéra sa coupe et s’en fut, ses compagnes lui emboîtant le pas.

— Des Promises de la Lance, murmura Ingtar alors que les trois femmes disparaissaient dans la forêt. Une fois voilées, j’aurais parié qu’elles ne s’arrêteraient plus. Et sûrement pas à cause de quelques mots… (Il regarda Rand et ses compagnons.) Vous devriez voir une charge de Boucliers Rouges ou de Chiens de Pierre. Aussi facile à arrêter qu’une avalanche…

— Elles ne pouvaient pas violer le Pacte, une fois qu’on le leur avait remis en mémoire, dit Erith. Elles sont venues pour obtenir du bois-chanté… (La fierté fit soudain vibrer sa voix.) Au Sanctuaire Tsofu, nous avons deux Chanteurs… De nos jours, ils sont très rares. On dit que le Sanctuaire Shangtai s’enorgueillit d’avoir un jeune Chanteur très doué, mais nous, nous en avons deux !

Loial s’empourpra, mais la jeune Ogier ne s’en aperçut apparemment pas.

— Si vous me suivez, je vous montrerai un endroit où attendre que les Anciens aient pris une décision.

Alors que les cinq humains et l’Ogier suivaient leur jeune guide, Perrin marmonna :

— Bois-chanté, mon œil ! Ces Aielles cherchent Celui qui Vient avec L’Aube !

— En d’autres termes, toi, Rand, crut bon d’ajouter Mat.

— Moi ? C’est absurde. Qu’est-ce qui vous fait croire que… ?

Il se tut, car Erith venait de s’engager dans l’escalier d’une maison couverte de fleurs sauvages qui semblait bâtie à l’écart pour accueillir des invités humains.

Les pièces faisaient vingt bons pas sur vingt et les plafonds culminaient à une hauteur démesurée, mais les Ogiers avaient quand même fait de leur mieux pour fournir le plus de confort possible à des humains. Malgré ça, les meubles restaient trop grands, les chaises trop hautes pour qu’on ait encore les pieds qui touchent le sol, et les tables arrivaient à la taille de Rand – un géant parmi son peuple, et presque un nain chez les Ogiers…

Hurin aurait pu se tenir debout dans la cheminée, qui semblait elle aussi avoir été modelée par l’érosion naturelle et pas par la main d’un tailleur de pierre.

Erith eut un regard interrogateur et un peu inquiet pour Loial, qui eut un geste de la main nonchalant, avant de tirer une chaise dans un coin de la pièce extrêmement difficile à voir depuis la porte.

Dès que la jeune Ogier fut partie, Rand fit signe à ses amis de le rejoindre.

— Comment ça, les Aielles me cherchent ? Pourquoi en serait-il ainsi ? De toute façon, elles m’ont regardé, puis elles sont parties…

— Elles t’ont regardé comme si tu ne t’étais pas lavé depuis un mois, plaisanta Mat, et en te parfumant au bain parasiticide pour mouton, par-dessus le marché. Mais ça peut quand même être toi qu’elles cherchent… Nous avons rencontré un Aiel, figure-toi…

Bouche bée, Rand écouta le récit de l’étrange rencontre au cœur de la Dague… Mat se chargea de l’essentiel de l’histoire, Perrin intervenant pour rétablir la vérité quand il se laissait emporter par son imagination débordante.

Mat insista cependant sur la tension qui avait présidé à tout le dialogue, face à un interlocuteur si dangereux.

— Comme tu es le seul Aiel parmi nos connaissances, conclut-il, il peut très bien s’agir de toi. Selon Ingtar, les Aiels ne vivent jamais hors de leur désert. Du coup, tu es peut-être bien le seul candidat possible.

— Je ne trouve pas ça drôle, Mat ! Combien de fois devrai-je dire que je ne suis pas un Aiel ?

La Chaire d’Amyrlin affirme que tu en es un… Ingtar le pense aussi. Et Tam a dit… Oui, mais la fièvre le faisait délirer…

Les Aes Sedai et Tam – même si la maladie l’excusait amplement – avaient coupé ses racines. Voyant qu’il ne tenait plus debout que par miracle, ils lui en avaient ensuite proposé de nouvelles. Le faux Dragon… L’Aiel… Mais il refusait de revendiquer ces racines-là. Elles lui étaient étrangères.

— Je suis peut-être de nulle part, mais le territoire de Deux-Rivières reste mon seul pays natal.

— Je ne voulais pas te blesser…, se défendit Mat. C’est simplement que… Bon sang ! Ingtar le dit et Masema aussi ! Urien aurait pu être ton cousin et, si Rhian mettait une robe et prétendait être ta tante, tu serais toi-même tenté de la croire. Bon, bon, d’accord ! Perrin, ne me regarde pas comme ça ! S’il veut nier l’évidence, libre à lui ! Qu’est-ce que ça change, au fond ?

Plusieurs jeunes Ogiers – exclusivement des filles – apportèrent de l’eau et des serviettes pour que les invités puissent faire leurs ablutions. Puis elles revinrent avec du fromage, des fruits, du vin et des gobelets en étain un peu trop grands pour une main humaine.

Des femmes plus âgées à la robe brodée vinrent demander si les invités avaient besoin de quelque chose. Défilant dans la maison, toutes interrogèrent Loial avant de se retirer. Répondant avec une économie de mots qui ne lui était pas coutumière, le jeune Ogier se montra respectueux mais distant. Tenant contre sa poitrine un grand livre relié de bois – on aurait cru un bouclier, à sa façon de faire –, il s’empressait de le lever devant son visage dès qu’une femme entrait.

Parmi tout ce qu’on trouvait dans la maison, les livres étaient les seuls articles à n’avoir subi aucune miniaturisation, même imparfaite…

— Seigneur Rand, dit soudain Hurin, sens-moi un peu cet air !

Assis sur une chaise bien trop haute pour lui, le renifleur balançait les jambes comme un petit garçon.

— La plupart des endroits ne sentent pas mauvais, mais là… Seigneur Rand, je pense qu’il n’y a jamais eu de meurtre ici. Ni d’autre violence, d’ailleurs, sauf par accident…

— Les Sanctuaires sont censés être un refuge pour n’importe qui, répondit Rand. (Il tourna la tête vers Loial.) En tout cas, c’est ce que disent les récits… (Il avala un ultime morceau de fromage et approcha de l’Ogier. Mat le suivit, un gobelet dans la main.) Où est le problème, Loial ? Depuis notre arrivée, tu es aussi nerveux qu’un chat enfermé dans un chenil.

— Ce n’est rien…, marmonna l’Ogier en jetant un regard inquiet à la porte.

— Tu as peur que nos hôtes découvrent que tu as quitté ton Sanctuaire sans la permission de tes Anciens ?

L’Ogier sursauta et ses oreilles frémirent comme jamais.

— Ne parle pas de ça… Tout le monde risque d’entendre. Si on me perce à jour… (Loial soupira, rentra la tête dans les épaules et regarda alternativement ses deux amis.) J’ignore comment ça se passe chez les humains, mais parmi les Ogiers… Eh bien, quand une fille voit un garçon qui lui plaît, elle s’en ouvre à sa mère… Parfois, c’est au contraire la mère qui repère un candidat qui lui convient… Quoi qu’il en soit, si la mère et la fille sont d’accord, une rencontre est arrangée avec la mère du garçon, qui se retrouve fiancé puis marié avant d’avoir compris ce qui se passait.

— Et il n’a pas son mot à dire ? demanda Mat, incrédule.

— Non. Selon les femmes, si ça ne tenait qu’à nous, on resterait toute notre vie mariés aux arbres… (Loial eut une moue inquiète.) La moitié des mariages concernent deux Sanctuaires… Des groupes de jeunes Ogiers font le tour des Sanctuaires afin de voir les jeunes gens à marier et de se faire voir d’eux… S’ils découvrent que je suis à l’Extérieur sans autorisation, les Anciens de Tsofu estimeront que j’ai besoin d’une épouse pour me calmer. Ils enverront un message à ma mère, elle déboulera et m’aura trouvé une épouse avant même d’avoir épousseté ses vêtements après un long voyage. Elle pense depuis longtemps que je suis trop impulsif. Avant mon départ, je crois qu’elle était en quête de l’épouse parfaite. Mais, si je me marie, ma femme ne me laissera plus sortir avant que j’aie une longue barbe grise. Selon ces dames, un homme ne devrait jamais s’aventurer à l’Extérieur avant d’avoir pris de la bouteille…

Mat éclata de rire. Bien entendu, toutes les têtes se tournèrent vers lui. Voyant la mimique de Loial, il consentit cependant à murmurer :

— Chez nous, c’est l’homme qui choisit et aucune épouse n’a jamais interdit quoi que ce soit à son mari !

Le front plissé, Rand se souvint de l’époque où Egwene avait commencé à le suivre comme son ombre, alors qu’ils étaient tout petits. Dès cet instant, maîtresse al’Vere avait commencé à lui manifester un intérêt qu’elle n’accordait pas aux autres garçons. Plus tard, lors des fêtes, certaines jeunes filles dansaient avec lui, et d’autres non. Les premières étaient systématiquement des amies d’Egwene, tandis que les secondes comptaient parmi ses ennemies les plus acharnées.

Un jour, maîtresse al’Vere avait eu une conversation privée avec Tam.

En ronchonnant parce qu’il n’avait pas une épouse à qui elle aurait pu s’adresser !

Après ce dialogue, Tam et tous les autres s’étaient comportés comme si les deux enfants étaient promis l’un à l’autre – même s’ils ne s’étaient pas agenouillés devant le Cercle des Femmes pour prêter serment.

C’était la première fois qu’il voyait sa relation avec Egwene sous cet angle-là. Jusque-là, il avait cru que tout ça était naturel, mais…

— En fait, c’est pareil chez nous, Loial.

Mat éclatant de rire, Rand lui posa une simple question :

— As-tu souvenir que ton père ait un jour fait quelque chose qui allait vraiment contre la volonté de ta mère ?

Mat eut d’abord un grand sourire, puis il fronça les sourcils et éluda la question.

Juin choisit cet instant pour débouler dans la pièce.

— Si vous voulez bien me suivre, dit-il, les Anciens sont disposés à vous recevoir.

Il ne regarda pas Loial, mais celui-ci faillit en laisser tomber son livre.

— S’ils veulent t’obliger à rester, dit Rand, nous affirmerons avoir besoin de toi.

— Je suis sûr que tu n’es pas concerné, fit Mat. Ils veulent sûrement nous annoncer que c’est d’accord, pour les Chemins. (Il baissa encore le ton.) On ne peut pas y couper, pas vrai ?

Ce n’était pas vraiment une question.

— Se marier de force ou arpenter les Chemins…, marmonna Loial. La vie est passionnante, quand on est ami avec des ta’veren.

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