11 Les chatoiements de la Trame

Pour une fois, Ingtar ordonna l’arrêt de la colonne alors que le soleil n’avait pas encore sombré à l’horizon. Si endurcis qu’ils soient, les guerriers avaient été ébranlés par l’horrible spectacle. Depuis le départ, leur chef n’avait jamais fait dresser le camp si tôt, ni choisi un site qui fût si ostensiblement facile à défendre. Cette grande cuvette, presque ronde, accueillerait sans peine les hommes et les chevaux. Les versants étaient couverts de végétation – toute une variété d’arbustes et de buissons – et ils se révélèrent largement assez hauts pour dissimuler le camp, même s’il n’y avait pas eu le rideau végétal. Dans cette région, une telle élévation passait pour une colline, tant le terrain était plat.

— Je ne dis qu’une fichue chose, lança Uno à Ragan alors que tous les cavaliers mettaient pied à terre, et c’est que j’ai vu cette sacrée bonne femme ! Elle était là, bon sang ! Juste avant qu’on trouve le maudit Blafard, j’ai aperçu la même fichue bonne femme que dans ce village de malheur, près du fleuve. Elle était là, et tout d’un coup elle s’est volatilisée. Alors, pense ce que tu veux – et dis ce qui te chante – mais fais quand même attention à comment tu racontes les choses ! Sinon, je t’écorcherai vif et je ferai brûler ta peau, fichu buveur de lait de chèvre à la noix !

Rand se pétrifia, un pied dans un étrier et l’autre déjà sur le sol.

La même femme ? Mais il n’y avait personne dans ce village, à part des rideaux agités par le vent ! Et, s’il y avait eu quelqu’un, la même femme n’aurait pas pu arriver avant nous à l’autre village.

Le jeune homme se força à penser à autre chose. Ce n’était pas tant le souvenir du Blafard cloué à la porte qui le terrorisait. Mais cette pièce, avec les mouches, les gens qui y étaient sans y être… Le Myrddraal était bien réel, tout le monde avait pu s’en apercevoir. La maison hantée, en revanche…

Et si j’étais pour de bon en train de devenir fou ?

Pour la première fois depuis qu’il la connaissait, Rand regretta que Moiraine ne soit pas là pour répondre à ses questions.

Une Aes Sedai me manque ? Bon, d’accord, je suis cinglé ! Rand, tu es sorti entier de cette maison, alors oublie ça. Mais me suis-je vraiment arraché à ce cauchemar ? Et que s’est-il passé là-bas ?

— Les chevaux de bât et les vivres au milieu, ordonna Ingtar alors que ses guerriers commençaient à dresser le camp. Bouchonnez les montures, puis sellez-les de nouveau, au cas où nous devrions partir précipitamment. Nous ne ferons pas de feu ce soir, et chaque homme dormira à côté de son cheval. Pour la garde, je veux des rotations de deux heures. Uno, envoie des éclaireurs aussi loin qu’ils pourront aller en revenant avant la tombée de la nuit. Nous devons savoir ce qu’il y a autour de nous.

Il le sent aussi…, pensa Rand. Nous n’avons pas seulement affaire à quelques Suppôts, une bande de Trollocs et un ou deux Blafards…

Le « seulement » avait de quoi donner des frissons dans le dos. Quelques jours plus tôt, il aurait été impensable de formuler les choses ainsi. Même dans les Terres Frontalières, si près de la Flétrissure, des Suppôts, des Trollocs et des Myrddraals auraient suffi à donner des cauchemars à n’importe qui. Mais, depuis, Rand avait vu un Blafard cloué à une porte…

Par la Lumière ! qui a pu faire ça ? Ou quoi ? Au nom de la Lumière – ou, plutôt, contre le nom de la Lumière !

Ensuite, il était entré dans une maison où toute une famille heureuse de vivre avait vu son repas interrompu…

Un tour de mon imagination, c’est sûr… Il ne peut pas en être autrement…

Difficile à croire, même s’il en avait terriblement envie. Avait-il imaginé le vent, au sommet de la tour ? Imaginé que la Chaire d’Amyrlin disait… ?

— Rand ?

Le jeune homme sursauta.

— Tu as l’intention de rester comme ça toute la nuit ? lança Ingtar dans son dos.

Rand finit de mettre pied à terre.

— Que s’est-il passé dans ce village ? demanda-t-il à l’officier.

— Les Trollocs ont capturé les habitants, comme dans le bourg précédent. Voilà ce qui est arrivé… Quant au Blafard… (Ingtar haussa les épaules et baissa les yeux sur le gros ballot de toile carré qu’il tenait entre ses mains – à son expression, on eût dit qu’il s’attendait à trouver à l’intérieur des secrets qu’il aurait préféré ne pas connaître.) Les monstres ont emmené les villageois pour les manger. Ils le font parfois le long de la frontière, dans des fermes isolées ou des hameaux, lorsque leurs maraudeurs parviennent à tromper la vigilance de nos sentinelles, la nuit. Il arrive que nous récupérions ces gens, mais nous ne réussissons pas toujours. Et, à l’occasion, nous regrettons presque de les avoir récupérés… Les Trollocs ne tuent pas toujours leur « gibier » avant de le découper. Et les Blafards aiment bien… prendre leur plaisir. C’est encore pire que les abominations des monstres…

Ingtar parlait d’un ton neutre, comme s’il avait évoqué le temps ou parlé de soucis quotidiens. Et, pour un guerrier du Shienar, c’était peut-être exactement de ça qu’il s’agissait.

Rand prit une grande inspiration pour lutter contre la nausée.

— Le Blafard que nous avons vu n’a pas dû prendre beaucoup de… plaisir. Qui peut crucifier ainsi un Myrddraal vivant ?

Ingtar hésita, secoua la tête, puis il tendit le gros paquet à Rand.

— Tiens… Moiraine Sedai m’a dit de te le remettre le premier soir où nous camperions au sud du fleuve. Je ne sais pas de quoi il s’agit, mais elle a assuré que tu en aurais besoin. Je suis chargé de te dire d’en prendre soin, parce que ta vie pourrait en dépendre…

Rand saisit à contrecœur le ballot. À l’intérieur, il y avait quelque chose de mou. Mal à l’aise, le jeune homme resta planté là, sans savoir que faire.

Ingtar n’a pas plus envie que moi de repenser au Blafard… Mais que s’est-il passé dans cette maison ?

Au fond, s’avisa soudain Rand, penser au Myrddraal et à la famille fantôme était probablement moins désagréable que de s’intéresser au cadeau de Moiraine.

— Elle m’a aussi ordonné de te dire que les guerriers, s’il m’arrive malheur, seront placés sous ton commandement.

— Pardon ? s’écria Rand, en oubliant le paquet et tout le reste. C’est de la folie ! Je n’ai jamais rien commandé, à part un troupeau de moutons ! Les hommes ne me prendraient pas au sérieux. De toute façon, ce n’est pas à Moiraine de désigner ton second – et c’est Uno qui occupe ce poste.

— Le matin du départ, Uno et moi avons été convoqués dans le bureau du seigneur. Moiraine Sedai était présente, mais c’est Agelmar qui a donné les ordres. Tu es mon second, Rand.

— Mais pourquoi ? Au nom de la Lumière ! pourquoi ?

L’intervention de Moiraine était une certitude. Main dans la main avec la Chaire d’Amyrlin, elle faisait tout son possible pour le pousser sur un chemin qu’il répugnait à prendre.

Ingtar ne cacha pas sa perplexité. Mais, en bon vétéran des Terres Frontalières, il ne s’étonnait plus que des ordres bizarres lui soient donnés. Quand on vivait près de la Flétrissure, on apprenait vite à ne pas s’arrêter à ce genre de détail.

— Selon des rumeurs venues des quartiers des femmes, tu serais… (L’officier écarta ses mains gantées.) Oublie ça, je sais que tu le nies mordicus… C’est comme pour ton apparence… Moiraine Sedai affirme que tu es un berger, mais je n’en ai jamais vu qui trimballe une épée au héron. Laissons tomber, veux-tu ? Franchement, je ne t’aurais pas choisi pour me seconder, mais je crois que tu as les qualités requises. S’il le faut, tu accompliras ton devoir.

Rand aurait voulu dire qu’il ne se reconnaissait pas de « devoir », mais il préféra ne pas jeter de l’huile sur le feu.

— Uno est au courant, je suppose… Qui d’autre, Ingtar ?

— Tous les hommes, bien entendu… En campagne, les guerriers du Shienar sont parfaitement informés de la chaîne du commandement. Chacun y tient sa place, de l’officier jusqu’au dernier des soldats, et chacun peut être amené à diriger le groupe, si l’homme qui le précède sur la liste est tué. Et s’il ne reste qu’un survivant, Rand, ce n’est jamais un fugitif uniquement préoccupé par sa survie. Il est le chef, et son devoir lui dicte de faire ce qui doit être fait. Si je m’abandonne à l’ultime étreinte de notre mère à tous, mes responsabilités te reviendront. Tu trouveras le Cor et tu l’apporteras là où il doit être. Tu le feras, j’en suis sûr.

Rand nota la conviction qui avait fait trembler la voix d’Ingtar lorsqu’il avait prononcé sa dernière phrase.

Dans les bras du jeune homme, le paquet sembla soudain peser plus lourd que dix grosses pierres.

Si loin que soit Moiraine, c’est toujours elle qui tire les ficelles ! Rand, à gauche ! Et maintenant, à droite ! Tu es le Dragon Réincarné, n’oublie pas !

— Je ne veux pas de ce « devoir », Ingtar, et je ne l’assumerai pas. Je suis un berger et rien de plus ! Pourquoi les gens refusent-ils de se mettre cette idée dans la tête ?

— Tu accompliras ta mission, Rand… Quand le chef défaille, toute la chaîne se brise. On ne peut pas accepter ça, alors que tant de choses se délitent déjà. Que la Paix veille sur ton épée, Rand al’Thor.

— Ingtar, je…

Mais l’officier s’éloignait déjà, afin de savoir si Uno avait envoyé les éclaireurs.

Rand baissa les yeux sur le paquet, le cœur battant la chamade. Il devinait ce que pouvait contenir le ballot. Désireux de vérifier, il brûlait en même temps d’envie de jeter son « présent » au feu sans même l’ouvrir. Il l’aurait sans doute fait, s’il avait été sûr que le paquet se consume sans que quiconque puisse voir ce qu’il contenait. Et s’il avait eu la certitude que le contenu, justement, était combustible.

Quoi qu’il en soit, il ne pouvait pas ouvrir le ballot ici, sous le regard de tant d’hommes.

Regardant autour de lui, Rand vit que les guerriers s’occupaient de décharger les chevaux de bât. D’autres avaient déjà commencé à dîner – un repas froid composé de viande séchée et de pain azyme. Mat et Perrin bouchonnaient leurs chevaux. Assis sur une pierre, sa pipe au long tuyau au bec, Loial lisait un livre tandis que des volutes de fumée tourbillonnaient autour de sa tête.

Serrant son fardeau comme s’il redoutait de le laisser tomber, Rand s’enfonça entre les arbustes.

Il s’arrêta dans une minuscule clairière, invisible derrière un épais entrelacs de feuilles, et posa son ballot sur le sol. Un long moment, il se contenta de le regarder.

Elle n’aurait pas osé, n’est-ce pas ?

Une petite voix répondit : Et comment, qu’elle aurait osé ! Plutôt dix fois qu’une !

Rand se décida à défaire les nœuds de la ficelle qui tenait le paquet fermé. Des nœuds parfaits, réalisés avec une précision qui en disait long : la main de Moiraine, bien entendu, car elle n’aurait pas laissé une servante faire ce travail pour elle – et voir ainsi ce que contenait le paquet.

Quand il eut fini, Rand sortit l’objet enveloppé dans la toile – un carré de tissu – et le contempla longuement, les mains tremblantes et la bouche sèche. Un morceau de tissu d’une seule pièce, ni brodé, ni teint ni peint. Un étendard blanc comme la neige et assez grand pour être vu sur toute la longueur d’un champ de bataille. Et, dessus, un serpent aux écailles jaune et or… Mais un serpent à quatre pattes, chacune étant terminée par cinq griffes d’or. Un reptile aux yeux jaunes et à la sauvage crinière de lion…

Rand avait déjà vu ce drapeau, et Moiraine lui avait dit de quoi il s’agissait. L’étendard de Lews Therin Telamon.

Lews Therin Fléau de sa Lignée, autrement dit le Dragon – héros et victime de la guerre des Ténèbres.

— Regarde-moi ça ! Vise ce qu’il a encore récupéré ! (Mat entra en trombe dans la clairière, Perrin sur les talons, mais beaucoup moins enthousiaste.) D’abord des vestes de seigneur, et maintenant un étendard ! On n’a pas fini de l’entendre se vanter, maintenant que… (Assez proche pour voir clairement l’étendard, Mat en resta quelques secondes sans voix.) Par la Lumière ! que le Créateur me protège !

Mat recula d’un pas. Lui aussi était présent le jour où Moiraine avait tenu son petit discours sur l’étendard.

Rand sentit monter en lui une terrible colère contre Moiraine et contre la Chaire d’Amyrlin, qui s’amusaient avec lui comme avec un pantin. Prenant l’étendard à deux mains, il l’agita sous le nez de Mat en beuglant :

— Oui, l’étendard du Dragon ! (Mat recula d’un pas.) Moiraine veut faire de moi la marionnette des Aes Sedai. Un faux Dragon dont la Tour Blanche tire les fils. Elle veut me faire gober cette couleuvre, mais je ne me laisserai pas utiliser !

— Un faux Dragon, toi ? marmonna Mat, le dos contre un tronc d’arbre. C’est absurde !

Perrin n’avait pas reculé. Agenouillé, ses bras musclés posés sur les genoux, il étudiait Rand et l’étendard, ses yeux jaunes brillant de curiosité.

— Si les Aes Sedai t’ont choisi pour être leur faux Dragon… (Il réfléchit en prenant tout son temps, comme il avait coutume de le faire.) Rand, tu sais canaliser le Pouvoir ?

Mat poussa un petit cri.

Rand laissa tomber l’étendard. Après une brève hésitation, il acquiesça.

— Je n’ai rien demandé… Ni désiré. Mais je ne sais pas comment arrêter ça… (La maison aux fantômes et aux mouches lui revint à l’esprit.) De toute façon, elles ne me laisseraient pas faire…

— Que la Lumière me brûle ! s’écria Mat. Par le sang et les cendres ! Nous sommes tous fichus, sais-tu ? Perrin et moi autant que toi. Si Ingtar et les autres l’apprennent, ils nous égorgeront comme de vulgaires Suppôts des Ténèbres. Ils vont penser que nous avons participé au vol du Cor et à l’assassinat des soldats, à Fal Dara.

— Ferme-la ! dit soudain Perrin.

— Toi, ne me donne surtout pas des ordres ! Si Ingtar ne nous étripe pas, Rand deviendra fou et il s’en chargera à sa place. Que la Lumière me brûle ! (Mat se laissa glisser le long du tronc, s’asseyant à même le sol.) Si les Aes Sedai savent, pourquoi ne t’ont-elles pas apaisé ? Elles n’ont jamais laissé en liberté un homme capable de canaliser le Pouvoir.

— Toutes ne sont pas au courant…, soupira Rand. La Chaire d’Amyrlin…

— La Chaire d’Amyrlin ? Elle sait ? Bon sang ! pas étonnant qu’elle m’ait regardé de cette drôle de façon !

— La Chaire d’Amyrlin et Moiraine m’ont dit que je suis le Dragon Réincarné. Puis elles m’ont laissé libre d’aller où je voulais. Tu ne comprends pas, Mat ? Elles me manipulent !

— Peut-être, mais tu restes capable de canaliser le Pouvoir… Si j’étais toi, je serais déjà à mi-chemin de l’océan d’Aryth, décidé à trouver un endroit où il n’y a pas d’Aes Sedai et où il ne risque jamais d’y en avoir. Un lieu vraiment désert, vu que…

— Tais-toi, Mat ! intervint Perrin. Que fais-tu avec nous, Rand ? Plus tu fréquentes de gens, et plus tu risques une dénonciation auprès d’Aes Sedai qui ne te laisseront pas te balader à ta guise. (L’apprenti forgeron se gratta pensivement la tête.) Mat a raison au sujet d’Ingtar… Il déciderait que tu es un Suppôt des Ténèbres et il te ferait tuer. Nous avec, probablement. Il t’aime bien, on dirait, mais ça ne changerait rien. Un faux Dragon ? Et comment qu’il l’étriperait ! Les autres seraient tous d’accord, et Masema n’aurait même pas besoin de ce prétexte. Pourquoi n’as-tu pas fichu le camp ?

Rand haussa les épaules.

— J’en avais l’intention, mais il y a eu l’arrivée de la Chaire d’Amyrlin, le vol du Cor et de la dague, la révélation par Moiraine des risques que courait Mat… Je me suis dit que je resterais avec vous jusqu’à ce qu’on ait retrouvé la dague. J’avais l’intention de vous aider, mais c’était peut-être une erreur…

— Tu es venu à cause de la dague ? demanda Mat, visiblement ébranlé. Je n’aurais jamais cru que… Eh bien, que tu voulais… Tu te sens en forme, au moins ? Je veux dire : tu n’es pas déjà cinglé, pas vrai ?

Rand ramassa un caillou et le lança sur son ami.

— Ouille ! cria Mat avant de se masser le bras. C’était simplement une question… Avec ces habits bizarres et ces histoires de « seigneur Rand »… Tout ça n’est pas un indice de santé mentale, sais-tu ?

— J’ai essayé de me débarrasser de vous, espèce de crétin ! Justement parce que j’avais peur de devenir fou et de vous faire du mal.

Rand baissa les yeux sur l’étendard, puis il souffla :

— Si je ne fais rien, ça finira comme ça… Par la Lumière ! si seulement je savais que faire…

— C’est bien ce que je craignais…, fit Mat. Ne te vexe pas, mon vieux, mais je dormirai le plus loin possible de toi. Si tu restes. J’ai entendu parler d’un type qui savait canaliser le Pouvoir. Une histoire que m’a racontée le garde du corps d’un marchand. Avant que l’Ajah Rouge lui mette la main dessus, ce gars s’est réveillé un matin, et son village était aplati comme une crêpe. Toutes les maisons, avec les gens dedans, à part celle où il dormait lui-même. Comme si une montagne leur avait roulé dessus…

— S’il en est ainsi, Mat, dit Perrin, tu devrais plutôt dormir tout à côté de Rand.

— Je suis un crétin, d’accord, mais j’ai l’intention d’être un crétin vivant ! (Mat jeta un regard en biais à Rand.) Tu es venu pour m’aider, et je te suis très reconnaissant. Cela posé, tu n’es plus le même qu’avant, si tu vois ce que je veux dire ?

Mat attendit en vain une réponse. Comprenant qu’elle ne viendrait jamais, il fit demi-tour et retourna d’où il venait.

— Quelle est ta position, Perrin ?

— Je n’en sais rien, Rand… Tu es toi-même et, en même temps, tu es devenu quelqu’un d’autre. Quand j’étais petit, ma mère me fichait la trouille avec des histoires d’hommes capables de canaliser le Pouvoir. Je suis perdu, je l’avoue… (Perrin toucha un coin de l’étendard.) Si j’étais toi, je brûlerais ce truc, ou je l’enterrerais… Après, je m’enfuirai si vite et si loin qu’aucune Aes Sedai ne pourrait jamais me rattraper. Sur ce point, je trouve que Mat a raison. (Il tourna la tête, sondant l’horizon, à l’ouest, où le soleil sombrait dans un chatoiement de rouge.) On devrait retourner au camp… Réfléchis à ce que j’ai dit, Rand : à ta place, je détalerais. Mais tu n’es peut-être plus en mesure de courir. Réfléchis aussi à ça, mon ami : parfois, un homme n’a même plus la possibilité de fuir.

Sur ces mots, l’apprenti forgeron tourna les talons et s’en fut. Rand resta accroupi, les yeux baissés sur l’étendard.

— Et, parfois, il n’a que cette possibilité…, souffla-t-il. Sauf que Moiraine m’a peut-être offert cet étendard pour que je fuie. Pas question que j’entre dans son jeu. Je vais enterrer son cadeau ici… Mais elle a dit que ma vie pouvait en dépendre, et les Aes Sedai ne mentent jamais, même si elles prennent des libertés avec la vérité. (Le jeune homme éclata de rire.) Voilà que je parle tout seul ! Qui sait ? je suis peut-être déjà fou.

Lorsqu’il revint au camp, Rand avait toujours le ballot, mais fermé par de moins jolis nœuds que ceux de Moiraine.

Avec le crépuscule, l’ombre des versants recouvrait une bonne moitié de la cuvette. Les soldats s’étaient installés près de leur monture, la lance à portée de main. Mat et Perrin avaient fait comme eux. Leur jetant un regard mélancolique, Rand alla chercher Rouquin, que personne n’avait attaché, et rejoignit Loial et Hurin, à l’autre bout du camp.

L’Ogier ne lisait plus. Accroupi devant la pierre qui lui avait servi de siège, il l’étudiait, le long tuyau de sa pipe lui faisant office de règle.

Hurin se leva et gratifia Rand d’une demi-révérence.

— J’espère que ma présence n’est pas un problème, seigneur Rand. J’écoutais le Bâtisseur, et…

— Te voilà enfin, Rand ! s’écria Loial. Je pense que cette pierre a été taillée… Je sais, on ne voit plus grand-chose, mais elle a dû appartenir à une colonne, ou quelque chose dans ce genre. Il y a des signes gravés sur sa surface… Je ne les ai pas identifiés, mais ils me semblent pourtant familiers.

— Tu réussiras peut-être à la lumière du jour, dit Rand. (Il décrocha ses sacoches de selle.) Ta compagnie est un honneur, Hurin…

Tous les gens qui n’ont pas peur de moi sont bienvenus, renifleur ! Mais jusqu’à quand y en aura-t-il ?

Rand fourra dans une des sacoches tout ce qu’il y avait dans l’autre – des chemises et des pantalons de rechange, une trousse de couture, une boîte à feu, une assiette et une tasse en fer-blanc, un étui contenant un couteau, une fourchette et une cuillère, une ration de survie composée de pain azyme et de viande séchée et d’autres objets indispensables à un voyageur – puis il se débrouilla pour faire entrer le ballot dans la sacoche désormais vide. C’était limite, surtout au niveau des boucles de fermeture, mais, comme l’autre sacoche débordait aussi, ç’avait au moins le mérite d’être symétrique.

Comme s’ils avaient senti la morosité du jeune homme, Loial et Hurin ne lui adressèrent pas la parole tandis qu’il dessellait Rouquin, puis le bouchonnait méticuleusement avant de le harnacher de nouveau.

Certain que son estomac lui jouerait un mauvais tour s’il tentait de le remplir, Rand refusa de partager le repas de ses compagnons. Tous deux s’étendirent près de Loial, une couverture pliée en guise d’oreiller et une cape leur tenant lieu d’édredon.

Malgré le silence qui régnait dans le camp, Rand fut très long à s’endormir. Les yeux grands ouverts, il repensa à tout ce qui le tourmentait.

L’étendard.

Quelles sont les intentions de Moiraine ?

Le village.

Qui a pu faire subir un sort pareil au Blafard ?

Et le pire de tout : la maison aux fantômes.

Est-ce vraiment arrivé ? Ou suis-je fou ? Dois-je fuir ou me faut-il rester ? Rester s’impose, si je veux aider Mat à retrouver la dague.

Le sommeil finit par venir, le plongeant malgré lui dans le vide qu’il n’avait pas invoqué. Un vide où brillait une lumière maladive qui vint troubler les rêves du jeune homme.


Un sourire figé sur les lèvres, mais les yeux froids comme la mort, Padan Fain sondait la nuit en direction du nord, au-delà du seul feu qui brillait dans son camp. Pour le moment, il pensait encore à lui sous ce nom – Padan Fain –, car cet individu était en quelque sorte son noyau. Mais il avait été métamorphosé, et il le savait. Désormais, il avait bien plus de connaissances qu’aucun de ses anciens maîtres pouvait le soupçonner. Alors qu’il était un Suppôt des Ténèbres depuis des années, Ba’alzamon l’avait convoqué, le lançant sur la piste des trois jeunes gens de Champ d’Emond. Il lui avait transmis ce qu’il savait d’eux, mais aussi une partie de sa propre essence, afin qu’il puisse les sentir, capter leur présence et les suivre partout où ils iraient. Une part de lui restait révulsée par ce que lui avait infligé Ba’alzamon, mais il la tenait sous le boisseau, étouffant ses gémissements.

Padan Fain avait changé. Sa traque des trois garçons l’avait conduit à Shadar Logoth, un endroit où il ne serait jamais allé de lui-même. Les ordres étant les ordres, il était entré dans la ville morte. Et là…

Fain prit une profonde inspiration et posa les doigts sur la poignée ornée d’un rubis de la dague qui venait elle aussi de Shadar Logoth. La seule arme qu’il portait, et l’unique dont il avait besoin. Désormais, cette dague faisait partie de lui. Et, grâce à elle, il se sentait entier et complet. Le reste n’avait aucune importance.

Fain regarda à droite et à gauche, des deux côtés du feu. Sur sa sénestre, les douze Suppôts qui l’accompagnaient, leurs beaux atours désormais tout crottés, se pressaient les uns contre les autres et le regardaient fixement. Sur sa dextre, vingt Trollocs le suivaient en permanence du regard – avec ces yeux si humains sur leur visage bestial – comme des souris qui surveillent les mouvements d’un chat.

Au début, Fain avait vécu un supplice. Chaque matin, alors qu’il se réveillait, malade de ne pas être vraiment entier, il devait subir l’ire du Myrddraal – toujours la même histoire, changer de direction pour gagner le Nord, là où s’étendait la Flétrissure et où se dressait le mont Shayol Ghul. Mais ces moments de faiblesse matinale étaient devenus de plus en plus courts, jusqu’à ce que… Au souvenir du marteau, dans sa main, et des pieux qui s’enfonçaient dans la chair du Blafard, Fain ne put s’empêcher de sourire. Et, cette fois, une authentique joie fit briller son regard.

Des gémissements montèrent de la nuit, gâchant sa bonne humeur.

Je n’aurais jamais dû laisser les Trollocs emmener tant de prisonniers…

Un village entier pour ralentir la colonne ! Si le premier bourg, près du fleuve, n’avait pas été désert… Mais les Trollocs étaient excessifs par nature. Tout à sa jubilation de voir crever le Sans-Yeux, Fain n’avait pas été assez vigilant.

Fain regarda de nouveau les monstres. Le plus malingre était presque deux fois plus grand que lui et assez fort pour lui briser l’échine d’une seule main. Pourtant, ils le regardaient avec un respect craintif.

— Tuez les prisonniers, ordonna soudain Fain. Jusqu’au dernier. Je vous autorise à festoyer, mais empilez les restes de manière que nos « amis » les voient de loin. Mettez les têtes au-dessus, surtout. (Fain eut un bref éclat de rire.) Au travail !

Les Trollocs se levèrent, dégainèrent leur épée recourbée ou empoignèrent leur hache et allèrent rejoindre les prisonniers, attachés non loin de là. Des cris déchirèrent très vite la nuit. Des voix implorèrent pitié et des enfants hurlèrent de terreur – jamais très longtemps, car des bruits mous quelque peu répugnants mettaient rapidement un terme à leur supplique. On eût dit que quelqu’un s’amusait à fracasser tout un chariot de pastèques…

Fain se détourna pour mieux contempler ses Suppôts. Les siens, oui, car ils lui appartenaient corps et âme – pour ce qui en restait, dans le second cas. Tous étaient piégés, exactement comme lui avant qu’il trouve le moyen de se libérer. À présent, ils n’avaient plus aucun endroit où aller, sinon là où il les conduisait. Et leur regard voilé par la peur implorait sa clémence.

— Vous craignez que les monstres aient de nouveau faim avant que nous ayons atteint un village ou une ferme ? C’est très possible, en effet. Et vous avez peur que je les laisse vous ajouter à leur menu ? Là encore, ce n’est pas exclu. Pour un ou deux d’entre vous, en tout cas. Il ne nous reste pas beaucoup de chevaux de rechange…

— Les autres étaient des gens du peuple, osa objecter une femme d’un ton mal assuré.

Le visage sillonné de crasse, elle portait une robe d’une excellente facture qui trahissait une grande aisance matérielle – probablement une réussite fulgurante dans le commerce. Le vêtement était maculé de boue et une large déchirure béait au-dessous de la taille.

— C’étaient des paysans, insista la femme, alors que nous avons servi – que j’ai servi…

Fain coupa court à ce plaidoyer d’un ton nonchalant qui souligna paradoxalement la dureté de ses propos :

— Vous êtes quoi, pour moi ? Moins que des paysans ! Du bétail pour les Trollocs, par exemple ? Si vous voulez échapper à l’abattoir, il ne reste plus qu’à vous rendre indispensables…

La femme perdit le peu de contenance qui lui restait. Alors qu’elle éclatait en sanglots, les autres Suppôts parlèrent tous en même temps pour souligner à quel point ils étaient utiles et même précieux. Avant d’être choisis pour accomplir leur devoir à Fal Dara, tous et toutes occupaient des postes importants. Pour donner une idée de leur influence, ils débitèrent la longue liste des gens de pouvoir qu’ils connaissaient dans les Terres Frontalières, au Cairhien et ailleurs. De plus, insistèrent-ils, ils avaient des connaissances irremplaçables en matière de politique. Pour eux, les intrigues, les complots et les retournements d’alliance n’avaient plus aucun secret. Si Padan Fain les épargnait, ils se feraient un plaisir de lui transmettre ces trésors de connaissance.

Les piaillements des Suppôts et les cris d’agonie des villageois formèrent bientôt une agaçante cacophonie.

Fain décida d’ignorer toute cette piétaille. Depuis qu’il avait tué si salement le Blafard, il ne craignait plus de tourner le dos aux Trollocs ou aux Suppôts, car il avait conscience de les terroriser en permanence.

S’agenouillant devant sa superbe prise de guerre, il passa une main sur le métal richement ornementé. À travers le coffre, on sentait quel incroyable pouvoir il contenait. Pour le transporter, Fain avait recours aux services d’un Trolloc. En toute logique, il aurait dû s’arranger pour qu’un cheval de bât en hérite, mais il redoutait trop les rêves de gloire et de pouvoir des Suppôts pour leur faire confiance. Les Trollocs, eux, n’aspiraient qu’à tuer et à faire bombance. Dans ce cas particulier, ils se révélaient plus dignes de confiance que les « frères humains » du colporteur.

Jusque-là, Fain n’avait pas trouvé comment ouvrir le coffre. Mais ça viendrait avec le temps. S’il se montrait patient, tout ce dont il rêvait se réaliserait le moment venu.

Le colporteur dégaina la dague et la posa près du coffre, à côté du feu de camp. Cette lame était un bien meilleur garde du corps qu’une épée, serait-ce celle d’un Trolloc ou d’un Suppôt. Et maintenant qu’ils l’avaient vu s’en servir, nul doute que ses « amis » ne s’en approcheraient pas sans qu’il le leur ait ordonné – et, même ainsi, avec les entrailles nouées par la peur.

Allongé dans sa couverture, Fain regarda de nouveau en direction du nord. Pour l’heure, il ne sentait pas al’Thor, car une trop grande distance les séparait. À moins que ce fichu berger ait recours à son tour de prestidigitation si agaçant. Par moments, dans la forteresse, Rand avait tout simplement disparu de son champ de perception. Comment était-ce possible ? Fain n’en savait rien, mais le phénomène avait toujours été de courte durée, et il en irait de même aujourd’hui.

— Cette fois, c’est toi qui viens à moi, Rand al’Thor. Avant, je te suivais comme un chien de chasse, mais c’est maintenant toi qui renifles ma piste. (Fain eut un rire si grinçant qu’il l’identifia lui-même comme celui d’un dément – mais ça ne le perturba pas, car la folie était désormais une part de lui-même.) Viens, al’Thor ! Le ballet mortel n’est pas encore commencé. Nous l’exécuterons sur la pointe de Toman, et je serai enfin débarrassé de toi. Ah ! voir ton cadavre après une si longue attente !

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