Gérard de Villiers La panthère d’Hollywood

Chapitre premier

« Darling »

Jill Rickbell ôta doucement des mains du Navajo la coupe de Champagne qu’il tenait maladroitement et s’approcha de lui à le toucher. Le boléro et le pantalon de soie sauvage mauve, portés sans aucun dessous, dessinaient les détails les plus intimes du corps de la jeune femme.

— Venez, Zuni, souffla-t-elle.

L’Indien frémit comme un cheval qu’on flatte, mais il ne se rapprocha pas. L’alcool, auquel il n’était pas habitué, lui faisait tourner la tête, mais le monde des Blancs l’effrayait. De plus, il n’était qu’un domestique, dans cette maison si belle qu’il n’aurait pu l’imaginer lorsqu’il était encore dans sa réserve d’Arizona, dans le Désert Peint. Il n’aurait jamais dû se trouver là, derrière les colonnades de la piscine, avec cette femelle blanche qui s’offrait. « Darling » Jill passa la langue sur ses lèvres sèches. Le corps du jeune Indien, moulé étroitement dans le vieux blue-jean et le T-shirt blanc lui donnait envie de planter ses griffes dedans.

Dans le vaste échantillonnage de mâles qui avait jalonné sa jeune existence, il n’y avait pas encore eu d’Indiens.

Et celui-là, elle n’allait pas avoir le temps de beaucoup en profiter.

Un brouhaha de musique et de conversations s’échappait des grandes baies vitrées ouvertes sur le jardin et la piscine. L’air était tiède et les innombrables étoiles du ciel californien brillaient entre les hauts cocotiers de Beverly Drive, une des avenues les plus élégantes de Beverly Hills, Mecque des milliardaires californiens. Des projecteurs éclairaient la villa basse et blanche.

Dans cette ambiance paradisiaque, « Darling » Jill sentit qu’elle ne pourrait résister longtemps à son désir. Elle se rapprocha, avançant le bassin, effleurant la toile du blue-jean et noua ses longues mains sur la nuque du Navajo.

— Dansons, murmura-t-elle en secouant ses longs cheveux auburn.

Son visage de madone à l’ovale parfait, où la bouche large et pulpeuse détonnait, s’était figé d’une façon bizarre, avec une expression tendue et avide.

Le Navajo se remua maladroitement contre elle, le temps de quelques mesures, puis brutalement, avec la violence d’un piston de locomotive, attira la jeune femme contre lui à la casser en deux. Il tremblait littéralement de désir. La dernière coupe de Champagne avait catapulté ses inhibitions vers le ciel étoile.

« Darling » Jill, poussa un léger cri de douleur et s’écarta de l’Indien. L’étreinte brutale de ce dernier avait fait pénétrer douloureusement dans sa chair le minuscule bijou – une pierre de lune enchâssée dans une gangue d’or – dont elle avait décoré son nombril. Elle l’arracha et, n’ayant pas de poche, le glissa dans une de celles du blue-jean du Navajo. Inquiet, il la regardait de ses grands yeux noirs aux cils de fille.

Le sourire de Jill le rassura. Elle prit sa main droite dans ses doigts fuselés et l’entraîna.

— Ne restons pas ici, murmura-t-elle. Ce n’est pas bien. Ils contournèrent la piscine en L, passant devant les baies vitrées du living-room. « Darling » Jill jeta un coup d’œil à la grande porte. Les invités se pressaient autour du bar où une machine débitait la bière à la pression. D’autres jouaient au billard avec de bruyantes exclamations. Plusieurs couples s’étaient étendus à même la moquette blanche où l’on enfonçait jusqu’aux chevilles et flirtaient sans retenue.

Le Navajo jeta un regard effaré sur ce spectacle. Jardinier depuis deux semaines seulement au service de Gene Shirak il n’avait pas encore eu le temps d’apprécier les mœurs hollywoodiennes à leur juste valeur.

« Darling » Jill le tira dans l’ombre. Moins on les verrait, mieux cela vaudrait.

Au moment où ils allaient atteindre la petite porte donnant directement sur le garage, la voix de Gene Shirak, le maître de maison, fit sursauter « Darling » Jill.

— Ne traînez pas trop en route. Vous devez être à Ensenada avant demain matin.

Il sortit de l’ombre. Sa chemise rose et son pantalon blanc l’affinaient. Il ressemblait vaguement à Kirk Douglas, avec un visage plat et dur, des yeux bleus froids et une bouche mince. Une petite verrue, posée curieusement sur le bout de son nez, donnait, parfois, à son visage, une expression comique. Croisant le regard de Zuni, il sourit avec bienveillance.

— Amuse-toi, Zuni, dit-il. Fais un beau voyage.

Pétrifié de timidité, le Navajo bafouilla quelques mots inintelligibles.

Gene Shirak regarda Jill et le Navajo disparaître par la petite porte avec une grimace de mépris. Un vieux fond de puritanisme tenant à ses origines ferait qu’il n’appartiendrait jamais complètement à Hollywood. Par moments, il se maudissait d’avoir comme amie Darling Jill Rickbell, nymphomane et droguée, dont la morale aurait fait honte à une guenon en rut.

Mais, avant tout, il s’agissait de sauver sa peau. Dans la lutte à mort où il se trouvait précipité, Gene Shirak avait besoin de « Darling » Jill. Et de sa nymphomanie. De toutes ses amies elle était la seule à avoir pu accepter sans poser de questions, l’étrange mission dont il l’avait chargée. Poussée justement par son goût immodéré de l’homme. Pour avoir un Indien, Darling Jill aurait été beaucoup plus loin qu’Ensenada…

Gene Shirak espérait que les caprices de Jill ne dérangeraient pas son plan bien établi.

Il rentra dans le living-room. Plusieurs longues Cadillac noires attendaient devant la maison. Gene Shirak savait recevoir. Il envoyait à chacun de ses invités de marque une limousine avec chauffeur afin que ses hôtes puissent se saouler à mort sans souci du retour.

La Cadillac blanche de Jill était garée un peu plus loin dans Beverly Drive, au mépris des contraventions. Elle appuya sur l’ouverture électrique des portières et le Navajo se laissa tomber sur les coussins de cuir. La voiture tout entière était imprégnée du parfum de la jeune femme. Elle s’assit à son tour, enfonça au maximum le volant télescopique, brancha la stéréo, repoussa l’accoudoir central et démarra. Aussitôt, le Navajo, dont le désir venait d’être ravivé par l’odeur capiteuse qui émanait des sièges se rapprocha d’elle et posa la main sur sa cuisse.

Le feu était au rouge, au croisement de Sunset Boulevard. « Darling » Jill lâcha le volant et colla sa bouche à celle de l’Indien. Malgré elle, son bassin se soulevait à sa rencontre. Elle ne pourrait jamais attendre Ensenada. Elle tourna enfin dans Sunset et appuya sur l’accélérateur. L’Indien pétrissait à pleines mains le ventre de « Darling » Jill avec des grognements de fauve.

Un long gémissement filtra entre ses lèvres et elle serra le volant à le briser. Il fallait qu’elle tienne jusqu’à Belagio Road, dans Bel-Air, le super-Beverly Hills où le moindre brin d’herbe valait son poids d’or. La Cadillac jouait les bateaux ivres sur Sunset Boulevard. Quand « Darling » Jill sentit la bouche chaude du Navajo sur son ventre elle cria et manqua emboutir le terre-plein central. Il fallait absolument qu’elle se reprenne. Tant qu’elle n’était pas dans Bel-Air, elle risquait l’arrestation bête par une des innombrables voitures de patrouille qui sillonnaient nuit et jour Beverly Hills, guettant la plus minuscule infraction.

Les grilles de Bel-Air franchies, plus de problème. Les intègres policiers de la « Bel Air Patrol » avaient pour « Darling » Jill Rickbell la plus grande indulgence. Moitié pour sa générosité, moitié pour ses goûts passagers de l’uniforme.

La Cadillac abordait la série de virages très secs qui précède l’entrée de Bel-Air. Ignorant délibérément la limite des 25 miles, « Darling » Jill accéléra encore. Aussi bien pour gagner du temps que pour empêcher le Navajo de lui faire perdre complètement la tête.

Cinq minutes plus tard, elle stoppait devant sa villa de Belagio Road, une voie sinueuse bordée de maisons de rêve, où le fait de n’avoir ni piscine ni tennis était considéré comme une tare irrémédiable. Jill descendit et fit le tour du long capot. Le Navajo sauta à terre et vint vers elle. Lorsque son corps se découpa dans la lueur blanche des phares, il la saisit aux hanches et la renversa contre le capot encore chaud. Émue par cet assaut brutal, Jill faillit céder là, devant sa porte. Mais, élevée dans le luxe le plus effréné, elle avait un faible pour le confort.

Elle glissa entre les mains du Navajo et courut à sa porte, ouvrit. Il régnait une douce clarté dans le living-room, le commutateur électronique ayant automatiquement allumé les lampes dès la tombée du jour.

« Darling » Jill se déchaussa et enfonça voluptueusement ses pieds dans l’épaisse moquette rouge. Puis, elle posa une pile de disques sur le combiné stéréo et le mit en marche. Des haut-parleurs diffusaient la musique dans toutes les pièces. Une immense baie vitrée, au fond du living, s’ouvrait sur la piscine entourée d’une mini-forêt tropicale, ce qui donnait l’impression de se trouver en pleine jungle, des projecteurs extérieurs éclairant la verdure.

Zuni, le Navajo, s’était arrêté sur le seuil de la porte, intimidé par le luxe de cet intérieur. De la façade, la maison de Jill, sans étage, au toit plat de tuiles de bois foncé, n’impressionnait pas. Mais la jeune femme avait fait de l’intérieur une petite merveille de luxe. Un canapé très bas, recouvert de velours noir, grand comme un lit, occupait le centre de la pièce. Presque carré, sans dossier, entouré de coussins posés à même le sol, il était complété par plusieurs profonds fauteuils de même couleur.

— Viens, déchausse-toi, dit « Darling » Jill au Navajo.

Elle se dirigea vers le bar d’acajou flanqué d’un jukebox et sortit une bouteille de whisky. Zuni ôta timidement ses sandales et avança de quelques pas. Il se sentait mal à l’aise dans ce décor trop luxueux, mais le contact moelleux de la moquette sur la plante de ses pieds le rassura. Il tomba en arrêt devant la cheminée où brûlait un faux feu de bois, alimenté au gaz.

« Darling » Jill s’assit sur un des tabourets entourant le bar et contempla sa proie, satisfaite. L’étrange papier doré des murs semblait se refléter dans les yeux de l’Indien. En dépit de ses traits fins et de ses yeux de fille, il émanait de ses larges épaules et de son ventre plat une virilité sauvage, primitive, déplacée dans ce décor super sophistiqué. Tout le désir de Jill revint d’un coup.

La soie de son pantalon soulignait les longues cuisses fuselées de la jeune femme et les courbes de son ventre. « Darling » Jill vit la poitrine du Navajo se soulever et ses grands yeux noirs devenir fixes. Un moment intimidé par la maison inconnue, de nouveau il ne voyait plus que la tache verte de Jill, à demi assise sur le haut tabouret.

Elle se pencha et, tournant le commutateur, diminua encore l’intensité des lampes. Son visage de madone était toujours aussi pur, mais tous les muscles de son ventre s’étaient contractés à la faire crier.

Souplement, elle se laissa glisser du tabouret et se dirigea vers le fond de la pièce. Il y avait certaines précautions à prendre avant de se livrer à son passe-temps favori. En passant près du Navajo, toujours debout devant la cheminée, elle ne put résister et posa ses longs doigts fuselés sur la peau brune du cou musclé, à la limite du T-shirt.

Ce fut aussi brutal qu’une prise de karaté. Le Navajo pivota, saisit « Darling » Jill par la taille. Elle sentit tous les muscles durs s’enfoncer dans ses cuisses, ses hanches, sa poitrine, l’odeur de Zuni submergea son parfum. Ses doigts la pétrissaient comme s’il avait voulu les faire entrer dans sa chair.

D’abord, « Darling » Jill, se laissa faire, ravie ; mais quand elle voulut se dégager, le Navajo resserra encore son étreinte. Quelques secondes, ils oscillèrent comme des ivrognes, puis Jill perdit l’équilibre et ils tombèrent sur la moquette.

— Attends, supplia Jill.

Craignant qu’elle ne se soit fait mal dans la chute, Zuni ouvrit les bras, et elle se mit debout en riant, décoiffée et essoufflée. Les jambes écartées, le ventre à la hauteur du visage de l’Indien encore à genoux, elle ébouriffa la tignasse noire, enfonçant légèrement ses ongles dans la nuque cuivrée.

— Un peu de patience, Zuni, murmura-t-elle. Je reviens tout de suite.

Elle n’eut pas le temps d’avancer : le Navajo, la saisissant aux hanches, la jeta sur l’énorme divan de velours noir. « Darling » Jill voulut lui dire d’attendre, mais deux lèvres épaisses écrasèrent les siennes. Zuni n’écoutait plus rien. Son genou ouvrit brutalement les jambes de « Darling » Jill, l’immobilisant dans les coussins. Un court instant, elle profita délicieusement de l’assaut.

D’une seule main, le Navajo arracha tous les boutons de son boléro, découvrant ses seins petits et hauts. Elle se mordit les lèvres de plaisir. Ce désir forcené et primitif était si différent des étreintes tièdes et blasées de ses partenaires habituels.

Mais quand elle pensa à ce qu’elle risquait, une terreur viscérale glaça son plaisir.

Le Navajo tirait maintenant sur le pantalon de soie sauvage. « Darling » Jill parvint à glisser sur le côté, mais Zuni revint sur elle. Désespérément, elle luttait pour se dégager mais les cent soixante-dix livres de l’Indien la clouaient au velours noir. Prise de panique, « Darling » Jill prit les cheveux noirs à pleines mains, lui tirant la tête en arrière, et supplia :

— Arrête, arrête, je t’en prie !

La tête renversée dans les coussins, elle fixait avec panique le carré sombre de la porte de la chambre, au fond de la pièce. Il lui sembla entendre un léger grincement. Folle de terreur, elle griffa le visage du Navajo, si fort qu’elle se cassa deux ongles, se tortilla frénétiquement sous lui, hurla :

— Laisse-moi, fous le camp !

Mais chez le Navajo la rage avait pris le pas sur le désir. Il ne comprenait pas pourquoi « Darling » Jill se refusait après s’être offerte. Il crut qu’elle s’était moquée de lui. Il la voulait tout de suite. Un vieux fond de sauvagerie le poussait au viol.

Il arracha le pantalon de soie, le réduisant littéralement en morceaux. D’un geste preste, il fit glisser son blue-jean sur ses cuisses. Jill sentit sa peau brûlante contre son ventre et eut un sursaut désespéré.

Le Navajo déchira le dernier lambeau de soie. Jill n’en pouvait plus :

— Non ! cria-t-elle. Non. Attention !

Elle parvint, d’un effort surhumain, à le repousser, à se soulever sur les coudes. L’Indien la saisit aussitôt aux hanches et, d’un seul élan, s’enfonça en elle. Une fraction de seconde, « Darling » Jill oublia tout. Le visage enfoui dans le coussin de velours elle hurla, se secouant comme pour se débarrasser de l’homme.

Un râle ininterrompu filtrait de sa bouche ouverte. L’Indien, tétanisé de plaisir, ne vivait plus que par ses reins.

Il n’entendit pas le feulement très doux qui fit lever la tête à « Darling » Jill. Brusquement, elle ouvrit les yeux, scruta la pénombre, une flèche de glace dans le cœur. Elle devina la masse sombre prête à bondir avant de la voir.

Sa bouche s’ouvrit, oubliant le plaisir.

— Sun ! Down[1].

En vain, elle voulut, une ultime fois, se débarrasser du Navajo.

Le reste se passa très vite. Une masse chaude et puissante jaillit de la moquette et atterrit sur les épaules de l’Indien. Un Cheetah[2] de deux ans, pesant cent quatre-vingt-dix livres. Zuni le Navajo n’eut pas le temps de souffrir. Ses griffes plantées dans les épaules de l’homme, le fauve mordit la nuque de toutes ses forces, tira en secouant la tête.

Il y eut un craquement horrible de vertèbres broyées. Entraînant avec lui le corps du Navajo, le Cheetah roula par terre. Nue, hystérique de terreur, « Darling » Jill bondit sur ses pieds, enjamba la masse indistincte de l’homme et de l’animal et se rua vers sa chambre. Ses mains tremblaient tellement qu’elle mit plusieurs secondes à trouver son « électrocuteur », la meilleure arme contre Sun et ses caprices. Long de deux pieds, gros comme un barreau de chaise, l’appareil déchargeait un violent courant électrique sur une simple pression du pouce. Beaucoup plus efficace qu’une cravache.

« Darling » Jill revint dans le living-room et alluma le lustre de cristal.

— Sun !

Il y avait autant d’amour que d’horreur dans son cri. Le Cheetah était accroupi près de l’homme qu’il venait de tuer, les babines encore dégouttantes de sang, rigoureusement immobile. Il tourna ses prunelles jaunes vers sa maîtresse et elle eut peur.

« Darling » Jill avança, l’électrocuteur pointé vers le mufle du fauve et le Cheetah recula lentement, en feulant, la croupe agitée d’ondulations, prêt à bondir. Arrivé au juke-box, il s’arrêta et feula plus fort. Jill, un œil sur le Cheetah, se pencha sur le corps du Navajo étendu face contre terre et le retourna à grand-peine d’une seule main.

— Sun !

Elle avait murmuré le nom du Cheetah. Le regard mort de Zuni fixait le plafond. Il avait été tué sur le coup. « Darling » Jill détourna la tête et vomit sur la belle moquette. Elle n’avait jamais vu un mort de si près. Sa peau se couvrit de chair de poule. La pièce lui sembla soudain glaciale.

Sun l’observait. Il avança lentement vers elle. La tête baissée et les oreilles rabattues, il vint se frotter à ses jambes comme un chat. « Darling » Jill s’agenouilla. La tête de la jeune femme et celle du fauve se rapprochèrent. Sun eut un feulement très doux et sa langue râpeuse balaya le buste de sa maîtresse. « Darling » Jill frémit et oublia tout à coup l’Indien. Le pelage du Cheetah la réchauffait. Elle prit la tête du fauve à pleines mains et la frotta contre la sienne.

— Tu étais jaloux, Sun, n’est-ce pas ? Tu es fou de moi ? murmura-t-elle.

Le Cheetah gronda, joyeux, et, appuyant les pattes de devant sur les épaules de sa maîtresse, la renversa sur la moquette, à côté du Navajo mort. Puis il se coucha sur elle.

Lorsque « Darling » Jill sentit le poids du Cheetah elle renversa la tête en arrière.

— Oh ! Sun, gémit-elle, Sun, tu n’aurais pas dû. Ils vont te tuer !

De toutes ses forces, elle le serrait contre lui.

Feulant doucement, Sun commença à remuer ses pattes de derrière agrippées dans la moquette, entre les longues jambes de « Darling » Jill.

À son tour, elle ondula contre lui. Le pelage de son ventre était doux et chaud. C’est la première fois qu’elle était contre lui, totalement nue. Les deux mains accrochées au cou de Sun, elle passa soudain ses jambes autour du corps de l’animal, se soulevant presque du sol.

La musique qui jouait toujours ne couvrit ni son gémissement, ni le grondement de plaisir du fauve. Les yeux révulsés de « Darling » Jill fixaient les murs dorés sans les voir. Elle achevait l’étreinte commencée avec le Navajo.

Rien d’autre ne comptait en cette minute.

Elle se laissa ensuite aller sur le dos, les yeux fermés, tandis que le félin s’éloignait.

« Darling » Jill resta ainsi un long moment. Seuls, le chuintement du gaz de la fausse cheminée et la douce musique d’ambiance meublaient le silence. Elle avait honte de se sentir si bien, si détendue.

Elle était pourtant depuis longtemps doublement la maîtresse de Sun, le Cheetah étant le seul mammifère à l’ouest des Montagnes-Rocheuses, dont elle ne se lassât pas.

Un de ses amants le lui avait offert alors qu’il n’avait qu’un mois. Jill l’avait nourri au biberon, soigné, élevé, s’attachant de plus en plus à lui. Sun était doux… comme un agneau, timide et affectueux. Leurs rapports seraient restés normaux si, un jour où Jill jouait avec lui, le Cheetah ne s’était brusquement excité…, mimant contre elle le rythme de l’amour.

Cette fois-là « Darling » Jill avait allègrement sauté plusieurs degrés dans l’échelle du vice. Sur-le-champ, elle avait congédié son amant du moment, professeur de ski nautique à Acapulco, pourtant réputé sur les plages mexicaines.

D’étranges liens s’étaient noués entre le Cheetah et « Darling » Jill. Le fauve était devenu d’une jalousie féroce. Lorsqu’elle revenait à la villa avec un homme, il grondait, menaçait de se jeter sur lui. Aussi « Darling » Jill l’enfermait-elle soigneusement chaque fois qu’elle désirait faire l’amour. Même alors, il griffait furieusement la porte de la pièce où il se trouvait, rugissait et pleurait. Un matin où elle avait été le nourrir sans avoir pris sa douche il avait senti sur elle l’odeur d’un mâle. Aussitôt il l’avait cruellement mordue au bras et l’aurait déchiquetée s’il n’avait pas été attaché…

C’était sa femelle. Il n’en avait jamais connu d’autre.

Elle se livrait souvent à lui. Jamais alors il ne la griffait, jamais il ne la mordait. Au début, elle ne lâchait pas l’électrocuteur, craignant que, dans son plaisir, il oublie la fragilité de sa partenaire. Mais, n’ayant jamais eu à s’en servir, elle se contentait depuis de le poser près d’elle.

Blasée de tout, ayant épuisé toutes les sensations, « Darling » Jill avait enfin trouvé une sorte de stabilité dans l’abjection. Même ses amis les plus intimes, comme Gene Shirak, ignoraient son penchant secret. Moitié par pudeur, moitié par jalousie.

C’était bien son seul jardin secret. « Darling » Jill Rickbell, vingt-six ans, grande, des jambes interminables, aurait fait passer Messaline pour une dame patronnesse.

Lorsqu’elle posait ses grands yeux noisette candides et clairs sur sa proie en l’appelant « Darling », le mâle élu n’avait plus qu’à recommander son âme à Dieu et son corps au diable. Comme la police montée canadienne, « Darling » Jill ne ratait jamais son homme. À condition d’avoir été présentée, car elle avait reçu une excellente éducation.

Sa voracité sexuelle n’avait pas de limite connue. Afin de se simplifier la vie, elle avait décidé une bonne fois pour toutes de ne jamais porter de dessous. Détail, qui, publié dans quelques journaux locaux, avait fait mettre à prix la tête de « Darling » Jill par les principales ligues de vertu de la Californie du Sud.

Jill Rickbell avait des excuses. Élevée dans une atmosphère délirante de luxe, d’amoralité et de violence, sa jeunesse avait été marquée par une succession de drames. Son grand-père possédait la moitié du comté. Hélas ! il s’était noyé en excursion dans moins de trente centimètres d’eau. Le meilleur ami du père de Jill, George Allen, un juge réputé intègre, avait conclu au suicide.

Le père de Jill avait commencé à jouir de cette fortune honnêtement acquise en entretenant un véritable harem après avoir rapidement divorcé. Il avait eu, hélas, la mauvaise idée de ne donner que cinq mille dollars par mois d’argent de poche au frère de Jill, Arnold. Jill, encore au collège, se contentait alors de modestes orgies estudiantines animées à la marijuana.

Deux ans après la mort du grand-père, la famille Rickbell avait été endeuillée par un nouveau drame : on avait découvert le père de Jill mort sur ses terres, deux balles de fusil dans le dos et une balle de 38 dans la tête.

Seules les plus mauvaises langues du comté avaient trouvé étrange que le juge Allen délivrât un permis d’inhumer et conclût au suicide. Après tout, l’Amérique était le pays de la liberté et un homme avait parfaitement le droit de se suicider en trois fois.

Ce n’est que pure coïncidence si le juge Allen avait acquis quelques mois plus tard pour deux cent trente-cinq mille dollars une des plus belles maisons de Newport Beach et fait valoir ses droits à la retraite. Après trente ans au service de la Justice, il avait droit au repos. Et Arnold Rickbell aux quelques trente millions de dollars de l’héritage.

Jill, qui n’aimait particulièrement ni son grand-père ni son père, avait suivi les événements de très loin. Elle n’avait pas non plus versé toutes les larmes de son corps lorsque son frère Arnold, au retour d’un week-end à Palm Springs avait percuté avec sa Cadillac toute neuve la pile d’un pont à quatre-vingt-dix miles à l’heure, répandant sa cervelle sur cinquante mètres.

Il restait encore 26 millions de dollars. Judicieusement placés, ces dollars permettaient à Jill depuis huit ans de faire à peu près ce qu’elle voulait, sauf tuer le président et jeter des papiers par terre, les deux crimes les plus sévèrement punis aux USA. Grâce à l’aide compréhensive d’amis comme Gene Shirak, elle explorait consciencieusement les divers plaisirs que peuvent procurer la drogue et les formes les plus perverties de l’amour physique.

Totalement amorale, dotée d’une insensibilité affective totale, elle ne vivait plus que pour quelques sensations ; comme le Cheetah.

« Darling » Jill se releva d’un bond : après son étreinte avec Sun, elle s’était endormie sur la moquette. Un violent frisson la secoua lorsqu’elle vit le cadavre du Navajo, à moins d’un mètre d’elle.

Le Cheetah dormait devant les flammes de la cheminée. Les débris du boléro et du pantalon de soie verte gisaient sur le canapé noir. La jeune femme eut une nausée : l’odeur aigre de ce qu’elle avait vomi se mêlait à la senteur âcre montant du corps du Navajo. Les sphincters relâchés par la mort, il s’était vidé sur le beau tapis recouvrant la moquette à l’endroit où il était tombé…

La musique s’était arrêtée. « Darling » Jill tituba jusqu’à la salle de bains, sans oser regarder le cadavre du Navajo et se jeta sous la douche.

Ce n’est que recoiffée et propre, aspergée de parfum pour ne pas sentir l’abominable odeur, qu’elle recommença à penser. Un frisson la reprit devant le cadavre. Le sang avait largement coulé sur le tapis qui recouvrait la moquette mais s’était tari. Jill regarda le réveil doré : deux heures du matin. La party était sûrement terminée. Il fallait qu’elle prévienne Gene Shirak coûte que coûte. Elle en avait des sueurs froides. Pour une fois que Gene lui demandait un service ! Qu’allait-elle devenir s’il cessait de la ravitailler en hachish ou de lui présenter des filles compréhensives lorsqu’elle était fatiguée de Sun et des hommes. Devant les détails de la vie pratique, Jill était sans défense.

Le cœur serré, elle prit Sun par le cou et le mena dans la pièce qui lui servait de chambre. Elle avait envie de pleurer.

— Sun, dit-elle à mi-voix. Sun, je t’aime. Tu es à moi. Elle avait totalement oublié le Navajo. Ce n’était plus qu’un objet encombrant dont il fallait se débarrasser.

Elle referma doucement la porte et décrocha le téléphone. La sonnerie tinta longtemps avant que quelqu’un ne décroche.

— Gene ? demanda-t-elle.

La voix furieuse du producteur claqua désagréablement à ses oreilles.

— Qu’est-ce que tu veux ? Je t’avais dit de ne pas m’appeler avant demain. Fous-moi la paix.

Visiblement il la croyait sur la route.

« Darling » Jill ravala sa colère devant la grossièreté :

— Viens immédiatement chez moi, fit-elle.

Elle crut que l’appareil allait éclater, tellement il hurla :

— Chez toi ! Mais nom de Dieu, qu’est-ce que tu fous chez toi ?

Il y avait tant de rage et de peur dans sa voix qu’elle faillit raccrocher. Elle se força pour ajouter, suppliante :

— Gene, c’est sérieux ! Il est arrivé quelque chose de terrible. Viens. Je ne peux pas te dire.

Il répondit par un flot d’obscénités. Jill en avait mal au cœur. Elle put enfin placer un mot :

— Il faut que tu viennes tout de suite. Je t’en prie.

À l’intonation de sa voix, Gene Shirak comprit que ce n’était pas un caprice d’ivrogne. Un affreux pressentiment l’envahit.

— Je viens, dit-il.

Dès qu’il eut raccroché, « Darling » Jill alluma une cigarette et commença à trembler. Elle avait une peur physique de Gene Shirak. Elle ignorait pourquoi il lui avait demandé d’emmener Zuni à Ensenada et de le laisser là-bas, selon les détails prévus. Mais elle sentait confusément que c’était dangereux et important. Il allait être d’autant plus fou de rage.

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