Chapitre XIX

Erain, pour la première fois de sa vie, avait à prendre des décisions toute seule. En allant chercher Gene Shirak à son bureau, elle s’était heurtée à un rassemblement de badauds entourant une forme étendue sur le trottoir, dissimulée par un imperméable blanc. Se mêlant à la foule, elle avait appris la vérité : le célèbre producteur Gene Shirak s’était suicidé en se jetant par la fenêtre de son bureau… On se montrait les éclats de glace dans Hammond Street.

La Hongroise s’éloigna. Ainsi, Gene Shirak était mort. La nouvelle, en elle-même, ne lui causait ni joie ni peine, mais lui posait un important problème. La solution « correcte » était d’attendre et de replonger dans la clandestinité. Mais elle pouvait aussi continuer la mission, ou plutôt l’achever. Ce qui épargnerait à ses chefs d’en remettre une sur pied.

Au parking du Hambourger Hamlet, elle réfléchissait. La présence physique de Gene Shirak n’était plus absolument nécessaire, elle possédait tous les éléments du problème. Sauf un : le Navajo.

Tout le problème consistait maintenant à récupérer ce dernier.

En douceur. Car il n’était pas question de l’embarquer de force.

Erain sortit du parking et tourna à droite dans Sunset. Elle avait dix minutes pour mettre son plan au point.

Elle arrêta sa Falcon sous le porche de la villa blanche le Gene Shirak. Sagement, elle sonna et attendit. À cette heure-là, il ne devait y avoir que Martha, la bonne noire. Ce n’est certainement pas elle qui s’opposerait à Erain.

La porte s’ouvrit brusquement sur Joyce Shirak. Son visage mince et brun semblait s’être ratatiné, les cheveux noirs tirés en arrière la durcissaient.

Cinq minutes plus tôt, elle venait d’apprendre la mort de son mari. Son regard traversa Erain sans la voir et elle demanda, prête à refermer la porte :

— Qu’est-ce que vous voulez ? Erain se força à sourire :

— Je viens de la part de M. Shirak. Je travaille avec lui et il m’a demandé de passer prendre votre domestique Navajo, car il n’avait pas le temps lui-même.

Joyce Shirak crut avoir mal entendu.

— Pardon ?

La Hongroise répéta sa petite histoire. La présence de Joyce compliquait un peu les choses.

« Gene est mort depuis deux heures, pensa Joyce. Qui est cette femme et que veut-elle ? » Résistant à l’envie de lui claquer la porte au nez, elle résolut d’en avoir le cœur net. Un calme olympien l’avait brusquement envahie.

— Vous arrivez du bureau, n’est-ce pas ? demanda-t-elle. Gene est encore en retard ?

Détendue, Erain sourit :

— Oui, comme d’habitude, M. Shirak veut toujours faire trop de choses.

Joyce lui rendit son sourire et ouvrit la porte toute grande, pour la laisser entrer. Elle dévisagea Erain avec attention. Ainsi, c’était elle la femme mystérieuse qui avait ruiné leur vie, qui était responsable de la mort de Gene. Elle s’était toujours douté qu’il y avait un mystère dans la vie de son mari.

— Asseyez-vous, dit Joyce. Je vais chercher Harrisson.

Elle disparut, laissant Erain debout dans le living. Arrivée dans la cuisine, Joyce se tordit les mains de rage et de haine.

Il fallait prévenir la police. L’homme blond lui avait dit que Gene était mêlé à une histoire intéressant la sécurité du pays. Le FBI serait sûrement heureux de faire parler cette inconnue.

Seulement, Joyce ignorait le numéro du FBI… Elle décrocha le téléphone mural et appuya sur le « 0 ».

— Je voudrais le numéro du FBI à Los Angeles, demanda-t-elle à l’opératrice. C’est urgent.

Erain était nerveuse. Elle ne s’attendait pas à ce que Joyce soit là. L’épaisse moquette étouffant le bruit de ses pas, elle se dirigea vers la porte où Joyce avait disparu. Descendant trois marches, elle se trouva dans la salle à manger. La porte du fond était restée entrouverte. Erain s’approcha et écouta.

N’importe quel bureau du FBI, cria Joyce, je m’en fous.

Sans réfléchir, Erain fonça. La salle à manger donnait en plein dans la cuisine. Joyce se retourna, lâcha le récepteur, saisit un pic à glace qui traînait sur la table de bois et fit face à la Hongroise.

Tenant l’arme à deux mains, elle fonça sur son adversaire, ivre de haine, espérant le clouer au mur de la cuisine. Mais Erain était beaucoup plus souple qu’elle. Évitant la pointe acérée, elle saisit les poignets de Joyce et les frappa sur le rebord de la table, les dents serrées, sans rien dire.

Au troisième coup, Joyce lâcha le pic à glace avec un cri de douleur. Erain l’attrapa presque avant qu’il ait touché le sol.

Joyce hurla, folle de terreur.

— Au secours !

Effrayé, le caniche blanc de Joyce s’enfuit.

Accompagnant le mouvement de tout son corps, Erain enfonça le long pic à glace dans l’estomac de Joyce, jusqu’à la garde.

Joyce regarda avec incrédulité le manche de bois qui sortait de son corps ; elle n’avait pas encore mal. Puis une onde de douleur irradia dans son ventre. Elle saisit le manche, comme pour le retirer, mais ses deux mains se crispèrent dessus et elle se plia en deux.

Puis elle glissa sur le carrelage, sans avoir dit un mot. Erain hésita. Joyce semblait mortellement touchée et le plus urgent était de trouver le Navajo. Abandonnant la mourante, elle se mit à la recherche de l’Indien, après avoir fermé la porte de la cuisine. Joyce n’était plus qu’un petit tas silencieux, agité de tressaillements.

Harrisson taillait des rosiers derrière le bungalow qui servait de bureau à Gene Shirak. Il était trop loin pour avoir entendu les cris de Joyce.

Il ne fut pas surpris de voir Erain avancer vers lui. Il cessa seulement de tailler ses rosiers et la regarda.

Elle souriait :

— M. Shirak m’a demandé de venir vous chercher, dit-elle. Je suis sa secrétaire. Il veut vous emmener en promenade. Jusqu’en Arizona.

Les yeux de l’Indien brillèrent. C’est là que se trouvaient les terres de sa tribu.

— Je viens, dit-il.

Il alla dans sa chambre et réapparut avec un T-shirt immaculé et un petit sac de toile. Erain lui fit signe de la précéder : cela se passait encore plus facilement qu’elle ne l’avait pensé. Et le fait que Joyce soit morte était finalement une bonne chose. Ainsi, elle ne laissait aucun témoin.

Harrisson ne demanda pas où était Mme Shirak. Erain et lui traversèrent le living et la Hongroise lui ouvrit la porte.

Docilement, l’Indien monta dans sa voiture. Au moment où Erain allait monter dans la voiture, elle entendit un grand bruit venant de la cuisine : Joyce n’était pas tout à fait morte. La Hongroise fronça les sourcils.

— J’ai oublié quelque chose, dit-elle à Harrisson. Attendez-moi.

Heureusement, la porte n’était pas fermée à clef.

Joyce avait réussi à se mettre debout. Le manche du pic à glace sortait toujours de son estomac comme une excroissance obscène. D’une main, elle le tenait et de l’autre, tentait de composer un numéro de téléphone.

Ses yeux étaient glauques et une bave sanglante coulait de la commissure de ses lèvres. Lorsqu’elle aperçut Erain, elle gémit, lâcha le téléphone et se tassa contre le mur.

Avec des gestes patients, comme avec un enfant qui a fait une bêtise, Erain raccrocha le téléphone mural. Tranquillement, elle prit un couteau à découper électrique sur la table et s’approcha de la mourante. Celle-ci eut un faible geste de défense que la Hongroise esquiva facilement. Une tache de sang très rouge s’élargissait sur le carrelage. Joyce n’en avait plus pour longtemps.

Encore trop pour Erain. Impossible de prendre le risque de laisser Joyce vivante derrière elle. Pas maintenant qu’elle avait le Navajo vivant dans sa voiture.

Sans méchanceté, elle saisit la femme de Gene Shirak par ses longs cheveux noirs, après avoir ramassé le couteau à découper. Elle avait une expression dégoûtée, comme si elle reprochait à sa victime de la forcer à commettre un acte aussi déplaisant.

Erain tira la tête de Joyce en arrière et appuya fortement la lame sur le cou blanc. Elle avait suivi jadis un entraînement extrêmement efficace la préparant à ce genre de circonstances. Avec son corps, elle bloquait Joyce contre le mur.

Joyce se débattit, gémit et vomit un peu de sang. Ses yeux hagards fixaient Erain avec horreur. La Hongroise détourna la tête et se concentra sur sa tâche. D’un geste décidé, elle appuya sur le bouton déclenchant la lame du couteau.

Il n’y eut aucune vibration. Il était cassé. Soudain, Joyce se fit toute molle et s’effondra. Erain réfléchit rapidement, elle ne pouvait pas laisser indéfiniment le Navajo dans la voiture.

Elle prit Joyce sous les aisselles et la tira jusqu’à la piscine. Quand le corps fut parallèle au rebord de marbre, Erain la poussa dans l’eau d’un coup de pied.

Joyce demeura entre deux eaux, la tête enfoncée dans le liquide, les bras écartés du corps, complètement inerte.

Satisfaite, Erain courut jusqu’à la porte d’entrée, la claqua et monta en voiture.

— Nous pouvons partir maintenant, dit-elle gaiement au Navajo. Tout est en ordre.

Erain descendit Beverly Drive jusqu’au Wilshire Boulevard et tourna à droite. L’agent du FBI qui surveillait la maison de Gene Shirak ne broncha pas. Il avait l’ordre de ne s’intéresser qu’au producteur. À côté de la Hongroise, le Navajo jouait avec une minuscule araignée venimeuse au ventre rouge. Il était mithridatisé.


* * *

Carrol attaqua gaillardement sa dix-septième crise de nerfs, consolée avec une application digne d’éloges par un gros patrolman qui hésitait encore à employer le bouche à bouche. Chaque fois que la secrétaire de Gene Shirak regardait le bureau dévasté, elle poussait un cri perçant et plongeait en pleine hystérie.

Les policiers avaient tendu une grosse corde, pour éviter tout accident, mais la table renversée était toujours là, ainsi que les traces de balles. Pièces à conviction, le revolver de Malko et le « Cobra » du producteur étaient posés sur le bureau.

Une foule de policiers en civil et en uniforme entraient et sortaient sans arrêt, téléphonaient et tentaient surtout de refouler le groupe compact des journalistes. Ceux-ci avaient installé leur quartier général dans les bureaux, en face de celui de Gene. Ce n’était pas tous les jours qu’un producteur riche et connu sautait par la fenêtre après une bataille rangée à coups de revolver.

L’envoyé spécial du Los Angeles Time fit passer une note à Carrol offrant 5 000 dollars pour son récit complet. Du coup, elle interrompit sa crise de nerfs et se mit séance tenante à sa machine.

Albert Mann et Malko conféraient avec les gens du FBI dans le bureau de l’assistant de Gene Shirak. Malko terminait :

— Gene Shirak est mort, conclut-il, mais nous ne savons toujours pas qui était derrière lui. Il dansait mais ce n’était pas lui qui avait écrit la musique. La seule personne qui connaît la vérité est Joyce Shirak, mais elle ne parlera que si elle récupère l’argent de son mari.

Il prit la serviette noire percée d’une balle, la mit sur la table et l’ouvrit. Les quatre hommes se penchèrent et il y eut un silence respectueux. On peut appartenir au FBI et savoir reconnaître les vraies valeurs.

— Qu’est-ce que c’est que cet argent ? demanda, soupçonneux, Jack Thomas, le patron du FBI.

— Il appartient à Gene Shirak, expliqua Malko. Il avait réalisé ses actions avant de s’enfuir. Cet argent représente le seul moyen de convaincre Joyce Shirak de me dire la vérité sur son mari. Et donc de nous mener à ceux qui faisaient chanter Gene Shirak. Laissez-moi aller le lui porter.

Il y eut un silence gêné.

— Ce n’est pas régulier du tout, dit Jack Thomas en mettant la main sur la serviette. Cet argent doit être confisqué.

Malko haussa les épaules. La candeur américaine était parfois exaspérante :

— Pendant ce temps, un réseau ennemi agit à sa guise, dit-il. C’est plus important que quelques milliers de dollars de taxes.

L’homme du FBI le regarda comme s’il avait blasphémé. Tricher avec les impôts, aux USA, est beaucoup plus grave que de tuer le président. Cette dernière activité, comme toute la politique, ayant un caractère honorable. Mais Albert Mann ne l’entendait pas de cette oreille. Il saisit la serviette et la poussa fermement vers Malko :

— J’en prends la responsabilité, déclara-t-il. Le prince Malko a raison. Cette mission prime tout. Allez-y, SAS, et tâchez de sortir quelque chose de cette bonne femme…

Les gens du FBI étaient outrés :

— On pourrait au moins compter l’argent, suggéra le plus acharné à faire rentrer les impôts.

— Je n’ai pas l’intention d’aller refaire ma vie au Brésil, fit Malko assez froid. Si vous n’avez pas confiance en moi, vous pouvez m’accompagner.

Albert Mann tendit la sacoche à Malko.

— Ne lui en voulez pas, dit-il. Il est de New York. Là-bas, ils tueraient leur grand-mère pour une dime.

L’agent du FBI eut un sourire pincé. Il n’appréciait pas du tout. Mais il ne dit rien lorsque Malko sortit de la pièce avec la sacoche. Pourtant dès que ce dernier eut tourné le dos, il éclata :

— Vous êtes complètement fou, éructa-t-il à l’adresse d’Albert Mann. Qu’est-ce qui l’empêchera d’aller à l’aéroport et de prendre le premier avion pour n’importe où. Il y a au moins 300 000 dollars là-dedans.

— 350 000, précisa suavement Albert Mann. Mais les ancêtres de SAS vivaient déjà dans un château alors que les vôtres grimpaient encore aux arbres.

Il priait pour que Malko réussisse. Sinon, ils allaient avoir à passer au peigne fin une agglomération de huit millions d’habitants. Même avec des computers, cela risquait de prendre du temps.


* * *

Malko, la sacoche à la main, sonnait depuis cinq bonnes minutes. Le carillon à deux tons retentissait bien, mais personne ne venait. Tout à coup, il entendit le hurlement sinistre d’un chien et se souvint du caniche de Joyce.

Celui-ci hurlait à la mort.

Sans lâcher sa sacoche, Malko fit le tour de la maison. La porte du garage était fermée. Et le chien continuait ses hurlements. Malko eut le pressentiment d’un drame. Tout paraissait pourtant idyllique. Les cocotiers bruissaient doucement au-dessus de sa tête et de longues limousines entraient sans arrêt au Beverly Hills, de l’autre côté de la rue. Une Lincoln passa dans Beverly Drive, conduite par une ravissante fille brune…

Rien de tout cela n’évoquait la mort et la tragédie.

Et pourtant…

Malko hésita. Le plus sage était d’appeler la police. Mais c’était encore perdre du temps. Il revint à la grande porte et tourna la poignée. À sa grande surprise, la porte s’ouvrit. Aussitôt les aboiements du chien augmentèrent d’intensité.

Le caniche était au bord de la piscine. L’eau était rouge. Deux mains crispées émergeaient du rebord de pierre. Malko se précipita. Joyce flottait à la surface de l’eau transparente. Elle avait réussi à se traîner jusqu’à la partie la moins profonde.

Malko la hissa avec précaution. Le pic à glace était encore enfoncé dans sa poitrine. Le visage était déjà cadavérique, les doigts bleuis. Joyce s’était vidée de son sang dans la piscine.

Un mince filet de sang coulait encore de la blessure Malko colla son oreille à la poitrine de la jeune femme. Le cœur battait encore faiblement et lentement ; mais, virtuellement, elle était déjà morte. Il courut à la cuisine, trouva une bouteille de brandy, remplit un verre et revint à la mourante. Il parvint à écarter les dents et lui versa un peu d’alcool dans la bouche.

Au bout de quelques secondes, Joyce toussa, cracha une rosée de sang et ouvrit les yeux. D’abord, elle ne reconnut pas Malko, murmura des paroles inintelligibles et ressombra dans l’inconscience.

Tout doucement, il la secoua. Il fallait au moins qu’elle lui dise qui l’avait tuée. Il lui montra la sacoche :

— Je vous ai rapporté l’argent. Joyce, dit-il doucement. Tout va s’arranger.

Elle ouvrit les yeux. Ses rides s’étaient effacées et elle semblait soudain très jeune. Sa main se crispa sur celle de Malko.

— Je vais mourir, souffla-t-elle.

— Qui vous a tuée ?

Elle eut une crispation de douleur et il crut qu’elle mourait. Mais elle rouvrit les yeux et dit :

— Une fille… Je ne la connais pas. Elle est partie avec Harrisson.

— Qui est Harrisson ?

Il dut se pencher pour entendre la réponse. Joyce s’épuisait :

— Le Navajo, murmura-t-elle. Nous nous sommes battues…

Elle secoua la tête, voulut dire quelque chose, eut un hoquet et se tut, agrippant la main de Malko.

Malko se releva. Joyce paraissait fragile et vulnérable. Couché près d’elle, le caniche poussait de petits jappements de douleur. Malko ramassa la sacoche aux dollars. Le FBI serait content. Mais s’ils avaient moins tergiversé. Joyce serait peut-être encore vivante. Une fois de plus, l’insaisissable tueur lui avait échappé. Mais maintenant, il savait que c’était une femme.

Il fallait agir vite. Tout ce qu’il savait c’est qu’une femme avait enlevé le Navajo après avoir tué Joyce. Il y avait des milliers de façons de quitter Los Angeles avec tous les bateaux et les avions qui se trouvaient en Californie.

Désespérément, il tentait d’extraire quelque chose de son cerveau, repassant dans son étonnante mémoire tous les faits depuis son arrivée à Los Angeles. Le déclic se fit lorsqu’il évoqua le « love-in » chez Gene Shirak.

Dennis Krug ! Le jeune milliardaire qui faisait des partouzes dans son avion privé ! C’est avec lui que Gene Shirak avait rendez-vous ! Quel meilleur moyen de sortir du pays ! Il y avait de fortes chances que l’inconnue utilise la même filière.

Il fonça dans le living et appela Albert Mann. Ce dernier se trouvait encore au bureau de Gene Shirak. Rapidement, il lui résuma la situation :

— Je vais tenter de les rejoindre, expliqua-t-il. Tâchez de savoir de votre côté où se trouve l’avion.

Aussitôt après, Malko appela Patricia. Pas de réponse. Il essaya Sue. Cette fois, le téléphone décrocha.

— Sue, dit-il, c’est Malko.

La jeune femme éclata de rire :

— Qu’est-ce que vous avez encore ? Vous voulez me jeter dans la piscine ?

Au moins, elle n’était pas rancunière. Visiblement, elle ignorait encore la mort de Gene Shirak. Tant mieux.

— Dennis organise un week-end en avion aujourd’hui, hasarda Malko, je devais me joindre à eux, mais j’ai perdu l’adresse. Voulez-vous venir avec moi ?

— Oh ! le salaud, s’exclama Sue. Il ne m’a pas invitée. Il me trouve trop vieille ou quoi ?

— Certainement pas, fit Malko, diplomate. Ce sont les autres qui sont jalouses de vous… Alors, qu’en dites-vous ?

— O.K. Où êtes-vous ?

— Chez Gene.

— Pourquoi ne vous emmène-t-il pas ?

— Il est déjà parti, j’étais en retard.

Sue n’approfondit pas. Et raccrocha avant que Malko ait pu lui demander où se trouvait l’avion de Dennis Krug.

— Bien, je suis là dans un quart d’heure.

Il n’y avait plus qu’à prier pour qu’ils arrivent à temps. Le téléphone sonna.

C’était Albert Mann. Fébrile.

— Le type dont vous parlez – Dennis Krug – possède un Learjet, une machine capable de voler 2 500 miles. Enregistrée à Los Angeles, mais nous ignorons absolument où elle se trouve.

— En principe, je l’aurai trouvé dans une heure, dit Malko content de voir que l’initiative individuelle battait les computers et les puissantes agences fédérales. Mais j’aurai peut-être besoin d’aide.

Moralement, Albert Mann sauta au plafond.

— Vous n’allez pas y aller seul ! rugit-il. Je vais vous expédier ce que nous avons de mieux comme…

— Vous voulez rejouer la charge de la Brigade légère ? suggéra Malko. N’oubliez pas que ces gens ont tué plusieurs fois pour arriver à leur fin. Il y a eu assez de cadavres.

— Laissez-moi arriver à bord. Ensuite, on essaiera de les neutraliser. À l’arrivée, de préférence.

Albert Mann acquiesça à contrecœur. La sonnette de la porte d’entrée carillonna. Malko cria dans l’appareil :

— J’y vais. À bientôt.

Sue l’attendait dehors dans sa T-Bird décapotable rouge. Avec sa robe imprimée, un maquillage léger et de grosses lunettes noires, elle paraissait dix ans de moins.

Elle embrassa Malko légèrement sur les lèvres et lui laissa le volant.

— Quel merveilleux week-end, on va passer, dit-elle. La dernière fois, nous avons été à Puerto Vallarta. Pendant trois jours, on a bu, dansé et fait l’amour. C’était divin.

Cette fois, cela risquait d’être moins divin mais plus mouvementé. Avec un assassin à bord et le FBI aux trousses.

— Où allons-nous ? demanda Malko.

— Long Beach airport.

Ils roulaient décapotés à plus de soixante-quinze miles à l’heure, ce qui évitait les frais de conversation. Autour d’eux s’étalaient les milliers de maisons basses de la zone industrielle qui entoure Los Angeles, au sud.

Jamais Malko n’avait vu s’écouler les minutes aussi lentement.

Enfin Malko sortit du San Diego Freeway et, dix minutes plus tard, ils pénétraient dans l’aéroport de Long Beach. Un garde en uniforme les stoppa.

— Nous rejoignons la partie de M. Krug, annonça Sue.

Le garde secoua la tête :

— Trop tard. Il vous a oubliée…

Il montra un petit biréacteur bleu ciel qui commençait à rouler lentement sur la piste. Malko appuya sur l’accélérateur et la voiture bondit.

— Eh, arrêtez ! cria le garde.

La Thunderbird roulait déjà vers la piste, coupant à travers l’herbe. Sue hurla :

— Mais vous êtes fou, on va se tuer ! Après tout, on peut passer le week-end tous les deux.

Malko émergea sur la piste à trois cents mètres devant le jet. Déjà, il pouvait l’empêcher de décoller. Mais la fille était à bord, très probablement armée, et n’importe quoi pouvait arriver. Il alluma ses phares et avança lentement vers le jet, roulant en plein milieu du runway.

Le jet freina. Une minute plus tard, ils étaient face à face. Malko sauta de la T-Bird et hurla au pilote qui se penchait par le cockpit :

— Nous sommes des invités de M. Krug.

L’autre, furieux, lui fit signe de passer par l’arrière. Sur ce modèle d’appareil, il existait une passerelle rabattante incorporée. Malko obéit. La Jeep du garde cahotait sur le gazon, venant à leur rencontre.

— Allez-y la première, dit-il à Sue.

Le choc serait moins fort pour Dennis. Le garde arrivait. Malko arrêta ses vociférations d’un geste :

— Si je ne redescends pas, prévenez immédiatement le FBI, dit-il. Dites-leur que le prince Malko est à bord de cet avion.

Il sauta à la suite de Sue, laissant le garde, la bouche ouverte de surprise. Ignorant ce qu’il allait trouver à l’intérieur du « Lear-Jet ». Si le Navajo n’y était pas, il serait toujours temps de redescendre.

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