Chapitre IV

Grand et mince, élégant dans un complet marron, les cheveux gris, l’homme se tenait très droit, le chapeau sur les genoux, assis sur le grand canapé blanc du living-room. Gene Shirak posa les yeux sur lui, surpris, cherchant à se souvenir s’il l’avait déjà rencontré. Pourtant aucune de ses relations d’affaires n’osait venir le déranger dans son sanctuaire de Beverly Hills, sans téléphoner à l’avance.

L’inconnu se leva vivement et vint vers lui en souriant.

— Gene Shirak, je suppose ? Madame Shirak m’avait dit que vous n’alliez pas tarder. Je m’appelle Frank Madden. Du Fédéral Bureau of Investigation. Ravi de vous connaître, Mister Shirak.

Le temps d’un éclair, il exhiba un badge, immédiatement escamoté. Mais Gene l’aurait cru sur parole. Il se demanda si son désarroi intérieur se lisait sur son visage.

— Asseyez-vous, monsieur Madden, parvint à due Gene Shirak. Que puis-je pour vous ?

Autant entrer immédiatement dans le vif du sujet. L’homme du FBI se rassit sur le canapé. Très détendu.

— Ravissante maison, remarqua-t-il.

Gene alla jusqu’au bar, entama une bouteille de White Label et revint avec deux verres.

Frank Madden accepta le whisky de Gene, fit tourner la glace et dit :

— Je suis désolé de vous déranger, monsieur Shirak, mais je dois vérifier une information. Qui ne vous concerne qu’indirectement, s’empressa-t-il d’ajouter.

Gene se força à sourire.

— À votre disposition.

Intérieurement, il priait pour que « Darling » Jill n’ait pas la mauvaise idée de débarquer à l’improviste. Si elle tombait raide sur la moquette blanche à la vue du policier, cela ferait mauvais effet.

— Monsieur Shirak, attaqua le policier, vous employez bien un Indien navajo nommé Zuni comme jardinier ?

On y était. Gene avala son White Label qui lui sembla soudain râpeux. Il ne reconnut pas sa voix lorsqu’il dit :

— Oui. Ou plutôt je l’employais. Il a disparu sans crier gare depuis trois ou quatre jours. Qu’est-ce qu’il a fait ?

— Oh ! lui, rien, fit Frank Madden, plongé dans la contemplation de ses souliers. Mais il est mort. Vraisemblablement assassiné.

Gene crut que sa colonne vertébrale se liquéfiait. Heureusement que Frank Madden ne le regardait pas.

— Mon Dieu, c’est horrible. Mais qu’est-il arrivé ? Je ne comprends pas. C’était un garçon très doux, très tranquille.

Frank Madden lui raconta succinctement l’histoire du Navajo. Gene l’interrompit, étonné de son propre sang-froid :

— Vous dites qu’il a été tué par un fauve. C’est peut-être un accident.

Le policier hocha la tête, poli mais sceptique.

— Peu de chances. Il n’y a pas de fauves de cette taille près d’Ensenada. Ensuite, le corps ne contenait presque plus de sang. Il a été transporté après sa mort. Vous ne voyez pas ce qui a pu arriver ?

Gene secoua la tête.

— Je l’ai vu samedi soir pour la dernière fois. Dimanche, j’ai voulu l’emmener à Palm Springs avec moi et je ne l’ai pas trouvé. Depuis il n’a pas reparu. D’ailleurs, je me préparais à aller voir le shérif.

Désespérément, il se demandait ce que la police savait. À chaque instant, il s’attendait à ce que l’homme du FBI prononce le nom de Jill. Il décida d’en avoir le cœur net.

— Vous n’avez aucune piste, Frank Madden prit l’air désolé.

— Aucune. Nous ne savons même pas où il a été tué, ni pourquoi, ni dans quelles circonstances. Et la visite que je vous rends est de pure routine.

Il semblait sincère. Le producteur se sentit ragaillardi. Après tout, il n’avait encore rien à se reprocher.

— Je voudrais bien vous aider offrit-il, mais je ne vois pas comment. Le seul ami que le mort avait en ville est un autre Navajo. Il vit près de Laurel Canon…

— Nous l’avons interrogé, fit paisiblement Frank Madden. Sans résultat. Il ne sait rien.

Il but une gorgée de whisky et demanda d’une voix égale :

— Vous ne voyez personne dans votre entourage qui possède des animaux sauvages susceptibles de tuer ?

Gene ferma les yeux. Il pourrait toujours invoquer un trou de mémoire.

— Je ne vois pas. Il faudrait que j’y réfléchisse… Que je demande à ma femme.

Frank Madden se leva et arrêta Gene Shirak d’un geste aimable :

— Oh ! ne dérangez pas Mme Shirak pour cela. Si quelque chose vous revient, vous me téléphonerez. Voici ma carte.

Automatiquement, Gene Shirak la mit dans la poche de sa chemise orange, puis raccompagna le policier. Ils se serrèrent vigoureusement la main.

Au moment où il remettait son chapeau, Frank Madden remarqua d’un ton distrait :

— Qu’est-ce qui vous a donné l’idée de prendre un Navajo à votre service. C’est original.

Pris de court, Gene Shirak bredouilla :

— Oh ! une fantaisie. Pour amuser mes amis. Il avait travaillé dans un de mes films.

Déjà, Frank Madden remontait dans son Impala verte.


* * *

Joyce était au bord de la piscine lorsque Gene Shirak vint la rejoindre. Elle fumait nerveusement.

— Qui était-ce ?

Gene prit l’air dégagé.

— Un agent du FBI.

— Du FBI !

Elle avait répété les trois lettres à voix basse, craintivement. Écrasant sa cigarette, elle vint vers son mari.

— Gene…

Il haussa les épaules, agacé.

— Ne sois pas stupide, Joyce. Je n’ai rien à me reprocher. Simplement, notre Navajo s’est fait tuer quelque part au Mexique et ils enquêtent. Voilà tout.

Il lui répéta l’histoire de Zuni. Joyce l’écoutait d’un air étrange. Finalement, elle se détourna et rentra dans la maison.

Furieux, Gene traversa le jardin pour aller dans son bureau, situé dans un petit bungalow. Une fois seul, il prit sa tête dans ses mains et tenta de retrouver son calme.

Il avait beaucoup plus peur que Joyce. Mais personne ne devait le savoir. À aucun prix.


* * *

Frank Madden tira une longue bouffée de sa cigarette et dit :

— Ce Shirak sait quelque chose, j’en suis sûr. Il crevait de peur lorsque j’ai été le voir. Mais ce sera difficile de le faire parler.

Jack Thomas crayonnait sur le buvard.

— Qu’est-ce qui peut pousser un type comme Shirak avec tout le fric qu’il a, à se mouiller avec des Cubains pour enlever un Navajo. Cela paraît invraisemblable.

Depuis une demi-heure, les deux agents du FBI faisaient le point sur l’affaire, avant d’envoyer un rapport à Washington. Malheureusement, il n’y avait pas grand-chose de nouveau.

— Il faudrait du temps, s’infiltrer dans le milieu où vit Shirak, suggéra Frank Madden. Je suis sûr qu’on sortirait quelque chose…

Jack Thomas le regarda ironiquement.

— Vous êtes volontaire ? Il n’y a pas plus imperméable que ces millionnaires de Beverly Hills. Ils vous verront venir à un kilomètre. Ce ne sont pas des truands, même si ce sont des requins. Cela prendra des années. Et des millions.

Frank Madden regardait l’extrémité de sa cigarette, pensif :

— Et pourtant, je suis sûr que la clef de la mort de ce Navajo est ici, à Los Angeles.

Jack Thomas soupira :

— Nous ne pouvons pas nous permettre d’attendre l’inspiration. La NSA soutient que c’est une affaire de première importance, si secrète qu’elle ne veut pas nous dire en quoi les Cubains peuvent s’intéresser à un Navajo.

Nos amis de la Division des Plans vont s’en donner à cœur joie. Il n’y a plus qu’à espérer que Remparts[6] n’apprenne pas que ces messieurs de la CIA opèrent sur le territoire de notre bien-aimée Californie… Ils crieraient encore à la Gestapo, et tout ce qui s’ensuit…

Frank Madden poursuivait ses réflexions.

— Et si c’était tout simplement un accident ? suggéra-t-il. Il y a tellement de dingues dans ce pays qui ont des animaux sauvages. Il a pu se faire bouffer, l’Indien…

Son supérieur hiérarchique secoua la tête :

— Vous ne connaissez pas ces gens-là. Gene Shirak, avec le fric qu’il a, pourrait étouffer bien pire que cela. Si c’était vraiment un accident, l’affaire ne serait jamais venue jusqu’à nous. Le shérif de Beverly Hills aurait reçu un gros chèque pour ses œuvres et un juge ami aurait délivré un non-lieu dans les cinq minutes.

— C’est dégoûtant, fit Frank Madden. Jack Thomas haussa les épaules.

— On ne peut pas refaire le monde. Croyez-moi, si Gene Shirak a peur, c’est qu’il a de bonnes raisons d’avoir peur…

Le téléphone sonna, Jack Thomas décrocha. Frank Madden n’entendait pas la conversation, mais vit le visage de son supérieur se rembrunir. Il répondait par monosyllabes à son interlocuteur et finit par raccrocher.

— Mon cher, dit-il ironiquement, la CIA pense que vous avez besoin de repos. C’était notre ami Albert Mann de la « Domestic Opérations Division ». Vous savez bien, la branche qui n’existe pas… Il se lance sur la piste. Il paraît que dans le Piper Comanche détruit, on a retrouvé un plan de vol pour Cuba. Alors ils sont comme des fous…

Frank Madden haussa les épaules :

— On va voir s’ils sont si forts…

— Allons, allons, conclut Jack Thomas, vous ferez vos débuts dans la vie mondaine une autre fois… Ne soyez pas amer.

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