Chapitre X

Dean Anchor avait un visage d’enfant et de longues mains fines à peine teintées. Il fallait le regarder de près pour distinguer la légère coloration de sa peau. Il évitait de porter des couleurs trop voyantes, comme le font les Noirs d’habitude.

La vieille dame préposée à l’entrée de la piscine du Beverly Hills, lui sourit aimablement :

— Résidez-vous à l’hôtel ?

— Non, répondit-il poliment, je viens voir des amis.

Après avoir payé les deux dollars d’entrée, il se déshabilla dans une cabine, prit une chaise longue, commanda un gin and tonic et, derrière ses lunettes noires, fit le tour des gens autour de lui.

Son travail commençait.

Près de lui, un gros homme adipeux pavanait au milieu d’une demi-douzaine de filles qui s’amusaient à tirer sur sa courte barbiche.

Dean réprima une grimace de dégoût. Il haïssait la société américaine. Il ne s’était pas fait tueur à gages seulement pour gagner facilement sa vie. Il aimait tuer ces gens qui incarnaient tout ce qu’il haïssait. Lorsqu’il appuyait sur la détente et qu’il voyait le corps de sa victime sauter sous l’impact des projectiles de 38 il éprouvait une jouissance comparable au plaisir sexuel.

Une blonde platinée lui jeta un coup d’œil brûlant avant d’aller s’installer dans la chaise longue voisine. Elle dégrafa son soutien-gorge, s’allongea sur le ventre, la tête tournée vers Dean, un indéfinissable sourire aux lèvres. Il faillit se lever, aller lui parler, mais se retint. Jusqu’ici, il n’avait jamais fait d’imprudence. Le FBI ne possédait aucune fiche sur lui.

Le jeune Noir se sentait bien. Le luxe qui l’entourait lui montait un peu à la tête. C’est la première fois qu’il exécutait un « contrat » dans un tel milieu. Il ignorait tout de l’homme qu’il devait tuer. Sinon le numéro de sa chambre et son signalement. Il ne se posait d’ailleurs aucune question.

C’est le second jour qu’il hantait la piscine du Beverly Hills. Il était presque sûr de l’avoir identifié, mais il lui manquait encore une ultime preuve.

Dean alla au bar et décrocha un téléphone posé sur une table. Dès qu’il eut la standardiste, il demanda :

— Voulez-vous me passer le bungalow 3 ?

La sonnerie résonna presque une minute avant que la fille ne revînt en ligne. Dean essuya sa paume pleine de sueur, mais parvint à demander d’une voix très naturelle :

— Pouvez-vous vérifier à la piscine ?

Quelques secondes plus tard, le haut-parleur grésilla :

— Monsieur Malko Linge, téléphone, s’il vous plaît ?

Derrière ses lunettes noires, Dean balayait toute la piscine. Il vit un grand homme blond quitter l’abri d’une des « cabanas » en face de lui et décrocher le téléphone posé sur un tabouret. Aussitôt, Dean raccrocha le sien et alla reprendre sa sieste apparente. Il suivit des yeux l’homme qui retourna s’étendre près d’une fille rousse.

Maintenant, l’opération ne posait plus de problème. Un peu plus tard, il plongea dans la piscine, nagea un peu, s’arrangea pour passer près de l’homme, le visage au ras de la margelle, afin de bien l’identifier. Il nota les yeux jaunes, couleur d’or.

Au moment où il remontait, l’homme qu’il devait tuer baissa les yeux sur lui et leurs regards se croisèrent. Dean sortit de la piscine, se sécha et sortit sans se presser. Il lui restait moins d’une heure pour agir. La vieille dame lui sourit aimablement.

Malko contemplait la courbe du dos de Daphné, se demandant comment une fille aussi belle pouvait être call-girl. Il était furieux contre lui-même. Depuis deux jours, il se dorait au soleil.

Sans rien faire.

Plus aucune nouvelle de Gene Shirak. Il avait appelé « Darling » Jill sans avoir pu la joindre. Sa mission avait de fortes chances de s’arrêter là. Même si le producteur lui avait téléphoné, qu’est-ce que cela aurait donné ? Une nouvelle partouze et c’est tout. Il croyait de moins en moins à l’histoire d’Albert Mann.

Daphné remit son soutien-gorge, au grand dam de l’Anglais de la « cabana » voisine, qui donnait tous les jours vingt dollars de pourboire au garçon pour profiter du spectacle.

— Je vais me baigner, annonça-t-elle.

Elle se leva et, au même instant, le haut-parleur grésilla :

— Bungalow 3, téléphone.

Malko décrocha le téléphone placé devant lui, donna son nom à la standardiste. Aussitôt, il entendit la voix de « Darling » Jill.

— Malko ! Comment allez-vous ? Jill Rickbell à l’appareil.

— C’est gentil d’appeler.

Jill prit une intonation plus intime, murmura presque :

— Je pensais à vous…

— Ah ! fit Malko, dans l’expectative.

— Nous sommes à Palm Springs, continua Jill et nous nous bronzons.

— Qui ça, nous ? demanda Malko.

— Gene, Seymour et une fille que vous ne connaissez pas, expliqua « Darling » Jill. Gene avait un truc à régler ici et nous a emmenées. On rentre ce soir. Pourquoi ne venez-vous pas un de ces soirs, à la maison ?

— Pourquoi pas, en effet ? Au point où il en était…

— Avec Daphné, bien entendu, précisa suavement « Darling » Jill. Après-demain.

Malko ne demanda pas de qui il s’agissait.

— Va pour après-demain, dit-il. Je serai heureux de vous revoir.

— Voilà mon adresse : 3428 Belagio Road, dans Bel-air, précisa « Darling » Jill.

Daphné émergeait de la piscine. Malko lui apprit qu’ils étaient invités par « Darling » Jill. Daphné haussa les épaules, philosophe.

— Je vais encore faire des heures supplémentaires, laissa-t-elle tomber.

À tout hasard, Malko appela le bureau d’Albert Mann. Celui-ci, heureusement, était là. Il sembla ravi de l’invitation de Jill.

— Bravo, dit-il. C’est parfait qu’ils vous donnent signe de vie eux-mêmes.

— Vous ne croyez pas qu’en interrogeant sérieusement Gene Shirak, on arriverait à un résultat ?

— Non. Nous n’avons pas assez d’éléments. Il nous rirait au nez. Le type est protégé par une armée d’avocats. En plus, il connaît personnellement le gouverneur de l’État.

— C’est une histoire de fous, fit Malko, découragé. Vous avez tout simplement mis le doigt sur une bande de joyeux fêtards…

— Je le souhaite, fit simplement Mann. Dans ce cas, vous aurez passé des vacances au soleil. Et à nos frais.

Sur ces paroles consolatrices, il raccrocha. Malko alla au bar commander une vodka. Le soleil chauffait son dos agréablement et cela lui rappela son exécution manquée de Bagdad. Il frissonna. Quel dommage que Djemal ne soit pas là. Lui qui aimait tant la vie. Son verre à la main, il revint s’allonger près de Daphné qui riait toute seule. Elle lui tendit un billet de cent dollars.

On avait griffonné dessus : « chambre 112, 10 heures P.M. »

— C’est notre voisin, expliqua-t-elle.

S’il était aussi prolixe que la marquise de Sévigné, cela risquait de lui coûter cher…

— Nous continuons, annonça Malko.

— C’est pour la patrie, dit philosophiquement Daphné. Et pour mon petit magasin à Kansas City.

Enfermé dans son bungalow luxueux de la Siesta Villas, Gene Shirak essayait désespérément de joindre Diana Miller. La jeune Noire semblait s’être dissoute dans le smog qui recouvre Los Angeles trois jours sur quatre. Aucun de ceux qui la connaissaient ne l’avaient vue.

La sueur coulait sur le front de Gene. La température, d’abord. Il faisait 35° dans le désert de Palm Springs.

La peur aussi.

Dégrisé, il avait réalisé ce qu’il avait lancé. C’était reculer pour mieux sauter, jouer avec le feu. Bien sûr, il gagnerait quelques jours, mais, après l’homme blond, il en viendrait d’autres et il ne protégerait pas éternellement « Darling » Jill de tout contact dangereux.

Depuis le matin, il voulait dire à Diana Miller de décommander l’opération. « Darling » Jill se dorait au bord de la piscine, sans se douter de rien. Il l’avait emmenée à Palm Springs pour l’éloigner de Beverly Hills et laisser au tueur de Diana le temps d’agir. Tout cela lui semblait enfantin maintenant. Et terriblement dangereux. Il visitait des terrains qu’il n’avait pas la moindre envie d’acheter et cela ajoutait à sa mauvaise humeur.

Le numéro qu’il appelait ne répondait pas une fois de plus. Il raccrocha et sortit se détendre quelques minutes au bord de la piscine.

Jill était en train de téléphoner. Il entendit la dernière phrase :

— Je vous attends après-demain. Au revoir, Malko. Gene Shirak ne sut pas si c’était le soleil brûlant ou cette petite phrase, mais il se sentit brutalement les jambes molles. Son visage dut refléter son désarroi, car « Darling » Jill l’interpella après avoir raccroché.

— Eh bien ! tu es jaloux ?

Il s’en tira par une plaisanterie et plongea dans l’eau transparente.

Après tout, que le destin s’accomplisse. Il valait mieux parer au danger le plus pressant. Lorsqu’il sortit de l’eau, il alla s’étendre au soleil sur une des chaises longues et ne chercha plus à joindre Diana Miller.


* * *

L’homme qui se présenta à l’entrée de la piscine du Beverly Hills avait le visage caché par un masque semi-cylindrique en mica fumé utilisé par les motocyclistes. Il portait un paquet à la main. La vieille dame de la caisse fronça les sourcils.

— Que voulez-vous, jeune homme ? C’est privé ici. La voix posée de l’inconnu la radoucit :

— J’ai un paquet urgent pour un client de l’hôtel, expliqua-t-il. Le bungalow 3. En haut, au desk, ils n’avaient personne pour le porter et ils m’ont dit d’y aller moi-même.

Rien à dire à cela.

— O.K. ! dit la vieille dame en libérant le tourniquet automatique. Mais faites vite. Demandez à Georges, le garçon en blanc, il vous dira où est la personne que vous cherchez.

Le jeune homme se faufila dans le tourniquet et descendit les quelques marches. Le masque cachait entièrement ses traits. La préposée à l’entrée avait des excuses de ne pas avoir reconnu son jeune client « teinté » de l’heure précédente.

Sa moto, une Yamaha, montant à cent vingt milles, était garée en bas du parking. En quelques secondes, il serait loin.

Dean Anchor se retourna et vit que la vieille dame l’observait. Aussi fit-il le tour de la piscine pour aller demander à Georges où se trouvait le client du bungalow 3. Ce dernier était au même endroit, étendu sur un matelas, en train de lire. La fille rousse était là aussi, à côté de lui.

De l’argent facilement gagné, pensa Dean.

Georges bavardait sous le plongeoir avec une dame mûrissante qui s’intéressait beaucoup à sa jeune éducation. Il regarda d’un air dégoûté le coursier et laissa tomber :

— Là-bas, la dernière « cabana », le type blond avec les lunettes. Et filez vite ensuite, sans regarder les gonzesses…

Dean Anchor eut un rire servile. Il regrettait de tout son cœur de ne pas avoir le temps de repasser par le plongeoir, juste le temps de coller une balle de 38 dans le ventre de ce petit maquereau.

Prenant bien soin de ne pas marcher sur les corps étendus, il avança lentement vers l’homme et la femme qu’il devait tuer. Il préférait qu’ils ne le voient pas au dernier moment. Les gens ont parfois des pressentiments. Il n’avait pas choisi la piscine au hasard. C’était le seul endroit où sa victime serait sans défense et détendue.

Il n’était plus qu’à quelques mètres du couple. Avec sa main gauche, il ouvrit le paquet. C’était un gros livre dans lequel il avait creusé une alvéole pour loger son Smith et Wesson. Dans sa poche, il avait une boîte de cartouches, à tout hasard. Absorbé, il trébucha sur des jambes étendues. Une grande fille maigre dont le soutien-gorge ne cachait rien, chercha son regard à travers le masque.

Au même moment, le haut-parleur grésilla.

— Miss La Salle, téléphone, s’il vous plaît.

Dean Anchor ne prêta pas attention à l’appel : cela ne le concernait pas ; mais soudain, il vit la fille rousse se lever et s’éloigner devant lui, en ondulant de ses hanches somptueuses. Une seconde, il resta immobile, paralysé par la surprise. Jamais il n’aurait le temps de tuer les deux.

Il se baissa, comme pour arranger le lacet de sa chaussure de basket. Il fallait gagner une minute ou deux. Soudain, la voix furieuse de Georges éclata derrière lui.

— Alors quoi ? On prend le soleil ! Je vous ai dit de donner votre paquet et de filer.

Dean se releva lentement. L’éclat de voix avait fait lever la tête à l’homme blond. Dean, à cause des lunettes noires, ne pouvait voir s’il le regardait.

Il lui restait trois mètres à parcourir. Georges ne pourrait pas intervenir. Ensuite, il aurait à courir le long de la bordure pour atteindre la fille en train de téléphoner. Une bouffée de haine le submergea. Il plongea dans le paquet et agrippa solidement la crosse du Smith et Wesson, ramena le chien en arrière et fit jaillir l’arme. Il avait retrouvé son calme. Pour quelques secondes, il n’était plus le petit voyou de la 103e Rue du Watts, mais le Destin.

La fille maigre aperçut l’acier bruni du revolver et poussa un cri perçant.

Dean Anchor, les jambes écartées comme au stand, leva le bras et visa. Juste au-dessus du maillot noir. C’était un coup facile. Son doigt se crispa sur la détente.


* * *

En roulant sur le San Diego Freeway, le patrolman Clyde Krieger méditait sur l’inanité de la vie. À la tête de six motards de la police de Los Angeles, il convoyait l’émir de Bahrein, minuscule principauté du golfe Persique, en visite semi-officielle aux USA. C’était un petit vieux tout ridé qui nageait littéralement dans le pétrole.

À près de quatre-vingts miles, ils roulaient sur la bande du milieu, phares allumés comme pour un enterrement. De temps en temps, Clyde donnait un petit coup de sirène pour écarter les voitures.

Il était toujours de corvée pour ce genre de truc. À cause de sa haute taille et de son physique d’acteur. Des traits virils, une peau mate, des épaules larges et une taille mince. Avec le casque doré, la tenue bleu marine et la ceinture-cartouchière, il avait grande allure. Tous ses copains lui disaient :

— Clyde, avec ta gueule, tu devrais faire du cinéma…

Seulement, les gens connus qu’il escortait une fois par semaine, se contentaient de lui serrer la main et de le remercier de la promenade aux sirènes. Et Clyde Krieger était toujours patrolman à six cent cinquante-quatre dollars par mois, avec une petite maison à Culver City, qu’il n’avait même pas fini de payer…

Le petit convoi avait tourné dans Sunset Boulevard. Une voiture de la police de Beverly Hills les escorta un moment. Sur la ligne droite avant d’arriver au Beverly Hills Hôtel, Clyde poussa une dernière pointe de vitesse. En grande partie pour dépasser une Pontiac Grand Prix blanche, conduite par une jolie brune qui daigna lui adresser un sourire quand il la doubla. Une fille comme il n’en aurait jamais dans son lit.

Il remit la sirène pour l’arrivée à l’hôtel. L’émir se rengorgeait. Laissant la Mark III blanche stopper sous le porche, Clyde arrêta sa machine un peu avant, mit la béquille et descendit à terre. Conscient qu’un groupe de clients le regardait, il ôta lentement ses lunettes, ses gants et resta, les jambes écartées, la main sur la crosse, comme les héros de western.


* * *

Un pressentiment indéfinissable fit lever la tête à Malko. Il devina le geste de l’homme à la visière noire avant même de le voir. D’ailleurs, cette visière, si elle cachait le visage de l’inconnu, donnait un sentiment de malaise. On avait l’impression de se trouver en face d’un robot.

D’un bond, il se leva de sa chaise longue. Le long canon du Smith et Wesson était déjà braqué sur lui. Il lui restait une fraction de seconde pour sauver sa vie.

Il plongea la tête la première dans la piscine juste au moment où Dean Anchor tirait. La balle alla fracasser une bouteille dans le bar et se perdit sur le court de tennis. Dean, le revolver au poing, resta tout bête au bord de l’eau. La silhouette de Malko se détachait sur le fond de mosaïque bleue à quelques mètres.

Il visa soigneusement et tira deux fois. Les balles firent chacune un petit geyser, mais Malko continua à nager : Dean ignorait qu’un matelas de quelques centimètres d’eau suffit à arrêter n’importe quelle balle…

Indécis, il resta le revolver en l’air. Un cri retentit derrière lui. Georges accourait, brandissant une batte de baseball. Mais il stoppa à deux mètres du tueur ; hurlant et hystérique :

— La police ! Appelez la police !

Autour de la piscine, c’était la panique. Des femmes s’enfuyaient, d’autres se recroquevillaient sur leurs matelas, paralysées de terreur.

Dean vit le barman décrocher le téléphone. Il lui restait très peu de temps. Avec un peu de chance, il pourrait abattre la femme au passage et l’homme quand il sortirait de l’eau, de l’autre côté. Brandissant son Smith et Wesson, il fonça vers le bar.

Malko sentit que ses poumons allaient éclater. Jamais il n’était resté si longtemps sous l’eau. Il fit encore un effort désespéré pour revenir vers le centre de la piscine. Il savait que son corps se détachait parfaitement dans l’eau claire.

Il expulsa l’air de ses poumons, ce qui le fit couler. Dès qu’il sentit la mosaïque sous ses pieds, il donna un violent coup de talon, pour remonter d’un coup.

Sa tête émergea, plus vite que ne l’avait prévu Dean Anchor. Celui-ci, en équilibre au bord de la piscine, leva le Smith et Wesson. Il avait déjà parcouru la moitié du chemin qui le séparait de la fille rousse. Celle-ci regardait le tueur avancer sur elle, sans lâcher son téléphone.

L’explosion du 38 fit trembler les cocotiers. La balle s’enfonça dans l’eau, à quelques centimètres de la tête de Malko. Il avait eu le temps de respirer et replongea aussitôt.

Dean ne voyait plus que la rousse. Au moins, il aurait celle-là. Il fonça, mais glissa sur le dallage humide. Une seconde, il resta en équilibre. Mais ce n’était pas son jour de chance. Sous la « cabana » devant laquelle il passait, se trouvait un Texan qui n’avait pas peur des armes à feu.

D’une violente poussée, il projeta Dean dans la piscine, avant que le tueur ait pu retrouver son équilibre.

Dean Anchor tomba sans lâcher son arme. Il entendit la clameur des femmes qui s’enfuyaient dans tous les sens. Plusieurs s’étaient accroupies derrière le bar ambulant. Le tueur s’étrangla avec l’eau tiède, tâtonna, ivre de haine. Il avait pied. Il s’accrocha d’une main au rebord, mais l’homme qui l’avait poussé lui écrasa la main gauche et il lâcha prise avec un cri de douleur.

Sans viser, il tira. La balle de 38 frappa une femme qui tomba en arrière. Tous ceux qui s’étaient approchés pour l’hallali reculèrent précipitamment, y compris le courageux Texan. Dean marcha, de l’eau jusqu’au cou, jusqu’à l’échelle, qu’il escalada en se secouant comme un chien mouillé.

Il rabattit sa visière, comme pour se protéger, et regarda autour de lui.

La fille rousse avait disparu. Il n’avait pas le temps de la chercher. Il ne vit pas non plus l’homme blond qu’il était chargé de tuer. Son contrat était raté. Maintenant, il fallait sauver sa peau.

Il courut jusqu’à la barrière au tourniquet et sauta par dessus. L’intrépide vieille dame voulut lui barrer la route. D’un méchant coup de crosse à la tempe, Dean l’étendit sur le carrelage, avant de disparaître dans le petit chemin donnant directement sur le parking. À l’abri des regards, il s’accroupit et rechargea son arme. Derrière lui, c’était un concert de hurlements et d’imprécations.

Deux minutes plus tard, il enfourchait la Yamaha, le Smith et Wesson passé dans la ceinture.

Clyde Krieger rêvait en comptant les Cadillac s’arrêtant sous le porche de Beverly Hills, lorsqu’un homme en maillot de bain surgit en courant.

Instinctivement, Clyde porta la main à son 357 Magnum 45, puis se reprit. Il n’était pas dans le Watts. On ne tirait pas sur un millionnaire sans sommation. Trois des patrolmen étaient à la cafétéria et les deux autres écoutaient KRLA sur la radio de leur machine. L’homme blond fonça sur Krieger.

— Vite. Il y a un tueur à la piscine. On a tiré sur moi. Venez.

Déjà, il repartait en courant. Clyde Krieger n’hésita qu’une seconde. C’était la chance de sa vie. En dégainant son lourd Magnum 45, il se voyait déjà riche et célèbre…

— Restez là, cria-t-il aux deux autres patrolmen. S’il y avait une action glorieuse, autant être seul…

— Le voilà, cria l’homme blond.

Ils aperçurent la silhouette d’un homme enfourchant une moto qui démarra aussitôt. Clyde Krieger leva son arme, mais l’homme l’empêcha de tirer. Ils virent la moto traverser le Sunset et prendre Rodeo Drive.

— Ne tirez pas. Il le faut vivant.

— Pourquoi ?

— C’est un ordre du FBI.

Clyde Krieger courait déjà vers sa machine. Enfin, il tenait le gros coup.

La grosse Harley-Davidson démarra au premier coup de manivelle. Clyde sauta en selle. Ses deux copains s’apprêtaient à l’imiter mais le patrolman les arrêta :

— Restez là. L’émir va ressortir. Prévenez les voitures. Un type sur une Yamaha rouge. Porte un casque de mica noir. Armé. Dangereux. Descend sur Rodeo Drive, vers le sud.

Il mit la sirène et démarra. Le temps de se faufiler au feu rouge de Sunset et de Benedict Canyon, il fonçait à quatre-vingt-dix miles à l’heure sur Rodéo. Il ouvrit sa radio. Ses deux copains donnaient frénétiquement l’alerte. Une voiture de la « Beverly Hill Patrol », répondit de Wilshire Boulevard qu’elle remontait vers le nord pour couper la route au fugitif.

Clyde Krieger arriva au croisement de Santa Monica Boulevard et hésita. L’homme avait pu tourner à gauche ou à droite. Il s’arrêta. Au même moment la radio annonça :

— Ici B-18. Los Angeles. Venons de croiser homme sur Yamaha roulant en direction de Santa Monica. Impossible faire demi-tour, sommes bloqués par trafic.

Clyde fila à droite. Le Santa Monica filait tout droit sur près de quatre miles. La grosse Harley pouvait monter à cent vingt miles, il n’y avait pas de feux rouges pour lui. Il arriva à fond sur l’intersection de Wilshire Boulevard, dut monter sur le trottoir pour éviter un camion. Une sirène éclata derrière lui. Une voiture de patrouille dévalait Wilshire ; filant vers Century City, Clyde accéléra encore. Une seconde voiture jaillit de l’Avenue of the Stars et prit la chasse à son tour, non loin de lui.

Une dizaine de véhicules convergeaient maintenant vers Santa Monica Boulevard. La « Bel Air Patrol » bloquait le Sunset au nord. À l’ouest, il y avait la mer. L’homme essaierait de filer vers le sud, « downtown », où il avait plus de chance de se cacher que dans ces quartiers résidentiels.

Dévalant le Santa Monica, Clyde Krieger entendit dans la radio le cri d’un des policiers :

— Attention, il fait demi-tour ! Intersection Santa Monica et Beverly Glen.

C’était à un mile en avant. Clyde Krieger ralentit, défit la patte de sécurité de son pistolet, mit en marche ses feux clignotants rouges. Et scruta ce qui arrivait en face.

Dean Anchor aperçut le policier le premier. Derrière lui, une voiture de patrouille essayait désespérément de se frayer un chemin dans le trafic. À gauche, il y avait une palissade infranchissable. Mais sur la droite s’ouvraient les terrains vagues de Century City. Sa seule chance. Clyde Krieger l’aperçut et sortit son pistolet.

Stupéfaite, une femme en bigoudis stoppa si brusquement sa Cadillac que le tueur vint buter dedans. Il roula par terre. Clyde avait mis pied à terre, sa machine en travers de l’avenue pour bloquer la circulation ; il se précipita vers le fugitif.

Dean courait déjà à travers un terrain vague, vers Century City. S’il parvenait à atteindre le bloc d’immeubles, il pourrait se perdre dans l’immense parking.

La silhouette bleue surgit à vingt mètres derrière lui.

Avec ses bottes et ses immenses jambes, le patrolman était avantagé dans ce terrain boueux. Il courait de toutes ses forces, gagnant à chaque enjambée. Il aurait pu facilement tirer, mais se souvenait de ce qu’avait ordonné l’inconnu blond. Une voiture de patrouille stoppa et quatre autres policiers s’élancèrent à leur tour dans le terrain vague.

Dean Anchor glissa et tomba, roulant sur lui-même, sans lâcher son 38. Pataugeant dans la boue, il tenta de se relever. Mais le grand patrolman braquait déjà son colt sur lui :

— Lâche ton arme, dit-il.

De la main gauche, il chercha à attraper ses menottes fixées derrière son dos sans quitter des yeux l’homme étendu à ses pieds.

Il vit dans les yeux du tueur qu’il allait tirer, hésita une fraction de seconde, toujours à cause de l’ordre.

Dean Anchor appuya sur la détente du 38 et le choc de la balle rejeta Clyde Krieger en arrière. Il ressentit un violent choc à la poitrine, voulut riposter mais sa main ne lui obéissait plus. Il tomba à genoux, tandis que le tueur se relevait. Réunissant ses ultimes forces, Clyde bloqua le long canon du 357 dans la saignée de son bras gauche, visa et tira. Il était si faible que le recul le fit tomber en arrière, mourant.

L’énorme balle de 357 frappa Dean Anchor entre les omoplates et ressortit par la poitrine en lui arrachant une partie du cœur.

Lorsque les policiers arrivèrent près de lui, il était mort. L’un des policiers d’entre eux retourna le corps du bout du pied, pour voir le visage. La visière de mica s’était écrasée et il avait de la terre dans la bouche. Le vieux flic secoua la tête avec tristesse. Le tueur n’avait pas plus de vingt-cinq ans. Le patrolman Clyde Krieger, trente-cinq.

Au loin, les jappements d’une ambulance augmentaient d’intensité. Le policier se pencha et ferma les yeux du mort.


* * *

Nom : Anchor. Prénoms : Dean, Vernon.

Age : 24 ans. Né à Pasadena, Californie. Habitant le 1086, 103e Street-Los Angles. Profession : électricien. Aucun employeur connu. Casier judiciaire : vierge.

Renseignements. Libéré de l’armée dix-huit mois plus tôt. 25e division de marine. Stationné à San Diego et Wake. N’a jamais travaillé. Aucune ressource connue. Paie son loyer régulièrement.

Albert Mann reposa la fiche avec découragement. Il n’y avait rien de plus sur le tueur de Clyde Krieger. Le numéro de série du Smith et Wesson avait été usé à la lime. La piste s’arrêtait là.

Malko, Albert Mann et deux policiers de Los Angeles se trouvaient dans le bureau de Jack Thomas, 1340 West 6e Rue, au sixième étage. La conférence avait été convoquée à l’instigation d’Albert Mann alors que le corps de Dean Anchor était encore chaud à la morgue du Receiving Hospital.

Jack Thomas secoua la tête en reprenant la fiche :

— J’ai peur que nous ne trouvions pas grand-chose de plus. C’est un tueur à gages, il agissait pour quelqu’un. La police de Los Angeles a perquisitionné chez lui, sans résultat. Sa mère prétend qu’elle ne l’avait pas vu depuis trois mois… Nous allons continuer quand même.

La climatisation marchait à fond et il faisait une température sibérienne dans le bureau, bien que le soleil frappât les vitres bleutées.

Le patron du FBI avait l’air soucieux. Il prit Albert Mann à part dans un coin du bureau :

— Cette histoire fait un mort et une blessée grave. J’espère que vous savez ce que vous faites… C’est peut-être le moment de secouer Gene Shirak, millionnaire ou pas…

Albert Mann secoua la tête :

— Je comprends ce que vous pensez. Ce meurtre m’étonne et me ravit à la fois. C’est la première preuve tangible que nous sommes sur la piste de quelque chose d’important. Et que les gens en face de nous sont pressés. Il y a des méthodes plus discrètes pour éliminer les gens…

— Donnez-moi encore une semaine…

À regret, Jack Thomas lui serra la main. Le FBI avait horreur des initiatives de la CIA qui le paralysaient. Surtout quand cela se terminait par des meurtres.

Albert Mann entraîna Malko, qui avait été présenté à Jack Thomas comme un agent « noir ».

— Vous avez l’avantage, dit-il dans l’ascenseur. Tâchez de trouver pourquoi on a voulu vous tuer…

C’est ce que Malko cherchait désespérément depuis le moment où il s’était trouvé en face de Dean Anchor.

— Je ne vois pas, avoua-t-il. Bien sûr, il y a le bijou que j’ai oublié au fond de la piscine. Mais Gene Shirak ou qui que ce soit n’est pas assez naïf pour penser que l’enquête va s’arrêter parce qu’on me tue.

Il y a autre chose, qui s’applique spécifiquement à ma modeste personne.

— Vous avez intérêt à le trouver avant qu’ils ne réussissent leur coup, souligna Albert Mann en remontant dans la Pontiac. Cela m’ennuierait de vous interroger par l’intermédiaire d’une table tournante.

— Moi aussi, dit sobrement Malko.

— De toute façon, nos amis du FBI ont mis Gene Shirak sous surveillance légère. On recueillera peut-être quelque chose…

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