Chapitre XII

Malko dansait en pensant à autre chose. Le fracas de l’orchestre de la Factory épargnait heureusement le souci de la conversation. On n’aurait pas entendu une sirène d’incendie. Cinq jeunes gens chevelus et déchaînés hurlaient des « rock » à s’en faire claquer les cordes vocales, accompagnés par une sono digne des orgues de Notre-Dame.

Ce qui n’empêchait pas Sue Scala d’enlacer Malko avec autant de langueur que s’ils avaient dansé un tango argentin dégoulinant de corazôn.

— À quoi pensez-vous ? glissa-t-elle à son oreille.

Elle espérait évidemment qu’il lui dise « à vous ». Comme chaque fois qu’elle dépassait la demi-bouteille de whisky, elle commençait à avoir sérieusement envie de faire l’amour. Plus particulièrement avec ce beau prince européen.

Malko ne répondit pas, pour la bonne raison qu’il n’avait pas entendu la question de Sue, plongé dans ses propres pensées. Qui n’étaient pas roses. Le sixième sens, qui l’avait souvent aidé au cours de sa carrière, diffusait en lui une angoisse mal définie, comme un aérosol de peur.

Rien de fâcheux n’était pourtant arrivé depuis l’attentat de la piscine.

Gene Shirak n’avait pas donné signe de vie, ce qui ne voulait rien dire, le FBI n’avait rien trouvé concernant Dean Anchor, le jeune tueur, et Malko avait rongé son frein un jour de plus. Bizarrement, à la piscine, les deux « cabanas » voisines de la sienne étaient restées vides. Le coup de fil de Sue Scala était arrivé deux heures avant qu’il ne parte avec Daphné au rendez-vous de Jill Rickbell. Sue voulait absolument passer la soirée avec Malko.

Celui-ci, après avoir hésité, accepta finalement. Sue faisait partie de la bande Shirak et pouvait être au courant de certaines choses. Il avait laissé partir Daphné toute seule chez Jill, sans aucune appréhension. La jeune femme risquait seulement d’être déçue.

Chez Sue, la soirée s’était déroulée sans histoire. Il y avait une douzaine d’invités dans sa petite villa, tout en haut de Laurel Canyon, tous inconnus de Malko. On avait bu et mangé. L’actrice portait une étrange robe de toile en forme de sac, très serrée à mi-cuisse, moulant étroitement ses hanches et fendue dans le dos jusqu’à la naissance des reins. Un petit chef-d’œuvre d’indécence. Sans rien dessous, bien entendu.

Sue n’avait pas caché ses intentions à Malko. Elle buvait comme un trou et, plus ses pommettes rosissaient, plus elle devenait tendre. Déjà, au bord de sa piscine, elle s’était livrée avec Malko à une exhibition de danse qui ne laissait aucun doute sur son désir.

Ensuite, le whisky s’épuisant, la bande avait émigré à la Factory. C’est là que Malko avait commencé à se sentir mal à l’aise. Sans aucune raison. Sue passait en revue les perversions sexuelles du Tout-Hollywood et serait sûrement tombée raide si Malko lui avait parlé de la CIA. Torturé par son pressentiment, il s’était éclipsé pour appeler Jill. Il était tombé sur l’answering service. Daphné n’était pas non plus revenue au Beverly Hills. Son angoisse s’en était encore accrue, bêtement.

Voyant que Malko ne lui répondait pas, Sue Scala reprocha d’un ton pleurnichard :

— Vous vous ennuyez avec moi !

— Mais non, se défendit Malko, sentant venir l’orage. Lorsqu’elle avait bu, c’est-à-dire tous les jours après six heures, Sue était très susceptible.

— Si ! continua-t-elle avec l’obstination des ivrognes. D’ailleurs, vous ne savez même pas dans quels films j’ai joué. Je ne vous intéresse pas.

Sa voix montait carrément vers l’hystérie. Malko plongea sur sa main et la baisa, tandis que son cerveau travaillait à la vitesse d’un ordinateur :

— Comment aurais-je pu vous oublier ? Dans No Place like Hell lorsque vous vous battez avec votre rivale et que vous la chassez de chez elle ? Ensuite, vous allumez une cigarette et vous fredonnez Night and Day.

Sue s’en arrêta de danser.

— Comment vous en souvenez-vous, Jésus-Christ ! fit-elle d’une voix aiguë. Il y a dix ans de cela.

Malko sourit, modeste. Elle ne pouvait évidemment pas savoir qu’il possédait une mémoire fabuleuse, capable d’enregistrer le plus petit détail et de le conserver dix ou vingt ans. Il n’avait vu qu’un film de Sue, et encore à la TV, mais tout cela était revenu au bon moment…

Persuadée d’avoir trouvé un « fan », Sue en ronronnait littéralement, collée à Malko, plus corazon que jamais. Son corps maigre s’appuyait contre lui de tous ses os. Affreux.

— Venez, dit-elle. J’en ai assez d’être ici. On rentre.

Elle l’entraîna à travers l’immense salle, authentique hall d’usine. Malko avait hâte d’être seul, pour tenter de rejoindre Jill. Il avait bien abordé le sujet, mais Sue s’était fermée comme une huître : en amour, elle n’était pas partageuse et connaissait les penchants de la jeune milliardaire. D’autre part, Malko ne voulait pas se brouiller avec elle. Dans son étrange enquête, il n’avait pas tellement de points de chute. De toute façon, il avait laissé sa « Mustang » chez elle.

Lorsqu’on amena la T-Bird, Sue laissa Malko prendre le volant. Au moment où il tendait un dollar au jeune garçon qui avait amené la voiture, Sue faisait déjà glisser le haut de sa robe marron, d’un gracieux mouvement des épaules.

Elle avait horreur de perdre du temps. À partir d’une certaine dose d’alcool, elle ne raisonnait plus.

L’angoisse n’avait pas quitté Malko. Il aurait bien aimé savoir qui avait voulu le tuer et pourquoi. Et, surtout, quand on allait recommencer.


* * *

Le geste vague et la bouche pâteuse, « Darling » Jill voulut embrasser Daphné sur la bouche, mais rata son but. Vêtue d’un pantalon de soie jaune, elle ne portait rien au-dessus de la ceinture. Daphné avait réussi à garder sa mini-tunique blanche et son slip. Seymour s’approcha d’elle et voulut la saisir par les hanches, mais Jill attira la call-girl contre elle.

— Je la garde, proclama-t-elle, d’une voix aiguë.

Depuis le début de la soirée, elle avait entrepris Daphné et ne la lâchait pas. D’abord déçue par l’absence de Malko, elle s’était rabattue assez facilement sur Daphné, persuadée d’ailleurs que Malko l’avait fait exprès. Une expérience nouvelle n’était jamais pour lui déplaire.

Ils n’étaient restés qu’une heure environ chez Jill. Sun était enfermé à double tour dans une pièce du fond. Seymour Zev était venu les chercher dans une Mark III framboise. Daphné avait insisté pour prendre sa Camaro. Après un quart d’heure de route dans les allées de Beverly Hills et de Bel-Air ils avaient abouti dans une villa somptueusement meublée, avec de profonds canapés, des boiseries et une piscine ombragée d’arbres semi-tropicaux.

Ils avaient vidé six bouteilles de Dom Perignon en un clin d’œil. Jill, surtout, n’arrêtait pas de remplir sa coupe. Elle sublimait ses inhibitions, tandis que Seymour s’intéressait de plus en plus à Patricia.

Daphné tentait de garder la tête froide. Plusieurs fois, elle vida son verre dans des pots de plantes vertes. Aucun des téléphones ne portait de numéro. Elle n’était pas vraiment inquiète, mais aurait aimé prévenir Malko de l’endroit où elle se trouvait. Avec ces dingues… Seymour lui avait déjà glissé dans l’oreille qu’il apprécierait beaucoup d’assister à ses ébats avec « Darling » Jill. En toute camaraderie.

« Darling » Jill s’arracha soudain au profond canapé et entraîna Daphné.

— Viens, on va prendre un bain au Champagne.

Daphné se laissa tirer dans la salle de bains. Un grand bassin rectangulaire creusé dans le sol de marbre servait de baignoire-piscine. Jill acheva de se déshabiller et ôta elle-même la tunique de Daphné. Puis, après avoir ouvert les robinets, elle disparut.

Elle revint, croulant sous quatre bouteilles de Dom Perignon. Après s’être allongée dans l’eau tiède, elle attira Daphné, ouvrit la première bouteille et s’aspergea le visage, la bouche ouverte. Puis elle la tendit à Daphné :

— À toi !

Daphné laissa le liquide mousseux couler sur son visage et sur son corps. Quel gâchis ! Le meilleur Champagne du monde.

Seymour se glissa dans la salle de bains, nu comme un ver. Jill le chassa aussitôt :

— Va-t’en avec Patricia, gros porc ! Sinon, elle va nous arracher les yeux.

Par moments, Jill, capable de s’offrir à un régiment de Marines, avait des pudeurs inexplicables. Elle se leva et fit coulisser la cloison opaque qui les séparait du reste de la salle de bains. La première bouteille de Champagne était vide. Elle fit sauter le bouchon de la seconde… et força Daphné à boire.

— À qui est cette belle maison ? demanda la call-girl. Jill sourit :

— Petite curieuse ! C’est la garçonnière de Seymour. Il l’a louée sous un faux nom. Sa terreur, c’est que l’on sache qu’il participe à des orgies. Alors que tout Hollywood le sait !

Elle arracha la bouteille des mains de Daphné et colla sa bouche au goulot :

— J’ai soif.

Le Champagne dégoulinait sur tout son corps ambré, en minuscules bulles. Elle suivit le regard de Daphné, retroussa ses lèvres, découvrant des dents parfaites.

— Tu aimes ma poitrine ? demanda-t-elle, la voix changée.

Daphné opina de la tête.

— Embrasse-la.


* * *

Gene Shirak ne tenait pas en place. La bouteille de White Label était vide, et il se sentait pourtant l’esprit étrangement clair. Il mourait d’envie d’aller retrouver « Darling » Jill mais avait peur de se trouver en face de l’homme blond.

Ses mains lui faisaient moins mal, à force de morphine. La veille, son médecin lui avait remis les articulations en place, sans poser de questions.

Et depuis le matin, il avait un second jardinier Navajo. Harrisson Yahzé. L’ami de Zuni. Il ne s’était pas fait prier pour venir gagner soixante-quinze dollars par semaine, logé et nourri.

À onze heures, n’y tenant plus, il appela « Jill ». Pas de réponse, sauf l’answering service. Alors, il essaya la garçonnière de Seymour.

C’est Patricia qui répondit.

— Qui est là ? demanda Gene.

Patricia énuméra les participants, terminant par Daphné. Gene n’osa pas poser de questions sur l’homme blond. La présence de Daphné était déjà un danger assez grand.

— Je vais venir faire un tour, annonça-t-il.

Tout valait mieux que l’incertitude. Il sortit du garage la Lincoln noire de Joyce, et s’enfonça dans Beverly Drive.


* * *

Seymour et Patricia partageaient une pipe de marijuana, nus sur une grande couverture de fourrure, lorsque Gene arriva.

— Où sont les autres ? demanda-t-il. Patricia désigna le fond de la pièce.

— Dans la salle de bains depuis une heure.

Sans même se déshabiller, Gene fila dans la salle de bains. Quand elle était soûle, « Darling » Jill racontait sa vie. De nouveau, il se sentait des envies de meurtre. Bien que cela ne lui ait pas réussi jusque-là.

Il poussa doucement la porte de la salle de bains. L’épaisse moquette étouffait le bruit de ses pas. Il aperçut deux silhouettes derrière la glace dépolie et entendit la voix aiguë de Jill. Elle parlait de lui, justement.

— Je l’aime bien, Gene, assurait-elle d’une voix avinée. Sans lui, j’allais en cabane !

— Sans blague, fit la voix gouailleuse de Daphné. Gene se rendit compte immédiatement qu’elle n’était pas ivre le moins du monde. Il vivait son cauchemar…

— Remarque bien, continuait « Darling » Jill, que c’est lui qui m’avait demandé de le conduire au Mexique, son Indien.

Gene n’écouta pas la suite. Avec la sensation d’avoir reçu une décharge de 30/30 dans le ventre, il s’éloigna.

— Elles t’ont viré aussi ? demanda Seymour quand il réapparut.

Le producteur se força à sourire. Il prit une bouteille de Dom Perignon et but au goulot, à étouffer. Gentiment, Patricia se leva et le fit s’étendre près d’elle.

— Tu sais bien que je suis la soupe populaire de l’amour, dit-elle ironiquement.

Tandis que les doigts habiles de Patricia déshabillaient Gene, une évidence s’imposait à lui : Daphné ne devait pas sortir vivante de la maison. Et il n’était pas question de faire participer ses amis au meurtre. Désespérément, il se mit à chercher une solution au problème. Il en va du meurtre, comme des autres activités humaines : il n’y a que le premier pas qui coûte.

Un peu plus tard, « Darling » Jill et Daphné reparurent en se tenant par la main. Gene se leva et embrassa Daphné sur la bouche.

— C’est gentil d’être revenue, dit-il. Elle le toisa froidement.

— Pourquoi ne m’avez-vous pas téléphoné ?

Gene montra ses doigts emmaillotés. Mais Daphné ne s’occupait déjà plus de lui. L’intermède avec Jill lui avait donné une faim de loup. Elle vit sur la table une assiette pleine de gâteaux secs et en prit une poignée.

Elle adorait ce genre de gâteaux. Gene eut une illumination. Ces gâteaux étaient des « grass-cookies » bourrés de marijuana, gadget habituel des maisons snobs…

Chaque « cookie » équivalait à vingt cigarettes de marijuana. Dans une demi-heure, les perceptions de Daphné seraient diminuées, ce qui aidait le plan de Gene.

Ils continuèrent à boire et à grignoter des cookies pendant un bon moment. « Darling » Jill revint s’allonger près de Daphné et lui prit la main, très amoureuse.

Ce simple contact déclencha chez Daphné une vague de sensations confuses. Le visage de sa compagne lui apparut semé de cratères et elle éclata de rire.

Gene se leva discrètement, et fila vers le dressing-room où les femmes avaient laissé leurs affaires.

Le sac argenté de Patricia était sur la table. Gene l’ouvrit et le retourna. À part un bâton de rouge, des clefs, des Kleenex et un rouleau de dollars, il contenait exclusivement des pilules en vrac. Depuis des années, Patricia vivait par elles : amphétamines pour s’exciter, tranquillisants le matin et somnifères chaque fois qu’elle devait trouver le sommeil. C’est ce qui intéressait Gene.

Il commença à faire son tri, éliminant ce dont il n’avait pas besoin : le Seconal rouge, qui n’était pas assez puissant, le Noludar mauve et noir, simple calmant, les capsules vertes de Tofranil, euphorisant, et même les dragées mauves de Nembutal, barbiturique assez puissant.

Il restait des comprimés rose et bleu. Gene ignorait leur nom, mais c’était ce qui se faisait de plus puissant en fait de barbiturique.

Patricia, déjà mithridatisée, les faisait faire sur mesure pour elle. Gene en avait accepté une fois et dormi trente heures…

Gene en compta onze. Il en prit huit, remit les autres dans le sac, ramassa un verre dans la cuisine et alla s’enfermer dans les waters. Il se sentait à peine ému. Sans ses doigts blessés qui le gênaient beaucoup, il aurait été presque détendu, dédoublé en quelque sorte.

Un à un, il décortiqua les comprimés. Chacun contenait une poudre jaune. En cinq minutes il obtint un petit tas jaunâtre au fond du verre. De la mort facile et douce.

Il tira la chaîne pour faire disparaître les étuis de plastique et revint dans la cuisine pour prendre une bouteille de Dom Perignon dans le réfrigérateur, puis réapparut dans le living-room :

— Qui veut du Champagne ?

Les trois levèrent la main. Daphné se sentait vraiment très bizarre, mais elle avait une soif dévorante.

Gene alla déboucher la bouteille dans la cuisine et revint s’agenouiller près de Daphné, deux coupes à la main. Il lui en tendit une, choqua la sienne et la but d’un coup. La jeune femme l’imita et son geste fit remonter sa poitrine, la faisant paraître encore plus belle. Gene fut brutalement submergé de désir et s’allongea près de Daphné.

Elle poussa un petit cri et ferma les yeux. Depuis des années, c’est la première fois qu’elle éprouvait une sensation physique quelconque.

— Encore, murmura-t-elle.

La marijuana à dose massive avait balayé toutes ses inhibitions. De quoi se faire rayer de l’ordre des call-girls ! Gene ne se le fit pas dire deux fois.

Tout en caressant Daphné, il calculait. Le somnifère agissait en moins d’une heure. Il fallait ensuite compter trois heures pour que l’on ne puisse plus rien tenter pour sauver la jeune femme, même par un lavage d’estomac.

Elle l’attira et Gene ne pensa plus qu’à son plaisir. Le visage enfoui dans les longs cheveux roux, il savourait chaque centimètre carré de la peau soyeuse de sa partenaire.

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